« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 7 avril 2020

Quand la détention provisoire devient un internement administratif

De toute évidence, le Conseil d'Etat ne souhaite pas communiquer sur l'ordonnance rendue par le juge des référés le 3 avril 2020. Elle ne figure pas parmi les "dernières décisions importantes" présentées sur son site, et n'a pas encore été mise en ligne ni sur ArianeWeb, ni sur Legifrance. On ne la trouve que sur les réseaux sociaux ou sur des sites de partage, probablement communiquée par le requérant lui-même, le Syndicat des avocats de France. 

Doit-on en déduire que le Conseil d'Etat n'est pas très fier d'une ordonnance qui écarte un référé-liberté demandant la suspension de l'ordonnance du Premier ministre du 25 mars 2020 dont l'objet est censé "permettre la continuité de l'activité des juridictions pénales essentielle au maintien de l'ordre public" ? Des règles parfaitement dérogatoires à la procédure pénale peuvent donc être mises en oeuvre par une simple décision administrative, et elles demeureront en vigueur jusqu'à l'expiration d'un délai d'un mois après la fin de l'urgence sanitaire. 

Parmi ces règles, figurent l'allongement des délais de recours et la possibilité de faire appel ou de déposer un pourvoi en cassation par un simple courriel, sans passer par l'intermédiaire d'un avocat, l'organisation de débats par des moyens vidéos, la possibilité d'un entretien purement téléphonique avec l'avocat durant la garde à vue etc. 


Prolongation de la détention provisoire

 


Surtout, et c'est le point essentiel qui a focalisé l'attention du monde judiciaire, les articles 15 et 16 de l'ordonnance décident la prolongation de plein droit des délais maximums de détention provisoire ou d'assignation à résidence sous surveillance électronique. En matière correctionnelle, ces délais sont prolongés de deux mois lorsque la peine d'emprisonnement encourue est inférieure ou égale à cinq ans et de trois mois dans les autres cas. En matière criminelle, la prolongation est de six mois. Ces prolongations ne pourront intervenir qu'une seule fois, et la juridiction compétente pour ordonner d'office, à la demande du ministère public ou de l'intéressé, la mainlevée de cette mesure, pour éventuellement lui substituer une assignation à résidence sous surveillance électronique.

Conformément à une jurisprudence qui commence à être solidement établie depuis le début de l'état d'urgence sanitaire, le juge des référés considère que ces décisions ne portent pas "une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". La motivation est sommaire puisqu'il se borne à se référer "à la situation sanitaire et aux conséquences des mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, sur l’action des auxiliaires de justice et sur l’activité des administrations, en particulier des services de police et de l’administration pénitentiaire, comme d’ailleurs sur l’ensemble de la société française". 

Le caractère quasi-inexistant de cette motivation ne peut que surprendre, car l'atteinte portée aux principes les plus essentiels de la procédure pénale aurait mérité une justification un peu plus sérieuse, si tant est qu'elle soit justifiable. 


Une décision purement administrative



La circulaire du 26 mars 2020 de la Garde des Sceaux précise très clairement que ces prolongations s'appliquent de plein droit aux détentions en cours à la date de l'ordonnance. Leur fondement juridique se trouve donc dans une ordonnance du Premier ministre, ordonnance qui n'est pas encore ratifiée par le parlement et qui a donc une valeur purement réglementaire.

On se trouve donc devant une prolongation de détention provisoire, décidée par la voie administrative, sans aucune intervention d'un juge.


 Prévenus attendant leur procès, après quelques années d'état d'urgence sanitaire
Le comte de Monte Cristo, Francis Boggs, 1908

Atteinte à la sûreté


Le premier principe mis à mal est évidemment le droit à la sûreté, droit si essentiel qu'il fonde tous les autres. L'article 7 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen énonce ainsi que "nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu'elle a prescrites". La Loi, ce n'est pas une ordonnance à valeur réglementaire. De son côté, l'article 5 de la convention européenne des droits de l'homme affirme que "toute personne arrêtée ou détenue a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure". La Cour européenne des droits de l'homme, comme d'ailleurs les juges français, apprécient le caractère "raisonnable" du délai à partir de deux critères : d'une part, les difficultés matérielles que l'instruction peut rencontrer, d'autre part, la capacité des autorités judiciaires de justifier la longueur de la procédure (par exemple, Crim., 28 mars 2017). L'état d'urgence fait voler en éclats ces garanties. Désormais, l'allongement de la durée de détention est le même pour tout le monde, et peu importe que tout le monde ne soit pas dans la même situation.
A cela s'ajoute, à l'évidence, une atteinte au principe de la présomption d'innocence, puisque la personne en détention provisoire est juridiquement innocente, tant que sa culpabilité n'a pas été prononcée par un juge.  


La disparition du juge



Précisément, l'atteinte la plus grave au principe de sûreté réside sans doute dans l'absence du juge, exclu de la décision. En principe, il appartient au juge des libertés et de la détention (JLD) de se prononcer sur la détention provisoire et sur sa prolongation. Peut-être même serait-il en mesure de le faire par visio-conférence, puisque la même ordonnance envisage l'organisation de débats contradictoires par des moyens audiovisuels ? 

Une telle solution, sans doute imparfaite, aurait tout de même empêché qu'une privation de liberté soit décidée par la seule autorité administrative, conduisant à faire de cette détention provisoire "prolongée" un véritable internement administratif. Certes, l'ordonnance prévoit qu'un juge pourra intervenir a posteriori pour prononcer la mainlevée, mais il appartiendra alors aux intéressés de prendre l'initiative de la procédure et de démontrer en quoi la prolongation de leur détention est excessive. Cette procédure conduit ainsi à une seconde atteinte à la présomption d'innocence.

Dans une "contre-circulaire", le syndicat de la magistrature disserte longuement sur l'atteinte au droit au juge, que le Conseil constitutionnel fonde sur l'article 16 de la Déclaration de 1789. Sans doute, mais cette atteinte au "droit au juge" est le résultat d'une atteinte à la séparation des pouvoirs.


La séparation des pouvoirs

 

L'ordonnance du 25 mars 2020 témoigne surtout, en effet, d'un mépris total à l'égard du principe de séparation des pouvoirs, pourtant lui aussi consacré par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Dans une décision du 10 novembre 2011 rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel déclare ainsi que ces dispositions imposent "le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement". Or la décision de priver une personne de liberté relève, à l'évidence, de la fonction juridictionnelle, du moins dans les Etats de droit respectueux du principe de sûreté.

On peut évidemment voir dans cette attitude du juge des référés le reflet de l'analyse que fait habituellement le Conseil d'Etat de la séparation des pouvoirs. Il ne s'y réfère guère, en effet, que pour en déduire le principe de séparation des autorités, qui lui permet de fonder sa propre compétence comme juge de l'administration.

Et si le juge judiciaire intervenait ?

 

C'est oublier un peu rapidement l'article 66 de la Constitution qui fait de l'autorité judiciaire la "gardienne de la liberté individuelle". Certes, le Conseil constitutionnel n'a eu de cesse d'en réduire le champ, en considérant, depuis sa décision du 16 juin 1999 que la notion de "liberté individuelle" se réduit à la liberté d'aller et de venir, restriction qui ne figure pas dans la lettre de la Constitution. Mais cette interprétation étroite a permis au Conseil d'Etat de récupérer un contentieux important aux dépends du juge judiciaire, en particulier celui des décisions prises sur le fondement de l'état d'urgence.

La Cour de cassation apprécie peu cette interprétation restrictive et il lui arrive de se rebeller contre cette alliance objective du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat visant à réduire son champ d'intervention. Précisément, dans son arrêt du 13 décembre 2016, intervenu en matière d'état d'urgence (non sanitaire), la Chambre criminelle se déclare compétente pour apprécier la régularité d'une décision administrative de perquisition, dès lors que  "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure" qui suivra. En l'espèce, la régularité de la perquisition dépend, à l'évidence, de celle de l'arrêté préfectoral qui décide une telle mesure. Dans le cas de la détention provisoire, des recours interviendront nécessairement, contestant des procédures pénales fondées sur une détention prolongée par la voie administrative. Il ne serait pas surprenant que la Cour décide une nouvelle fois de marquer sa différence, et son attachement aux libertés publiques. 
L'ordonnance de référé du Conseil d'Etat, comme toutes celles intervenues depuis la mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire, témoigne ainsi de l'effondrement de la juridiction administrative en matière de libertés. Des décisions à la motivation stéréotypée, pratiquement inaccessibles malgré le principe de transparence des décisions de justice, tout cela va à l'encontre de l'image soigneusement entretenue du "Conseil-d'Etat-protecteur-des-libertés-publiques". Au moins, on peut espérer que cette évolution suscitera peut-être le doute dans l'esprit de ceux qui reprenaient cet élément de langage jusque dans les amphithéâtres des facultés de droit.



6 commentaires:

  1. Avec cette nouvelle ordonnance, le Conseil d'Etat apparaît au grand jour pour ce qu'il est et a toujours été, une chambre d'enregistrement des décisions les plus critiquables de l'exécutif avec lequel il a partie liée.

    Rappelons que le premier ministre, son directeur de cabinet, le secrétaire général du gouvernement sont tous de brillants conseillers d'Etat. Ceci explique peut-être cela ! Un bel exemple de confusion qui aboutit à ce que des conseillers d'Etat jugent des conseillers d'Etat... N'est-ce pas un exemple concret de violation du principe de la séparation des pouvoirs ?

    Cela ne nous ramène-t-il à l'attitude particulièrement "courageuse" de la plus haute juridiction administrative sous le régime de Vichy ?

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  2. Un étudiant en droit8 avril 2020 à 13:07

    Excellent, merci encore pour vos analyses !

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  3. HAUCHEMAILLE Stéphane8 avril 2020 à 18:18

    Quelques remarques autour de cette très intéressante analyse :
    1) L'auteur des ordonnances de l'art. 38 de la Constitution n'est pas le Premier ministre mais le Président de la République. Il convient tout de même de corriger cette erreur.
    2) Les requérants n'auraient-ils pas eu plus de chances de succès en référé-suspension ? En effet, le juge des référés du Conseil d'Etat aurait peut-être eu moins de scrupules à dire qu'il y avait un doute sérieux sur la légalité d'un acte co-écrit par le Conseil d'Etat (même si fonctions contentieuse et administrative ne sont pas exercées par les mêmes membres) plutôt qu'elles étaient porteuses d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ?
    3) La juridiction judiciaire pourrait-elle, selon vous, écarter l'application de l'ordonnance pour atteinte à la séparation des pouvoirs, tant qu'elle n'aura pas été ratifiée et qu'elle demeure donc un acte administratif ? Après ratification, une QPC ne serait-elle pas alors envisageable ? QPC que les auteurs du référé auraient aussi pu présenter, en référé-suspension ?

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  4. HAUCHEMAILLE Stéphane8 avril 2020 à 18:19

    Quelques remarques autour de cette très intéressante analyse :
    1) L'auteur des ordonnances de l'art. 38 de la Constitution n'est pas le Premier ministre mais le Président de la République. Il convient tout de même de corriger cette erreur.
    2) Les requérants n'auraient-ils pas eu plus de chances de succès en référé-suspension ? En effet, le juge des référés du Conseil d'Etat aurait peut-être eu moins de scrupules à dire qu'il y avait un doute sérieux sur la légalité d'un acte co-écrit par le Conseil d'Etat (même si fonctions contentieuse et administrative ne sont pas exercées par les mêmes membres) plutôt qu'elles étaient porteuses d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ?
    3) La juridiction judiciaire pourrait-elle, selon vous, écarter l'application de l'ordonnance pour atteinte à la séparation des pouvoirs, tant qu'elle n'aura pas été ratifiée et qu'elle demeure donc un acte administratif ? Après ratification, une QPC ne serait-elle pas alors envisageable ? QPC que les auteurs du référé auraient aussi pu présenter, en référé-suspension ?

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  5. Afin de compléter utilement votre analyse pertinente, nous conseillons très vivement à vos fidèles lecteurs de prendre connaissance de celle de votre collègue de Paris 1, Paul Cassia tout à fait exhaustive en date du 11 avril 2020 intitulée : "Le Conseil d'Etat et l'urgence sanitaire : bas les masques!"

    https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/100420/le-conseil-d-etat-et-l-etat-d-urgence-sanitaire-bas-les-masques

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  6. Il a été fait le référé suspension et perdu aussi

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