« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 30 novembre 2018

La crèche de Wauquiez sauvée par les santons

Le tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 22 novembre 2018, a déclaré légale la crèche de Noël installée, à la fin de l'année 2017, dans l'hôtel de la région Auvergne - Rhône - Alpes, à Lyon. On pourrait ne voir dans cette décision qu'une victoire de Laurent Wauquiez qui avait subi un échec dans un jugement précédent du 6 octobre 2017, rendu à propos de la crèche de l'année précédente, à la fin 2016. On pourrait aussi considérer que ce jugement de novembre 2018 n'est que le plus récent d'une longue série de jugements intervenus sur cette question. Dans un tableau extrêmement instructif, Pierrick Gardien, avocat au barreau de Lyon, recense ainsi une quinzaine de décisions sur les crèches entre novembre 2014 et novembre 2018.

Les arrêts du 9 novembre 2016


La question posée, toujours la même, est de savoir si la crèche est un symbole religieux, au sens où l'entend l'article 28 de la  loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905.  Il interdit en effet "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". 

Le Conseil d'Etat a répondu à la question dans deux arrêts du 9 novembre 2016, l'un sur l'installation d'une crèche dans l'hôtel de ville de Melun, l'autre dans l'hôtel du département de Vendée. Mais il faut reconnaître que sa réponse n'est pas vraiment simple. Elle repose sur un système de présomption différent selon le lieu de l'installation. Lorsque la crèche prend place dans un emplacement public, jardin public ou place publique, elle est présumée licite, sauf si elle révèle des éléments de prosélytisme. On imagine, par exemple, une crèche érigée place de l'église, mentionnant ostensiblement les horaires des messes et invitant les parents à inscrire leurs enfants au catéchisme. En revanche, lorsque la crèche est installée à l'intérieur d'un bâtiment public, mairie ou hôtel de région, elle est présumée illicite. Mais, là encore, la présomption peut être renversée si l'installation présente un caractère "culturel artistique ou festif" et n'exprime, en aucun cas, la reconnaissance d'un culte.

Dans la crèche les santons. Chorale de Legé

Les santons salvateurs


Laurent Wauquiez a mis un peu de temps à comprendre la jurisprudence du Conseil d'Etat, situation surprenante si l'on considère qu'il en est membre. Son échec antérieur d'octobre  2017 s'explique largement par la motivation qu'il avait employée en 2016, au moment de l'installation de la crèche. Il la considérait alors comme un "symbole de nos racines chrétiennes", formule qui, à l'évidence, la rattachait l'iconographie chrétienne, et révélait une démarche bien proche du prosélytisme. L'installation ne s'accompagnait d'ailleurs d'aucun élément culturel, festif ou artistique. Pour la crèche de 2017, Laurent Wauquiez a su tirer les leçons de l'échec précédent. Il s'est inspiré de la pratique du maire de Sorgues qui avait, le premier, appelé à l'aide des santons de Provence dès Noël, et qui avait obtenu que sa crèche soit déclarée légale par le TA de Nîmes, le 16 mars 2018. Reprenant l'idée, Laurent Wauquier a donc pris une décision formelle de création d'une crèche entourée de santons protecteurs, décision accompagnée d'un communiqué sur le site officiel de la région, mentionnant "une exposition vitrine du savoir-faire régional des métiers d'art et de traditions populaires".

Le TA de Lyon statuant le 22 novembre 2018, appliquant toujours la jurisprudence du Conseil d'État, a pu cette fois donner une solution radicalement opposée.  Il a commencé par rappeler qu'une telle installation peut "revêtir une pluralité de significations". Certes, une crèche de Noël fait partie de l'iconographie chrétienne et présente toujours un caractère religieux. Mais elle fait aussi partie des "décorations et illustrations" qui accompagnent traditionnellement les fêtes de fin d'année. Le TA examine alors le contexte dans lequel s'inscrit l'installation. Il évoque " deux grands décors de crèche présentant les métiers d'art et les traditions santonnières régionales dans des scènes pittoresques de la vie quotidienne, réalisés par un ornemaniste et un maître-santonnier drômois". Il en déduit que la crèche a pour finalité de mettre en lumière le talent des artisans de la région, et qu'elle présente donc un caractère culturel, ajoutant d'ailleurs qu'elle s'inscrit dans un usage constant, l'exposition des crèches de Noël étant une tradition ancienne en Auvergne-Rhône-Alpes.


L'art du camouflage



Le jugement du 22 novembre 2018 applique ainsi la jurisprudence du Conseil d'État mais, révèle aussi, au moins dans une certaine mesure, son échec. Les élus disposent désormais d'un mode d'emploi qui leur permet d'installer une crèche de Noël à peu près librement. Laurent Wauquiez a ainsi invité les santons pour la transformer en manifestation culturelle. D'autres inviteront quelques musiciens pour la rendre artistique, d'autres enfin feront venir un marchand de barbe à papa pour assurer le caractère festif. En tout état de cause, l'art le plus pratiqué sera l'art du camouflage, et il le juge n'aura plus pour mission que de sanctionner les élus qui n'ont pas su se montrer suffisamment hypocrites

Hypocrisie du juge ou hypocrisie de la juridiction administrative ? N'était-ce pas finalement le but à atteindre ? En 2016, le Conseil d'État aurait pu prendre une position claire, soit déclarer que la crèche était un symbole religieux au sens de la loi de 1905, soit considérer qu'il s'agissait d'un symbole passif dépourvu de tout prosélytisme, au sens de l'arrêt Lautsi c. Italie rendu en 2011 par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un cas, il l'interdisait, dans l'autre il l'autorisait. Mais en tout cas, il définissait une règle simple. Il n'en a rien fait et a préféré adopter une jurisprudence complexe et difficilement lisible, comme il le fait souvent en matière de laïcité. Mais finalement cette jurisprudence présente l'avantage, ou l'inconvénient, de laisser les élus faire ce qu'ils veulent.

Sur les crèches de Noël : Chapitre 10 section 1 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


mercredi 28 novembre 2018

Le collaborateur occasionnel du service, une notion à haut potentiel

La jurisprudence des tribunaux administratifs peut quelquefois apparaître comme un espace privilégié, ouvert à une certaine forme de créativité juridique. Le jugement du tribunal administratif de Paris intervenu le 15 novembre 2018 constitue l'une de ces décisions susceptibles d'enrichir le droit positif, si précisément il fait jurisprudence. Elle apparaît pourtant d'une grande simplicité, car le tribunal se borne à engager la responsabilité de l'État pour les dommages subis par un lanceur d'alerte, considéré comme un collaborateur occasionnel du service public.

La requérante, madame Stéphanie Gibaud, est bien connue pour avoir dénoncé des pratiques d'évasion fiscale et de blanchiment de fraude fiscale mises en oeuvre par l'Union des banques suisses (UBS), banque d'affaires ayant son siège à Bâle et à Zürich. Employée chez UBS France pour organiser des évènements au profit des riches clients français de la banque, madame Gibaud est parfaitement informée d'un démarchage visant à leur proposer des pratiques d'évasion fiscale. Refusant de détruire les preuves de ces infractions, elle participe au contraire à l'enquête du service des Douanes. Ce rôle de lanceur d'alerte provoquera dès 2008 un véritable harcèlement sur son lieu de travail, qui s'achèvera par son licenciement en 2012. 

En l'espèce, le tribunal administratif de Paris observe que madame Gibaud a communiqué aux Douanes documents et renseignements. Elle a même quelque peu espionné, toujours pour le compte des Douanes, les clients invités au tournoi de Roland Garros par l'UBS... L'importance de l'aide qu'elle a apportée à l'enquête conduit le juge à lui "conférer le statut d'informateur" pour la période allant de fin 2011 au courant de l'année 2012. Elle a personnellement participé à l'enquête, et doit donc être considérée comme un collaborateur occasionnel du service public. Les préjudices qu'elle a subis durant cette affaire doivent seront en conséquence partiellement réparés par l'État. La satisfaction donnée à madame Gibaud est toutefois purement symbolique, pour ne pas dire ridicule, le tribunal lui accordant in fine une indemnisation de 3000 € alors qu'elle réclamait 3 500 000 €. 


La notion de collaborateur occasionnel



Quoi qu'il en soit, le jugement se caractérise d'abord par cette utilisation nouvelle de la notion, très ancienne, de collaborateur occasionnel du service public. Dès 1946, dans la célèbre décision Commune de Saint Priest la Plaine, le Conseil d'État avait ainsi réparé le préjudice causé à un artificier amateur qui tirait le feu d'artifice et qui avait été blessé par l'explosion prématurée d'un engin. Plus tard, dans l'arrêt de 1970 Commune de Batz sur Mer, c'est le sauveteur bénévole d'une personne emportée par la mer, ou plutôt ses ayants-droit qui sont indemnisés, car lui-même s'était noyé dans l'opération. Il a en effet été considéré comme collaborateur du service public de la police municipale. Il en est de même du pilote d'hélicoptère, employé par une entreprise privée et sollicité par le centre de sauvetage en mer parce qu'il était à proximité des lieux, et qui est tué dans la chute de son appareil. Dans l'arrêt Chevillard et autres du 12 octobre 2009, le Conseil d'Etat estime qu'il a participé, dans l'urgence, au service de sauvetage en mer.

Asterix chez les Helvètes. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970

La sollicitation de l’administration



On pourrait multiplier les décisions qui seraient l'énumération d'autant de catastrophes en tous genres. Cette triste accumulation nous renseigne sur les raisons de fond de cette jurisprudence qui a d'abord pour objet d'indemniser des victimes ou leurs ayants-droit qui, sans cette qualification de "collaborateurs occasionnels" seraient aussi victimes d'une injustice, alors qu'à un moment de leur vie, elles ou leur proche ont fait un acte de dévouement. D'une manière générale, cette qualification est attribuée si deux conditions sont réunies : d'une part, la personne a participé au service public, d'autre part, elle a agi à la demande de l'administration, sauf hypothèse "d'urgente nécessité", comme dans l'affaire de Batz sur Mer.

Qu'en est-il de madame Gibaud ? Il ne fait aucun doute qu'elle a aidé le service des Douanes, mais la demande de l’administration n’est pas clairement établie pour l'ensemble de la période considérée. Le juge reconnaît simplement qu’elle a agi « spontanément ou à la demande de ce service ». L’idée est celle d’une collaboration, d’un travail en commun poursuivant le même but. Le moment où la requérante a décidé de transmettre des pièces compromettantes pour la banque à l’administration n’est pas détachable de la période plus active où elle a participé à l’enquête.


Utilité pour les lanceurs d'alerte



L'évolution est modeste mais fort utile à celui qui peut être qualifié de lanceur d'alerte.  Il est défini par la loidu 9 décembre 2016 comme « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit (…) ou une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». Il n’est donc pas un délateur, mais il peut être un informateur qui agit, ou au moins croit agir, dans l’intérêt général. Tel est le cas de la requérante que le tribunal qualifie expressément d'"informateur". Dans son arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la Cour européenne des droits de l’homme précise ainsi que la bonne foi constitue un élément essentiel de la définition du lanceur d’alerte. De toute évidence, la requérante présente toutes les caractéristiques du lanceur d’alerte, au sens juridique du terme. Il n'est pas contesté qu'elle agissait dans le but de déférer à la justice des fraudeurs fiscaux.

Or, précisément, la protection juridique des lanceurs d’alerte demeure, en l’état actuel du droit, tout à fait embryonnaire. La loi du 9 décembre 2016 repose sur un double socle. D’une part, elle formule un principe d’irresponsabilité pénale du lanceur d’alerte si son action porte atteinte à des secrets protégés par la loi, à la condition toutefois que cette divulgation soit "nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause". La notion manque évidemment de clarté et il peut être difficile d'apprécier si la divulgation vaudra à son auteur le statut de lanceur d'alerte ou un séjour en prison. D'autre part, la organise une procédure de signalement de l'alerte, d'abord devant le supérieur hiérarchique puis, en cas d'insuccès, devant l'autorité administrative ou judiciaire. Le Défenseur des droits est chargé d'assister le lanceur d'alerte dans ses démarches. En tout état de cause, cette procédure est également très risquée pour l'intéressé qui, en saisissant son supérieur hiérarchique, l'informe également de son intention de dénoncer des pratiques prohibées.

Rien n'est prévu dans ce dispositif pour l'indemniser des préjudices dont il a pu être victime comme le harcèlement ou le licenciement et la perte de revenus qui en a résulté. En l'espèce, la notion de collaborateur occasionnel permet cette réparation, mais elle demeure très limitée car le tribunal n'accepte d'envisager que la période durant laquelle Madame Gibaud a directement participé à l'enquête, entre fin 2011 et 2012. Les années 2008 à 2011, durant lesquelles elle a été harcelée à son travail, en particulier parce qu'elle refusait de détruire certaines pièces, n'a pas été prise en compte par le juge, ce qui explique le montant dérisoire de l'indemnisation accordée.


Une vision positive du lanceur d'alerte



Le jugement du tribunal administratif laisse ainsi un sentiment d'inachevé. Certes, le juge fait un pas en avant et accepte de considérer la collaboration au service public comme une participation qui peut être en partie spontanée, et donc indépendante de la sollicitation de l'administration. Mais la seule solution efficace pour protéger le lanceur d'alerte serait de faire un second pas en avant, en détachant cette qualification du contentieux de la responsabilité. Il ne s'agirait plus seulement de réparer un dommage, mais d'accorder un véritable statut du collaborateur occasionnel qui le protégerait durant toute la période de conflit ouvert avec l'entreprise.

Cette vision positive du lanceur d'alerte est-elle une vue de l'esprit ? Peut-être pas si l'on considère que le tribunal administratif de Lyon s'est saisi de cette notion ancienne pour l'adapter au problème nouveau de la protection des lanceurs d'alerte. On ignore si cette décision sera frappée d'appel, mais rien n'interdit d'envisager que le législateur reprenne cette notion de manière positive. On imagine alors une multitude d'applications possibles, par exemple pour définir le droit applicable aux personnes qui accompagnent les sorties scolaires. Alors que celles-ci peuvent déjà être indemnisées si elles subissent un dommage durant leur fonction bénévole, la création d'un statut positif permettrait aussi de leur imposer le respect du principe de neutralité généralement imposé à ceux qui participent directement au service public. La notion de collaborateur occasionnel, notion un peu poussiéreuse reléguée aux chapitres consacrés à la responsabilité administrative dans les manuels, pourrait ainsi trouver une nouvelle jeunesse.



Sur les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

samedi 24 novembre 2018

Où l'on reparle de la présence de l'avocat durant la garde à vue

Avec sa décision Beuze c. Belgique du 9 novembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), sanctionne une procédure criminelle belge, durant laquelle ni la Cour d'assises ni la Cour de cassation n'ont apprécié les conséquences de l'absence d'avocat durant une garde à vue sur le droit au juste procès.

Soupçonné d'avoir tué sa compagne, M. Beuze est arrêté dans le nord de la France en décembre 2007 à la suite d'un mandat d'arrêt européen émis par la Belgique. Devant les autorités françaises, il renonce au droit à l'assistance d'un avocat. Remis aux autorités belges, il a d'abord été placé en garde à vue pendant quelques heures, avant d'être auditionné par un juge d'instruction. Conformément au droit belge de l'époque, le droit à l'assistance d'un conseil ne lui a pas été proposé durant la garde à vue. Durant la phase d'instruction en revanche, il a désigné un avocat mais ce dernier a surtout brillé par son absence.

A l'ouverture de son procès d'assises, M. Beuze, cette fois assisté par un conseil bien présent, demande que les auditions et interrogatoires menés sans avocat soient déclarés nuls. Il est pourtant condamné à la réclusion à perpétuité, et son pourvoi en cassation est rejeté en février 2010. Devant la CEDH, il invoque l'atteinte au droit à un juste procès garanti par l'article 6 § 1 et 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Il fait observer en effet qu'il n'a pu bénéficier de l'assistance d'un avocat durant sa garde à vue et qu'aucune information ne lui a été donnée sur son droit de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

 

L'arrêt Salduz


En effet, M. Beuze peut désormais s'appuyer sur  l'arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008, par lequel la CEDH impose la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue. Cette décision est directement à l'origine de la condamnation de la France par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, condamnation qui a suscité une évolution radicale du droit de la garde à vue. Il en a été de même en Belgique et la "Loi Salduz" du 13 août 2011, modifiée par la loi du 27 novembre 2016 dite "Salduz bis". Elle transpose elle-même la directive européenne du 22 octobre 2013, et autorise désormais le gardé à vue à s'entretenir confidentiellement avec un avocat avant la première audition, puis à se faire assister durant toute la procédure.

En l'espèce, la CEDH sanctionne la procédure diligentée par les juges belges. L'arrêt pourrait apparaître comme une simple mise en oeuvre de la jurisprudence Salduz. Mais ce n'est pas aussi simple car la justice belge se voit surtout reprocher d'avoir accepté comme preuves les déclarations de M. Beuze durant sa garde à vue, sans avoir examiné les circonstances dans lesquelles elles ont été recueillies ni l'incidence de l'absence d'avocat. Ce n'est donc pas l'absence d'avocat qui est sanctionnée, mais le défaut de contrôle sur les effets de cette absence.



Garde à vue en Belgique. Hergé. Dessin original. 1943


Les "raisons impérieuses



Les commentateurs français ont vu dans cette décision un recul par rapport à l'arrêt Salduz. N'est-il pas désormais possible de se passer de l'assistance d'un avocat si elle n'a pas d'effet sensible sur l'équité de l'ensemble de la procédure ?

Là encore, il convient de nuancer le propos. L'arrêt Salduz énonce en effet que "des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat". Ces "raisons impérieuses" ne sauraient résider dans des dispositions législatives vidant de son contenu le droit à l'assistance d'un avocat. Elles visent surtout des circonstances exceptionnelles, lorsque l'interrogatoire d'une personne a pour objet de prévenir une atteinte à la vie ou à l'intégrité physique d'autrui, par exemple lorsqu'un attentat terroriste semble imminent (CEDH, 13 septembre 2016, Ibrahim et a. c. Royaume-Uni). Dans ce cas, l'État doit démontrer de manière convaincante l'existence de cette situation d'urgence.

Dans cette même décision Ibrahim, la CEDH précise toutefois que l'absence de raisons impérieuses ne sont pas les seuls motifs de nature à justifier l'absence du droit à un avocat dès le début de la garde à vue. Qu'il y ait ou non des raisons impérieuses, la Cour s'interroge en effet sur l'équité globale de la procédure. Et c'est précisément l'intérêt de la décision Beuze : alors même qu'il n'existe aucune "raison impérieuse" justifiant l'absence d'un avocat, cette absence peut néanmoins être admise si "l'équité globale de la procédure" est respectée.


L'"équité globale de la procédure" 



Mais qu'entend-on par "équité globale" ? La notion est précisée dans la décision Simeonovi c. Bulgarie du 12 mai 2017. La CEDH y dresse une liste non exhaustive des critères susceptibles d'être pris en considération, parmi lesquels la vulnérabilité particulière du requérant, le dispositif légal encadrant la garde à vue, les voies de recours offertes au requérant pour contester les preuves qui lui sont opposées, la composition de l'instance de jugement, l'existence d'autres garanties procédurales etc. En l'espèce, la Cour sanctionne le fait que M. Beuze a particulièrement eu à souffrir de l'absence d'un conseil, tant au stade de la garde à vue qu'à celui de l'instruction. Les preuves obtenues dans de telles conditions ont été acceptées sans discussion par les juges et aucune mise en garde n'a été adressée au jury populaire sur la manière dont elles avaient été recueillies. In fine, la CEDH déduit donc que "l'équité globale de la procédure" n'était pas assurée.

La décision doit avoir quelque chose d'irritant pour les autorités belges. On leur oppose en effet une jurisprudence de la CEDH bien postérieure au procès pénal qui a conduit à la condamnation du requérant. Comment la Cour de cassation belge aurait-elle pu, en 2010, appliquer une jurisprudence de 2017 ? La CEDH se déclare "conscience des difficultés que le passage du temps et l'évolution de sa jurisprudence peuvent entraîner pour les juridictions nationales (...)" et elle reconnaît que le droit belge a su évoluer sous l'influence de l'arrêt Salduz. En l'absence de faute, la Belgique n'est donc tenue ni de rejuger, ni d'indemniser le requérant, aucune satisfaction équitable n'étant accordée à celui-ci.

En revanche, la décision ne s'analyse pas comme un infléchissement nouveau de la jurisprudence Salduz. Celui-ci avait déjà eu lieu avec les arrêts Ibrahim et Simeonovici de 2016 et 2017, mais la doctrine française ne les avait guère commentés, manifestement soucieuse de sanctuariser l'acquis de la jurisprudence Salduz, voire de s'appuyer sur elle pour revendiquer un renforcement du rôle de l'avocat durant la garde à vue. Or, il n'est pas contestable que CEDH s'oriente, quant à elle, vers un assouplissement. Est-elle sensible aux impératifs de la lutte contre le terrorisme ? Veut-elle tout simplement laisser une plus grande autonomie aux États dans l'organisation de leur procédure pénale ? Ce ne serait pas tellement surprenant au moment précis où certains d'entre eux n'hésitent plus à mettre en cause des arrêts de la Cour, voire parfois laissent entendre qu'ils pourraient remettre en cause leur acceptation de sa juridiction.



Sur la garde à vue : Chapitre 4 section 2 § B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



mardi 20 novembre 2018

La liberté de manifestation, en Russie

L'arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 15 novembre 2018 a été particulièrement médiatisé, car le requérant n'est autre qu'Aleksey Navalnyy, l'un des principaux opposants au Président Poutine, très engagé dans la lutte contre la corruption. Arrêté à sept reprises entre 2012 et 2014 à l'occasion de différents rassemblements publics, il a été condamné à des amendes administratives et parfois à une détention administrative. Il obtient aujourd'hui de la CEDH une condamnation de la Russie pour des manquements au principe de sûreté et à la liberté de réunion, ainsi que pour une violation de l'article 18 de la Convention européenne des droits de l'homme qui sanctionne une restriction des libertés dans un but autre que la finalité pour laquelle elle a été édictée, c'est-à-dire mutatis mutandis un détournement de pouvoir.


Arrestation arbitraire

 


Le requérant invoque d'abord le caractère arbitraire des arrestations, pratique sanctionnée par l'article 5 § 1 de la Convention. En l'espèce, la Grande Chambre reprend les motifs de l'arrêt rendu par la Chambre le 2 février 2017. Il est vrai que les rassemblements auxquels a participé le requérant étaient irréguliers dans la mesure où la liberté de manifestation est soumise, en Russie, à un régime d'autorisation. Les participants avaient donc omis de solliciter cette autorisation que, vraisemblablement, ils n'auraient pas obtenue. Ils ont donc été arrêtés sur la voie publique et retenus au poste de police pendant quelques heures, avant d'être soit relâchés, soit déférés à un juge.

Or le droit russe, comme la plupart des systèmes juridiques, prévoit qu'il est possible d'établir des procès-verbaux de participation à un rassemblement irrégulier sur place, sans qu'il soit nécessaire de conduire les intéressés au poste de police. Lorsqu'une arrestation est jugée utile, elle doit être motivée par les autorités, et reposer sur une justification légale comme le risque de fuite ou d'obstruction à la justice. Comme elle l'avait déjà affirmé dans l'arrêt Frumkin c. Russie du 5 janvier 2016, la Cour estime qu'en l'absence de justification explicite, l'arrestation est considérée comme non conforme à l'article 5 § 1 de la Convention.


Violation du droit au procès équitable



Aleksey Navalnyy estime aussi avoir été victime d'une atteinte à son droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 de la Convention. Rappelons qu'il a été condamné sur le fondement d'infractions figurant dans le "code des infractions administratives", mais la CEDH a déjà considéré qu'elles relèvent de la "matière pénale", en particulier lorsque les peines imposent une privation de liberté (CEDH, 30 août 2013, Malofeyeva c. Russie).

Sur le fond, la CEDH examine en détail les procédures qui ont conduit aux sept condamnations du requérant. Si l'une d'entre elles a donné à un contrôle réel des juges d'appel, les six autres se déroulées dans des conditions qui n'ont pas grand-chose à voir avec un procès équitable : juges qui se fondent sur la seule version des faits rapportée par la police, refus d'entendre les témoins de la défense etc. Cette situation a finalement fait peser sur le requérant une véritable présomption de culpabilité, l'intéressé n'étant pas en mesure d'exposer les éléments de sa défense. L'atteinte au droit au procès équitable est donc logiquement sanctionnée par la Grande Chambre.
Manifestation autorisée à Moscou
Défilé militaire du 7 novembre 1941

La liberté de manifestation



La liberté de manifester fait partie de la liberté de "réunion pacifique" protégée par l'article 11 de la Convention européenne. Cette absence d'autonomie de la liberté de manifestation, non détachée de celle de réunion, ne nuit pourtant pas au contrôle de la Cour. Elle apprécie en effet la "nécessité" d'éventuelles restrictions à cette liberté. Dans la première décision de 2017 sur la même affaire, la Chambre avait considéré que les autorités russes n'avaient pas démontré cette nécessité d'interrompre les réunions auxquelles le requérant participait, de l'arrêter, et de le condamner à des peines d'emprisonnement, même légères.

La Grande Chambre rappelle que l'article 11 protège la liberté de réunion "pacifique", notion qui exclut de la garantie ces dispositions les rassemblements violents (CEDH, 15 octobre 2015, Kudrevicius et a. c. Lituanie). De fait, la Cour ne doit pas se borner à vérifier que le rassemblement est conforme est droit interne, mais que les participants ont pu effectivement exprimer leur opinion, principe affirmé par l'arrêt Primov et a. c. Russie du 12 juin 2014. Peu importe que la Russie ait adopté un régime d'autorisation, si cette procédure a pour finalité d'assurer le bon déroulement de la manifestation et non pas de l'interdire. Ce régime d'autorisation doit d'ailleurs, aux yeux de la Cour, s'accompagner d'une "certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques", auraient-il lieu sans autorisation préalable (CEDH, 18 décembre 2007, Nurettin Aldemir c. Turquie).

En l'espèce, il ne fait guère de doute que l'ingérence dans la liberté de manifestation était prévue par la loi, dès lors que le droit russe sanctionne la participation à un rassemblement non autorisé. La Cour examine néanmoins si, dans le déroulé des évènements, les autorités russes poursuivaient un "but légitime" en portant atteinte à la liberté de manifestation du requérant. Or le fait d'arrêter une personne alors qu'elle s'éloigne d'une manifestation ou qu'elle attend un certain temps devant un tribunal en espérant pouvoir entrer ne vise pas à assurer l'ordre public. Et la Cour de reconnaître qu'elle "doute fort que les mesures litigieuses aient poursuivi un but légitime". Elle exerce ainsi un contrôle de proportionnalité de l'ingérence dans la liberté de manifestation, comme elle l'avait fait dans l'arrêt Bukta et autres c. Hongrie de 2007, où elle avait estimé que disperser un rassemblement au seul motif qu'il n'a pas été régulièrement déclaré ne saurait, en soi, constituer un but légitime.


"Museler l'opposition"



Dès lors, la Grande Chambre considère que deux des poursuites engagées contre Aleksey Navalnyy ne poursuivent pas un but légitime, et que cinq se sont révélées disproportionnées, compte tenu de la nécessité de faire preuve de tolérance en cas de rassemblement pacifique. La décision est sévère pour les autorités russes, mais la Cour n'hésite pas à rappeler que "de telles carences ont déjà été constatées dans un certain nombre d'affaires antérieures". La Russie a déjà été condamnée, à plusieurs reprises, sur ce fondement, et la CEDH constate qu'elle ne fait rien pour respecter les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme en ce domaine.

C'est à la lumière de ces réitérations que doit être considérée la sanction pour violation de l'article 18 de la Convention qui s'analyse comme un détournement de pouvoir. Au-delà des buts avoués de "la défense de l'ordre public et de la prévention du crime" ainsi que de la "protection des libertés d'autrui", la Cour constate que les autorités russes ont réagi de plus en plus sévèrement à l'égard de ces manifestations, que des lois ont même été votées pour renforcer la répression. La Cour ne peut donc s'empêcher de penser qu'il s'agit surtout de museler l'opposition et "d'étouffer le pluralisme politique". Conformément à une jurisprudence constante depuis l'arrêt Young, James et Webster c. Royaume-Uni du 13 août 1981, elle rappelle ainsi à la Russie qu'une société démocratique est celle qui assure aux courants minoritaires un juste traitement. Il ne reste plus qu'à espérer que la Cour sera enfin entendue.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



samedi 17 novembre 2018

Le "parent biologique" ou la filiation non sexuée

Le 14 novembre 2018, la Cour d'appel de Montpellier a rendu une décision qui restera sans doute unique en son genre. Les faits à l'origine de l'affaire sont tout-à-fait inédits. Imaginons un couple que l'on appellera Paul et Virginie pour simplifier l'analyse. Ce couple a deux enfants, schéma typique de la famille la plus traditionnelle. Et puis les choses changent. Après dix ans de vie conjugale, Paul s'aperçoit que l'identité masculine mentionnée dans son état civil ne correspond pas à son identité véritable. Il entreprend donc un cheminement complexe qui lui permet d'obtenir un état civil féminin. Paul devient Pauline, sans pour autant achever le processus de transformation physique. La vie conjugale continue, et un troisième enfant, une petite fille, naît en 2014. La situation devient alors délicate car Pauline a désormais une identité féminine mais il n'en demeure pas moins qu'elle est le père biologique de son enfant.


Une situation inédite



Les juges se trouvent donc placés dans une situation inédite que le législateur n'a jamais envisagée. Elle est pourtant la conséquence prévisible d'une jurisprudence libérale de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Un arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017 est en effet venu sanctionner la jurisprudence de la Cour de cassation qui exigeait, depuis deux arrêts du 13 février 2013, la "preuve médico-chirurgicale" du transsexualisme. Autrement dit, l'état civil ne pouvait être modifié qu'à l'issue des opérations physiques de conversion, au bout d'un délai extrêmement long. La Cour européenne a vu dans cette contrainte une atteinte à la vie privée, la personne étant contrainte durant de longues années de vivre dans un état civil ne correspondant pas à son identité profonde. La loi du 18 novembre 2017 de modernisation de la justice du XXIe siècle a donc démédicalisé la procédure. Il est donc désormais possible de prouver le transsexualisme par tout autre moyen, comme le fait de se présenter publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ou d'avoir déjà changé son prénom. Il n'est plus impossible de demeurer biologiquement un homme en se revendiquant psychologiquement comme une femme, et c'est ce qui explique sans doute la situation de Pauline et de Virginie.


Une filiation maternelle impossible

 


Pauline voudrait évidemment voir reconnaître une filiation maternelle. Durant la grossesse, elle a pris la précaution de faire auprès d'un notaire une reconnaissance prénatale de "maternité non gestatrice". Après la naissance de l'enfant, l'officier d'état civil refuse cependant cette mention. Le droit positif ne reconnaît pas, en effet l'existence de deux liens de filiation de même sexe, dualité qui irait à l'encontre du principe "mater semper certa est". Le TGI de Montpellier, statuant en première instance le 22 juillet 2016, a donc rejeté la mention de la "mère non gestatrice". Il invoque sans doute les deux avis du 22 septembre 2014 dans lesquels la Cour de cassation a admis l'adoption plénière d'un enfant par la mère d'intention, compagne de la mère biologique Ce principe a d'ailleurs été mis en oeuvre par les juges du fond, et notamment la Cour d'appel de Versailles, dans deux arrêts du 15 février 2018. Certes, mais on voit mal pourquoi Pauline devrait adopter son enfant biologique, d'autant que Virginie refuse cette adoption et que l'enfant se verrait privé d'une filiation conforme à la vérité biologique, induisant une rupture d'égalité avec ses frères.

Le papa de mon papa. Boby Lapointe. 1966

Une filiation paternelle impossible



L'Union départementale des associations familiales (UDAF), bien connue pour son attachement à la famille la plus traditionnelle, intervenant dans l'affaire, souhaite voir reconnaître une filiation paternelle. Elle correspond évidemment à la vérité biologique, mais la Cour d'appel de Montpellier estime qu'un tel choix pourrait porter atteinte à la vie privée de Pauline. C'est en effet au nom de sa vie privée et de son droit d'obtenir un état civil conforme à son identité sexuelle qu'elle a obtenu un état civil féminin. Ce serait en effet lui imposer un retour à son ancien sexe et la contraindre à renoncer à une conversion à laquelle elle n'entend pas renoncer. Cette solution n'est donc évidemment pas satisfaisante.  


Une décision isolée ?



A situation exceptionnelle, solution inédite. La Cour d'appel décide l'inscription de Pauline sur l'acte de naissance de l'enfant comme "parent biologique", sans mention de sexe. Certains diront que les juges n'ont pas voulu trancher, d'autres salueront la première mention d'un état civil non sexué. Elle présente l'avantage de privilégier l'intérêt de l'enfant, en faisant en sorte que le troisième enfant d'une famille se trouve dans la même situation juridique que ses frères. 

Reste à s'interroger sur l'avenir de cette décision. Il est probable qu'elle demeurera isolée, ne serait-ce que parce que la situation qu'elle s'efforce de gérer n'est pas fréquente. Il est possible qu'elle soit mise en cause par un pourvoi en cassation, peut-être un pourvoi dans l'intérêt de la loi. On ne peut rien augurer sur ce point, et cette décision ne peut donc qu'être saluée comme imaginative et désireuse de trouver une solution satisfaisante à un problème délicat, mais on peut s'aventurer à la présenter comme une jurisprudence nouvelle. En revanche, elle pourrait peut-être susciter la réflexion du législateur appelé à se prononcer sur l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes. Serait-il possible d'envisager bientôt une co-maternité, voire une co-paternité, prévue dans le code civil ? En tout état de cause, les évolutions législatives récentes, du mariage des couples de même sexe à l'élargissement de l'assistance médicale à la procréation, invitent à une réflexion nouvelle sur la filiation, sans perdre de vue l'essentiel, c'est-à-dire l'intérêt de l'enfant.


Sur le droit à une identité transsexuelle : Chapitre 8 section 1 § 2 C du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






lundi 12 novembre 2018

Les Invités de LLC : Serge Sur : La victoire en pleurant


Il convient sans nul doute de saluer la réunion du Forum de Paris sur la paix. Excellente initiative que de créer un événement international appelé à se renouveler et qui permet de rassembler régulièrement responsables politiques, organisations internationales, think tanks, ONG, experts et autres personnes ou entités actives sur le plan mondial. Instance de contact, de dialogue et d’échanges, ce Forum peut devenir un laboratoire d’idées, mais aussi un creuset dont sortiront des projets concrets donnant vie à des actions multilatérales. Son agenda se moulera sur les questions qui relèvent d’intérêts communs et qui ne peuvent être traitées ni de façon unilatérale, ni même par les seuls États. Il pourra contribuer à définir les priorités de l’action internationale et aux décisions qu’elles appellent. Les concepteurs du Forum doivent en être remerciés par tous.

On n’en dira pas autant, hélas, de la « commémoration » de l’armistice de 1918, qui n’a que trop été confondue avec le Forum, comme si on devait lire la victoire des Alliés à la lumière du Forum, réécrire le passé au nom du présent, voire d’un avenir projeté. D’abord, célébrer serait plus juste que commémorer, même si l’on ne retient que la dimension doloriste du souvenir, les souffrances des soldats et des peuples impliqués dans le conflit : en effet, l’arrêt du conflit est un jour heureux, et c’est bien comme cela que les acteurs et témoins du moment l’ont vécu. Tous les documents disponibles en témoignent. Ensuite, cette fin des combats sur le front français et belge correspondait à la victoire, et là encore témoins et acteurs l’ont vécue comme telle, dans l’enthousiasme et la fierté.

Or la présentation faite par les autorités officielles comme par les commentateurs ou par des historiens qui sont plutôt des idéologues a en quelque sorte gommé la victoire. En mettant un signe d’égalité entre les belligérants, confondus dans la souffrance, on a oublié qu’il y avait deux camps, qui ne combattaient pas au nom des mêmes valeurs. On a privé nombre de Poilus de leur vie, de leur intégrité physique ou morale, voilà maintenant qu’on leur vole leur victoire. Se seraient-ils accrochés à leur sol avec tant d’héroïsme et de sacrifices s’ils n’avaient pas défendu, car ils se défendaient contre un envahisseur, leur sol et leur mode de vie, leurs principes et leurs libertés ? On critique beaucoup le président Trump : il a au moins eu le mérite de souligner, au cimetière de Suresnes, que soldats américains et français s’étaient battus pour des valeurs communes, la démocratie et la liberté. La liberté, que nous n’aurions pas conservée si l’Allemagne avait gagné, comme la suite l’a montré. Au passage, on oublie aussi que la France a combattu pour reprendre l’intégrité de son territoire national avec l’Alsace Moselle, curieusement passés à l’as dans cette « commémoration ». N’y aurait-il pas lieu de s’en féliciter ?

Alors il paraît qu’il faut distinguer l’histoire et la mémoire. La mémoire, c’est ce qui reste aux générations actuelles, l’histoire serait le domaine du passé, des bibliothèques et des spécialistes. La mémoire serait sélective, elle imposerait une réécriture permanente au nom des perceptions souhaitables des événements. Ce qu’il conviendrait de garder de la Grande guerre, ce sont les boucheries, massacres, destructions, ainsi que l’échec de la reconstruction de la paix. Grand malheur, la guerre serait une catastrophe dont tous seraient responsables, c’est-à-dire personne, et l’on pleurerait sur les victimes. Et tous, ou presque, de s’incliner devant les Somnambules, de Christopher Clark, livre qui soutient cette thèse, qui repose sur une idée fausse. Idée fausse qui est en même temps une mauvaise action, visant à exonérer l’Allemagne d’une responsabilité qu’elle a elle-même reconnue.


Gloire immortelle de nos aïeux. Choeur des soldats. Faust. Gounod


Sans doute la réconciliation franco-allemande est une immense réussite en même temps qu’une condition de la paix en Europe et il faut veiller sur elle comme sur la prunelle de nos yeux. Elle ne justifie pas pour autant que l’on travestisse la réalité. Ce n’est pas être cocardier que de constater que l’Allemagne en 1914 a pris l’initiative d’envahir la Belgique, Etat neutre, sans déclaration de guerre, puis la France et que le conflit s’est déroulé sur leur sol avec d’immenses destructions. Ce n’est pas être nationaliste que d’admirer la génération des Français de 1914 qui n’ont pas cédé, qui sont des héros autant que des victimes, et que l’on doit célébrer comme tels. Pour ne pas déplaire à l’Allemagne, on occulte tout cela au profit de commémorations tronquées.

Comment ne pas éprouver un malaise lorsque l’on constate que, ce 11 novembre 2018, une chancelière allemande est accueillie en majesté alors que les Britanniques, qui ont combattu vaillamment aux côtés des Français, sont pratiquement absents et comme passés sous silence ? Ils ont quant à eux un autre respect de leur victoire, qui est aussi la nôtre. On a raison de bien traiter Madame Merkel, mais où est le Royaume-Uni, belligérant à nos côtés ? A-t-on honte de la victoire que l’on insiste à ce point sur sa fragilité et sur une quasi-victoire allemande ? On ne sait plus qui a déclenché la guerre, on ne dit plus qui l’a gagnée. Dans une commémoration digne de George Orwell, on gomme le passé, ou plutôt on le réécrit. Certains ont voulu une loi contre les fake news : excellente occasion de l’appliquer !

La journée réservait, hélas, une autre incongruité. Dans un tweet, le ministre de l’Intérieur et des cultes, M. Castaner, notait que « 7 000 Juifs de France » avaient péri dans les tranchées, et qu’il honorait leur mémoire avec M. Netanyahu, premier ministre israélien. Voilà qui attriste d’abord, qui indigne ensuite. Ces « Juifs de France » n’étaient-ils des Français comme les autres, parmi d’autres, fondus dans la masse des Poilus ? Ne se vivaient-ils pas comme tels ? Le fichage des convictions religieuses n’est-il pas interdit ? Et M. Netanyahu, représentant d’un Etat qui n’existait pas alors, quel titre aurait-il à annexer ces citoyens français, morts pour la France ? L’affaire Dreyfus n’a-t-elle pas amplement démontré que la République ne distinguait pas entre ses enfants ? Pourquoi singulariser ainsi une communauté, la détachant en quelque sorte de la nation, rejoignant curieusement l’antisémitisme ordinaire ? Sans doute y a-t-il là un petit calcul politique, voire électoral, mais vouloir faire voter les morts au nom de réalités anachroniques relève au mieux de la sottise, au pire de la bassesse.

Décidément, on a vécu ce centenaire comme une victoire en pleurant.

Serge Sur
Professeur émérite de droit public à l'Université Panthéon-Assas

dimanche 11 novembre 2018

Les gilets jaunes ou la manifestation assistée par les réseaux sociaux

On annonce pour le 17 novembre une journée de mobilisation contre la hausse des prix des carburants, mouvement qui devrait se traduire par le blocage d'un certain nombre de voies publiques. Les participants se présentent comme un "mouvement citoyen" et se qualifient de "Gilets jaunes", sans doute sur le modèle des "Bonnets rouges" qui, en novembre 2013, avaient suscité un mouvement de même nature en Bretagne, obtenant finalement l'abandon de l'écotaxe. 


Une apparente spontanéité



Le point commun de ces mouvements est leur spontanéité, au moins apparente. L'initiative est celle de parfaits inconnus qui se présentent comme un collectif de citoyens mécontents exprimant leur colère sur les réseaux sociaux. Tel est le cas des "Gilets jaunes" qui, s'ils sont rejoints par des organisations plus structurées comme le syndicat Unité SGP Police, ou par des personnalités plus médiatiques comme François Ruffin, entendent bien maintenir à leur mouvement ce caractère déstructuré. Une croissance horizontale, en rhizome, est ainsi privilégiée, en rupture avec le caractère traditionnellement vertical des mouvements sociaux. 

Bien entendu, ces mouvements spontanés n'ont rien de nouveau. Ils trouvent leur origine dans les "émotions" et autres "jacqueries" qui ont régulièrement marqué l'Ancien régime. Les "Bonnets rouges" de 2013 se prévalaient ainsi à d'autres "Bonnets rouges", acteurs de la révolte du papier timbré en 1675, autres victimes, à leurs yeux, d'une persécution fiscale. La situation d'aujourd'hui est pourtant bien différente, car les rassemblements sur la voie publique font l'objet d'un encadrement juridique. La question posée est donc la suivante : Quelle liberté les "Gilets jaunes" peuvent-ils invoquer pour justifier leur mouvement ?


Liberté de réunion ou de manifestation



Écartons d'emblée la liberté de réunion. La loi du 30 juin 1881 qui l'organise énonce en effet, dans son article 6 que "les réunions ne peuvent être tenues sur la voie publique". Or précisément, l'objet même du mouvement est d'occuper la voie publique sans autorisation pour entraver la liberté de circulation d'autrui. 

Reste donc, et cela semble le fondement juridique le plus évident, la liberté de manifestation. Celle-ci est organisée par le décret-loi du 30 octobre 1935, dont le dispositions sont aujourd'hui reprises dans le code de la sécurité intérieure. A priori, le mouvement des "Gilets jaunes" peut être qualifié de manifestation, notion définie par la Cour de cassation, dans un arrêt du 9 février 2016, comme "tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique, d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune". La liberté de manifestation se rapproche donc de la liberté d'expression, dès lors que son caractère revendicatif ou protestataire constitue un élément de sa définition. 

Elle s'en distingue cependant car son régime juridique est bien différent. La liberté d'expression est organisée en régime répressif, ce qui signifie que chacun s'exprime librement, sauf à rendre compte devant le juge pénal d'éventuelles infractions (par exemple, injure ou diffamation). La liberté de manifestation, en revanche, fait l'objet d'un GBrégime de déclaration préalable. Dès lors que les manifestations se déroulent sur la voie publique, la loi impose qu'elles soient déclarées à l'autorité de police entre trois et quinze jours avant la date du rassemblement. Cette déclaration comporte l'objet, le lieu et l'itinéraire du cortège. Ensuite, un dialogue peut être engagé entre l'autorité de police et les organisateurs pour assurer la sécurité, tant celle des tiers que celle des manifestants eux-mêmes. 

 Pour me rendre à mon bureau. Georges Brassens
Chanson de Georges Tabet, paroles et musiques de Jean Boyer (1945)

 

L'absence d'organisateurs



Le problème est que les "Gilets jaunes" n'ont pas d'"organisateurs" au sens juridique du terme. Il n'y a personne pour effectuer la déclaration, personne pour assumer l'organisation de la manifestation. Considéré sous cet angle, elle s'analyse comme ce qu'il est désormais convenu d'appeler un "nouveau rassemblement de personnes", mobilisation horizontale et plus ou moins spontanée effectuée par le vecteur de réseaux sociaux. La déclaration n'étant pas effectuée, le mouvement des "Gilets jaunes" est donc, en l'état actuel du droit, illégale. 

Ce type de situation tend aujourd'hui à se multiplier et bon nombre de mouvements se placent aujourd'hui résolument hors du droit des manifestations. Tel est le cas, par exemple, des "nouveaux rassemblements de personnes" que sont les rassemblements spontanés festifs, de type "Apéros géants" ou "Flash Mob", également appelés par les réseaux sociaux. Occupant l'espace public, ils ne peuvent être considérés comme des "réunions", mais dépourvus de tout message revendicatif, ils ne peuvent davantage être qualifiés de "manifestations". Qu'il s'agisse des "Gilets jaunes" ou de l'Apéro géant, leur point commun demeure l'absence d'organisateurs se revendiquant comme tels, absence qui suscite le non-respect des obligations légales et qui prive les autorités de police de tout interlocuteur.

Le plus souvent, les participants à ces rassemblements se réjouissent de cette organisation déstructurée qui, à leurs yeux, doit permettre d'écarter toute intervention policière. Cette analyse n'est toutefois pas dépourvue de naïveté. D'une part, les forces de police consultent, elles aussi, les réseaux sociaux. Elles suivent le mouvement en temps réel, et ont généralement identifié ceux qui ont appelé au rassemblement, identification qui peut ensuite permettre d'éventuelles poursuites a posteriori, comme pour n'importe quelle manifestation. D'autre part, les participants eux-mêmes sont les premiers à demander le secours de la police lorsque, par exemple, leur mouvement pacifique est débordé par des groupes incontrôlés et parfois violents.

La solution au problème ne réside certainement pas dans la restriction de la liberté de manifester. Il ne fait guère de doute que le système hérité du décret-loi de 1935 semble aujourd'hui bien dépassé, et que d'autres formules doivent être recherchées. La loi du 15 novembre 2001 qui a renforcé le régime de déclaration des rave-parties en le rapprochant d'un régime d'autorisation n'est pas susceptible de servir d'exemple. En effet, elle concerne des rassemblements festifs non revendicatifs et vise surtout à protéger les participants des dommages causés par la vente de stupéfiants. Faut-il alors mettre en place une procédure dépourvue de déclaration, la police utilisant les moyens du renseignement pour organiser la sécurité d'un rassemblement ? Faut-il autoriser l'identification systématique des organisateurs, en remontant à l'origine des messages diffusés sur les réseaux sociaux ? Toutes ces questions doivent être posées, et c'est le parlement qui doit décider, lors d'un débat serein, un débat "à froid" hors de tout contexte de violence, de l'organisation des manifestations assistées par les réseaux sociaux.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.





mercredi 7 novembre 2018

Mais n'te promène donc pas pieds nus !

La révolte des va-nu-pieds agita la Normandie en 1639, après la décision de Louis XIII de généraliser la gabelle dans cette région. Elle exprimait à la fois le refus d'un impôt décidé par le pouvoir central dans un région traditionnellement autonome en matière fiscale et la misère d'une population affectée par la hausse du prix du sel. 

Un arrêt du Conseil d'État intervenu le 3 octobre 2018 pourrait s'analyser comme l'action d'un va-nu-pied isolé, gaulois réfractaire en révolte contre la règle de droit qui affecte sa liberté de se vêtir, ou de ne pas se vêtir comme il l'entend. M. A. B. entend se promener pieds-nus dans la citadelle de Besançon, alors même que le règlement définissant les conditions de visite l'interdit dans son article 4. D'emblée, on doit noter l'admirable capacité de prévision du directeur général de l'établissement public Citadelle-Patrimoine Mondial qui a arrêté le règlement intérieur du site en pensant que quelqu'un pourrait avoir l'idée saugrenue de vouloir se promener pieds nus dans la citadelle de Besançon. C'est précisément le cas du requérant qui a vainement demandé l'abrogation du règlement et qui conteste devant la juridiction administrative le refus implicite qui lui a été opposé. Après un double rejet du tribunal administratif, puis de la Cour administrative d'appel (CAA) de Nancy, il saisit donc, le Conseil d'Etat en cassation.

Le Conseil d'Êtat commence par annuler la décision de la CAA qui n'a pas répondu au moyen tiré de l'illégalité d'une interdiction générale absolue visant l'ensemble du site concerné. Celui-ci ne comporte pas seulement la citadelle proprement dite, mais aussi un musée de la Résistance, un parc zoologique, un aquarium, un insectarium et même un noctarium pour observer les animaux nocturnes. Pour le Conseil d'État, le fait de se promener pieds-nus n'emporte pas les mêmes atteintes à l'ordre public selon les endroits concernés. Après l'annulation de la décision d'appel, le Conseil décide de juger l'affaire au fond et il engage donc un contrôle de proportionnalité.


La liberté de se vêtir



L'intérêt de la décision réside essentiellement dans ce contrôle, exercé au regard de liberté de se vêtir. Or cette liberté vestimentaire n'est généralement mentionnée que comme un sous-produit d'autres libertés, qu'il s'agisse du droit au respect de la vie privée ou de la liberté de conscience. Le tribunal administratif, dans son jugement du 14 avril 2016 sur la même affaire, ne la considérait pas autrement.

Les décisions relatives au port du burkini témoignent de cette place très restreinte que réserve le droit à cette liberté de se vêtir. Elle est systématiquement invoquée par les requérants qui souhaitent voir reconnaître un droit de porter ce vêtement. A leurs yeux, ce moyen juridique est évidemment le plus facile à plaider, dans la mesure où il évite de considérer que le port du burkini répond davantage à un choix religieux qu'à une mode vestimentaire. Le juge administratif, qu'il intervienne en référé ou sur le fond, rend des décisions dont le sens varie selon la menace avérée ou non pour l'ordre public, mais dans lesquelles il n'invoque jamais la "liberté de se vêtir". Le célèbre référé du Conseil d'État du 26 août 2016, mentionne ainsi "les libertés fondamentales que sont la liberté d'aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle". Le juge songe-t-il à la liberté vestimentaire lorsqu'il évoque la liberté personnelle ? Ce n'est pas certain.

La Cour de cassation adopte sensiblement la même terminologie. Dans ce cas, la chambre sociale de la Cour de cassation rappelle, dans une décision du 28 mai 2003 rendue à propos d'un salarié qui entendait travailler en bermuda, "que la liberté de s’habiller est une liberté individuelle à laquelle nul ne peut apporter de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". Les mots ont un sens et, dans ce cas, la Cour parle de "liberté individuelle" et non pas de "vie privée", précisément parce que le vêtement ne relève pas de la sphère de secret qui entoure la vie la plus intime de l'individu. Le vêtement est un attribut social qui s'insère dans la vie professionnelle et doit se soumettre à ses exigences.

La décision du 3 octobre 2018 présente l'intérêt de mettre enfin les pieds dans le plat, en consacrant formellement la liberté de se vêtir. En revanche, l'organisation de cette liberté n'est pas modifiée et le vêtement doit se conformer, non seulement aux exigences de la vie professionnelle, mais aussi à celles de l'ordre public.

Les pieds nus. Yannick Noah. 2014


Décence et ordre public



La nudité est donc l'objet de mesures s'inscrivant dans le pouvoir de police générale exercé par le maire, sur le fondement de l'article L 2212 du code général des collectivités territoriales (CGCT), dans le but "d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Un arrêté de 1999 signé du maire de Trouville interdit par exemple de "se présenter torse nu, ou en tenue de bain, dans les lieux publics de la commune", car de telles tenues sont "peu compatibles avec la réputation d'une station classée".

La jurisprudence est rare, sans doute parce que les requérants préfèrent se rhabiller avant d'essuyer les aléas d'un contentieux devant la juridiction administrative. Les décisions anciennes sont souvent laconiques et peu claires sur la composante de l'ordre public que heurte la nudité. Dans l'affaire Beaugé de 1924, le Conseil d'État autorisait le maire de Biarritz à protéger la "décence" sur ses plages. En revanche, il annulait l'obligation qui leur était faite de se vêtir et de se dévêtir dans une cabine de bains, au motif que cette contrainte reposait surtout des considérations financières.

Aujourd'hui, les choses ont évolué et l'ordre public est plus souvent invoqué pour justifier une décision sans laquelle des troubles risquent de se produire. C'est évident dans la jurisprudence sur le burkini, puisque l'interdiction n'est légale que si le port de ce vêtement suscitait des conflits au sein de la population ou des baigneurs. Dans une décision du 21 novembre 1996, la CAA de Bordeaux avait déjà rejeté la demande d'un requérant reprochant la pratique de la ville de Leucate de tolérer des non-naturistes sur une plage en principe réservée aux naturistes par arrêté municipal. En l'espèce, affirmait le juge, il n'était pas établi que cette cohabitation ait suscité des troubles ou des "manifestations prohibées".

L'arrêt du 3 octobre 2018 repose sur un contrôle de proportionnalité exercé de manière très attentive,  d'autant que l'interdiction de se promener pieds-nus s'analyse comme une interdiction générale et absolue. En l'espèce, le Conseil d'État revient à une vision plus étroite de l'ordre public. Il écarte résolument l'idée que le fait de se promener pieds-nus porterait atteinte à une "jouissance paisible" du site et se fonde exclusivement sur la sécurité, notion prise en l'occurrence au pied de la lettre. La sécurité est en effet celle du propriétaire desdits pieds, et le Conseil d'Etat distingue entre les lieux où ils sont susceptibles de se promener. Ainsi est-il licite d'obliger les visiteurs à porter des chaussures dans la citadelle elle-même et dans sa cour intérieure abritant les différents musées et le parc zoologique. En revanche, rien ne s'oppose à ce qu'ils promènent leurs orteils nus dans la partie du site constituée "d'un vaste parc abritant de larges pelouses, agrémentées d'espaces de pique-nique, destinées notamment à la promenade et aux loisirs (...)". Le Conseil d'État conserve donc les pieds sur terre et l'arrêt repose sur une analyse des lieux, une appréciation de la situation des faits.

Il serait difficile de présenter la décision comme un grand arrêt, mais le requérant, à son cor défendant, a tout de même obtenu la consécration de la liberté vestimentaire. Certes, elle peut être limitée pour des considérations d'ordre et de sécurité publique, mais il n'empêche que toute mesure de police dans ce domaine donne lieu à un contrôle maximum. De la liberté de réunion de l'arrêt Benjamin au lancer de nain de Morsang sur Orge en passant par le va-nu-pied de Besançon, le contrôle est d'une intensité identique, chaque requérant étant ainsi assuré de trouver chaussure à son pied.


Sur le contrôle du pouvoir de police : Chapitre 3, section 3 § 2, B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.







dimanche 4 novembre 2018

La Cour européenne n'est pas Charlie

Dans son arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans la condamnation de la requérante pour "dénigrement de doctrine religieuse", infraction figurant dans l'article 188 du code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement. En l'espèce, la requérante fut seulement condamnée à une amende de 480 € par les juges autrichiens, mais elle estime que cette condamnation viole sa liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

E.S. a animé, à partir de janvier 2008, plusieurs séminaires intitulés "Informations de base sur l'Islam", organisés à l'initiative du Parti de la Liberté autrichien (FPÖ). Le séminaire n'est pas seulement ouvert aux membres ou sympathisants du parti, mais est accessible à tous sur simple inscription. C'est ainsi qu'un journaliste assiste incognito à deux séances, durant l'automne 2009. Il est à l'origine de la plainte dirigée contre E.S. Il lui est en effet reproché d'avoir évoqué le mariage entre le prophète Mahomet et la jeune Aïcha âgée de six ans, et le fait que cette union aurait été consommée trois ans plus tard, l'épouse ayant alors neuf ans. E.S. déclare alors que Mahomet "aimait le faire avec des enfants" et s'interroge en ces termes : "Un homme de cinquante-six ans avec une fille de six ans (...). De quoi s'agit-il, si ce n'est de pédophilie ?". Ces propos ont donc été considérés comme un "dénigrement de doctrine religieuse", et ont conduit à sa condamnation.

La question essentielle est donc celle de la conformité à la Convention européenne de cette infraction de "dénigrement de doctrine religieuse". Il n'est pas contesté qu'il s'agit d'une ingérence dans la liberté d'expression, mais l'article 10 autorise les États à une telle ingérence si elle est "prévue par la loi, si elle poursuite un but légitime et si elle nécessaire dans une société démocratique". Nul doute qu'elle soit en l'espèce prévue par la loi, puisque l'infraction figure dans le code criminel. Les deux autres éléments reconnus par la Cour sont, en revanche, plus discutables.


La paix religieuse



La "paix religieuse" invoquée par les autorités autrichiennes peut certes être considérée comme un "but légitime", La Cour l'a même reconnu ainsi dans son arrêt Kokkinakis de 1993, affirmant qu'un État peut légitimement prendre des mesures destinées à réprimer certains comportements jugés "incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d'autrui". Mais cette décision s'inscrivait dans le contexte de l'article 9 de la Convention sur la liberté religieuse et portait sur des activités de prosélytisme agressif, en particulier lorsqu'il s'exerce en abusant de la confiance des personnes. La Cour n'envisageait pas, à cette époque, que de telles restrictions puissent porter atteinte à la liberté d'expression, et elle précisait d'ailleurs qu'il n'y avait pas lieu d'examiner l'affaire au regard de l'article 10.

Aujourd'hui, la Cour autorise les États à s'abriter derrière la "paix religieuse" pour limiter la liberté d'expression des individus. Autrement dit, il suffit qu'une communauté religieuse, qu'elle soit majoritaire ou minoritaire, s'indigne des propos tenus par telle ou telle personne, formule des menaces suffisamment crédibles, qu'elle annonce des manifestations ou que les autorités redoutent des émeutes, pour que la condamnation de celui ou de celle qui est accusé de troubler cette paix soit jugée conforme à l'article 10 de la Convention.

Bien entendu, il appartient à la Cour d'apprécier la "nécessité", d'une telle mesure, "dans une société démocratique", c'est-à-dire de sa proportionnalité au regard de la liberté d'expression. Une jurisprudence constante affirme, depuis l'affaire Handyside de 1976, que la liberté d'expression protège aussi bien les informations et opinions considérées comme neutres ou indifférentes que celles qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le type de message considéré. Dans un arrêt Aydin Tatlav c. Turquie du 2 mai 2006, la Cour précise que les adeptes d'une religion, qu'elle soit majoritaire ou minoritaire, ne peuvent espérer qu'elle soit tenue à l'écart de toute critique. Ils doivent tolérer que des tiers portent atteinte à leurs convictions religieuses, et même propagent des doctrines hostiles à leur foi. Il importe peu que les faits rapportés soient exacts ou erronés et la Cour n'a donc, fort heureusement, pas à s'interroger sur l'âge du mariage du prophète et pas davantage sur celui de la jeune Aïcha. La "vérité" des textes sacrés ne réside en effet que dans les convictions des adeptes et l'on imagine mal de tels débats devant des instances juridictionnelles.


Hommage à Siné. Dessin paru dans l'Évènement du Jeudi, 1988


Du dénigrement au blasphème


Pour apprécier cette nécessité de l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse",  la CEDH se fonde sur sa jurisprudence Otto-Preminger-institut c. Autriche du 29 septembre 1994. Elle y affirme que, dans un contexte religieux, un État peut légitimement interdire des expressions gratuitement offensantes pour autrui et notamment au regard des convictions religieuses. Elle consacre même "le droit pour les citoyens de ne pas être insultés dans leurs sentiments religieux par l’expression publique des vues d’autres personnes ». A l'époque, il s'agissait d'une plainte déposée, sur le même fondement du "dénigrement de doctrine religieuse" par le diocèse d'Innsbrück contre la diffusion d'un film jugé blasphématoire.

L'élément essentiel du raisonnement de la Cour est donc contextuel. Le caractère plus ou moins religieux de la société, la vivacité des débats entre les représentants des différents cultes sont autant d'éléments à prendre en compte, et la CEDH accorde aux États une large autonomie pour interdire certains comportements jugés incompatibles avec la liberté de pensée ou la liberté religieuse d'autrui. La Cour n'évalue donc pas seulement les propos tenus, mais aussi le contexte dans lequel ils ont été tenus. Autrement dit, la proportionnalité de l'atteinte à la liberté d'expression s'apprécie à l'aune de la capacité des différentes religions d'exprimer leur mécontentement. Face à un catholicisme intégriste, à un islam rigoriste, ou à toute autre religion revendicative, l'État est, aux yeux de la Cour, fondé à limiter la liberté d'expression. 

La Convention européenne des droits de l'homme n'a certes pas pour objet d'imposer aux États partie le respect du principe de laïcité, mais elle n'a pas non plus pour objet d'autoriser des restrictions à la liberté d'expression au nom de la religion. Qu'on le veuille ou non, cette limitation de l'expression dans le but de ne pas heurter la foi religieuse répond exactement à la définition du blasphème donnée par le Dictionnaire Robert : " Parole qui outrage la Divinité, la religion". Or, le droit au blasphème est un élément de la liberté d'expression.

On pourrait se borner à affirmer que cette jurisprudence nous ramène deux siècles en arrière, plus précisément sous la Restauration, l'époque de la loi sur le sacrilège (1825) et de la loi dite "de justice et d'amour" (1827). La première prévoyait la condamnation à mort par décapitation de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. La seconde muselait la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion.

Mais le débat est bien actuel. En témoigne les efforts des pays de l'Organisation de la coopération islamique (OCI), qui ont tenu en juin 2018 une conférence à Bruxelles pour "promouvoir la distinction entre la liberté d'expression et la diffamation des religions". Cette notion de "diffamation des religions", cheval de bataille de l'OCI, depuis bien des années ne semble pas très éloignée du "dénigrement des religions" admis dans la décision E.S. c. Autriche,.. Il ne fait guère de doute que l'OCI va désormais se prévaloir du soutien de la CEDH pour faire avancer sa revendication.

Les journalistes de Charlie Hebdo ont payé de leur vie cette revendication du droit au blasphème, et la Cour européenne ajoute aujourd'hui une pelletée de terre sur leur tombe. Quel dessin Siné aurait-il imaginé pour illustrer une décision de justice qui ouvre la porte à toutes les lâchetés, qui permet aux États de s'abriter derrière la paix religieuse pour interdire tout débat, toute discussion, voire pour interdire de rire ? De toute évidence, la Cour européenne n'est pas Charlie...


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.