« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 31 mai 2025

Pas de rétention pour le demandeur d'asile


Nul n'a oublié que, le 24 janvier 2024, le Conseil constitutionnel a annulé pas moins de 32 articles sur 86 du texte qui allait devenir la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration. A l'époque, le Conseil sanctionnait des cavaliers législatifs, c'est-à-dire des dispositions intégrées dans la loi, mais sans rapport avec son objet. 

Aujourd'hui,  dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 25 mai 2025, le Conseil déclare inconstitutionnelle une autre disposition de la même loi, qui ne lui avait pas été déférée en janvier 2024 et qui, elle, avait été ajoutée au Sénat par un amendement gouvernemental. Il s'agit de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ceseda) qui autorisait la rétention administrative d'un demandeur d'asile, en dehors de toute procédure d'éloignement. Les associations de protection des étrangers, au premier rang desquelles figure le Gisti, ont vu dans ces dispositions une atteinte à l'article 66 de la Constitution, et le Conseil constitutionnel leur donne satisfaction.

 

Le principe de sûreté

 

La « lettre de cachet » pratiquée sous l’Ancien Régime permettait un internement d’une durée indéterminée, à la seule initiative du monarque et pour des motifs de son choix. Cet enfermement fut perçu comme le symbole même de l’arbitraire d’un pouvoir absolu. Aujourd’hui, l’article 66 de la Constitution énonce que « nul ne peut être arbitrairement détenu ». Est donc prohibé tout internement administratif qui ne s’accompagnerait d’aucune garantie juridictionnelle.


La privation de liberté sans intervention préalable d’un juge n’est cependant pas absolument interdite par le droit positif. Elle peut parfois être justifiée par une menace immédiate sur la sécurité des personnes et des biens ou pour des motifs d'ordre public.


Dans le cas des étrangers, la rétention administrative existe déjà dans trois hypothèses. La première est lorsque la personne fait l'objet d'une expulsion parce que sa présence sur le territoire porte atteinte à l'ordre public, par exemple en cas d'infractions graves ou de participation à des groupes terroristes. La seconde concerne les "dublinés", c'est-à-dire ceux qui se sont vu refuser l'asile dans un autre État de l'Union européenne et qui ne sont pas autorisés à déposer une nouvelle demande. 


La troisième enfin vise les étrangers en situation irrégulière, lorsque les autorités craignent qu'ils ne se soustraient à une mesure d'éloignement. Lorsque ce risque n'est pas avéré, elles doivent toutefois décider d'une simple assignation à résidence, avec ou sans surveillance électronique. La « directive retour » du 16 décembre 2008 précise d’ailleurs que la rétention administrative est décidée « à moins que d’autres mesures suffisantes mais moins coercitives puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier » (art. 15 § 1). La loi du 10 septembre 2018 allonge considérablement la durée maximale de la rétention, qui est passée de 45 à 90 jours, voire 210 lorsque l’étranger s’est rendu coupable d’activités en lien avec le terrorisme.


Certes, mais précisément, cette rétention a lieu après la décision d'éloignement, et concerne les étrangers en situation irrégulière. La disposition abrogée par le Conseil le 25 mai 2025 concerne des demandeurs d'asile, étrangers qui ne sont pas en situation irrégulière et qui n'ont fait l'objet d'aucune décision d'éloignement. Ils attendent simplement la décision de l'Ofpra qui doit leur accorder ou leur refuser le droit d'asile. C'est seulement en cas de refus, à l'issue de la procédure, qu'ils deviendront des déboutés du droit d'asile, et donc des étrangers en situation irrégulière. Ils seront alors, en quelque sorte, rattrapés par le droit commun, et pourront faire l'objet d'une rétention.


Observons tout de même que le Conseil constitutionnel ne déclare pas inconstitutionnelle la disposition permettant d'assigner à résidence un demandeur d'asile pour les mêmes motifs. Sur ce point, la décision est parfaitement logique car l'assignation à résidence ne s'analyse pas comme un internement administratif portant atteinte à l'article 66 de la constitution.

 

Hommage à Tignous. 1957 - 7 janvier 2015
 

  

Encadrer la notion d'ordre public

 

Le Conseil constitutionnel pose ainsi des limites à l'élargissement constant de la notion d'ordre public par le législateur, pour justifier des atteintes au principe de sûreté. En l'espèce, les dispositions contestées prévoyaient qu'il était possible de placer un demandeur d'asile en rétention dans deux hypothèses, soit lorsque son "comportement constitue une menace à l'ordre public", soit "lorsqu'il présente un risque de fuite".


Certes, mais, aux yeux du Conseil, les motifs de l'internement sont, en l'espèce, trop imprécis. Ainsi, le "risque de fuite" ne donne lieu à aucune précision. Lors des débats parlementaires, le gouvernement a invoqué l'hypothèse d'un étranger qui attend plus de 90 jours pour faire sa demande d'asile, ou qui affirme, lors d'une audition, qu'il désire rester en France. Le lien entre ces motifs et le risque de fuite ne semble donc pas clairement établi.


Quant à la notion d'ordre public, il ressort des débats parlementaires que le législateur a entendu éviter que des étrangers en situation irrégulière se prévalent du droit d’asile dans le seul but de faire obstacle à leur éloignement du territoire national. Il a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière, qui participe de cet objectif. Le Conseil l'avait déjà affirmé dans sa décision du 9 juin 2011 et dans une jurisprudence ultérieure constante. 


Le Conseil observe toutefois qu'en l'espèce, il n'existe pas d'atteinte à l'ordre public mais seulement une menace d'atteinte à l'ordre public, purement hypothétique au moment du placement en rétention. Sur ce plan, la décision du Conseil se place résolument dans la tradition contentieuse française, qui veut qu'une mesure de police administrative restreignant une liberté ne peut être décidée pour une atteinte à l'ordre public qui ne s'est pas encore produite mais qui risque, peut-être, de se produire.


La décision du 25 mai 2025 n'est donc guère surprenante et on pourrait se borner à considérer qu'elle constitue le dernier épisode, ou plutôt le plus récent, de mise en cause d'une loi mal rédigée et débattue dans des conditions invraisemblables. A l'époque en effet, le gouvernement avait laissé filer le débat, accepté tous les amendements et ajouté des dispositions de nature à obtenir le vote du Rassemblement national. Il ne pouvait ignorer cependant que la plupart d'entre elles seraient censurées par le Conseil constitutionnel.


Sur le fond, les dispositions abrogées avaient aussi pour objet de contraindre l'Ofpra à rendre rapidement une décision concernant les demandeurs d'asile internés. Ces derniers avaient cinq jours pour déposer leur demande, et l'Ofpra devait se prononcer dans les 72 heures. Les autorités devraient sans doute essayer de raccourcir la procédure pour l'ensemble des demandeurs d'asile, tenir compte aussi de l'échec de la procédure mise en place au sein de l'Union européenne, à une époque où le nombre de demandeurs était sans rapport avec aujourd'hui. Considérées sous cet angle, les dispositions abrogées constituaient une mauvaise réponse à un vrai problème. L'ensemble de procédure s'effondre d'ailleurs, car le Conseil d'État, devant lequel la QPC a été posée, va bientôt déclarer illégal le décret d'application de ces dispositions.


Il reste aussi à s'interroger sur la tendance lourde qui consiste, pour les gouvernants, à mélanger sciemment l'immigration et l'asile. Les demandeurs d'asile sont présentés comme des migrants ordinaires, et il y en a certainement parmi eux. Mais cela ne retire rien au fait qu'il y aussi des personnes persécutées et que la demande doit être sérieusement examinée. Les procédures sont différentes, le droit d'asile étant garanti par la Constitution et par des conventions internationales. L'assimilation entre les deux régimes juridiques est donc vouée à l'échec. 


 

La rétention des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 2 A  


mercredi 28 mai 2025

Au nom du Père, du Fisc et du Saint Esprit



Comment définir une activité éducative ? A l'heure où les officines privées d'enseignement, uniquement tournées vers la recherche du profit ou la diffusion d'une idéologie, connaissent une énorme croissance, au détriment le plus souvent des élèves et étudiants qu'elles accueillent, apporter une réponse à cette question est une nécessité. 


Un contentieux fiscal

 

Le tribunal administratif de Paris, par un jugement du 19 mai 2025, estime ainsi que l'association Acadomia Christiana ne présente pas le caractère d'un organisme d'intérêt général à caractère éducatif et culturel. En l'espèce, le contentieux est purement fiscal, l'association ayant fait une demande en juillet 2018 en vue de se voir reconnaître le caractère d'organisme d'intérêt général à caractère éducatif et culturel. Cette reconnaissance lui offrait, sur le fondement de l'article 200 du Livre des procédures fiscales (LPF) la possibilité de délivrer à ses donateurs des reçus fiscaux ouvrant droit à une réduction d'impôt sur le revenu égale à 66 % du montant versé. Dans un premier temps, l'association avait obtenu une décision implicite d'acception du ministre des Finances de l'époque, Bruno Le Maire. Mais, le 22 décembre 2022, ce même ministre remettait en cause cette décision, au motif que l'association ne revêtait pas de caractère éducatif. Il est vrai qu'à l'époque, le ministre de l'Intérieur envisageait la dissolution administrative du groupement.

Le tribunal administratif affirme la légalité de cette décision de refus, estimant qu'Acadomia Christiana n'a pas grand-chose à voir avec une activité éducative. 

Dès 1937, dans son arrêt du 18 juin Ligue française pour la protection du cheval, le Conseil d'État estimait qu'un avantage fiscal fondé sur la loi du 14 janvier 1933 relative à la surveillance des établissements de bienfaisance privée, ne pouvait être accordé qu'aux associations "qui se proposent un but philanthropique et social". Aujourd'hui, le droit positif figurant dans l'article 200 LPF élargit le bénéfice de cet avantage aux "activités à caractère éducatif". Mais rien n'est changé sur le plan du contrôle du juge, qui exerce en l'occurrence un contrôle normal, c'est-à-dire un contrôle des motifs de la décision.

 


Elle préfère Bruno Le Maire. Les Goguettes. 2016

 

Le caractère militant du groupement

 

Ce contrôle revient, en l'espèce, à se demander si le caractère très militant de l'engagement de l'association fait obstacle à la mise en oeuvre de ce régime fiscal très favorable. Dans son arrêt du 17 juin 2015, Association Villages du Monde pour Enfants, le Conseil d'État exerce son contrôle à la fois sur l'objet social de l'association, en l'occurrence un groupement philanthropique pour améliorer les conditions de vie de personnes en situations précaires, et sur la manière dont cette mission est exercée. Autrement dit, si l'essentiel de l'activité est philanthropique, il est possible que l'association exerce aussi des activités annexes d'information ou de sensibilisation. Pour apprécier cet équilibre, le juge prend en considération la part des ressources affectées aux activités purement altruistes et celle qui relève des missions annexes.

Dès l'année suivante la cour administrative d'appel de Versailles, le 21 juin 2016, a appliqué cette jurisprudence non plus au cas des activités philanthropiques mais dans celui des activités culturelles. Elle observe que l'association Action-Critique-Médias (ACRIMED) s'inscrit dans une démarche militante assumée, visant à constituer un observatoire critique des médias, réunissant les acteurs du secteur, des journalistes aux chercheurs en passant par les syndicalistes et les lecteurs ou auditeurs. Mais la fonction essentielle de l'association consiste à sensibiliser les jeunes à la lecture critique de la presse, en fournissant des dossiers pédagogiques, en faisant des conférences etc. Pour la cour, l'essentiel de l'activité de l'association, et de ses moyens, est consacrée à une activité qu'il est donc possible de qualifier de culturelle. 

 

Les activités d'Acadomia Christiana

 

Dans le cas de Acadomia Christiana, le tribunal administratif constate, à l'inverse, que l'activité militante constitue le coeur des actions de l'association. Le jugement est longuement motivé, et le juge commence par examiner les statuts de l'association qui a pour objet "l'organisation de loisirs, d'activités culturelles et éducatifs, d'universités d'été ou de toute action visant à promouvoir les valeurs chrétiennes au service notamment de la jeunesse catholique dans l'esprit traditionnel de l'Église catholique et romaine". Sont ensuite envisagées les activités concrètes de l'association,  notamment une "université d'été" qui se tient chaque année à Sées (Orne), destinée aux jeunes de 18 à 30 ans. On y écoute des conférences, on participe à des activités sportives, à des services religieux, avec messe en latin.

Le contenu des activités est très fortement orienté. Un colloque de novembre 2022 avait ainsi pour thème "Sécession ou reconquêtes", les interventions ayant notamment pour sujets "Des héros et des saints : bâtir la chrétienté du XXIe siècle", "Après l'échec de Zemmour aux Présidentielles, la sécession comme seule option" et "Reconquérir les âmes et le territoire par la sécession". Pour les juges, ces activités ne sont pas de nature à favoriser le développement personnel et les aptitudes intellectuelles des individus. Elles visent uniquement à diffuser "une vision du monde caractérisés par une appréhension particulièrement orientée de sujets sociétaux, ou à aborder des thématiques spirituelles et religieuses dont la dimension pédagogique n'est pas établie". 

Rien de tout cela n'est interdit par la loi, bien entendu. Mais le financement de ces activités relève des participants et des donateurs, pas du budget de l'État. L'avantage fiscal se trouve donc logiquement exclu.

Sur ce point, le tribunal se situe dans la ligne d'une décision qui, en son temps, avait suscité un certain émoi dans l'opinion. Le 29 juin 2012, la cour administrative d'appel de Paris avait déjà refusé un avantage fiscal identique à l'Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain. Ses statuts étaient parfaitement clairs, "poursuivre (...) l’étude objective de la vie et de l’œuvre du maréchal Pétain, d’exercer toutes activités en vue de défendre sa mémoire et de remettre en honneur les valeurs intellectuelles, morales et spirituelles qu’il a rappelées » et qui poursuivait comme objectifs de « promouvoir (...) toute action tendant à sa réhabilitation dans l’esprit des français, en luttant pour le rétablissement de la vérité historique, systématiquement déformée, en mettant en lumière les idées, les paroles et les actes du maréchal à travers le rôle qu’il a véritablement joué dans notre histoire et obtenir la translation de la dépouille du maréchal à Douaumont ». La cour n'est pas allée jusqu'à regarder les activités réelles de l'association. Elle a déclaré simplement que le caractère culturel de l'activité faisant défaut, observant au passage le faible nombre des adhérents. Le plus surprenant est sans doute que l'association ait osé demandé un avantage fiscal pour exercer une telle activité. Là encore, tout le monde a le droit d'être pétainiste, mais pas aux frais du contribuable.

Le jugement rendu le 19 mai 2025 par le tribunal administratif de Paris n'apporte pas de modification majeure de la jurisprudence mais il présente l'intérêt de concerner les activités culturelles, alors que l'essentiel des décisions concernent les oeuvres philanthropiques. 

On doit évidemment s'interroger sur les suites de ce jugement. Sur le plan contentieux, il y aura sans doute un appel, mais rien, à ce stade, ne permet d'envisager une modification de la jurisprudence. En revanche, une nouvelle décision administrative accordant l'avantage fiscal n'est pas totalement exclue. Fin 2023, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Gérald Darmanin, avait annoncé son intention de dissoudre Acadomia Christiania, mouvement considéré comme identitaire, participant aux activités de groupements de la droite extrême. Mais les ministres changent, et il n'est plus question de dissolution depuis que Bruno Retailleau est ministre de l'Intérieur, en charge des cultes. Le ministre des finances, lui aussi, a changé...


samedi 24 mai 2025

Décisions de justice : L'Open Data se referme


Les actions judiciaires engagées par les éditeurs juridiques contre la Start Up Doctrine devenue l'un des principaux acteurs du secteur des bases de données juridiques, se sont peu à peu éloignées des questions liées aux libertés publiques. Un glissement s'est opéré de la liberté d'accès aux décisions de justice et du droit à leur réutilisation vers un contentieux plus classique de la concurrence. En témoigne la décision rendue par la cour d'appel de Paris le 7 mai 2025.

Sur ce point, la décision est très nuancée. La cour d'appel infirme le jugement du tribunal de commerce, considérant que Doctrine a commis des actes déloyaux en collectant des décisions de justice sans autorisation. En revanche, elle confirme le jugement de première instance qui écartait les moyens développés par les éditeurs juridiques sur les pratiques commerciales trompeuses et le parasitisme. 

Mais une décision en droit de la concurrence peut cacher un problème qui touche directement aux libertés publiques. En l'espèce, il s'agit de la liberté d'accès aux décisions de justice et du droit à leur réutilisation.


Le droit d'accès aux décisions de justice


La loi Lemaire du 7 octobre 2016 consacre le droit à la "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice. Sa rédaction est parfaitement claire. Elle précise bien que le destinataire de cette mise à disposition est le public dans sa globalité et son indétermination, et non pas l'une des parties à l'instance ou le commentateur juridique qui rédige une note de jurisprudence. Logiquement, ce droit à la libre communication s'accompagne d'un droit à la réutilisation de ces données, qui d'ailleurs figurait déjà dans un  arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA. La loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice précise, dans son article 33, que "les jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique", disposition déclarée constitutionnelle par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 mars 2019.

 


 Ucciani. 2011


L'Open Data, conséquence de la publicité des audiences


L'Open Data des décisions de justice est généralement présenté comme la conséquence logique du principe de publicité des audiences. Formulé simplement, il signifie que la justice étant rendue au nom du peuple français, celui-ci doit pouvoir librement accéder aux décisions des juges. 

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) fait de la publicité un principe fondamental du droit au procès équitable, précisant, dans un arrêt Szücs c. Autriche du 24 novembre 1997,  qu'il s'accompagne d'une publicité des décisions, seul moyen pour les citoyens de se protéger contre "une justice secrète échappant au contrôle du public". Pour la Cour, une restriction d'accès aux décisions de justice s'analyse comme une atteinte à la publicité de la justice elle-même. La conséquence, évidente, est que l'accès aux décisions ne saurait être soumis à un régime d'autorisation.

Mais les remises en cause plus ou moins insidieuses de ces principes n'ont fait que se multiplier. Elles sont intervenues d'abord par des textes émanant du pouvoir exécutif qui allaient résolument à l'encontre du principe d'Open Data posé par la loi Lemaire.


Le pouvoir du greffe, ou le retour de l'autorisation


Dans la loi du 23 mars 2019 a ainsi été insérée une disposition "anti-Doctrine" qui autorise les juridictions administratives et judiciaires à "exceptionnellement refuser de délivrer aux tiers les copies de décisions de justice en cas de « demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ». Il s'agissait très concrètement de mettre fin à un contentieux bien embarrassant, la Start Up ayant réussi à obtenir de deux cours d'appel l'injonction de lui communiquer des décisions de justice. Dans la précipitation, la ministre de la justice avait alors signé, le 19 décembre 2018, une circulaire autorisant les greffes à refuser la communication, lorsqu'ils estimaient gênantes  ces demandes répétitives. Le Conseil constitutionnel, toujours dans sa décision du 21 mars 2019,  valide cette restriction du champ d'application de la loi Lemaire. Il s'appuie alors sur la "bonne administration de la justice", notion à la remarquable plasticité qui permet au Conseil, dans la même décision, de présenter l'Open Data comme une liberté publique avant de valider un régime juridique d'autorisation, en contradiction évidente avec l'esprit de la loi.

La décision rendue par la cour d'appel le 7 mai 2025 s'appuie sur la partie réglementaire du code de l'organisation judiciaire, et plus précisément sur l'article R 123-5 qui énonce que "le directeur du greffe est chargé de tenir les documents et les différents registres prévus par les textes en vigueur et celui des délibérations de la juridiction".  Il est donc compétent pour assurer "la délivrance des reproductions de toute pièce conservée dans les services de la juridiction". Sur ce point, la décision de la cour d'appel se situe dans la droite ligne de la circulaire du 19 décembre 2018. Un simple règlement sur la compétence du directeur du greffe permet ainsi, in fine, d'écarter une liberté garantie à tous et consacrée par la loi pour revenir à une d'accès aux décisions de justice exercée par quelques uns, plaideurs ou avocats. 

L'analyse a quelque chose de surprenant. D'une part, il apparaît étrange qu'un acte réglementaire aille directement à l'encontre d'une liberté consacrée par la loi. D'autre part, le droit d'accès comme le droit de réutilisation des données se trouvent subordonnés à l'exercice du pouvoir discrétionnaire exercé par le greffe. Celui-ci peut accepter la demande, ou la refuser s'il considère que la bonne administration de la justice le justifie. Autant dire que l'Open Data des décisions de justice n'est plus un droit des citoyens, mais une faveur octroyée au cas par cas. Les critères sont, sur ce point, d'une opacité remarquable. A partir de combien de décisions une demande est-elle abusive ? A partir de quelle fréquence les demandes deviennent-elles répétitives ? Si l'on considère la grande misère en personnel et en matériel informatique des services du greffe, la tentation d'une lecture très restrictive ne peut être écartée.


Le droit à la réutilisation


Sur ce point, la jurisprudence judiciaire rejoint la jurisprudence administrative. Dans un arrêt du 5 mai 2021, le Conseil d'État s'était déjà livré à une opération de contorsionnisme juridique très comparable. II était alors appelé à juger d'un refus de suivre un avis du 7 septembre 2017 rendu par la Commission d'accès aux documents administratifs et favorable à la communication et à la réutilisation de ces informations. 

Le juge administratif avait alors exhumé une ancienne jurisprudence  du 27 juillet 1984 Association SOS Défense, reprise dans la décision Bertin du 7 mai 2010. Il affirmait alors, mais c'était bien avant la loi Lemaire, que les pièces juridictionnelles ne sont pas des documents administratifs, et ne sont donc pas communicables au titre des dispositions de la loi du 17 juillet 1978, qui figurent aujourd'hui dans l'article L311-1 du code des relations entre le public et l'administration. Logiquement, le Conseil d'État, comme l'avait fait la CADA, aurait pu écarter ces anciennes dispositions pour faire prévaloir l'Open Data de la loi Lemaire. 

Au contraire, il affirme que les décisions de justice, n'étant pas des documents administratifs, n'entrent pas dans le champ de compétence du code des relations entre l'administration et le public.  Le droit à la réutilisation des données publiques se trouve ainsi vidé de son contenu dans le cas des décisions de justice, alors même que la loi Lemaire ne prévoyait pas une telle restriction. Les propos du rapporteur révèlent parfaitement le raisonnement : "Ce n'est pas parce que les jugements civils comportent des informations publiques en principe réutilisables que ces jugements deviennent des documents communicables (...)". Autrement dit, les requérants ont le droit de réutiliser des informations qui ne peuvent pas leur être communiquées.

A ce stade, le bilan du contentieux Doctrine est bien difficile à effectuer. Il ne saurait être réduit à une simple opposition des éditeurs juridiques traditionnels confrontés à la croissance rapide d'une jeune pousse. Il ne saurait davantage être présenté comme révélant la seule volonté des juridictions suprêmes de conserver le contrôle de la diffusion de "leurs" décisions et de celles des juridictions de leur ordre. Sur ce point, on observe cependant que l'Open Data tarde à se développer. La page du site du Conseil d'État consacrée à l'Open Data des décisions des juridictions administratives suscite presque la compassion. On y découvre un alignement de fichiers Zip "regroupés par juridiction, par année et par mois" que le lecteur est invité à télécharger, sans connaître leur contenu et sans pouvoir faire une recherche par mots-clés. 

Plus généralement, la décision de la cour d'appel de Paris du 7 mai 2025 témoigne d'un repli, d'un retour des secrets de l'État, d'un renvoi dans l'histoire lointaine de ce que Guy Braibant appelait "la troisième génération des droits de l'homme". Les années récentes ont vu un déclin de la transparence administrative, les avis de la CADA étant de moins en moins suivis par les administrations. Des archives ont été ouvertes, puis refermées, ou simplement délocalisées au point que les chercheurs ne peuvent plus y accéder aisément. Le secret des affaires a été renforcé au détriment des lanceurs d'alerte donc le statut est aujourd'hui bien précaire. On pourrait multiplier les exemples de ce retour du secret et de l'opacité. Comme tous les autres éléments de transparence, l'Open Data des décisions de justice est en train de se refermer sans bruit.





mardi 20 mai 2025

La victimisation secondaire ou les violences dans le prétoire


L'affaire Depardieu a suscité, le 13 mai 2025, une décision tout-à-fait inédite du tribunal correctionnel de Paris. Son intérêt ne réside pas dans la condamnation de l'acteur à dix-huit mois de prison avec sursis pour des violences sexuelles commises durant le tournage du film Les volets verts en 2021. Il a déclaré vouloir faire appel, et rien ne distingue, sur ce point, Gérard Depardieu d'un justiciable ordinaire.

 

Le jugement du tribunal correctionnel

 

Rien, ou presque, car l'intérêt de la décision se situe dans l'indemnisation de 1000 € qu'il doit aux parties civiles, au titre de la victimisation secondaire. Il s'agit de réparer le préjudice qu'elles ont subi du fait du comportement de son avocat durant le procès.

Cette victimisation secondaire, c'est encore le jugement rendu qui en parle le mieux :

"Le tribunal considère que les parties civiles ont été exposées à une dureté excessive des débats à leur encontre, allant au-delà des contraintes et des désagréments strictement nécessaires à la manifestation de la vérité, au respect du principe du contradictoire et à l’exercice légitime des droits de la défense.
Si les droits de la défense et la liberté de parole de l’avocat à l’audience sont des principes fondamentaux du procès pénal, ils ne sauraient toutefois justifier des propos outranciers ou humiliants, portant atteinte à la dignité des personnes ou visant à les intimider.
(…) Ce dénigrement objectivable, constitutif d’une victimisation secondaire, a engendré un préjudice distinct de celui lié à l’infraction elle-même. Ce préjudice, venant aggraver le dommage initial, doit faire l’objet d’une indemnisation spécifique. »
 

Il est établi que le défenseur de Gérard Depardieu a fait preuve d'une grande agressivité à l'égard des parties civiles et de leurs conseils. La presse n'a pas manqué de citer ses propos, les qualifiant d'"hystériques", d'"agitées du bocal" et ajoutant, dans sa plaidoirie, à propos d'une plaignante, "Je veux bien qu'elle ne lise pas Le Monde, parce que c'est trop compliqué"....

Pour le tribunal, une défense de rupture, comportement des propos sexistes et humiliants pour les parties civiles, et constitutive d'un préjudice de victimisation secondaire. Sur ce point, les opinions divergent. 

 

Voutch. 2015

 

Les avocats et l'atteinte à leur liberté d'expression

 

Les avocats agitent les médias en protestant contre ce qu'ils estiment une atteinte à leur liberté d'expression. Ils s'appuient d'abord sur la jurisprudence, qui considère que cette liberté est fort large. La 2è chambre civile de la cour de cassation, dans un arrêt du 20 avril 2023, affirme ainsi que « la rhétorique d’un avocat peut être excessive sans être répréhensible ». Mais il s'agissait d'une affaire civile, l'avocat ayant accusé son adversaire d'une "mauvaise foi qui confine à l'escroquerie". 

Au plan pénal, ils invoquent surtout l'article 401 du code de procédure pénale qui confie la police de l'audience au président du tribunal. A leurs yeux, ce dernier n'a pas suffisamment usé de ce pouvoir pour contrôler les propos de l'avocat de Gérard Depardieu. Le public nombreux au procès a pourtant pu observer de nombreux rappels à l'ordre demeurés sans effet.

 

La jurisprudence de la CEDH

 

La victimisation n'est pourtant pas une totale innovation juridique. Cette notion est apparue dans la Convention d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, élaborée au sein du Conseil de l'Europe. Il est alors demandé aux États parties d'éviter cette "victimisation secondaire".

Dans son arrêt Y. c. Slovénie du 28 août 2015, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) la définit comme le fait de reproduire des stéréotypes sexistes dans des décisions de justice ou dans la procédure pénale. C'est le cas lorsqu'une femme qui a été violée se voit exposée à des propos culpabilisants ou moralisants de nature à décourager sa confiance dans la justice. Tout récemment, dans sa décision du 25 avril 2025, L. et autres c. France, la Cour a mis en oeuvre la notion de victimisation secondaire pour sanctionner certaines défaillances du système français qui, à l'époque des faits, n'accordait pas suffisamment d'attention aux victimes mineures de viols et d'agressions sexuelles. En l'espèce, les enquêteurs avaient brutalement reproché à une jeune victime de ne pas avoir adopté un comportement adéquat en se défendant physiquement contre son agresseur. Cette décision a été saluée unanimement par la doctrine juridique, y compris par les avocats, mais elle sanctionnait les lacunes de l'autorité judiciaire et des enquêteurs. 

La réaction des avocats n'est évidemment pas identique lorsque les défaillances viennent de la défense elle-même. Il est clair pourtant que la victimisation secondaire est employée pour apprécier la manière dont est traitée une partie civile durant l'ensemble de la procédure judiciaire, de l'enquête jusqu'au procès. Les juges considèrent ainsi qu'une femme victime de violences sexuelles peut être indemnisée pour victimisation secondaire si des propos sexistes ont été tenus à son égard, à quelque moment que ce soit. Tel fut bien le cas dans le procès Depardieu durant lequel les parties civiles et leurs conseils ont été couvertes de propos et injures sexistes par l'avocat du prévenu.

In fine, il est exact que Gérard Depardieu va devoir indemniser les parties civiles du fait du comportement de son avocat. Certains ont dénoncé une atteinte au principe d'individualisation de la peine pénale. Mais il n'en est rien, car l'indemnisation est d'ordre civil et non pénal. Il s'agit de réparer un préjudice. Le tribunal correctionnel considère ainsi que Gérard Depardieu a choisi son mode de défense avec son avocat, et qu'il en est donc pleinement responsable. Des violences sexuelles ont été commises sur le tournage d'un film. Il n'était vraiment pas nécessaire d'en exercer de nouvelles dans le prétoire. A Gérard Depardieu de tirer les conséquences de cette décision, en changeant de défense, et peut-être d'avocat, pour le procès en appel.



vendredi 16 mai 2025

Le Conseil d'État, juge de la qualité de l'air, et des ZFE


Le 25 avril 2025, le Conseil d'État a rendu une décision affirmant que l'État a mis en place les mesures nécessaires à l'amélioration de la qualité de l'air dans des zones particulièrement polluées au dioxyde d'azote, notamment les régions lyonnaises et parisiennes. Les seuils ne sont plus dépassés, et le juge estime donc qu'il n'est plus utile de liquider une nouvelle astreinte. 

 

Huit ans de contentieux

 

Ce contentieux relatif à la qualité de l'air a duré huit années, longues années durant lesquelles le Conseil d'État a fait usage des pouvoirs d'injonction et d'astreinte dont il dispose, sur le fondement des articles L911-1 et L911-2 du code de la justice administrative. En l'espèce, il s'agissait d'assurer le respect de la directive du parlement européen et du conseil du 21 mai 2008. Dans son annexe XI, elle définit des valeurs limites permettant d'atteindre un objectif d'"air pur pour l'Europe". Ces valeurs figurent dans l'article R221-1 du code de l'environnement.

Le point de départ de l'affaire se trouve dans un arrêt Les Amis de la Terre rendu le 12 juillet 2017. A l'époque, les associations écologistes avaient demandé au gouvernement de mettre en oeuvre des plans de réduction des concentrations de dioxyde d'azote et des particules fines. Leur demande était restée sans réponse, et ils avaient donc déposé un recours devant le Conseil d'État. Celui-ci avait satisfait leur demande, et ordonné à l'État de mettre en place de tels plans, afin de respecter les seuils de pollution fixés par la directive européenne.

Hélas, il est bien difficile de parvenir à une réduction de ces pollutions rapidement, d'autant que le gouvernement ne s'est pas vraiment hâté de satisfaire à l'injonction. Le 10 juillet 2020, un deuxième arrêt Les Amis de la Terre est donc intervenu, le Conseil d'État étant alors juge de la décision précédente. Il a constaté que les plafonds fixés par la directive étaient toujours dépassés dans certaines zones et que les autorités n'avaient pas fait preuve de la diligence appropriée. Il a donc prononcé une astreinte de dix millions d'euros par semestre, jusqu'à la date de la complète exécution de l'arrêt de 2017. Une troisième décision a suivi, le 4 août 2021, qui liquide l'astreinte de dix millions pour la période de janvier à juillet 2021.

C'est seulement en 2023 que le juge desserre un peu l'étau. Une décision du 24 novembre 2023 réduit de moitié l'astreinte, à cinq millions par semestre de retard, et constate que les zones urbaines de dépassement du seuil de pollution se sont réduites aux seules les régions lyonnaises et parisiennes. L'arrêt du 25 avril 2025 marque ainsi le point d'aboutissement d'une procédure particulièrement longue mais finalement efficace. La pression contentieuse a permis, effectivement, une amélioration de la qualité de l'air.

 


 

 
 
Restera-t-il un chant d'oiseau ? Jean Ferrat, 1976

 

Le droit à un environnement sain

 

Cette pression contentieuse ne pourrait sans doute pas se développer sans la reconnaissance du droit à un environnement sain dans par notre système juridique. La Charte de l'environnement, dans son article 1er, énonce que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », mais il faut bien reconnaître que ce droit se traduit surtout par des devoirs de l'État qui se voit imposer certaines contraintes.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), quant à elle, fonde le droit à un environnement sain sur le respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans l’arrêt Tatar c. Roumanie du 27 janvier 2009, elle sanctionne la négligence de l’État qui a omis de protéger sa population de la pollution des eaux d’une rivière par les rejets d’une entreprise industrielle. Elle ajoute que l’État doit prévoir un cadre législatif pour garantir le droit à un environnement sain[ii]. Sur le même, fondement, la CEDH, dans une décision Cannavacciulo c. Italie du 30 janvier 2025, condamne l’État italien pour son inaction face à une pollution liée à la présence, dans la région napolitaine, d’une multitude de décharges sauvages gérées par des mafias.

L'arrêt du 25 avril 2025 se situe ainsi au coeur d'une évolution qui envisage l'environnement sain, et donc l'air pur, comme objet d'un droit. On ne peut que s'en féliciter, si ce n'est que les instruments utilisés pour parvenir à une réduction des substances polluantes sont actuellement au coeur de larges débats. 

 

Les zones à faibles émissions

 

En effet, la décision du Conseil d'État se réfère expressément aux mesures prises par le gouvernement, parmi lesquelles figurent les voies réservées au co-voiturage et la création des très contestées "Zones à faibles émissions" (ZFE). Or nul n'ignore que ces dispositifs sont actuellement dénoncés comme des "bombes sociales" qui interdisent l'accès des grandes villes aux véhicules les plus polluants, c'est-à-dire ceux que possèdent les personnes les plus modestes, celles qui travaillent en ville mais n'ont pas les moyens d'y habiter, celles aussi qui n'ont pas suffisamment d'argent pour acheter un véhicule électrique. Le 26 mars 2025, un amendement voté à l'initiative des députés du Rassemblement national et des Républicains a purement et simplement supprimé les ZFE, accusées de "ségrégation sociale territoriale". Bon nombre d'élus locaux ont, en même temps, annoncé leur intention de ne pas mettre en place les ZFE. Devant cette situation, le débat sur la loi a été repoussé, et le gouvernement s'efforce de trouver un compromis qui pourrait bien aboutir à faire des ZFE une planification facultative, ce qui n'est pas très différent d'une disparition.

A la lecture, l'arrêt du 25 avril 2025 apparaît ainsi quelque peu "hors sol", reposant sur une législation présentée comme acquise, définitive et incontestée. Bien entendu, la décision est présentée comme un "grand arrêt", témoignage de l'investissement du Conseil dans la protection de l'environnement par une construction jurisprudentielle courageuse. Sans doute, mais force est de constater que la construction repose sur des fondations un peu fragiles.



lundi 12 mai 2025

La Légion d’honneur de Nicolas Sarkozy menacée par son bracelet électronique


La jurisprudence administrative vient d'être saisie d'un dossier quelque peu embarrassant. En effet, l'ancien secrétaire national d'Europe Écologie - Les Verts, maître Julien Bayou, a déposé une requête devant le tribunal administratif de Paris le 6 mai 2025. Il conteste le refus d'exclure Nicolas Sarkozy de l'ordre de la Légion d'honneur, et demande qu'il soit enjoint à ce dernier de "constater l'exclusion de droit de M. Sarkozy de la Légion d'honneur". 

 

Un ancien président de la République

 

L'affaire n'est pas dépourvue d'intérêt. D'une part, il faut reconnaître que le contentieux de la Légion d'honneur n'est pas fréquent. Si des exclusions sont effectivement quelquefois prononcées, les intéressés ne se précipitent pas pour faire des recours. Ils préfèrent "imiter de Conrard le silence prudent", et ne pas médiatiser leurs turpitudes par des requêtes intempestives et surtout inutiles. De fait, la jurisprudence fait cruellement défaut. D'autre part, la situation de Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République, est tout-à-fait particulière. Comme tous les présidents de la République nouvellement élus, il a été reconnu grand maître de la Légion d'honneur par le grand chancelier, le jour de son investiture. Celui-ci lui présente le grand collier de l'ordre prononçant les paroles suivantes : « Monsieur le président de la République, nous vous reconnaissons comme grand maître de l’ordre national de la Légion d’honneur ». 

De cette situation particulière, certains déduisent qu'il est impossible de retirer la Légion d'honneur à quelqu'un qui l'a obtenue es qualité. Ils considèrent même qu'il s'agit de protéger l'ordre lui-même, dès lors que l'ancien président en a été le grand maître. L'analyse pourrait toutefois être inversée, car les règles qui organisent la discipline dans l'ordre de la Légion d'honneur ont précisément pour objet de protéger les valeurs qu'il incarne, en écartant ceux qui précisément les ont violées, au point d'être l'objet de graves condamnations pénales.Tel est le cas de Nicolas Sarkozy, condamné, en décembre 2024, à trois ans d'emprisonnement, dont un ferme, pour corruption et trafic d'influence dans l'affaire Paul Bismuth. 

Pour savoir si l'ancien président doit être privé de sa Légion d'honneur, il convient de répondre à deux questions juridiques étroitement imbriquées. D'une part, quelle procédure s'applique, d'autre part qui est compétent pour la mettre en oeuvre.

 


La légion d'honneur. Maxime Le Forestier

Chanson posthume de Georges Brassens. 1985

 

La procédure disciplinaire

 

Pratiquement toute la presse s'appuie, sans d'ailleurs le citer, sur l'article 96 du code de la Légion d'honneur. Celui-ci prévoit que des "peines disciplinaires", au nombre desquelles figure l'exclusion, peuvent être prononcées à l'encontre de "tout membre de l'ordre qui aura commis un acte contraire à l'honneur". L'information peut être transmise au grand chancelier par les ministres de la justice ou de la défense, ou encore par les préfets. 

Une procédure disciplinaire peut alors être engagée, qui s'accompagne évidemment de l'exercice des droits de la défense, l'intéressé bénéficiant de l'assistance d'un avocat. A l'issue, le conseil de l'ordre émet un avis sur les mesures disciplinaires à prendre contre l'intéressé. Lorsqu'il conclut à l'exclusion, cet avis doit être acquis à la majorité des deux tiers des votants. L'article R106 prévoit ensuite que l'exclusion comme la suspension sont prononcées par décret du président de la République. Celui-ci peut toujours s'y refuser, l'article R104 précisant qu'il n'est possible de passer outre à l'avis du conseil qu'en faveur du légionnaire.

L'actuel président de la République a déjà fait savoir qu'il "ne signerait pas un tel décret", mais la formule n'est pas sans ambiguïté. En effet, il se pourrait bien qu'il ne soit pas compétent pour le signer.

 

L'exclusion automatique de l'article R91

 

Reprenons donc les termes de l'article R106. Il prévoit certes que l'exclusion est prononcée par décret du président de la République, mais cette procédure s'applique "sauf dans les cas prévus aux articles R 90 alinéa 2 et R. 91". Le premier traite de l'exclusion de droit des personnes qui ont perdu la nationalité français, mais le second est plus intéressant. L'article R 91 du code de la Légion d'honneur affirme : "Sont exclues de l'ordre les personnes condamnées pour crime, et celles condamnées à une peine d'emprisonnement sans sursis égale ou supérieure à un an". On sait qu'en droit l'indicatif a valeur d'impératif, et l'on observe que le code ne prévoit aucune disposition particulière régissant le retrait de la Légion d'honneur des anciens présidents de la République. Nicolas Sarkozy, on le sait, a été condamné à une peine sans sursis égale à un an.

C'est finalement un tout récent décret du 22 janvier 2025 qui emporte la conviction. Il introduit une nouvelle rédaction de l'article R107 du code de la Légion d'honneur qui ne laisse guère de doute sur la compétence du grand chancelier " Dans les cas prévus (...) à l'article R. 91, le grand chancelier informe le conseil de l'ordre et constate, par arrêté, l'exclusion de l'ordre". Autrement dit, lorsqu'une personne est condamnée à au moins un an d'emprisonnement ferme, le grand chancelier se borne à prendre acte de l'exclusion, à la constater. Celle-ci relève d'un simple jeu d'écriture et ne s'accompagne d'aucune procédure disciplinaire.

Le décret du 22 janvier 2025, signé d'Emmanuel Macron lui-même, a pour conséquence immédiate de l'écarter de la procédure, qui semble relever de la compétence exclusive du grand chancelier. On doit saleur l'habileté de l'actuel Président qui se débarrasse ainsi du problème Sarkozy, tout en prenant des postures de soutien devant les journalistes. Quant au grand chancelier, il a compétence liée, ce qui signifie qu'il est tenu de constater l'exclusion d'un membre condamné à une telle peine de prison. 

Ces deux autorités sont ainsi, d'une certaine manière, protégées par les dispositions du récent décret. Le président de la République n'a pas à intervenir et le grand chancelier n'a aucune marge de manoeuvre. Tout au plus pourrait-il envisager de gagner du temps, peut être en attendant l'issue du recours en cassation, mais la peine de Nicolas Sarkozy est déjà en cours d'exécution... Et le juge administratif pourrait peut-être finalement prononcer l'injonction demandée.

 

 

vendredi 9 mai 2025

Le droit du sol et l'indivisibilité de la République


Le droit du sol n'est pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). Le Conseil constitutionnel en a décidé ainsi dans sa décision du 7 mai 2025 portant sur la loi visant à renforcer les conditions d’accès à la nationalité française à Mayotte. Il autorise ainsi le législateur à moduler les conditions d'octroi de la nationalité, en acceptant une lecture souple du droit du sol.

 

Les PFLR

 

On sait que la notion de PFLR, qui figure dans le Préambule de 1946 sans que lui ait été attribué un contenu bien précis, joue désormais le rôle d'une sorte de boîte à outils. En fonction des besoins, le Conseil y fait entrer certains droits et certaines libertés qui ont été consacrés par une loi républicaine antérieure à 1946, c'est-à-dire votée à une époque où la loi était la norme suprême. La qualité de PFLR fut ainsi attribuée, par la grande décision du 16 juillet 1971, à la liberté d'association. Issue de la célèbre loi du 1er juillet 1901, la liberté d'association a donc pris en 1971 une sorte d'ascenseur normatif qui lui a permis d'acquérir une valeur constitutionnelle. 
 
 

 
 Né quelque part. Maxime Le Forestier. 1988
 
 

Le droit du sol n'est pas absolu

 

 
L'acquisition de la nationalité pour les enfants nés en France de parents étrangers est organisée par les articles 21-7 et 21-11 du code civil. Ces enfants peuvent obtenir la nationalité, soit de plein droit à partir de leurs dix-huit ans, soit sur réclamation à partir de treize ou seize ans, à condition d’avoir leur résidence habituelle en France pendant une période d’au moins cinq ans depuis, depuis l’âge de huit ou onze ans selon les cas.
 
Ces dispositions parlent d'elles-mêmes et montrent que le droit du sol, en tant que tel, n'est pas absolu. Le système juridique a considérablement évolué depuis la loi sur la nationalité du 26 juin 1889, confirmée par celle du 10 août 1927. A l'époque, le législateur considérait qu'était française à sa majorité toute personne née en France d'un étranger. S'il existait une condition de résidence, aucune initiative de la part de l'intéressé n'était requise. A l'époque, il s'agissait de répondre à des nécessités liées aussi bien à la démographie qu'à la conscription. 

Ces références historiques sont utiles, car ce sont elles qui fondent la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 juillet 1993. Déjà, le législateur avait posé des limites à l'acquisition de la nationalité dans les collectivités d'outre-mer. Le Conseil constitutionnel avait alors estimé que ces motifs circonstanciels, à l'origine des lois de 1889 et de 1927, interdisaient de considérer le droit du sol comme un PFLR.
 
 

Le cas de Mayotte

 
Les dispositions législatives déférées au Conseil constitutionnel ne font que renforcer la spécificité du droit de la nationalité applicable à Mayotte.
 
Celle-ci figurait déjà dans la loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie. A l'époque,  une nouvelle rédaction de l'article 2493 du code civil avait déjà imposé une contrainte supplémentaire au territoire de Mayotte. Il conditionnait l'acquisition de la nationalité par un enfant né à Mayotte de parents étrangers à la résidence régulière d’un de ses parents en France pendant au moins trois mois à la date de sa naissance.
 
Dans sa décision du 6 septembre 2018, le Conseil avait déclaré ces dispositions conformes à la Constitution. Il est vrai que les requérants n'avaient pas invoqué la violation d'un éventuel PFLR. Ils avaient préféré se fonder sur le principe de fraternité que le Conseil venait d'invoquer, deux mois plutôt, dans sa décision du 6 juillet 2018. Il avait déclaré inconstitutionnel sur ce fondement le délit d'aide au séjour irrégulier. Depuis cette date cependant, le principe de fraternité a été souvent invoqué, mais toujours écarté par le Conseil constitutionnel.
 
De fait, les dispositions examinées par le Conseil le 7 mai 2025 se bornent à renforcer la spécificité du droit applicable à Mayotte, spécificité qui était déjà largement acquise. Elle exige désormais que, au moment de la naissance, les deux parents de l'enfant résident en France de manière régulière et ininterrompue depuis au moins un an. Le Conseil mentionne que cette particularité du droit de la nationalité à Mayotte se justifie par l'importance des flux migratoires et la forte proportion de personnes de nationalité étrangère, dont beaucoup sont en situation irrégulière. De fait, le nombre d'enfants nés de parents étrangers y est particulièrement élevé. Sur ce point, le Conseil reprend sa jurisprudence du 6 septembre 2018, en affirmant que ces « caractéristiques et contraintes particulières » autorisent l'adaptation des règles d'accès à la nationalité.
 
 

L'indivisibilité de la République

 

Observons tout de même que le Conseil constitutionnel prévoit une sorte de garde-fou exprimé dans une réserve. Il affirme en effet que le principe d'indivisibilité de la République, mentionné dans l'article 1er de la Constitution, "s’oppose à ce que des dispositions fixant les conditions d’acquisition de la nationalité puissent ne pas être les mêmes sur l’ensemble du territoire". Il ajoute immédiatement que cette règle s'impose "sous la seule réserve des dispositions particulières prévues par la Constitution". Dans le cas présent, ces "dispositions particulières" sont celles de l'article 73 qui mentionne que les lois et règlements sont applicables de plein-droit dans les collectivités d'outre-mer, mais qu'ils "peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités
 
Le droit du sol peut donc faire l'objet d'adaptations outre-mer, ce que l'on savait déjà. En revanche, il est clair que le principe d'indivisibilité serait mis en cause s'il était totalement supprimé, et non pas seulement adapté. La réserve ainsi formulée prend l'allure d'une mise en garde. En revanche, il reste à se demander quelle serait la décision du Conseil constitutionnel dans l'hypothèse, peu probable certes, où le législateur déciderait de substituer totalement le droit du sang au droit du sol. Car, dans ce cas, les conditions d'acquisition de la nationalité seraient "les mêmes sur l'ensemble du territoire".
 
 
La nationalité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 1 A

mardi 6 mai 2025

Les Golden Passports maltais maltraités par la CJUE



L' histoire de l'ile de Malte est marquée par une longue tradition de piraterie. De nouvelles formes de délinquance sont apparues plus récemment, les autorités acceptant de vendre un trésor très particulier. La nationalité maltaise pouvait en effet être purement et simplement achetée par ceux qui voulaient bénéficier du statut de citoyen de l'Union européenne. Saisie d'un recours en manquement initié par la Commission, la Cour de justice de l'Union européenne, dans un arrêt du 29 avril 2025, constate que Malte a manqué aux obligations imposées par l'article 20 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), et par l'article 4 § 3 du traité de l'Union européenne.

 

Le statut de citoyen de l'Union


L'article 20 TFUE confère le statut de citoyen de l'Union à toute personne ayant la nationalité d'un État membre. Cette citoyenneté européenne n'est donc pas attribuée directement. Il s’agit d’une citoyenneté de superposition, dépendante de la possession de celle d’un État membre. De fait, les citoyens des États membres ont le droit de circuler, de séjourner, de voter et d'être éligibles aux élections municipales et européennes. Autant dire que le statut est attractif pour des ressortissants des États tiers qui souhaitent faire des affaires sur le territoire européen, voire se mettre à l'abri d'éventuelles poursuites initiées dans leur pays d'origine. 

La loi maltaise prévoyait une "procédure transactionnelle" permettant aux candidats à la nationalité de participer à un "programme des investisseurs individuels". Concrètement, on pouvait acheter un Golden Passport, moyennant le paiement de 600 000 euros à 750 000 euros au gouvernement maltais, ou encore l'acquisition d'une résidence d'une valeur minimale de 700 000 euros, voire des dons à des ONG maltaises. 

Pour la Commission, une telle pratique viole l'article 4 § 3 TUE, qui établit le principe de coopération loyale entre l'Union et ses États membres. Elle consiste en effet à exploiter, à des fins purement financières, l'oeuvre commune que constitue la citoyenneté de l'Union. Certes, des négociations ont eu lieu, mais avec un effet très limité. En 2022, Malte a exclu de son programme de citoyenneté par investissements les ressortissants russes et biélorusses, mais la vente des Golden Passports a continué pour les demandeurs ressortissants d'autres États.

 


 Les autorités maltaises, après la décision de la CJUE

Astérix et Cléopâtre. René Goscinny et Albert Uderzo. 1965

 

Nationalité et espace européen

 

L'argument maltais selon lequel chaque État définit souverainement les conditions d’octroi et de perte de la nationalité est sèchement écarté par la CJUE. Cette compétence doit s'exercer dans le respect du droit de l’Union. Ce principe a été affirmé dès la décision Micheletti et a. du 7 juillet 1992, et rappelé récemment dans un arrêt du 5 septembre 2023 Perte de la nationalité danoise. La CJUE reconnaît alors que la perte de la nationalité danoise pour défaut de rattachement effectif avec cet État entraîne la perte du statut de citoyen de l'Union. En vendant la citoyenneté maltaise, il est clair que les autorités vendaient d'abord la citoyenneté de l'Union, la seule qui intéressait réellement les demandeurs. Ils seraient aussi bien devenus danois ou espagnols si le Danemark ou l'Espagne avaient vendu leurs passeports.

Les dangers d'une telle pratique pour l'UE apparaissent clairement si l'on considère qu'elle repose sur une confiance mutuelle incarnée par un espace européen. Certes le mythe de l'espace sans frontières est aujourd'hui bien écorné, alors que bon nombre d'États de l'Union ont rétabli les contrôles à leurs frontières. Mais il n'en demeure pas moins que cette notion d'espace européen fonde toujours la libre circulation et le droit de séjourner librement des ressortissants des États membres. La jurisprudence de la CJUE rappelle ainsi, en particulier dans les arrêts McCarthy et a. du 18 décembre 2014 et Direcţia pentru Evidenţa Persoanelor şi Administrarea Bazelor de Date du 22 février 2024, que les États doivent favoriser cette libre circulation. Aux yeux de la Commission, la vente des Golden Passports entraine une atteinte au principe même de la solidarité entre États membres.

Parmi ces prérogatives ainsi commercialisées figurent évidemment les droits politiques dont sont titulaires les citoyens de l'UE, droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales et européennes. L'article 2 TUE précise que le fonctionnement de l'Union repose sur la démocratie représentative, et une jurisprudence constante rappelle qu'il s'agit là d'un principe fondamental qui ne saurait être remis en cause. La CJUE l'a rappelé dans deux décisions du 19 novembre 2024 relatives à l'éligibilité et à la qualité de membre d'un parti politique. Les conditions d'octroi de la nationalité ont donc une influence directe sur le fonctionnement de l'Union européenne.

De tous ces éléments, la CJUE déduit la constatation du manquement. On ne doit pourtant pas en déduire qu'elle entend imposer aux États une véritable politique d'attribution de la nationalité. Leur compétence s'exerce pleinement, sous la seule réserve de sa compatibilité avec la nature même de la citoyenneté de l'Union. Concrètement, comme la CJUE l'affirme dans sa décision du 25 avril 2024, Stadt Duisburg (Perte de la nationalité allemande), la citoyenneté d'un État membre repose d'abord sur le lien de solidarité et de loyauté entre l'État et ses ressortissants, ensuite sur la réciprocité des droits et des devoirs. L'acquisition de la nationalité moyennant espèces sonnantes et trébuchantes est, à l'évidence, incompatible avec la nature de ces liens. En dehors de cette réserve, les États décident librement de leur politique d'attribution de la nationalité.

La décision de la CJUE va dans le sens d'une protection des principes qui gouvernent l'Union européenne, interdisant de faire commerce de l'espace européen. Il n'en demeure pas moins que le lecteur de la décision est nécessairement frappé par l'inertie des États membres face à cette situation. Le recours en manquement est dû à l'initiative de la Commission elle-même "ayant eu connaissance dudit programme". Mais les États, évidemment informés de cette situation, s'en sont accommodés et leurs relations avec Malte n'ont pas été sérieusement affectées. La CJUE semble ainsi rappeler des "valeurs" bien oubliées, et pas seulement à Malte.



La citoyenneté européenne : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 1 A

samedi 3 mai 2025

Peut-on manifester tout seul ?



Après les cortèges du 1er mai, il est temps de s'interroger sur le caractère collectif ou nom de la liberté de manifester. Peut-on manifester tout seul ? C'est la question posée au tribunal administratif de Paris qui, le 11 avril 2025, a annulé un arrêté du 19 juin 2023 portant "interdiction partielle de manifester".

Pour comprendre cette "interdiction partielle", il faut éclairer le lecteur sur la situation de la requérante, Mme B.  Fort mécontente de la cour de cassation qui a rejeté son pourvoi, celle-ci s'est appuyée sur le droit des manifestations, conformément aux informations qui lui avaient été délivrées par les services de la préfecture de police. Elle a donc déposé une déclaration auprès d'eux annonçant son intention d'organiser un rassemblement statique, avec elle comme seul participante, pendant cinq journées successives, devant les grilles du Palais de justice, à Paris. Le préfet a cependant interdit cette manifestation, autorisant toutefois Mme B. à se tenir sur le trottoir d'en face pour dénoncer les turpitudes de la cour de cassation.

 

La manifestation, action collective


Le tribunal administratif ne se prononce évidemment pas sur l'atteinte à l'ordre public que pourrait entrainer l'initiative de la requérante. Sa présence statique ne gênait évidemment personne. En revanche, la question posée est celle du fondement juridique qui lui a été conseillé et qu'elle a employé.

Pour le tribunal administratif, "eu égard à ses modalités, une telle action ne peut être regardée comme une manifestation" et les dispositions du code de la sécurité intérieures relatives à la procédure déclaration n'étaient pas applicables en l'espèce. Autrement dit, une manifestation ne saurait être le fait d'une personne seule.

Certes, le tribunal administratif applique ainsi sur l'article L 211-2 du code de la sécurité intérieure qui énonce que "sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique".  Si les "cortèges, défilés et rassemblements" indiquent une action collective, il n'en est pas tout-à-fait de même pour la "manifestation", définie d'abord par son usage de la voie publique.

C'est finalement la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 9 février 2016, donne une première définition juridique de la manifestation, comme « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune ». La chambre criminelle casse alors un arrêt de la cour d'appel de Paris qui envisageait la manifestation de manière bien différente, comme « un déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l'expression pacifique d'une opinion ou d'une revendication, cela à l'aide de chants, banderoles, bannières, slogans, et l'utilisation de moyens de sonorisation ». Pour la cour d'appel, un rassemblement de militants de la CGT à un péage autoroutier dans le but de distribuer des tracts aux automobilistes, sans brandir aucune banderole et sans crier de slogans ne s'analysait donc pas comme une manifestation. La Cour de cassation estime que cette définition « ajoute à la loi des conditions qu'elle ne prévoit pas quant aux modalités matérielles d'expression des buts de la manifestation ». Autrement dit, ce ne sont pas les banderoles et les slogans qui définissent la manifestation. Une manifestation peut demeurer silencieuse, dès lors qu'elle utilise la voie publique pour exprimer une opinion.

Le tribunal administratif de Paris, dans son jugement du 11 avril 2025, met en oeuvre cette interprétation étroite. Certes, Mme B. utilise la voie publique pour exprimer son opinion sur une décision de la Cour de cassation, mais il ne s'agit pas d'une opinion "collective" ou d'une "volonté commune" au sens où l'entend cette même cour de cassation le 9 février 2016. A cet égard, la malheureuse Mme B. est doublement victime de la Cour de cassation, d'abord de la décision qu'elle veut contester devant les grilles du Palais du justice, ensuite de la jurisprudence qui lui interdit de le faire...

 


 Quelques manifestants. Sempé. 1983

 

A la recherche d'un fondement juridique

 

L'analyse juridique du tribunal administratif est certes défendable, mais il faudrait tout de même que Mme B. puisse disposer d'un fondement juridique quelconque pour exprimer sa revendication. Car, dans le fond, on ne voit pas ce qui interdirait à une personne seule de manifester. 

Dès lors, la question posée, d'ordre plus général, est celle du fondement,  non pas de la procédure, mais de la liberté de manifestation elle-même. Celle-ci se caractérise par un caractère hybride. 

Pour le Conseil constitutionnel, la liberté de manifestation est un sous-produit de la liberté d'expression. De sa décision du 18 janvier 1995 à celle du 4 avril 2019, le Conseil trouve son fondement dans " « le droit d'expression collective des idées et des opinions », c'est-à-dire l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Pour la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), le fondement de la liberté de manifester se trouve dans l'article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et fait donc partie de la "liberté de réunion pacifique" qu'il garantit. Elle s'assure que les restrictions à son exercice ne sont pas excessives, en laissant toutefois aux États une large marge d'autonomie en ce domaine. Les uns peuvent opter pour un régime d'autorisation, les autres pour un régime de déclaration, sans violer la Convention.

Ces deux positions ne sont pas aussi antagonistes que l'on pourrait le penser,  car les régimes juridiques tendent plutôt à se rapprocher. Dans son arrêt Women on Waves c. Portugal du 3 février 2009, la CEDH reconnaissait que la liberté de réunion et la liberté d'expression sont difficilement séparables. Plus récemment, dans un arrêt Apnel c. France du 12 septembre 2024, la Cour admet que l'interdiction d'une manifestation de nudistes à bicycltte emporte une ingérence dans leur liberté d'expression, sans toutefois la juger excessive.

La Cour de cassation, quant à elle, opère une sorte de fusion entre les deux approches. D'un côté, elle applique la jurisprudence constitutionnelle en invoquant la liberté d'expression. De l'autre, elle exerce un contrôle de la nécessité de ses restrictions très proche de celui exercé par la CEDH. Dans un arrêt du 11 septembre 2024, rendu à propos des manifestations sur le site de Bures, elle exige ainsi du juge pénal qu'il évalue la proportionnalité de la sanction au regard de la liberté d'expression.

Sans doute, mais le cas de Mme B. n'a rien à voir avec le juge pénal. Elle est en effet confrontée à une décision administrative qui lui interdit de manifester à l'endroit qu'elle avait choisi. Dans son cas, le seul fondement possible est celui de la liberté d'expression, dès lors qu'il est en effet difficile d'envisager une réunion ne comportant qu'une unique participante. Or le fondement de la liberté d'expression est précisément celui utilisé par le Conseil constitutionnel pour constitutionnaliser la liberté de manifester. Et il ne fait aucun doute la liberté d'expression peut être exercée aussi bien par une personne seule que par un groupe de personnes.

Pour le moment, l'action de Mme B. ne bénéficie donc d'aucune garantie et ne semble même pas considérée par le tribunal administratif comme une liberté constitutionnellement protégée. On espère que le jugement fera l'objet d'un recours car la question posée est loin d'être anecdotique. La manifestation n'est pas exclusivement une action, c'est aussi un choix individuel. Et pourquoi ne pas l'exercer seul ?


La liberté de manifester : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1