« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 11 novembre 2024

Manifs "pro-palestiennes" aux manifs de l'"ultra-droite", même combat jurisprudentiel


L'arrêt Associations Cercle Droit et Liberté et Institut Iliade pour la longue mémoire européenne rendu le 8 novembre 2024 par le Conseil d'État laisse une impression de déjà vu. Le Conseil d'État écarte en effet un recours contre une circulaire du ministre de l'Intérieur du 10 mai 2023 "relative à l'interdiction des manifestations et rassemblements de l'ultra-droite". L'affaire ressemble étrangement à une précédente requête  le 18 octobre 2023. Celle-là était dirigée contre une circulaire du 12 octobre 2023, du même ministre de l'Intérieur, qui portait sur "les manifestations pro-palestiniennes". 

Les dates sont donc importantes. La circulaire du 10 mai 2023 sur les cortèges de l'ultra droite fait l'objet du recours jugé le 8 novembre 2024. Entre ceux dates, est intervenue la circulaire sur les manifestations pro-palestiniennes le 12 octobre 2023 que le juge des référé à refusé de suspendre le 18 octobre 2023. Autrement dit, ce référé pèse certainement sur la décision du 8 novembre, mais n'a évidemment eu aucune influence sur la circulaire du 10 mais qui lui est antérieure. 


La manifestation de mai 2023


La circulaire du 10 mai 2023 témoigne précisément d'une certaine irritation du ministre de l'Intérieur. On se souvient qu'une manifestation sur la voie publique s'est déroulée à Paris le 6 mai 2023. Il s'agissait d'une "marche silencieuse en hommage à Sébastien Deyzieu", militant décédé le 7 mai 1994 lors d'une manifestation organisée par le Groupe Union Défense (GUD) et les Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR). Le préfet de police, Laurent Nunez, l'avait pourtant interdite, en invoquant des risques de "désordres" et de "troubles à l'ordre public". Mais les organisateurs avaient obtenu la suspension de l'arrêté d'interdiction par le juge des référés du tribunal administratif de Paris, permettant finalement à la manifestation d'avoir lieu.

Les participants étaient finalement bien peu nombreux et aucune atteinte à l'ordre public n'avait été constatée. Cela n'avait pas empêché le ministre de l'Intérieur de promettre, à la séance suivante des Questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, le 9 mai, d'annoncer qu'il avait donné pour instruction aux préfets d'interdire toutes les manifestations déclarées par des militants d'"ultra-droite ou d'extrême-droite". La circulaire avait été publiée dès le lendemain, 10 mai 2023. C'est ce texte dont le Conseil d'État vient de confirmer la légalité.

 


 Collection particulière. 2020


Le précédent des "manifestations pro-palestiniennes"

 

La décision du 18 octobre 2023 constitue certes un précédent, mais il s'agit d'une ordonnance de référé. C'est la raison pour laquelle elle est intervenue très rapidement après la circulaire contestée demandant aux préfets d'interdire "les manifestations pro-palestiniennes".

Il ne faisait guère de doute que la circulaire était illégale, en raison même de l'interdiction générale et absolue qu'elle exigeait. Depuis l'arrêt Daudignac de 1951, le Conseil d'Etat estime qu'une mesure de police ne peut prononcer une interdiction générale et absolue d'exercer une liberté, sauf hypothèse où aucun autre moyen de garantir l'ordre public ne peut être mis en oeuvre. Il est exact que la liberté de manifestation ne figure pas, en tant que telle, au nombre des libertés consacrées dans les textes constitutionnels. Mais sa valeur constitutionnelle a été affirmée par le Conseil constitutionnel, en particulier dans sa décision du 18 janvier 1995 qui reconnaît le "droit d’expression collective des idées et des opinions". Depuis un arrêt du 5 janvier 2007, le Conseil d'État considère, quant à lui, que la liberté de manifester constitue l'une de ces "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté. De fait, considérée comme une liberté, une manifestation ne peut faire l'objet d'une interdiction générale et absolue que si les autorités ne disposent d'aucun autre moyen de garantir l'ordre public.

Gérald Darmanin espérait sans doute écarter cette jurisprudence en ne prononçant pas lui-même l'interdiction d'une manifestation, mais en enjoignant aux préfets de le faire. Mais il est évident que les préfets sont dans une situation de compétence liée et doivent exécuter les ordres du ministre de l'Intérieur. Le Conseil d'État aurait donc pu le considérer comme l'auteur de cette interdiction générale et absolue. Et il est évident qu'elle était illégale, dès lors qu'elle conduisait à interdire tous les cortèges, quelle que soit la situation en matière de protection de l'ordre public.

Le juge des référés, très habilement, a toutefois préféré éviter de sanctionner directement l'acte du ministre de l'Intérieur. Il l'a simplement neutralisé, en le rendant transparent. C'est ainsi qu'il affirme qu'il appartient "en tout état de cause, à l'autorité préfectorale (...) d'apprécier, à la date à laquelle elle se prononce, la réalité et l'ampleur des troubles à l'ordre public". Le préfet est donc la seule autorité compétente pour évaluer ces risques pour l'ordre public, d'autant qu'il doit nécessairement tenir compte des moyens dont il dispose pour en garantir le respect. 

Est ainsi mise en place une sorte de fiction juridique. L'idée est que le ministre de l'Intérieur ne peut ignorer que la menace pour l'ordre public ne peut être évaluée que dans son contexte, manifestation par manifestation. L'interdiction collective, sans tenir compte des circonstances locales, est impossible. Et le juge feint ainsi de croire que le ministre se bornait à donner des directives d'ordre général aux préfets, sans les priver de leur pouvoir de décision, au cas par cas. La circulaire est alors neutralisée, sans qu'il soit nécessaire d'en décider la suspension.

 

Les manifestations de l"'ultra droite"

 

La décision du 8 novembre 2024 transpose cette analyse dans le contentieux de l'excès de pouvoir. Cette évolution n'est pas sans importance si l'on considère que, en principe, une ordonnance de référé ne saurait faire jurisprudence, dès lors qu'elle se borne à prendre une mesure d'urgence. 

Il est vrai que la circulaire du ministre de l'Intérieur portant sur les manifestations de l'ultra-droite était nettement mieux rédigée que celle portant sur les manifestations pro palestiniennes. Il était seulement demandé aux préfets d'"accorder une attention particulière" aux déclarations de manifestations", en particulier lorsqu'elles étaient le fait d'individus issus de groupes dissous, appelant à la haine contre autrui ou se revendiquant de l'action violente. Certes, les préfets étaient ensuite invités à "prendre, par arrêté, les mesures d'interdiction qui s'imposent". 

L’ambiguïté de la formulation saute aux yeux. L'interdiction est une mesure "qui s'impose", écriture qui peut laisser penser que le ministre adresse un ordre aux préfets. Mais ces derniers se prononcent au cas par cas, manifestation par manifestation, et ils ne sont qu'invités à prendre une mesure d'interdiction. De cette formulation quelque peu obscure, on peut déduire que le préfet n'a pas perdu son pouvoir de laisser le cortège se dérouler s'il estime que l'ordre public n'est pas menacé de manière disproportionnée.

Le Conseil d'État, une nouvelle fois, feint de croire que le ministre de l'Intérieur n'a pas entendu ordonner une interdiction générale et absolue de toutes les manifestations de la droite extrême. La rédaction de la circulaire lui en offre la possibilité, d'autant qu'il n'a pas à prendre en considération les propos tenus la veille par le ministre lors de la séance de questions aux gouvernements. 

On peut penser que c'est aussi ce qu'a plaidé l'administration devant le Conseil d'État, tenant compte finalement de l'affaire des manifestations palestiniennes. Elle a certainement insisté sur le maintien du pouvoir de décision des préfets. Quoi qu'il en soit, les deux décisions de justice parviennent ainsi au même résultat : rappeler au ministre de l'Intérieur l'étendue et les limites de ses compétences. Alors qu'un nouveau ministre de l'Intérieur semble, lui aussi, envisager l'interdiction de toutes les manifestations susceptibles de "laisser prospérer l'antisémitisme", le rappel du droit positif n'est sans doute pas inutile.


L'interdiction des manifestations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2



 

vendredi 8 novembre 2024

Les menus de substitution - de motifs


La question des menus de substitution proposés par les communes dans les services municipaux de restauration, et notamment les cantines scolaires, donne lieu à une jurisprudence constante. 

Rappelons que ce qu'il est convenu d'appeler "menus de substitution" ne vise pas seulement des menus dépourvus d'interdits alimentaires imposés par certaines religions. Peuvent également être concernés les menus végétariens, voire végans, ou encore les menus de régime, par exemple pour les enfants allergiques au gluten. 

Quoi qu'il en soit, chaque nouvelle décision du juge administratif suscite des réactions identiques. Les commentateurs affirment de manière très péremptoire que le refus de proposer ce type de menu viole le principe de laïcité. En réalité la position des juges est nettement plus subtile. Ils n'interdisent pas à un maire de renoncer à ces menus de substitution, mais ils lui imposent de bien choisir les motifs de sa décision.


Les menus de substitution, à Tassin-la-demi-lune


Le jugement rendu par le tribunal administratif de Lyon le 22 octobre 2024 ne fait pas exception. Le 6 juillet 2016, une délibération du conseil municipal de Tassin-la-demi-lune porte sur le renouvellement de l'affermage du service public de restauration scolaire, à compter d'août 2016. En demandant au conseil municipal de se prononcer sur le choix du délégataire, il est expressément mentionné "qu'au sein du cahier des charges et dans la mise en oeuvre de la délégation, il n'est pas prévu de mettre en place des menus de substitution".

La Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) a demandé, en 2022, à la commune l'abrogation de cette délibération, et, devant son refus, il a saisi le tribunal administratif de Lyon d'une double demande. D'une part, le juge est sollicité en excès de pouvoir pour déclarer illégal le refus d'abroger la décision. D'autre part, il lui est demandé d'enjoindre à la commune de  rétablir ces menus. 

Observons d'emblée que la requête n'est pas tardive, même si elle intervient des années après la décision. En effet, l'article L 243-2 du code des relations entre le public et l'administration précise que "l'administration est tenue d'abroger expressément un acte réglementaire illégal ou dépourvu d'objet, que cette situation existe depuis son édiction ou qu'elle résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures, sauf à ce que l'illégalité ait cessé". 

Et précisément, dans son jugement, le tribunal de Lyon donne une complète satisfaction à la LICRA. Elle annule la délibération litigieuse, ajoutant que cette annulation implique que la commune revienne au statu quo ante, c'est-à-dire à l'offre de menus de substitution.  

Doit-on pour autant affirmer, comme le font les commentateurs, que la délibération violait le principe de laïcité ? En réalité, il n'en est rien, et cette analyse sommaire, que le juge ne mentionne évidemment pas, repose sur une confusion entre les motifs du juge et ceux de la délibération du conseil municipal.




Georges d'Espagnat. circa 1925


Du menu de substitution à la substitution de motifs


Or la jurisprudence est beaucoup plus libérale que l'on pourrait le penser. La question des menus de substitution dans les cantines scolaires a déjà été évoquée dans un arrêt du Conseil d'État rendu le 11 décembre 2020. A l'époque, le juge avait annulé la délibération du conseil municipal de Châlon-sur-Saône supprimant ce type de menu. Certes, mais c'était pour ajouter immédiatement qu'il n'est ni obligatoire ni interdit pour une collectivité locale de proposer aux élèves des repas différenciés selon leurs contraintes alimentaires. En d'autres termes, les élus peuvent faire ce qu'ils veulent. 

Mais pas pour n'importe quel motif. Le problème est que, à Tassin-la-demi-lune comme à Châlon-sur-Saône, les élus avaient formellement appuyé leur décision sur le principe de laïcité et la neutralité du service public qu'il impose. Le maire de Tassin-la-demi-lune invoquait même un "document sur la laïcité" rédigé par l'association des maires de France

Précisément, le simple fait de fonder la décision sur le principe de laïcité est une erreur de droit.  Le juge fait observer qu'aucune disposition législative n'interdit de distribuer des menus de substitution pour des motifs liés au principe de laïcité. Mais aucune disposition n'impose non plus de distribuer ces menus, et la décision du tribunal administratif de Dijon de 2017 allant dans ce sens au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant a été annulée par la Cour administrative d'appel de Lyon le 23 octobre 2018.

Les commentateurs qui se réjouissent de cette décision au nom du droit à la liberté religieuse oublient de dire que les élus auraient pu se fonder sur un autre motif. Le Conseil d'État les y incitait dans son arrêt du 11 décembre 2020, en leur donnant la recette pour ne pas encourir ses propres foudres. Il leur suffit de fonder leur décision, non sur la neutralité ou la laïcité, mais tout simplement sur les nécessités du service, contraintes techniques, faiblesse du personnel de cuisine, coût de ces repas individualisés. 

Le tribunal administratif, le 22 octobre 2024, reprend à son compte ces efforts d'information. Il fait observer aux élus qu'il "leur appartient de prendre en compte l'intérêt général qui s'attache à ce que tous les enfants puissent bénéficier de ce service public", mais cette exigence s'apprécie à l'aune "des exigences du bon fonctionnement du service et des moyens humains et financiers dont disposent ces collectivités". Autrement dit, il suffit à la commune d'invoquer des contraintes financières, et malheureusement ces dernières sont de plus en plus lourdes, pour justifier son refus de servir des repas de substitution.

Rien de nouveau donc dans la jurisprudence récente. On note, avec un peu d'amusement, que l'argument du respect de la laïcité n'est pas plus efficace pour refuser les menus de substitution que pour saluer l'annulation de ce refus.

Reste tout de même à prendre note de la formidable hypocrisie du droit. Le législateur n'a jamais osé s'intéresser à ce sujet, qu'il a abandonné au droit mou, notamment au documents de l'Association des maires de France, et à la jurisprudence. Les élus se débrouillent comme ils peuvent, et le Conseil d'État en est réduit à leur souffler discrètement une méthode pour interdire les menus de substitution, sans toucher au principe de laïcité. Hélas, le maire de Tassin-la-demi-lune n'avait pas lu la jurisprudence du Conseil d'Etat. Mais maintenant qu'il est mieux éclairé, rien ne lui interdit de faire voter au conseil municipal une nouvelle délibération, avec de nouveaux motifs. A l'heure où le budget des communes connaît des coupes sombres, il n'est pas difficile d'en trouver.


dimanche 3 novembre 2024

La jurisprudence Dupond Moretti, version taquine


Il est particulièrement difficile de commenter les jugements des tribunaux correctionnels qui ne sont pas directement accessibles. Il en est pourtant un que Le Monde a pu se procurer et dont il a publié de larges extraits dans le journal daté du 1er novembre 2024. Rendu la veille par la 13è chambre correctionnelle du tribunal de Paris, ce jugement aurait pu passer totalement inaperçu. Il relaxe en effet deux personnes poursuivies pour prise illégale d'intérêts, dans une affaire portant sur l'attribution de logement social. 

Manelle S. et Lucas G., tous deux fonctionnaires à la préfecture d'Ile-de-France, sont en charge d'instruire les demandes de logement social des agents publics. En poste depuis une dizaine de jours, Manelle S. modifie l'indice de priorité de sa propre demande de logement, en ajoutant, pour faire bonne mesure, des points supplémentaires liés au handicap. Quant à Lucas G., il se saisit du dossier pour faire attribuer à Manuelle S. un appartement de 132 m2 dans le 8e arrondissement, après avoir pris soin de sélectionner deux autres candidats dont les revenus sont trop importants pour prétendre à cette attribution. Rien que de très banal en matière d'attribution de logement social à Paris, le train-train quotidien des atteintes à la probité.

Et pourtant, les deux fonctionnaires sont relaxés. Les motifs développés par le tribunal correctionnel suscitent d'abord l'étonnement, puis un grand éclat de rire. Ce n'est pas une réaction fréquente à la lecture d'une décision de justice mais il faut bien reconnaître que le tribunal correctionnel s'est montré taquin, voire insolent, en pleine connaissance de cause.


La Cour de Justice de la République lave plus blanc


La relaxe repose en effet sur la jurisprudence Dupond Moretti, d'ailleurs invoquée par l'avocat des prévenus. Le 29 novembre 2023, la Cour de justice de la République (CJR) rendait publique sa décision de relaxer le Garde des Sceaux, poursuivi pour prise illégale d'intérêts. Etaient en cause les poursuites disciplinaires que Eric Dupond-Moretti, devenu ministre, avait engagées contre des magistrats qui, tant au Parquet National Financier qu'à Monaco, avaient osé poursuivre des clients de l'avocat Dupond-Moretti. Le Conseil supérieur de la magistrature avaient lavé de tout soupçon ces magistrats, et la CJR avait relaxé le Garde des Sceaux. 

La lecture de la décision de la CJR avait pourtant suscité l'étonnement des commentateurs. La Cour commençait par affirmer que tous les éléments définissant l'infraction étaient réunis, avant de considérer, le plus sérieusement du monde, que l'élément intentionnel était absent.

L'article 432-12 du code pénal punit de cinq ans d'emprisonnement et 500 000 le conflit d'intérêts. Il consiste pour une autorité publique ou un élu à "prendre, recevoir, ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement (...)". Plus généralement, l'élément matériel se définit comme la prise par le ministre, dans une opération dont il a le contrôle, d'un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité. 

La Cour de cassation, le 5 avril 2018, a admis qu'un intérêt non patrimonial peut suffire à caractériser l'infraction. Le fait, pour un ministre, d'engager des poursuites contre des magistrats par vengeance personnelle est donc bien constitutif d'une prise illégale d'intérêts, nonobstant le fait que le ministre ne se soit pas enrichi dans l'affaire. La CJR applique cette jurisprudence, en énumérant une série de preuves du conflit d'intérêts, mentionnant au passage que plusieurs personnes de son cabinet avaient averti le ministre de ce danger.

A ce stade, tout le monde s'attendait à ce que le ministre soit condamné, mais la CJR a alors invoqué l'absence d'élément intentionnel de l'infraction. La Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 21 novembre 2001, considère que l'intention coupable en matière de prise illégale d'intérêts est caractérisée par le seul fait que l'auteur a accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit. Or, malgré tous les éléments déjà mentionnés dans l'arrêt, malgré les avertissements de son cabinet, malgré les connaissances juridiques qui sont celles d'un ténor du barreau, la CJR a considéré qu'il manquait "la conscience suffisante" que le Garde des Sceaux "pouvoir avoir de s'exposer à la commission de l'infraction". 



Charlie Hebdo, automne 2023


L'absence de "conscience suffisante"


Le Tribunal correctionnel de Paris, le 30 octobre 2024, reprend la motivation de la CJR dans son affaire d'attribution de logement social. Le texte de la décision mérite d'être cité : 

    "Étant relevé que la prévenue n'a pas fait d'études supérieures en droit, ni n'a exercé des emplois qui conduisent à développer ou confirmer des compétences en droit - tels que la profession d'avocat pénaliste ou de ministre de la Justice (...) mais est fonctionnaire de catégorie C récemment arrivée dans ce service, le tribunal juge que l'élément intentionnel n'est plus caractérisé". 

C'est donc une référence directe à la "conscience suffisante" de la commission de l'infraction, notion introduite dans le droit positif par la CJR, et allant directement à l'encontre de la jurisprudence de la Cour de cassation. Puisque le Garde des Sceaux est relaxé au motif qu'il ignorait le droit, le juge est en effet incité à relaxer des agents catégorie C qui sont, en principe, encore moins éclairés dans ce domaine.


Taquinerie ou recherche du revirement


Doit-on interpréter cette décision comme une simple taquinerie ? un témoignage de mauvaise humeur à l'égard de l'ancien Garde des Sceaux qui a diligenté des poursuites disciplinaires contre des magistrats accusés d'avoir fait leur métier ? En réalité, il est bien probable que le tribunal correctionnel a rendu cette décision pour deux raisons essentielles, extrêmement sérieuses. 

D'abord elle met en lumière le fait que la jurisprudence de la CJR a pour conséquence de vider de son contenu la notion même de prise illégale d'intérêts. Il suffit de dire que l'on ne savait pas, que l'on n'avait pas compris, pour échapper à la condamnation. Si le Garde des Sceaux ne savait pas qu'il violait le droit, il est évident que personne ne le sait. 

Ensuite, il est probable que le tribunal correctionnel espère que sa décision sera frappée d'appel et que la cour d'appel appliquera la jurisprudence ancienne, celle de la Cour de cassation.  Et si elle ne le fait pas, il y a des chances pour que, cette fois, un pourvoi en cassation soit déposé. Souvenons-nous en effet que l'arrêt de la CJR n'avait pas suscité de pourvoi du parquet. Le procureur Rémi Heitz avait annoncé y renoncer. Il n'avait alors guère d'autre choix si l'on considère qu'une éventuelle cassation aurait conduit à une nouvelle audience devant la CJR, avec probablement le même résultat. Les parlementaires, membres de la CJR, qui avaient choisi de sauver Eric Dupond-Moretti ne seraient pas revenus sur leur décision, aussi absurde soit-elle. Aujourd'hui, le tribunal correctionnel n'a pas seulement fait preuve d'humour. Il a ouvert la porte à un retour à la jurisprudence classique, en l'absence, heureusement, de cette juridiction politique qu'est la CJR.