Le renvoi d'une QPC
La Chambre criminelle renvoie au Conseil constitutionnel deux QPC portant sur la conformité à la Constitution des dispositions de la loi d'habilitation sur la fondement de laquelle a été prise l'ordonnance du 25 mars 2020. Son article 11 autorise en effet le gouvernement à modifier par ordonnance "les règles relatives au déroulement et à la durée des détentions provisoires.
C'est la première fois que la Cour de cassation renvoie une QPC portant sur une loi d'habilitation autorisant le gouvernement à légiférer par ordonnances, sur le fondement de l'article 38 de la Constitution. Bien entendu, il n'est pas possible d'invoquer la méconnaissance de la procédure, dès lors que, par hypothèse, elle ne saurait porter atteinte à un droit ou une liberté que garantit la Constitution.
Il n'est pas davantage possible de contester des dispositions qui se limitent pas à définir le champ de l'habilitation, sans davantage de précision. Une loi qui autorise le gouvernement à intervenir par ordonnance "pour l'organisation de la justice" ne porterait pas spécifiquement sur les droits et libertés. Le contrôle serait donc renvoyé au Conseil d'Etat, compétent pour juger de la légalité des mesures prises, jusqu'à l'intervention de la loi de ratification de l'ordonnance. Il en va différemment lorsque la loi d'habilitation oriente le gouvernement, l'incite à prendre des mesures attentatoires aux libertés. Dans sa décision du 8 janvier 2009, le Conseil constitutionnel avait ainsi déclaré inconstitutionnelle une loi d'habilitation autorisant le gouvernement à modifier le découpage électoral par ordonnance, en posant des critères contraires à l'égalité devant le suffrage.
Pour déterminer s'il y a lieu à renvoi, et se prononcer sur le caractère sérieux de la QPC, la Chambre criminelle examine donc si les dispositions législatives contestées se réfèrent à des principes fondamentaux du droit pénal et de la procédure pénale. Le parlement s'est-il borné à autoriser l'allongement de la détention provisoire, celui des délais aux termes desquels doit-être prise la décision de prolongation, ou a-t-il voulu exclure le juge de la procédure et permettre une détention provisoire décidée par la voie administrative ? Les réponses ne sont pas simples, et la Cour de cassation ne manque pas d'observer que la loi est mal écrite et que les débats parlementaires ont été si sommaires qu'il est impossible d'en tirer des enseignements.
La Cour se fonde donc sur la finalité des dispositions législatives, qui ont pour but d'empêcher le développement de l'épidémie en limitant les audiences et de permettre le fonctionnement du service public de la justice, en repoussant le débat contradictoire au-delà des délais prévus par le droit commun. Le fait de différer ce débat place ainsi la QPC dans le champ des droits et libertés garantis par la Constitution. Le Conseil constitutionnel lui-même, dans une décision du 16 mars 2017 avait ainsi considéré que toute mesure restrictive de liberté doit pouvoir faire l'objet d'un réexamen régulier et contradictoire. C'est d'autant plus vrai lorsque la compétence du juge judiciaire est mise en cause, dès lors que c'est cette fois l'article 66 de la Constitution qui est directement mis en cause.
En l'espèce, les dispositions litigieuses portent sur la détention provisoire, mesure par essence extrêmement attentatoire aux libertés puisqu'elle concerne une personne qui est encore juridiquement innocente. Et elles manquent de clarté, leur interprétation ayant donné lieu à des débats intenses pour savoir s'il s'agissait d'autoriser l'allongement de la détention ou les délais impartis pour cette prorogation. De tous ces éléments, la Cour de cassation déduit qu'il y a lieu de renvoyer l'article 11 de la loi d'habilitation.
Le Conseil constitutionnel va donc devoir se prononcer sur la loi ordinaire d'habilitation, loi qui ne lui avait pas été soumise lors du vote. Il ne s'était alors prononcé que sur la loi organique du 30 mars 2020, puisque, dans ce cas, il était obligatoirement saisi par le Premier ministre. On se souvient qu'il avait alors rendu une décision invraisemblable, écartant purement et simplement les dispositions de l'article 46 de la Constitution en invoquant "les circonstances particulières de l'espèce". D'une certaine manière, la Cour de cassation place le Conseil constitutionnel au pied du mur, en l'obligeant à se prononcer sur les dispositions les plus contestées de la loi ordinaire.
Elle le met au pied du mur, mais elle ne se soumet pas à sa juridiction. Il n'est dit nulle part que le Cour soit tenue de surseoir à statuer jusqu'à ce que la QPC ait été jugée par le Conseil constitutionnel. Laissant à celui-ci le contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation exerce donc, sans attendre, le contrôle de conventionnalité.
Le contrôle de conventionnalité
Le plus surprenant réside dans le fait que le juge des référés du Conseil d'Etat, examinant les mêmes dispositions dans une ordonnance du 3 avril 2020, n'a fait aucune allusion à la Convention européenne des droits de l'homme. Il s'est borné à affirmer qu'une prorogation administrative de la garde à vue, sans aucune intervention d'un juge, ne porte pas "une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". L'urgence sanitaire autorise donc à ses yeux tous les manquements au principe de sûreté, y compris ceux qui violent directement la Convention européenne.
Quoi qu'il en soit, dans ces décisions, la Cour de cassation remplit parfaitement la fonction qui lui est attribuée par l'article 66 de la Constitution de "gardienne de la liberté individuelle". Elle réintroduit les principes de l'Etat de droit dans un contentieux qui l'avait purement et simplement écarté. Ces décisions témoignent aussi, "en creux", de l'échec cuisant du contrôle tant du Conseil constitutionnel que du Conseil d'Etat sur l'état d'urgence sanitaire. Un élément de réflexion indispensable pour la future construction d'un pouvoir judiciaire recentré autour de la Cour de cassation.