« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 20 novembre 2018

La liberté de manifestation, en Russie

L'arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 15 novembre 2018 a été particulièrement médiatisé, car le requérant n'est autre qu'Aleksey Navalnyy, l'un des principaux opposants au Président Poutine, très engagé dans la lutte contre la corruption. Arrêté à sept reprises entre 2012 et 2014 à l'occasion de différents rassemblements publics, il a été condamné à des amendes administratives et parfois à une détention administrative. Il obtient aujourd'hui de la CEDH une condamnation de la Russie pour des manquements au principe de sûreté et à la liberté de réunion, ainsi que pour une violation de l'article 18 de la Convention européenne des droits de l'homme qui sanctionne une restriction des libertés dans un but autre que la finalité pour laquelle elle a été édictée, c'est-à-dire mutatis mutandis un détournement de pouvoir.


Arrestation arbitraire

 


Le requérant invoque d'abord le caractère arbitraire des arrestations, pratique sanctionnée par l'article 5 § 1 de la Convention. En l'espèce, la Grande Chambre reprend les motifs de l'arrêt rendu par la Chambre le 2 février 2017. Il est vrai que les rassemblements auxquels a participé le requérant étaient irréguliers dans la mesure où la liberté de manifestation est soumise, en Russie, à un régime d'autorisation. Les participants avaient donc omis de solliciter cette autorisation que, vraisemblablement, ils n'auraient pas obtenue. Ils ont donc été arrêtés sur la voie publique et retenus au poste de police pendant quelques heures, avant d'être soit relâchés, soit déférés à un juge.

Or le droit russe, comme la plupart des systèmes juridiques, prévoit qu'il est possible d'établir des procès-verbaux de participation à un rassemblement irrégulier sur place, sans qu'il soit nécessaire de conduire les intéressés au poste de police. Lorsqu'une arrestation est jugée utile, elle doit être motivée par les autorités, et reposer sur une justification légale comme le risque de fuite ou d'obstruction à la justice. Comme elle l'avait déjà affirmé dans l'arrêt Frumkin c. Russie du 5 janvier 2016, la Cour estime qu'en l'absence de justification explicite, l'arrestation est considérée comme non conforme à l'article 5 § 1 de la Convention.


Violation du droit au procès équitable



Aleksey Navalnyy estime aussi avoir été victime d'une atteinte à son droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 de la Convention. Rappelons qu'il a été condamné sur le fondement d'infractions figurant dans le "code des infractions administratives", mais la CEDH a déjà considéré qu'elles relèvent de la "matière pénale", en particulier lorsque les peines imposent une privation de liberté (CEDH, 30 août 2013, Malofeyeva c. Russie).

Sur le fond, la CEDH examine en détail les procédures qui ont conduit aux sept condamnations du requérant. Si l'une d'entre elles a donné à un contrôle réel des juges d'appel, les six autres se déroulées dans des conditions qui n'ont pas grand-chose à voir avec un procès équitable : juges qui se fondent sur la seule version des faits rapportée par la police, refus d'entendre les témoins de la défense etc. Cette situation a finalement fait peser sur le requérant une véritable présomption de culpabilité, l'intéressé n'étant pas en mesure d'exposer les éléments de sa défense. L'atteinte au droit au procès équitable est donc logiquement sanctionnée par la Grande Chambre.
Manifestation autorisée à Moscou
Défilé militaire du 7 novembre 1941

La liberté de manifestation



La liberté de manifester fait partie de la liberté de "réunion pacifique" protégée par l'article 11 de la Convention européenne. Cette absence d'autonomie de la liberté de manifestation, non détachée de celle de réunion, ne nuit pourtant pas au contrôle de la Cour. Elle apprécie en effet la "nécessité" d'éventuelles restrictions à cette liberté. Dans la première décision de 2017 sur la même affaire, la Chambre avait considéré que les autorités russes n'avaient pas démontré cette nécessité d'interrompre les réunions auxquelles le requérant participait, de l'arrêter, et de le condamner à des peines d'emprisonnement, même légères.

La Grande Chambre rappelle que l'article 11 protège la liberté de réunion "pacifique", notion qui exclut de la garantie ces dispositions les rassemblements violents (CEDH, 15 octobre 2015, Kudrevicius et a. c. Lituanie). De fait, la Cour ne doit pas se borner à vérifier que le rassemblement est conforme est droit interne, mais que les participants ont pu effectivement exprimer leur opinion, principe affirmé par l'arrêt Primov et a. c. Russie du 12 juin 2014. Peu importe que la Russie ait adopté un régime d'autorisation, si cette procédure a pour finalité d'assurer le bon déroulement de la manifestation et non pas de l'interdire. Ce régime d'autorisation doit d'ailleurs, aux yeux de la Cour, s'accompagner d'une "certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques", auraient-il lieu sans autorisation préalable (CEDH, 18 décembre 2007, Nurettin Aldemir c. Turquie).

En l'espèce, il ne fait guère de doute que l'ingérence dans la liberté de manifestation était prévue par la loi, dès lors que le droit russe sanctionne la participation à un rassemblement non autorisé. La Cour examine néanmoins si, dans le déroulé des évènements, les autorités russes poursuivaient un "but légitime" en portant atteinte à la liberté de manifestation du requérant. Or le fait d'arrêter une personne alors qu'elle s'éloigne d'une manifestation ou qu'elle attend un certain temps devant un tribunal en espérant pouvoir entrer ne vise pas à assurer l'ordre public. Et la Cour de reconnaître qu'elle "doute fort que les mesures litigieuses aient poursuivi un but légitime". Elle exerce ainsi un contrôle de proportionnalité de l'ingérence dans la liberté de manifestation, comme elle l'avait fait dans l'arrêt Bukta et autres c. Hongrie de 2007, où elle avait estimé que disperser un rassemblement au seul motif qu'il n'a pas été régulièrement déclaré ne saurait, en soi, constituer un but légitime.


"Museler l'opposition"



Dès lors, la Grande Chambre considère que deux des poursuites engagées contre Aleksey Navalnyy ne poursuivent pas un but légitime, et que cinq se sont révélées disproportionnées, compte tenu de la nécessité de faire preuve de tolérance en cas de rassemblement pacifique. La décision est sévère pour les autorités russes, mais la Cour n'hésite pas à rappeler que "de telles carences ont déjà été constatées dans un certain nombre d'affaires antérieures". La Russie a déjà été condamnée, à plusieurs reprises, sur ce fondement, et la CEDH constate qu'elle ne fait rien pour respecter les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme en ce domaine.

C'est à la lumière de ces réitérations que doit être considérée la sanction pour violation de l'article 18 de la Convention qui s'analyse comme un détournement de pouvoir. Au-delà des buts avoués de "la défense de l'ordre public et de la prévention du crime" ainsi que de la "protection des libertés d'autrui", la Cour constate que les autorités russes ont réagi de plus en plus sévèrement à l'égard de ces manifestations, que des lois ont même été votées pour renforcer la répression. La Cour ne peut donc s'empêcher de penser qu'il s'agit surtout de museler l'opposition et "d'étouffer le pluralisme politique". Conformément à une jurisprudence constante depuis l'arrêt Young, James et Webster c. Royaume-Uni du 13 août 1981, elle rappelle ainsi à la Russie qu'une société démocratique est celle qui assure aux courants minoritaires un juste traitement. Il ne reste plus qu'à espérer que la Cour sera enfin entendue.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire