« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
Les nouveaux Quartiers de lutte contre la criminalité organisée (QLCO) ont suscité l'opposition ouverte des avocats pénalistes. Le Syndicat des avocats pénalistes a donc saisi le conseil d'État d'un recours contestant la légalité du décret du 8 juillet 2025 qui définit le régime d'incarcération mis en oeuvre dans les QLCO. Le Conseil d'État vient de rejeter leur requête dans un arrêt du 28 octobre 2025. Si le résultat était prévisible, l'arrêt présente l'intérêt de donner un fondement juridique clair à la politique de spécialisation carcérale déjà engagée depuis plusieurs années.
La spécialisation carcérale
La loi du 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du narcotrafica introduit dans le code pénitentiaire une section nouvelle consacrée aux QLCO, plus précisément les articles L.224-5 à L.224-11. Le décret du 8 juillet 2025 précise, quant à lui, les critères d'affectation, la procédure contradictoire précédant le placement, ainsi que les aménagements appliqués au régime de la détention, concernant notamment les visites, l'accès au téléphone ou les fouilles. D'une manière générale, ces mesures dérogatoires ou régimes d'incarcération de droit commun ont pour finalité de prévenir tout lien des personnes détenues avec les réseaux criminels.
En affirmant la légalité du décret, le Conseil d'État reconnaît une spécialisation carcérale bien antérieure aux QLCO. On se souvient des Quartiers de haute sécurité (QHS) créés en 1975 et disparus en 1982, après avoir fait l'objet de vives critiques. Créés à l'initiative du Garde des Sceaux de l'époque, Jean Lecanuet, par un simple décret du 23 mai 1975, ils ont été transformés en quartiers d'isolement par une circulaire du 26 février 1982 signée cette fois par Robert Badinter. Aujourd'hui, à côté des QLCO, existent également des QDV, quartiers pour détenus violents et des QER/QPR, quartiers réservés à l'évaluation et à la prise en charge des détenus radicalisés.
La nouveauté des QLCO ne tient donc pas à la spécialisation carcérale, mais à la cible, en l'espèce la criminalité organisée. De plus, les QLCO, par l'existence même du décret du 8 juillet 2025, font l'objet d'une construction procédurale plus élaborée que les QDV, QER ou QPR. En soi, c'est un élément positif car le mode d'incarcération des QLCO n'est pas hors droit. L'arrêt du Conseil d'État du 28 octobre 2025 marque ainsi une évolution vers une spécialisation carcérale pleinement assumée par le législateur.
Le Conseil d'État rappelle toutefois que cette spécialisation carcérale demeure placée sous le contrôle du juge.
Les Dalton. Morris. circa 1960
La décision du Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 12 juin 2025 portant sur la loi datée du lendemain, a, le premier, déclaré conformes à la constitution les articles L 224-5 et suivants du code pénitentiaire. Il affirme ainsi qu'une telle mesure de placement en QLCO est conforme à l'objectif constitutionnel de sauvegarde de l'ordre public et de prévention des infractions.
Il examine ensuite, très concrètement, les conditions d'affectation en QLCO et juge qu'elles sont suffisamment précises. C'est ainsi que les personnes doivent impérativement avoir été condamnées pour des faits liés à la criminalité organisée et avoir conservé des liens avec elle durant leur détention. La procédure, quant à elle, repose sur une décision du ministre de la Justice prise après avis du juge d'application des peines et respect du contradictoire. Enfin, le Conseil constitutionnel observe que ce placement connaît une limite temporelle d'un an, même si le renouvellement est possible, en respectant une procédure identique. De tous ces éléments, le Conseil constitutionnel déduit que le placement en QLCO ne porte pas une atteinte excessive aux droits de la personne détenue. A ses yeux, les restrictions au régime de l'incarcération de droit commun ne dépassent pas ce qui est strictement nécessaire au respect de l'objectif de lutte contre la criminalité organisée.
La simple lecture de la décision du Conseil constitutionnel laissait donc présager le rejet du recours déposé par le Syndicat des avocats pénalistes. Le décret du 8 juillet 2025 se borne en effet à décliner les dispositions législatives en les adaptant aux exigences concrètes de l'incarcération, notamment à Vendin-le-Vieil et Condé-sur-Sarthe. Le Conseil d'État observe ainsi que les motifs du placement en QLCO ont déjà été validés par le Conseil constitutionnel, et que le décret ne les modifie en rien. Et il constate que les restrictions apportées, fouilles, parloirs séparés, téléphonie restreinte, s'analysent comme des aménagements nécessaires à la lutte contre la criminalité, reprenant ainsi, presque mot pour mot, le raisonnement du Conseil constitutionnel.
L'avis du Conseil d'État
Le rejet du recours était encore plus prévisible à la lecture de l'avis du Conseil d'État préalable à la rédaction du décret. Daté du 19 mars 2025, cet avis posait les bornes du dispositif, en insistant sur l'objectif général d'empêcher les organisations criminelles de continuer leurs activités à distance, notamment par une vigilance particulière en matière d'usage des moyens de télécommunication. Il demandait en outre un ciblage précis des individus les plus dangereux, et la recherche d'un équilibre entre la sécurité et le maintien des liens familiaux. Comme bien souvent, le Conseil d'État statuant au contentieux se réfère directement à l'avis du Conseil d'État dans sa formation administrative. Cette dualité est évidemment dérangeante, comme toujours, mais elle permettait en l'espèce, de prévoir le rejet du recours.
Les problèmes liés au QLCO sont-ils tous résolus par cette belle unanimité entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ? Sans doute pas, car ce régime d'incarcération va certainement être à l'origine de nombreux contentieux. Les décisions de placement et de renouvellement seront systématiquement contestées et les juges devront définir l'étendue de leur contrôle. Sur un plan plus large, on peut aussi s'interroger sur la fiction juridique qui consiste à admettre, et même à encourager, la spécialisation carcérale, tout en affirmant que ces régimes d'incarcération relèvent du droit commun. L'incarcération risque ainsi d'apparaître comme une sorte de mosaïque de régimes juridiques.
L'affaire Fillon s'achève, le 25 septembre 2025, par une décision d'irrecevabilité rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). L'ancien Premier ministre, ainsi que son épouse et son suppléant à l'Assemblée nationale, contestaient devant les juges européens le caractère équitable de la procédure pénale qui avait conduit à leur condamnation pour détournement de fonds publics et complicité ou recel de ce délit.
Le caractère imprévisible de la condamnation
Observons d'emblée que l'irrecevabilité était évidente en ce qui concerne le moyen tiré de la violation de l'article 7 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. François Fillon estimait en effet sa condamnation "imprévisible". Sans doute s'appuyait-il sur la jurisprudence Delga du 9 juillet 2024 qui concernait, elle aussi, une personnalité politique ? Mais c'est le seul point de rapprochement entre les deux affaires, car madame Delga était poursuivie pour discrimination, cette présidente de région ayant refusé de signer un contrat de ville avec la commune de Beaucaire. Mais les poursuites avaient été diligentées après un revirement de jurisprudence donnant une interprétation inédite de l'infraction de discrimination par une personne publique, interprétation tout-à-fait imprévisible. Sa condamnation emportait donc une atteinte à l'article 7, dans la mesure où la présidente de région estimait disposer d'un pouvoir discrétionnaire pour refuser de signer un contrat de ville.
L'affaire Fillon est donc bien éloignée de l'affaire Fillon, d'autant que la première requérante n'était pas accusée d'avoir tiré un profit personnel de ses fonctions, ce qui n'était pas le cas de l'ancien Premier ministre. La CEDH déclare donc le moyen irrecevable, d'autant qu'elle observe qu'il n'a jamais été soulevé devant les juges internes. Les voies de recours ne sont donc pas épuisées dans ce cas précis.
Ne la fais pas bosser
Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2019
La purge des nullités
On se souvient de la grande agitation médiatique qui avait accompagné la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 28 septembre 2023 sur QPC de François Fillon déposée devant la cour de cassation. La presse de l'époque, surtout celle favorable à l'ancien Premier ministre, avait alors annoncé, sans vérifications excessives, qu'il allait obtenir l'annulation des procédures engagées contre lui.
En réalité, l'apport de la décision est beaucoup plus modeste. Le Conseil déclare en effet inconstitutionnel l'article 385 al. 1 du code de procédure pénale. Dans sa rédaction de l'époque, celui-ci énonçait que "le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu'il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d'instruction ou la chambre de l'instruction". Le Conseil constitutionnel censure cette rédaction, dans la mesure où le texte ne prévoit pas d'exception dans le cas où le prévenu n'aurait pu avoir connaissance de l'irrégularité éventuelle d'un élément de la procédure que postérieurement à la clôture de l'instruction.
Par un mémoire additionnel déposé devant la cour de cassation, François Fillon apporte donc un nouveau moyen. Il conteste la décision de la cour d'appel rendue le 9 mai 2022, dans la mesure où celle-ci a déclaré irrecevable l'exception de nullité de procédure. A ses yeux, cette irrecevabilité repose sur une disposition déclarée contraire à la constitution. Mais il n'a pas été entendu. Si la Cour de cassation a renvoyé la cause devant la cour d'appel de Paris en ses seules dispositions relatives aux peines et aux dommages et intérêts dus à l'Assemblée nationale, elle a écarté le moyen additionnel au motif que la cour d'appel de Paris avait bel et bien examiné les demandes de nullités avant de les déclarer irrecevables.
Le Parquet National Financier
L'arrêt de la CEDH témoigne de la persévérance des époux Fillon dans la contestation du Parquet National Financier (PNF). Se fondant sur l'article 6 § 1 et § 3 de la convention européenne, ils estiment n'avoir pas eu accès à un tribunal indépendant et impartial. Et ils invoquent, pêle-mêle, le mode de nomination des magistrats du parquet, les remontées d'information demandées par la procureure de Paris, ainsi que le caractère "expéditif et partial" de la procédure. C'est donc clairement le PNF qui est visé, les requérants ne contestant pas le procès proprement dit, devant des juges du siège.
Sans surprise, la CEDH commence par affirmer haut et clair qu'elle n'est pas "juge de quatrième instance" et qu'il ne lui appartient pas de remettre en cause l’appréciation du respect de l’article 6 § 1 de la Convention par les tribunaux internes. La seule exception à cette prohibition réside dans l'hypothèse énoncée dans l'arrêt Zubac c. Croatie du 5 avril 2018, selon laquelle les juges se prononceraient de manière "arbitraire ou manifestement déraisonnable". Mais ce n'est manifestement pas le cas dans l'affaire Fillon.
La CEDH écarte d'abord rapidement le moyen portant sur l'absence d'impartialité de la Procureure financière. Lors d'une audition devant une commission d'enquête parlementaire, celle-ci avait déploré le nombre de demandes d'informations formulées par la procureure de Paris, mais cette constatation ne témoignait pas de pressions lors de l'enquête.
Le statut du ministère public
Plus sérieusement, la cour rappelle que la Procureure est "partie poursuivante". De fait elle n'est pas appelée à « décider du bien‑fondé d’une accusation en matière pénale », au sens de l'article 6 § 1 de la convention. En droit français, le ministère public n'est pas astreint aux obligations d’indépendance et d’impartialité qui pèsent sur les juges du siège, les seuls appelés à trancher sur la culpabilité de la personne. La CEDH a considéré que ce partage de compétences, et de statuts, n'était pas contraire à la convention européenne, par exemple dans l'arrêt Thiam c. France du 18 octobre 2018.
D'une manière plus générale, cette décision d'irrecevabilité rendue dans l'affaire Fillon montre que la CEDH a désormais enterré la hache de guerre avec la France à propos du statut du parquet. Elle rappelle que, si elle a considéré dans sa célèbre jurisprudence Moulin c. France du 23 novembre 2010 que "le ministère public ne disposait pas des garanties nécessaires pour être qualifiés de juge", cette appréciation ne concernait que les mesures de privation de liberté. Ce principe a été rappelé dans l'arrêt Chebab c. France du 23 mai 2019. En tout état de cause, M. Fillon n'est pas concerné par cette jurisprudence, n'ayant jamais été privé de liberté par la Procureure financière. Quant à la CEDH, elle prend bien garde de préciser que la réforme du ministère public en droit français n'est pas un sujet pour elle, et qu'il "ne lui appartient pasde s’immiscer dans ce débat national", formule déjà employée dans la décision Thiam.
Enfin, la CEDH observe que, dans l'affaire Fillon, le principe du contradictoire a été respecté, qu'il a pu présenter ses observations et ses éléments de preuve, que ses demandes d'audition ont toujours été satisfaites. Le caractère équitable de la procédure n'est donc pas sérieusement contestable.
Précisément, c'est le manque de sérieux des moyens développés par François Fillon qui fonde la décision d'irrecevabilité. La dénonciation du manque d'indépendance et d'impartialité de la Procureure ne reposait sur rien. Quant au débat sur le statut du parquet en France, il n'est pas, sauf exception en cas de privation de liberté, susceptible d'être soulevé devant les juges européens. François Fillon aurait sans doute pu se passer de ce "combat de trop". Les commentateurs ne manqueront sans doute pas de rappeler que, durant la campagne présidentielle de 2017, le candidat Fillon avait annoncé que la France pourrait renoncer à la juridiction de la CEDH, "si elle ne se réformait pas".
La cour administrative d'appel (CAA) de Douai
affirme, le 17 octobre 2025, la légalité du refus de la caisse d'allocations
familiales (CAF) d'accorder une subvention au Patronage Saint Roch,
centre de loisirs pour enfants. Elle confirme sur ce point un jugement du
tribunal administratif d'Amiens qui avait refusé d'annuler le rejet par la CAF
du recours gracieux déposé par le Patronage le 4 avril 2024.
Concrètement, il s'agit d'une "prestation de
service ordinaire" dont l'objectif est de faciliter l'accès des familles à
ces centres afin de permettre une meilleure conciliation de la vie
professionnelle et familiale.
Les conditions d'octroi de la prestation sont
définies par une lettre-circulaire
du 10 décembre 2008. Elle précise que son versement est conditionné au
respect d' « une ouverture et un accès à tous visant à favoriser la
mixité sociale » et à « la production d'un projet éducatif obligatoire,
répondant à un principe de neutralité philosophique, syndicale, politique et
religieuse ».
La charte de la laïcité
En outre, toute association sollicitant une
subvention publique s'engage à respecter la charte de la laïcité. Dans le champ
de compétence de la CAF, une circulaire
de son directeur général, datée du 7 novembre 2017, énonce que "le
principe d'ouverture à tous doit être affirmé et que l'effectivité de sa mise
en oeuvre doit être démontrée, quelle que soit l'appartenance
philosophique, politique, spirituelle ou confessionnelle". Si les
activités de caractère religieux ne sont pas interdites, elles doivent être
définies et quantifiées afin qu'elles conservent un "caractère
accessoire".
Ces dispositions reflètent l'élargissement de la Charte
de la laïcité. On se souvient que celle-ci a été initiée avec la charte de
la laïcité à l'école, présentée le 9 septembre 2013 par le ministre de
l'Éducation nationale, à l'époque Vincent Peillon. L'objet est d'expliquer et
de faire vivre la laïcité dans les établissements publics, en rappelant ses
principes fondamentaux, notamment le fait que "nul ne peut se prévaloir
de sa religion pour ne pas se conformer aux règles de l'école". Une circulaire
du 6 septembre 2013 exige qu'elle soit affichée dans tous les
établissements scolaires publics.
Par la suite, la Charte a été multipliée ou
plutôt déclinée dans l'ensemble des services publics. Dans le cas des CAF, elle
a été adoptée en 2017 et mise en place en 2018. Elle impose la neutralité du
service, et s'applique aussi bien aux agents publics qu'aux partenaires
subventionnés participant au service public, centres sociaux, associations
familiales, relais d'aide à la parentalité etc.
Le catéchisme. Hélène Delaroche. Circa 1930
Un principe général de neutralité
Le Patronage Saint Roch ne répond pas
réellement aux exigences de ce dispositif. La structure, étroitement liée au
diocèse d'Amiens, est gérée par des membres du clergé, qui sont membres de
droit de l'association et ont un droit de veto sur toutes ses décisions. Dans
son objet social, elle propose aux jeunes une pratique religieuse sous forme de
temps de prière, de catéchisme, de célébrations diverses dans l'église
attenante au Patronage. Certes, les derniers documents communiqués
au juge mentionnent que ces activités sont désormais limitées à 25 % des
activités proposées, mais elles demeurent un élément de l'identité même du
centre de loisirs. Elles figurent d'ailleurs dans toute sa communication
externe. De tous ces éléments, la cour administrative d'appel déduit que la CAF
n'a pas commis d'erreur manifeste en refusant la subvention, dès lors que le
principe de neutralité n'est pas respecté.
La décision rendue par la CAA de Douai n'est
évidemment par surprenante. Elle témoigne du fait que la charte de la laïcité,
ou plutôt les chartes de la laïcité, ne sont que la réaffirmation des principes
posés par la loi de Séparation du 9 décembre 1905. Son article 2 mentionne que
"la République ne subventionne aucun culte". Certes, cela
n'empêche pas une subvention aux activités non religieuses d'un organisme à
caractère confessionnel, et l’on a vu le Conseil d’État admettre, dans un arrêt du 4 mai 2012, la subvention d’un colloque par la ville de Lyon, alors même qu’il
était prévu d’interrompre les travaux pour permettre aux participants de
remplir leurs devoirs religieux. Mais le sujet du colloque n’était pas
spécifiquement religieux, et réunissait des intervenants de différentes
confessions.
Tel n'est pas le cas dans la décision de la CAA
de Douai, car les enfants accueillis au Patronage Saint Roch baignaient
dans une ambiance religieuse qui était l’objet même de leur présence, leurs
parents ayant choisi de leur donner cette éducation. De fait, il était
parfaitement impossible à la CAF de dissocier les activités religieuses et non
religieuses, de subventionner les unes sans subventionner les autres. Le principe
de neutralité interdit donc toute subvention publique, le financement du Patronage
devant ainsi être pris en charge par le diocèse et les parents des enfants qui
y sont accueillis.
Dans deux arrêts du 14 octobre 2025, la cour d'appel de Paris se fonde sur l'intérêt supérieur de l'enfant pour définir les droits d'enfants nés d'une insémination post mortem. Dans les deux cas, les enfants français sont nés en Espagne, pays qui autorise une veuve à bénéficier d'une assistance médicale à la procréation (AMP), à partir d'une insémination avec les gamètes de leur conjoint défunt, ou encore à partir d'un réimplantation d'un embryon conçu avec les gamètes du couple.
La première décision de la cour d'appel de Paris établit un lien de filiation paternelle en faveur de l'enfant. La seconde décision s'inscrit, quant à elle, dans un contentieux relatif à la succession du défunt, son ex-épouse issue d'un premier mariage ayant engagé une action pour faire déclarer inapte à succéder l'enfant du second mariage issu d'une réimplantation d'embryon réalisée post mortem en Espagne. En revanche, le premier enfant de ce second mariage était, quant à lui, apte à succéder, puisque la petite fille était née dix-sept jours avant le décès de son père. La seconde, celle potentiellement privée du droit de l'aptitude à la succession, était née dix-mois après ce décès, ce qui fait une différence d'à peine vingt mois entre les deux enfants issus du même patrimoine génétique. Prenant acte de l'inégalité successorale qui aurait résulté d'un refus, les deux enfants d'une même fratrie n'étant pas traités de la même manière, la cour reconnaît l'aptitude à succéder de l'enfant né par AMP dix-neuf mois après la mort de son père.
Un droit de fermeture
Ces deux décisions ont pour point commun d'offrir un instrument de contournement, certes modeste mais réel, d'une législation extrêmement sévère à l'égard des femmes souhaitant obtenir une AMP à partir des gamètes de leur époux décédé.
La conception post mortem a été formellement interdite dans la dernière loi bioéthique du 2 août 2021. Le législateur
s'est en effet refusé à toute modification de l'article L 2141-2 du code de la santé publique qui affirme que "lorsqu'il
s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des
embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple".
Cette approche restrictive a
été validée par la CEDH, dans un arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023. Il est vrai que la Cour européenne ne prend pas une position de principe hostile à l'AMP des veuves. Elle se borne à laisser aux États
une très large autonomie, dans un domaine où il n'existe pas de
consensus européen. Dans sa décision Pejrilova c. République tchèque du 8 décembre 2022, elle dressait ainsi une véritable liste des positions des États, témoignant d'une division
sur la conception post mortem. Les uns l'interdisent comme la France,
l'Allemagne, la Bulgarie, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l'Italie
ou le Portugal, les autres l'autorisent selon des modalités variables
comme la Belgique, Chypre, l'Estonie, la Hongrie, la
Lituanie, La Lettonie, les Pays Bas, et bien entendu l'Espagne, pays dans lequel l'époux de chacune des deux requérantes avait choisi de déposer ses gamètes.
Le droit français ne peut empêcher l'AMP en tant que telle, dès lors qu'elle a été effectuée dans un pays dans lequel elle est parfaitement licite. C'est la raison pour laquelle les contentieux se concentrent sur les conséquences de cette AMP au regard de la filiation d'abord, de la succession ensuite.
Il grandira car il est espagnol
La Périchole. Offenbach. Théâtre des Champs Elysées. 2022
La tentation libérale
Sur la question de l'AMP post mortem, les juges français ont toujours été libéraux, et la loi de 2021 a mis une fin brutale à une évolution jurisprudentielle qui se montrait compréhensive. Dans une ordonnance du 31 mai 2016,
le juge des référés du Conseil d'État avait ainsi autorisé l'exportation des
gamètes du mari décédé de la requérante. Celle-ci vivait certes à Paris, mais elle était de
nationalité espagnole et avait épousé un Italien. Les gamètes étaient donc exportés vers le pays d'origine de la veuve qui pouvait bénéficier d'une insémination, conformément au droit de son
pays. Le juge affirmait certes le caractère exceptionnel
de l'autorisation, mais il témoignait tout de même de sa volonté de
faire de chaque affaire d'insémination post mortem un cas particulier.
Quelques mois plus tard, dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2016,
le tribunal administratif de Rennes avait également permis l'exportation vers l'Espagne des paillettes de
sperme du mari défunt de la requérante. Les deux membres du couple
étaient pourtant de nationalité française, mais, profitant de
l'ouverture offerte par le Conseil d'État, le juge rennais s'était
appuyé sur le caractère exceptionnel du dossier. En effet, le projet
parental de deux époux s'était concrétisé par une
grossesse intervenue sans aucune assistance médicale en novembre 2015.
En dépit de sa maladie, l'époux avait suivi cette grossesse et avait
pu
connaître le sexe de son enfant le 14 janvier 2016, avant de s'éteindre
le 27 janvier. Hélas, à la suite du traumatisme causé à sa mère par le
décès de son époux, l'enfant était lui même décédé in utero
en avril 2016. La perte de cet enfant témoignait de
l'existence d'un véritable projet parental, qui constituait, aux yeux du
juge, la "circonstance particulière" de nature à justifier l'exportation
des gamètes.
La
loi de 2021, par le caractère péremptoire de sa formulation, semble mettre fin à ce libéralisme et interdire au juge d'apprécier la situation au cas par cas. Mais en réalité, la jurisprudence a entre-ouvert des portes, dans lesquelles la cour d'appel s'engouffre aujourd'hui.
Une porte entre-ouverte
Certes, l'arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023 n'empêche par les États d'interdire la procréation post- mortem. Les deux affaires dataient
de 2019, période antérieure à la loi de 2021. Le code de la santé
publique précisait alors que, pour bénéficier d'une AMP, "L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants".
Le droit a évolué depuis cette date, avec la loi de 2021 qui ouvre l'AMP aux femmes seules ou en couple. Dans les deux décisions de la cour d'appel de Paris du 14 octobre 2025, cette rupture d'égalité entre les femmes seules parce qu'elles l'ont choisi, et celles qui malheureusement ont perdu leur conjoint n'est toutefois pas pertinente. Il ne s'agit pas, en effet, de contester l'AMP elle-même, mais ses effets sur la filiation ou l'aptitude à la succession. Il n'empêche que la CEDH se borne à prendre acte de l'absence de consensus européen dans ce domaine, laissant les juges internes libres d'en tirer les conséquences de leur choix.
L'ouverture s'élargit encore avec un arrêt du 28 novembre 2024 rendu par le Conseil d'État. Certes, il rejette le recours d'une veuve contre la décision du
Centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen lui refusant de
poursuivre son parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP) par
l'implantation d'un embryon issu de ses gamètes et de celles de son
mari. Mais la requérante avait invoqué une
ingérence excessive dans son droit de mener une vie familiale normale,
garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme. La lecture de l'arrêt montre que le Conseil d'État n'écarte pas le moyen sans examiner la proportionnalité de cette ingérence au regard de ce droit. Il
estime en l'espèce que cette ingérence est proportionnée, dans la
mesure où la requérante n'avait aucun lien avec l'Espagne. Sa demande
d'exportation de ses embryons ou des gamètes de son mari avait donc comme
unique objet de contourner la loi française. Mais a contrario, on pouvait déduire que si la requérante avait eu la chance de naître espagnole, ou
son défunt mari, le juge aurait peut-être statué autrement.
Précisément, dans les deux décisions du 14 octobre 2025, la cour d'appel profite de cette possibilité de contrôle de proportionnalité.
Intérêt supérieur de l'enfant et appréciation in concreto
Dans l'affaire relative à la filiation de l'enfant, elle commence par rappeler le principe de l'interdiction de l'AMP pour les veuves, la poursuite du projet parental étant subordonnée au maintien du consentement des deux membres du couple et à la persistance du couple lui-même. Elle ajoute que ces dispositions ne portent pas, en tant que telles, "une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l'enfant".
Cette formulation conduit toutefois à un contrôle de proportionnalité et la cour affirme qu'il lui "appartient d'apprécier concrètement si l'atteinte à la vie privée de l'enfant n'est pas excessive", notamment au regard de la convention européenne des droits de l'homme. La cour d'appel examine donc la situation concrète d'une petite fille de cinq ans, qui connaît son histoire, celle de son père, et qui est élevée dans son souvenir. Elle parvient à la conclusion que "la construction identitaire de (l'enfant), qui a commencé dès sa naissance,
repose ainsi (...) sur deux branches
paternelle et maternelle, l'existence de la première n'ayant jamais été
contestée au sein de son entourage et étant au contraire fortement
encouragée, de sorte que la nier et l'en exclure pourrait s'avérer
psychologiquement préjudiciable". Elle décide donc d'écarter les conséquences de l'article 2141-2 du code de la santé publique interdisant la procréation post mortem. Elle s'appuie, pour cela, sur la convention sur les droits de l'enfant de 1989 qui impose de prendre toute décision le concernant en fonction de son "intérêt supérieur". Traité international, la convention est évidemment supérieur à la loi. En l'espèce, la cour d'appel précise que le couple ayant déjà eu fils aujourd'hui adolescent, et qu'il serait préjudiciable à l'enfant qu'issue du même patrimoine génétique, elle ne puisse porter le même nom que son frère.
La solution est comparable dans le contentieux successoral. La cour d'appel énonce de la même manière que l'exclusion de l'enfant de la succession affecte sa vie privée de manière disproportionnée "en lui signifiant une place différente
au sein de la fratrie malgré une histoire commune entre les deux soeurs
et un quotidien partagé, en la privant d'une pleine et entière
reconnaissance des droits issus d'une filiation non contestée, et portant en germe une atteinte à l'équilibre familial dans ses dimensions
symbolique, psychologique, affective et matérielle".
Ces deux décisions témoignent d'une heureuse utilisation du contrôle de proportionnalité. On peut néanmoins s'interroger sur le rôle que remplit la notion d'intérêt supérieur de l'enfant qui sert finalement à écarter les conséquences néfastes d'une loi absurde. Le législateur de 2021 s'est montré parfaitement incohérent. D'un côté, il autorise les femmes seules à recourir à l'AMP, reconnaissant ainsi la possibilité d'un projet parental solitaire. L'évolution semblait logique si l'on considère que, sans AMP, il est toujours possible à une femme seule d'avoir un enfant. Mais de l'autre côté, ce même législateur de 2021 interdit à une veuve d'utiliser les gamètes de son mari qui ont pourtant été conservés avec son consentement à une procréation post mortem. Le projet parental existait donc. On se demande donc si ce n'est pas le législateur qui s'est ingéré de manière excessive dans la vie privée des personnes, en décidant de détruire ce projet. Le juge fait aujourd'hui ce qu'il peut pour écarter les conséquences nuisibles de cette législation, mais la meilleure solution serait tout de même de la modifier.
La diffamation est définie par l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 comme "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne (...)". Dans une décision du 14 octobre 2025, la chambre criminelle de la cour de cassation précise qu'il n'est pas nécessaire que la personne soit nommée pour qu'il y ait diffamation. Lorsque les imputations ont été formulées sous une forme allusive ou
déguisée, il suffit de faire planer le soupçon pour chaque personne ainsi identifiable ait qualité pour agir en diffamation.
En septembre 2018, l'assistante parlementaire d'un ancien député-maire du Val de Marne a porté plainte pour diffamation. Elle se référait aux propos diffusés sur le site du nouveau maire de la ville : "Entre temps, l'ancienne collaboratrice parlementaire de
l'ex député-maire, lequel l'a vraisemblablement téléguidée, a insulté et
provoqué des agents municipaux. Hurlements et grossièreté de sa part
n'ont fait qu'empirer la situation dans le hall avant qu'elle ne soit
évacuée de force". En octobre 2023, le tribunal correctionnel a déclaré l'auteur de ces propos, c'est-à-dire le nouveau maire, coupable de diffamation. Mais la cour d'appel a infirmé le jugement, estimant que la victime n'était pas identifiable, dès lors qu'il était seulement fait mention de son ancienne fonction d'assistante parlementaire, son identité n'étant pas clairement mentionnée. Or, l'ancien élu a eu plusieurs collaboratrices, et la cour considère que cette pluralité empêche que le délit soit constitué.
La Cour de cassation va, au contraire, admettre le pourvoi. Elle constate d'abord que l'altercation à laquelle il est fait allusion a eu des témoins et que l'évènement a été largement diffusé dans la commune. Elle considère ensuite que le fait que l'ancien élu ait eu plusieurs collaboratrices confère un intérêt à agir à chacune d'entre elle, dès lors que chacune peut s'estimer visée par les propos diffamatoires.
Une victime identifiable
Il est exact que la diffamation ne peut être constituée que si la personne est identifiable, mais cela n'impose pas qu'elle soit nommée. Dans une décision Chauvy c. France du 8 juin 2004, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) confirme la condamnation de l'auteur d'un ouvrage qui insinuait, sans vraiment l'affirmer, la culpabilité du résistant Raymond Aubrac dans l'arrestation de Jean Moulin. La thèse reposait sur le seul mémoire en défense de Klaus Barbie, fondement dépourvu de toute rigueur historique, et constituant une accusation diffamatoire.
La cour de cassation, quant à elle, admet également que la victime n'a pas besoin d'être nommée, pourvu qu'elle soit identifiable. Dans un arrêt du 30 mai 2007, la chambre criminelle reconnaît ainsi la diffamation, constituée par les propos d'un avocat se plaignant dans une interview du traitement soi-disant infligé à son client par la brigade financière. Il aurait été, selon lui, privé de nourriture et de traitement médical pendant un délai anormalement long. Les faits ne sont pas établis, mais les policiers visés étaient parfaitement identifiables, d'autant que les noms des responsables de la brigade financière étaient cités dans un autre article du même journal. Dans ce même arrêt, la cour précise toutefois que le caractère identifiable ou non de la victime résulte de l'appréciation souveraine des juges du fond.
La zizanie. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970
La taille du groupe
En cas de pluralité de victimes potentielles, comme dans l'affaire du 14 octobre 2025, la question du caractère identifiable se pose en termes un peu différents. Il suffit en effet que la personne soit identifiable par un cercle relativement restreint de personnes, la famille, l'entourage ou le milieu professionnel. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle soit connue du grand public par une forme de médiatisation. Tel est le cas évidemment des assistants parlementaires d'un élu.
En revanche, la cour de cassation statue différemment lorsque le groupe est plus large. L'arrêt du 29 janvier 2008 pose une jurisprudence de principe, à propos de propos reprochés à l'amiral Philippe de Gaulle qui, dans un livre consacré à son père, écrivait : " (...) Je trouve scandaleux qu'on l'accuse d'avoir abandonné les Français
d'Algérie, d'avoir laissé massacré plus d'un million de personnes. C'est
faux ! Le bilan, avec plus de 185 000 morts, était déjà suffisamment
lourd. Et puis, tout le monde ne voulait pas partir, comme ces 100 000
harkis qui ont rejoint l'armée algérienne ». Des associations de harkis ont alors porté plainte pour diffamation, mais la cour de cassation a estimé que la personne visée ne peut être un "membre d'une
collectivité dépourvue de personnalité juridique (et) qui n'est pas
suffisamment restreinte pour que chacun de ses membres puisse se sentir
atteint". Le groupe constitué comme l'ensemble des harkis installés en France n'est donc pas considéré comme un groupe suffisamment restreint pour que ses membres soient identifiables comme victimes de diffamation.
Bien entendu, entre le groupe restreint, et le groupe plus vaste subsiste une large marge d'appréciation pour le juge. Il ne s'agit tout de même pas d'une jurisprudence "au doigt mouillé", car les juges du fond n'hésitent pas à recourir aux témoignages, aux éléments contextuels, pour démontrer le caractère identifiable ou non de la victime. Il convient toutefois d'observer que ce caractère identifiable justifie l'intérêt pour agir mais qu'il est sans lien avec la publicité de la diffamation. Si les propos diffamatoires ne sont diffusés qu'à un groupe restreint de personnes, celle-ci demeure une diffamation privée, et la peine contraventionnelle.
En tout état de cause, cette jurisprudence est utile car elle permet de sanctionner les pires des diffamations. Elle vise en effet les auteurs d'insinuations, de rumeurs, de ragots en tous genres qui laissent planer le soupçon sur une personne sans la nommer. Comme dit Basile, dans le Barbier de Séville, : "D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando
de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais
comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à
vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe,
arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri
général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?"
Le Conseil constitutionnel, dans sa QPC du 9 octobre 2025 Mme Catherine I., épouse C., refuse de déclarer inconstitutionnelles les dispositions législatives qui interdisent l'adoption d'un même enfant par ses deux beaux-parents. A l'heure où les familles recomposées sont considérées comme participant d'une vie familiale normale, le Conseil constitutionnel se prononce en faveur d'une vision traditionnelle, voire traditionaliste, de la famille. L'audience vidéo est particulièrement éclairante sur ce point, avec l'intervention d'une association invoquant les "valeurs familiales" pour justifier une règle qui opère une discrimination parfaitement visible entre les beaux-parents d'un enfant.
En l'espèce, M. et Mme C., mariés en juin 1991, ont chacun un enfant né d'une précédente union, l'un en 1977 et l'autre en 1979. Tous deux ont été élevés ensemble par le couple, et en 2023 la famille décide de donner un ancrage juridique à ce lien familial, à la fois pour des motifs affectifs et aussi pour protéger leurs enfants lors de leur succession. L'adoption de l'enfant de Madame C. par Monsieur C. se déroule sans aucune difficulté, actée par un jugement d'octobre 2024. En revanche, Madame C. se voit brutalement refuser l'adoption de l'enfant de son époux, au motif qu'il a déjà fait l'objet d'une adoption simple par le nouveau mari de sa mère. Ce dernier affirme donner son accord à cette nouvelle adoption, mais rien n'y fait.
Image de la belle-mère
La méchante sorcière de l'Ouest
Le Magicien d'Oz. Victor Fleming. 1939
Une adoption, une seule
Madame C. se voit en effet opposer les dispositions de l'article 345-2 du code civil. D'une exemplaire concision, elles énoncent que "nul ne peut être adopté par plusieurs personnes si ce n'est par deux
époux, deux partenaires liés par un pacte civil de solidarité ou deux
concubins". On l'a compris, les beaux-parents n'existent pas. Ces dispositions sont issues de l'ordonnance du 5 octobre 2022, prise en application de la loi du 21 février 2022 réformant l'adoption.
Les motifs de cette prohibition ne sont guère explicités. Certes, le décret du 2 Germinal an XI c'est à dire la partie relative à l'adoption du nouveau code civil, énonçait déjà que "nul ne peut être adopté par plusieurs, si ce n'est par deux époux". L'origine de ces dispositions remonte donc à une époque où la famille recomposée était juridiquement inexistante. Reprises au fil des ans sans trop de discussion, elles auraient pu faire l'objet d'un vrai débat constitutionnel devant le Conseil.
Figure ainsi dans la décision l'idée selon laquelle Madame C. n'est pas
victime d'une règle automatique. En effet, l'article 345 alinéa 2 du
code civil prévoit qu'une nouvelle adoption simple peut être demandée et
prononcée après le décès de l'adoptant ou des adoptants. En d'autres
termes, Madame C. doit espérer la mort du primo-adoptant... à
moins qu'elle n'envisage de l'assassiner ? Quoi qu'il en soit, le
Conseil en déduit que le droit n'interdit pas vraiment les adoptions
multiples.
Égalité devant la loi et prime au primo-adoptant
Il est évident que Mme C., alors qu'elle est dans la même situation que les autres adoptants, se trouve écartée par l'application d'une norme automatique. La chronologie est le seul motif qui lui est opposé. Elle ne peut adopter l'enfant de son mari, tout simplement parce que le mari de l'ex-femme de ce dernier l'a adopté avant elle.
Le Conseil constitutionnel ne nie pas la différence de traitement entre les conjoints
respectifs des parents d’une personne, dès lors que seul l’un d’entre eux peut établir un lien de filiation adoptive avec elle. Il rappelle sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle "le principe de l'égalité devant la loi ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général (...)". Cette formulation figure dans de nombreuses décisions, notamment celle du 18 mars 2009.
Il est absolument impossible de considérer que le beau-père et la belle-mère sont dans une situation différente au regard de l'adoption de l'enfant de leur conjoint. Reste donc le motif d'intérêt général, et le Conseil constitutionnel s'efforce d'en trouver un. Il se réfère donc à la nécessité de stabilité dans les liens de parenté et aux "difficultés juridiques qui
résulteraient de l’établissement de multiples liens de filiation
adoptive". Dans le cas de Madame C., ces motifs sont peu convaincants. La stabilité des liens est déjà établie depuis de longues années et il ne s'agit pas d'établir un mille-feuilles de liens de filiation mais plus simplement de prendre acte de la situation familiale, par ailleurs parfaitement harmonieuse, d'une famille recomposée.
Mais précisément, le cas personnel de Madame C. est sans importance puisqu'une norme d'application automatique lui est appliquée. Par ricochet, cette rigueur lui interdit aussi d'invoquer l'absence d'examen approfondi et individualisé de la situation de l'enfant et de l'adoptant, règle qui pourtant constitue le fondement de l'office du juge en matière d'adoption.
Le droit de mener une vie familiale normale
Le dernier motif invoqué devant le Conseil et relève du droit de mener une vie familiale normale. Le Conseil constitutionnel l'écarte rapidement, au motif que rien n'interdit à Madame C. de mener une vie familiale normale, alors même qu'elle n'a pas pu adopter l'enfant de son conjoint. Son rôle est celui d'une belle-mère et uniquement d'une belle-mère. Le Conseil fait observer que le beau-parent peut être "associé à l’éducation et à la vie de l’enfant" et que "le droit de mener une vie familiale normale n’implique
pas le droit pour le conjoint du parent d’une personne à l’établissement
d’un lien de filiation adoptive avec celle-ci". On se réjouit tout de même que le Conseil ne soit pas allé jusqu'à préciser que la place de belle-mère est dans sa cuisine...
Enfin, mais heureusement, le Conseil ne l'a pas mentionné, il convient de citer le mémoire du secrétaire général du gouvernement invoquant l'origine de ce refus d'une adoption croisée. Il précise en effet que celle-ci multiplie les titulaires de l'autorité parentale... La famille C. a dû bien rire. Au moment de la demande d'adoption, les enfants C. sont âgés respectivement de 44 et 46 ans ! Autant dire que l'autorité parentale ne s'exerce plus guère.
La décision du 9 octobre 2025 apparaît ainsi comme une sorte de survivance d'une vision traditionnelle de la famille, vision dans laquelle les beaux-parents sont priés de rester à leur place. Le plus surprenant dans l'analyse réside sans doute dans l'absence de référence à l'inégalité désormais actées entre les enfants eux-mêmes. Au regard de la succession de leurs parents en effet, celui qui a bénéficié de l'adoption simple sera évidemment favorisé alors que l'autre ne sera qu'un tiers au regard de la belle-mère privée d'adoption. Mais cela n'a pas d'importance, car les "valeurs familiales" sont sauvegardées.