L'administration est traditionnellement dotée du privilège de l'exécutoire, qui impose une mise en oeuvre immédiate de ses décisions, le recours au juge n'étant possible qu'a postériori. Une telle pratique a toutefois été considérée comme susceptible de provoquer des atteintes irrémédiables aux droits des personnes, et la loi du 30 juin 2000 a finalement introduit la procédure de référé dans le contentieux administratif. S'il existe plusieurs types de référés, tous ont en commun de permettre au requérant de demander au juge, de prendre une mesure d'urgence immédiate, ce qui n'empêche pas un examen au fond de la légalité de l'acte, qui interviendra ensuite par la voie traditionnelle du recours pour excès de pouvoir.
Un référé, des référés
Le référé irrigue l'ensemble du contentieux administratif, mais il est particulièrement utilisé en cas d'atteinte, réelle ou supposée, à une liberté fondamentale. Le référé-liberté, figurant dans l'article L 521-2 du code de la justice administrative permet au juge, lorsqu'une personne publique, dans l’exercice de ses pouvoirs, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, de prendre toutes les mesures urgentes nécessaires à la sauvegarde de la liberté en cause. Le référé-suspension de l'article L 521-1, peut être aussi utilisé, même s'il a un champ d'application plus généraliste, non limité aux libertés. Le juge peut alors suspendre de l'acte, si l'urgence le justifie et s'il existe un doute sérieux sur sa légalité.
Une troisième procédure d'urgence a été récemment créée par l'article 5 de la loi du 24 août 2021. Le référé-laïcité peut désormais être utilisé, "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...) porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021. Ce texte a été récemment utilisé par le préfet de l'Isère, pour obtenir la suspension de la délibération du conseil municipal de la ville de Grenoble, modifiant le règlement intérieur des piscines municipales, afin d'y autoriser le port du burkini.
Ces procédures d'urgence constituent, à l'évidence, des instruments de protection des libertés qui se sont révélées efficaces. De nombreuses décisions attentatoires aux libertés ont été suspendues, et, le plus souvent, leurs auteurs n'attendaient pas un éventuel recours au fond pour renoncer au projet contesté.
L'instrumentalisation du référé
La période récente a pourtant vu une sorte de détournement de la procédure de référé. Elle devient en effet un instrument politique. L'administration se sent ainsi autorisée à prendre des actes susceptibles de séduire l'opinion même s'ils sont grossièrement illégaux, puisqu'elle sait qu'ils seront suspendus quelques jours plus tard. De leur côté, les requérants, le plus souvent des mouvements associatifs militants, n'hésitent pas à saisir le juge des référés de recours sans aucun espoir d'obtenir la suspension de l'acte, dans le seul but de cristalliser un débat politique et de conforter l'engagement des militants.
Des exemples très récents permettent d'illustrer ces deux types de dévoiements de la procédure de référé.
L'administration : le référé nettoie les illégalités
Personne n'a oublié la célèbre affaire Dieudonné et l'usage qui avait été fait du référé-liberté. Le juge des référés du Conseil d'Etat avait, le 9 janvier 2014, rendu une ordonnance extrêmement médiatisée par laquelle il refusait de suspendre l'interdiction d'un précédent spectacle du même Dieudonné à Saint Herblain. A l'époque, l'interdiction du spectacle émanait du préfet de Loire-Atlantique, faisant application d'une circulaire signée du Premier ministre Manuel Valls.
Pour admettre cette interdiction, le juge avait procédé à un élargissement considérable du principe de dignité consacré par l'arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Ce dernier n'était plus invoqué pour empêcher le traitement inhumain et dégradant infligé à une personne donnée en spectacle, en l'occurrence une malheureuse victime de l'attraction de "lancer de nain". Il était désormais utilisé pour interdire un spectacle au nom de la dignité des spectateurs potentiels susceptibles d'être choqués par le caractère antisémite de son contenu. En même temps, l'ordonnance de 2014 allait à l'encontre de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, pivot du système libéral organisant la liberté de réunion et le régime des spectacles. Elle repose sur une idée simple : la liberté doit pouvoir s'exercer librement, et le pouvoir de police ne peut prononcer une interdiction préalable que si les autorités sont dans l'impossibilité matérielle de garantir un ordre public fortement menacé. Il n'est pas surprenant que l'ordonnance de 2014 ait suscité des commentaires sévères de la doctrine juridique et de tous ceux qui refusent le principe même de l'interdiction préalable de l'exercice d'une liberté.
Et pourtant, le préfet de police de Paris n'a pas hésité à prendre un arrêté du 26 septembre 2023 interdisant les spectacles de Dieudonné prévus pour les 28 et 29 septembre suivants et donnés dans un car, le Dieudobus. Exactement comme en 2014, il s'appuie sur les éventuelles atteintes à la dignité commises durant le spectacle, d'autant que celui-ci, affirme-t-il, laisse une large part à l'improvisation. Et comme en 2014, il s'agit d'interdire un spectacle en raison de propos antisémites qui n'ont pas encore été tenus.