Lobbying étranger auprès de l'Union européenne Définir une stratégie normative
Marie LEONTE
avocat au Barreau de Paris, docteur en droit de l’Université Paris Panthéon – Assas
Dans un contexte où l’on reproche à juste raison à l’Union européenne la posture d’herbivore dans un monde de carnivores face à des intérêts tiers mus par une idéologie anti-européenne et à fort appui financier, il convient de se pencher, d'un point de vue stratégique, sur la question de la réglementation de la représentation d'intérêts pour le compte des pays tiers dans l’Union européenne.
L’encadrement de ces activités est facilité par une prise de conscience récente résultant des travaux des commissions spéciales du Parlement européen INGE1 et ING2 sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne et, au niveau national, du Rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques français (juin 2023).
Les ingérences étrangères
dans les processus électoraux
Les ingérences étrangères dans les processus électoraux des pays européens y compris en France, tout particulièrement en provenance de Russie, de Chine, voire de l’Iran et les scandales impliquant des membres du Parlement européen en lien avec la corruption et le trafic d’influence, ont incité le Parlement européen à quitter une approche agnostique et à inviter les États membres à reconnaître que celles-ci représentent une menace pour leur sécurité, allant jusqu’à demander la modification l’art. 222 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui prévoit le principe de solidarité en cas d’attaque terroriste, afin d'y inclure l’ingérence étrangère.
Le lobbying comme service
Aux antipodes des travaux du Parlement européen, la proposition de directive COM(2023)637 final - rendue publique par la Commission européenne en décembre 2023, part d'une prémisse hasardeuse, sur l’exactitude de laquelle il est permis de s’interroger, car elle qualifie la représentation d’intérêts exercée pour le compte de pays tiers comme un simple service fourni à une entité d'un pays tiers, lequel peut faire l’objet d’une prestation sur le marché intérieur et instaure un système unique dans lequel l'entité qui exerce l'activité de lobbying pour le compte d'un pays tiers s’inscrit dans n’importe quel Etat membre et se voit attribuer un „numéro européen de représentation d’intérêts (EIRN)”, rendu opposable aux autorités des autres États membres et aux institutions de l’Union européenne, un peu comme un numéro de TVA intracommunautaire lui permettant de „faire commerce” des activités d’influence au bénéfice du client étranger.
Ce choix d'instruments de réglementation est particulièrement maladroit, car l’activité de représentation d’intérêts, quelle qu'en soit la définition, d’autant plus lorsqu’elle est exercée pour le compte d'intérêts tiers, n’entre pas dans la catégorie des services tels qu’entendus par le droit européen, les dispositions de l’article 57 T.F.U.E. ne lui étant pas applicables.
Relevant d’une compétence régalienne, celle de dire le droit, qui incombe aux États membres en vertu de leur souveraineté et, puisque nous sommes en présence du lobbying étranger, touchant à la compétence de représentation face aux États tiers (qui n’est autre que la sublimation contemporaine de la fonction régalienne de faire la guerre) et qui incombe d’autant plus à l’État lui seul, cette activité ne relève pas d'une simple activité de services, son caractère onéreux la plupart du temps ne constituant pas, à lui seul, un fondement suffisant en ce sens.
L’on ne peut évidemment pas faire commerce d'une fonction régalienne et la participation à l'écriture de la loi, qui se fait sous conditions fixées strictement par l’État, ne s’inscrit pas dans les cas de figure énumérés à l’art. 57 T.F.U.E., il ne s’agissant ni d'une activité à caractère commercial ni d'une activité exercée dans le cadre des professions libérales et le fait que cette activité soit exercée ponctuellement par des avocats, ne lui emprunte pas automatiquement la légitimité dont bénéficient ces derniers en vertu du mandat étatique dans le but de l’administration de la justice.
Confusion ou choix délibéré
En réalité, la confusion entre les notions de représentation d’intérêts étrangers et la notion de services n'en est malheureusement pas une : en se prévalant du fait que certains États (dont la France) ont légiféré en la matière et en élargissant artificiellement l’application de l’art. 114 T.F.U.E., la proposition entend que l’Union légifère dans un domaine où celle-ci ne dispose pas de la compétence partagée avec les États membres au sens du droit européen (telle que prévue à l’art. 4 alinéa (2) du T.F.U.E.), ce qu’elle fait en l’inscrivant sur le terrain prévu à l’art. 4 alinéa (2) (a) T.F.U.E., „marché intérieur”. Par ailleurs, la proposition de directive entretient une confusion entre les autorités cibles de la représentation d’intérêts, nationales ou européennes, s'abritant derrière le syntagme générique „représentation dans l’Union européenne”.
Faisant cela, la proposition méconnait les règles de la démocratie européenne, de la définition des politiques publiques et des normes, tout comme celles de la défense de l’intérêt européen, en violation des dispositions des articles 5 alinéa (1) et (2) T.U.E. concernant les limites des compétences d’attribution de l’Union européenne et celles de l’art. 4 alinéa (2) T.F.U.E. concernant les compétences partagées entre Union et États membres.
Il ne reste aux Etats membres que d’enregistrer les lobbyistes étrangers et de s’assurer du respect de la protection applicable à tous les services sur le territoire de l’Union, y compris lorsque le lobbying vise à peser sur la formulation de la législation nationale.
La proposition de directive va encore plus loin, en se souciant à l’excès des susceptibilités que peuvent développer les intérêts et les États tiers qui prétendent participer à l’élaboration des décisions dans les États membres et dans les institutions de l’U.E., en leur évitant d’être „stigmatisés”, préoccupation qui est réitérée tout au long du texte.
Rendre aux États leur compétence
Or, rappelons-le, les droits de l’homme, droits subjectifs, ne sont pas des droits collectifs applicables tale quale à la communauté étatique. Si tant est qu'une telle préoccupation pour la non-stigmatisation se justifie entre les pairs, comme au niveau de l’O.N.U. où les relations entre États sont régies par le principe de l'égalité souveraine de tous ses Membres, tout comme entre les États membres au sein de l'Union européenne, la proposition de directive est issue d’une préoccupation claire de ménager les intérêts de tous les États tiers et de leur expression dans la construction de la norme nationale et de la norme européenne, sans le moindre égard pour les objectifs assignés à l’U.E. par les Traités : par obsession de ne pas gêner des intérêts tiers, la proposition pêche par faiblesse (interdisant notamment aux Etats membres de prendre toute sanction pénale) et outrepasse les limites des compétences de l’Union, la réalisation de l’intérêt de laquelle est, au passage, complètement oubliée.
Il conviendrait d'agir via des véhicules législatifs distincts, à l’échelon de l’Union européenne et à l’échelon national individuellement, chaque État membre disposant de la compétence de la compétence dans ce domaine. À tout le moins, comme le soulignent avec raison les rapporteurs de la Commission des Affaires européennes du Sénat en France, il est impératif de laisser aux États le choix d'encadrer cette activité de manière plus stricte, de ne pas avaliser une uniformisation vers le bas des législations nationales : le législateur national est seul responsable, suivant ses propres cadres constitutionnels, de l’impact du lobbying étranger sur l’édiction de la norme nationale.
L’exigence de qualité du cadre normatif pour l’activité de lobbying serait atteinte au niveau des États membres, dans le respect de leur souveraineté, via des réseaux de bonnes pratiques législatives (de type benchmarking) tels le Réseau européen d’éthique publique et le Réseau des registres européens du lobbying mis en place par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (H.A.T.V.P.) en France à destination des pays membres de l’U.E., qui incluent les autorités nationales en charge de ces questions qui échangent régulièrement sur les sujets d’éthique publique et, sans faire preuve de réflexe pavlovien anti-américain, en se tournant aussi vers l’exemple le plus ancien de législation en matière de lobbying étranger qui respecte le principe de la souveraineté nationale - la Loi en matière d’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agents Registration Act) de 1938 aux États – Unis, adoptée pour des raisons de sécurité nationale, contre la propagation du nazisme et du communisme, un exemple de réussite à prendre surtout pour l’Europe, continent qui a été anéanti par les deux. Cet exemple illustre bien les objectifs qui peuvent être atteints via la création d'un régime juridique dérogatoire au régime général de l’encadrement du lobbying, avec un contrôle et une autorisation du contenu de l'activité de lobbying étranger quasiment en temps réel, un étiquetage obligatoire de la provenance des matériaux diffusés et un volet pénal en cas de violation des obligations d’enregistrement et de déclaration.
Évoquer la maturité du système démocratique de l'Union européenne passe également par la réglementation de la représentation des intérêts étrangers, comme vecteur de puissance que celle-ci ne peut se permettre de ne pas saisir, notamment en mettant en place ce que le Parlement européen appelle les „clauses miroir” avec les pays tiers. Cependant, un cadre normatif adapté doit être construit autour de questions comme celle des échelons (européen et nationaux) auxquels légiférer et des meilleures mesures du dispositif à instaurer dans la durée, qui ne sont guère de simples questions d’opportunité, mais bel et bien des questions de légalité en droit européen et mettent l’Union face à l’impératif de défendre les intérêts des États membres et des citoyens, pour lesquels elle a été créée.
Vaste programme que celui de l'influence étrangère au sein de l'Union européenne. Merci, Maître, de nous avoir dressé un tableau exhaustif de la situation actuelle ! Il est toujours bon de revenir aux textes avant de pouvoir porter un jugement qui se rapproche de l'objectivité.
RépondreSupprimerIl est évident que l'édiction continue de normes (une spécialité bruxelloise) ne réglera pas le problème tant tous les organes de l'Union sont des passoires qui ne découragent pas les influenceurs étrangers. Que dire des plus hauts dirigeants européens, qui, dès le temps de la retraite venu, se font engager par des entreprises étrangères pour faire du lobbying auprès de la structure qu'ils ont quittée ? Que dire de certains parlementaires français dont nous avons la nette impression que leur seul et unique centre d'intérêt est la situation dramatique en Palestine et la défense d'intérêts de groupes étrangers qualifiés d'entités terroristes par l'UE ? Et cette liste est loin d'être exhaustive.
Le Commissaire européen aux affaires économiques, Paolo Gentiloni déclarait récemment :" Nous vivons la fin d'une illusion européenne" (Le Monde, 17-18 novembre 2024, p. 14). Nous pourrions appliquer son jugement au domaine des influences étrangères.