« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 29 juin 2023

Neutralité dans le football : le rapporteur public renvoyé dans ses buts


Dans une décision très remarquée du 29 juin 2023, le Conseil d'État écarte le recours déposé par Alliance Citoyenne et la Ligue des droits de l'homme, dirigé contre le refus du président de la Fédération françaises de football (FFF) d'abroger les statuts interdisant le port de tout signe religieux durant les compétitions organisées par la Fédération. 

 

Des espoirs déçus

 

Il est vrai que ceux qui ajoutent des adjectifs au principe de laïcité, qu'elle soit "inclusive" ou "ouverte" et qui pensaient qu'elle doit s'accompagner d’"accommodements raisonnables", avaient déjà commencé à fêter la victoire. Leur satisfaction s'étalait dans tous les réseaux sociaux après les conclusions du rapporteur public, Christian Malverti. Celui-ci avait en effet établi une distinction subtile, expliquant que l'obligation de neutralité peut être imposée aux employés de la FFF et aux joueuses des équipes nationales, mais pas aux simples licenciées de la Fédération. Pour le rapporteur public, les premières sont des agents du service public alors que les secondes sont des usagers que l'on ne saurait contraindre au respect du principe de neutralité. Mais le Conseil d'État a fait voler en éclats cette construction juridique destinée à légitimer le port de signes religieux. 

Ceux qui connaissent mieux le droit de la laïcité se montraient beaucoup plus prudents, peu convaincus par une analyse juridique qui ignore souverainement le principe d'égalité devant la loi.  Or précisément, le Conseil énumère très soigneusement les fondements juridiques de sa décision. Il cite, bien entendu, l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ainsi que l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui consacrent la liberté de conscience et de religion. Il invoque aussi l'article 1er de la loi de Séparation du 9 décembre 1905 qui énonce que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées pour des motifs d'ordre public". Enfin, elle mentionne le texte le plus récent, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République qui affirme que "lorsque la loi ou le règlement confie directement l'exécution d'un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d'assurer l'égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public."

 

Les équipes nationales

 

Il n'est contesté par personne qu'une fédération sportive est une personne privée chargée de gérer un service public. A ce titre, ses agents sont soumis au principe de neutralité. Il en est de même, affirme le Conseil d'État, des joueuses sélectionnées dans les équipes nationales. Elles sont considérées comme étant mises à disposition de la Fédération durant la durée des compétitions, et donc soumises au principe de neutralité.

 

La belle verte. Coline Serreau, 1996
 

Les licenciées

 

En ce qui concerne les licenciées, le Conseil d'État se réfère au pouvoir réglementaire détenu par la FFF. L'article L 131-16 du code du sport énonce ainsi que les fédérations sportives édictent "les règlements relatifs à l'organisation de toute manifestation ouverte à leurs licenciés". Pour le Conseil d'État, depuis un arrêt ancien du 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d'articles de sport, l'organisation des compétitions, nationales ou pas, relève de la mission de service public confiée aux fédérations sportives.

Dans le cas présent, le règlement édicté par la FFF trouve son fondement à la fois dans l'article 1er de la loi de 1905 qui mentionne l'ordre public et dans la loi du 24 août 2021 qui se réfère davantage au service public. 

L'ordre public est mentionné à plusieurs reprises, notamment lorsque le Conseil d'État affirme que la FFF est fondée à interdire "tout acte de prosélytisme ou manoeuvre de propagande", ajoutant qu'ils sont de nature à "faire obstacle au bon déroulement des matchs". Il précise que le respect du principe de neutralité est de nature à prévenir d'éventuels affrontements "sans lien avec le sport".  La notion de service public est également très présente, car la FFF a pour mission d'assurer la sécurité des joueuses et le respect des règles du jeu, la réglementation des équipements et tenues constituant l'exercice normal de ses compétences. De tous ces éléments, le Conseil d'État déduit que la FFF était parfaitement compétente pour imposer le respect de la neutralité aux licenciées, et il juge que la mesure n'était pas disproportionnée au regard des buts poursuivis.

 

Un choeur à l'unisson

 

Si les conclusions du rapporteur public étaient un peu surprenantes, la décision du Conseil d'État ne l'est pas vraiment. Sur ce point, on constate même une convergence jurisprudentielle tout-à-fait remarquable qui fait du dialogue d'un juge un choeur à l'unisson.

L'arrêt du Conseil d'État n'est pas sans rappeler la célèbre affaire Baby-Loup qui a suscité la décision rendue par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation le 25 juin 2014. Une crèche associative, personne privée, est chargée d'une mission de service public sous le contrôle de la collectivité territoriale qui la finance. Elle se dote d'un règlement intérieur qui interdit le port de signes religieux aux employés. Une femme qui a refusé de retirer son voile est donc licenciée pour non-respect de ce règlement. Après bien des péripéties contentieuses, l'Assemblée plénière estime que l'atteinte à la liberté religieuse imposée par ce règlement n'est pas excessive par rapport aux finalités poursuivies par l'établissement. En effet, la crèche était installée dans une ville marquée par l'existence de multiples communautés à la fois nationales et religieuses. La Cour de cassation admettait ainsi que le respect du principe de neutralité soit imposée par le règlement intérieur, dès lors que la mesure est justifiée au regard des missions exercées.

La Cour de justice de l'Union européenne adopte une analyse presque identique dans deux décisions rendues sur question préjudicielle le 14 mars 2017. Saisie du licenciement de deux salariées ayant refusé de retirer leur voile durant leur activité professionnelle, elle rend deux arrêts différents. Dans la décision Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l'homme c. Micropole S.A., elle considère qu’un licenciement motivé par la seule demande d’un client, en l’absence de règlement intérieur, viole la liberté religieuse. En revanche, dans l’affaire Samira Achbita et autres c. G4S Secure Solutions N.V., elle valide le licenciement dès lors qu’existe dans l’entreprise un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux pour des motifs clairement identifiés. 

L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 29 juin 2023 s'analyse comme une nouvelle décision visant à permettre le respect du principe de neutralité, sous la seule réserve de l'existence d'un règlement intérieur qui le justifie. 

Il est évident que cette décision va irriter fortement un certain nombre de commentateurs, car le débat dépasse largement la simple question du port du voile par les joueuses de football. 

 

Principe d'égalité v. non-discrimination

 

La lecture de l'arrêt montre que toutes les associations requérantes s'appuient sur le principe de non-discrimination. Alors que devant les caméras, elles invoquent plus volontiers le droit de s'habiller comme on le souhaite, droit qui d'ailleurs n'existe pas, leur requête invoque l'atteinte à la liberté religieuse. Le port du voile est donc bien considéré comme l'affirmation d'une conviction religieuse, et son interdiction comme une discrimination. L'égalité devant le service public et devant la loi n'est pas évoquée, car il s'agit en effet de revendiquer une inégalité devant la loi, une communauté religieuse faisant valoir clairement sa différence.

Le Conseil d'État prend le contrepied de cette analyse et s'appuie directement sur l'égalité devant le service public et la loi. Il s'agit là d'une jurisprudence classique. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 septembre 1986 interdisait déjà que le service public soit assuré de manière différenciée selon les convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Le Conseil d'État avait de même, dans un arrêt du 10 février 2016, confirmé la légalité de la décision d'un directeur d'établissement pénitentiaire refusant de servir régulièrement des menus halal aux détenus. Observant que de tels menus étaient servis lors des fêtes religieuses, le juge estime que le principe d'égalité s'oppose à ce qu'une partie des détenus bénéficie d'un avantage particulier.

Le principe d'égalité devant la loi a donc la vie dure, et on peut s'en réjouir. Il garantit en effet le respect de la liberté de conscience qui repose sur un strict respect des convictions, y compris celle de ne pas en avoir. 



Le principe de neutralité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10 section 1 § 2

dimanche 25 juin 2023

Rapport de la CNCTR : Des services secrets moins secrets ?


La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) figure dans la liste des autorités administratives indépendantes établie par la loi du 20 janvier 2017. Mais ce n'est pas celle dont on parle le plus, et elle demeure largement inconnue du grand public. Chargée du contrôle de l'usage des techniques de renseignement, elle a plutôt l'habitude de travailler dans la discrétion. Sa taille la situe par ailleurs à la limite de la visibilité, avec dix-sept agents et un collège composé de quatre parlementaires, une personnalité qualifiée, deux membres de la Cour de cassation et deux du Conseil d'État, dont le président Serge Lasvignes. 

La CNCTR a été créée par la loi du 24 juillet 2015 qui a fait du renseignement l'objet d'une véritable politique publique. A ce titre, la commission est chargée par le législateur d'une double mission de contrôle a priori et a posteriori.

Le contrôle a priori réside dans une procédure d'autorisation des techniques de renseignement auxquelles les services compétents peuvent recourir. La liste de ces techniques est définie par la loi, dans les articles L 851-1 à L 855-1 du code de la sécurité intérieure. On y trouve les données de connexion, d'identification, les sites consultés, les données d'identification et toutes celles captées par l'IMSI Catcher, ainsi que les dispositifs de repérage, de captation d'images et de sonorisation.

L'autorisation d'utiliser ces techniques est donnée par le Premier ministre. La CNCTR n'intervient que par un avis préalable, dans le cadre d'une procédure consultative ordinaire, ce qui signifie que le Premier ministre demeure libre de ne pas le suivre. Lorsque la procédure est marquée par l'urgence, la CNCTR n'est même pas saisie pour avis mais informée a posteriori. Dans tous les cas, si elle n'est pas d'accord avec une autorisation, elle peut toujours faire au Premier ministre une "recommandation". 

Le contrôle a posteriori concerne que font les services de ces techniques de renseignement. Cette mission conduit la CNCTR a réaliser des contrôles "sur pièces et sur place" dans les locaux des services de renseignement, ainsi qu'à opérer des vérifications "à distance" à l'aide des outils informatiques dont elle dispose. Elle peut ainsi avoir connaissances des données brutes collectées.

Si ces missions sont peu connues, leurs résultats le sont encore moins. Le rapport annuel de la CNCTR offre une information certes filtrée mais c'est la seule dont disposent ceux qui s'intéressent à l'impact de ces techniques de renseignement sur les libertés. Le 7è rapport qui vient d'être publié permet ainsi de dégager quelques lignes directrices, à partir du bilan de la Commission pour l'année 2022.

 

Une diminution du nombre des personnes surveillées


Le premier constat dressé par la Commission est celui de la diminution, pour la première fois depuis 2015, du nombre de personnes surveillées. Il est passé de 22 958 en 2021 à 20 958 en 2022, soit une diminution de presque 9 %. La CNCTR attribue cette évolution à la diminution du nombre de personnes surveillées au titre de la prévention du terrorisme, qui représentent tout de même 38 % des demandes. Elle explique qu'il ne faut pas voir dans ce chiffre un déclin de la vigilance des services dans ce domaine, mais plutôt l'effet d'une nouvelle organisation du terrorisme. Aux mouvements structurés a succédé un terrorisme low cost assumé par des individus isolés et peu socialisés.

 

Parle plus bas. Dalida

Archives INA. 21 novembre 1976
 


Le ciblage des personnes surveillées


Si le nombre de personnes surveillées a diminué, l'intensité de la surveillance a, quant à elle, augmenté. Les demandes d'autorisation ont atteint le nombre de 89 505 en 2022, contre 87 588 en 2021. Cette hausse de 2% en 2022 est très modérée, mais il faut observer que la hausse avait été de 8 % en 2020 et 10 % en 2021. Surtout, ces demandes d'autorisation portent sur les techniques les plus intrusives dans la vie privée. Alors que les demandes d'accès aux données de connexion, technique peu intrusive, ont baissé de 3%, toutes les techniques permettant un accès à des informations en temps réel ont largement augmenté. Ainsi, les demandes d'introduction dans un lieu privé se sont accrues de 40 % en 2022, et les captations de paroles et d'images ont connu une progression de 55 % depuis 2021. L'usage de l'IMSI Catcher a connu, quant à lui, un accroissement de 10 %, alors même qu'il est contingenté.

La CNCTR attribue cette évolution à un meilleur ciblage des personnes surveillées. Les services sélectionnent avec davantage de rigueur leurs cibles, mais mettent tous les moyens à leur disposition pour recueillir des données pertinentes. La Commission évoque aussi la nécessité de s'adapter, à une époque où les personnes surveillées savent parfaitement faire usage des outils de chiffrement. 

Certes, mais le rapport de la CNCTR laisse tout de même entrevoir quelques lacunes dans le système. Le dialogue avec les services n'est pas toujours aussi fluide que la Commission le souhaiterait. Or, elle précise que l'information qui lui est donnée doit lui permettre d'évaluer la dangerosité de la personne, d'apprécier la proportionnalité de la technique envisagée à la menace, notamment lorsqu'il s'agit de pénétrer dans un lieu privé. A défaut d'obtenir ces éléments, la CNCTR affirme "qu'elle sera conduite à émettre un avis défavorable". 

Précisément, ces avis défavorables sont en augmentation de 1, 6 % par rapport à 2021. Cette légère augmentation est attribuée par la Commission à l'augmentation des demandes formulées à propos de menaces de violences collectives. La CNCTR affirme ainsi être attentive particulièrement attentive au respect des libertés d'expression et de manifestation. L'objet de la surveillance est d'entraver des actions violentes, mais pas d'empêcher des activités militantes.


Le contrôle a posteriori

 

La CNCTR se montre beaucoup plus nuancée sur le bilan de ses contrôles, même s'il est présenté comme "globalement positif". Elle observe d'abord que ses contrôles sur place sont fragilisés par l'augmentation des techniques qui entraine l'augmentation du nombre de données captées. Avec une équipe très peu nombreuse, la CNCTR est tout de même parvenue à effectuer 121 contrôles en 2022, chiffre identique à celui de 2021.

Certes, les contrôles montrent parfois des irrégularités, notamment le dépassement de la durée d'autorisation d'une technique de renseignement. Mais ces irrégularités demeurent marginales et la Commission déplore surtout une certaine négligence des services dans l'établissement des "fiches de traçabilité", document qui rend compte de l'exécution d'une autorisation. Sur ce point, la CNCTR ne donne aucun chiffre, mais affirme que "des progrès doivent encore être accomplis", d'autant que les indications consignées dans ces documents sont parfois trop vagues pour permettre à la Commission d'exercer sa mission de contrôle.

De même, la CNCTR reconnaît des difficultés dans l'exercice du contrôle à distance. Elle déplore que le recueil de certaines données ne soit pas encore intégré dans le système centralisé géré par le Groupe interministériel de contrôle (GIP), système qui lui permet l'accès à distance. Dans ce cas, elle procède par une sorte d'échantillonnage et ce procédé lui interdit de mesurer le volume de données recueillies. Enfin, elle déplore que certains agents travaillent encore "à l'ancienne", sans se préoccuper de la traçabilité de leur activité. Dans ce cas, la CNCTR est totalement impuissante, et ne peut même pas mesurer l'ampleur du phénomène.

La lecture du rapport laisse ainsi une impression mitigée. La  loi de 2015 a certes donné un fondement légal à l'activité des services de renseignement, conformément à ce qu'exigeait notamment la Cour européenne des droits de l'homme. Mais la CNCTR n'a guère les moyens de ses ambitions. Constituée d'une petite équipe, dépourvue d'un véritable pouvoir de sanction, ses avis sont suivis par le Premier ministre parce qu'il le veut bien, mais rien ne l'y oblige. De fait, elle ne peut exercer sa mission de contrôle qu'en engageant le dialogue, en s'efforçant de convaincre les services de la nécessité d'appliquer avec rigueur la procédure d'autorisation et d'accepter les contrôles. En fait, la CNCTR demande aux services secrets d'être moins... secrets.

 

Les fichiers de renseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 5 § 3 B

jeudi 22 juin 2023

CBD : Acheter ou conduire, il faut choisir

Dans une décision du 21 juin 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme que le délit de conduite d'un véhicule en ayant fait usage de stupéfiants est applicable à une personne qui a consommé du cannabidiol, plus connu sous l'acronyme CBD. On rappellera que cette dénomination concerne les fleurs et feuilles de cannabis ayant un taux THC (tétrahydrocannabinol) inférieur à 0, 3%. 

Dans le cas présent, l'auteur du pourvoi est un automobiliste condamné par le tribunal correctionnel du Havre pour un excès de vitesse sous l'emprise de produits stupéfiants, l'expertise toxicologique montrant qu'il avait consommé du tétrahydrocannabinol. En septembre 2022, la cour d'appel de Rouen avait en revanche prononcé la relaxe de l'intéressé du délit de conduite sous l'emprise de stupéfiants, ne conservant que l'infraction d'excès de vitesse. Le présent pourvoi a donc été déposé par le procureur général près la Cour d'appel de Rouen.

En cassant la décision des juges d'appel, la chambre criminelle affirme donc que le CBD est un produit stupéfiant et que sa consommation est une infraction punie par le code de la route. Son article L 235-1 affirme en effet que "toute personne qui conduit un véhicule (...) alors qu'il résulte d'une analyse sanguine ou salivaire qu'elle a fait usage de substances ou plantes classées comme stupéfiants est punie de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 euros d'amende". La seule lecture de ces dispositions conduit à constater que le législateur n'a pas entendu imposer un dosage ou préciser une teneur de produit qui serait admise. Il est vrai qu'un arrêté du 13 décembre 2016 fait allusion à un taux de tétrahydrocannabinol supérieur à 15 ng/ml de salive. Mais ces dispositions ne traitent que des modalités de dépistage des produits et non pas des sanctions applicables à ceux qui les ont consommés. Autrement dit, il s'agit d'un seuil de détection et non pas d'un seuil d'incrimination. La seule présence de CBD dans l'analyse toxicologique suffit donc à caractériser l'infraction.

L'analyse de la Cour de cassation ne saurait souffrir de contestation juridique. La Cour applique le principe d'interprétation stricte de la loi pénale. Or, en l'espèce, la loi pénale est uniquement l'article L 231 du code de la route, l'arrêté du 13 décembre 2016 n'étant pas de nature pénale.

Tout cela serait parfait si, comme le dit le procureur général de Rouen dans son pourvoi, la Cour d'appel n'avait pas été sensible à un contexte juridique nouveau en matière de produits stupéfiants. 

 


 Mission Clépatre. Alain Chabat 2002

Jamel Debbouze

 

La vente de CBD


Les industriels du CBD ont poursuivi un combat acharné dans le but de conquérir le marché français, fermé jusqu'à une période récente. A l'issue d'une bataille contentieuse de plusieurs années, ils ont obtenu que cette substance soit en vente libre, à la condition que le taux de THC (tétrahydrocannabinol) contenu dans le produit soit inférieur à 0, 3%.

Leur première victoire a été la décision Kanavape rendue sur question préjudicielle par la Cour de justice de l'Union européenne le 19 novembre 2020. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le CBD n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à cette substance un peu particulière. A ses yeux, la législation français porte donc atteinte à cette libre circulation. Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. Mais tout cela n'est pas suffisant pour le lobby du CBD. Il ne veut pas seulement acheter le produit à l'étranger. Il veut aussi le produire et le diffuser lui-même.

La seconde victoire a été plus difficile, car le Conseil constitutionnel faisait de la résistance. Dans une décision QPC du 7 janvier 2022, Association des producteurs de cannabinoïdes, il donne, pour la première fois, la définition juridique de la notion de "stupéfiant". Peut-être qualifiée ainsi une "substance psychotrope qui se caractérise par un risque de dépendance et des effets nocif pour la santé". Il considère alors que le législateur pouvait confier au pouvoir réglementaire le soin de dresser la liste de ces substances illicites, écartant ainsi le moyen d'incompétence négative soulevé par les professionnels du CBD. 

Mais les voies du CBD sont impénétrables. Par un heureux hasard, deux mois après le  renvoi de la QPC par le Conseil d'État, le 18 octobre 2021,  survient fort opportunément un nouvel arrêté du 30 décembre 2021 relatif à l'application de l'article R 5121-86 du code de la santé publique. Il accepte que le CBD puisse être cultivé et vendu en France, seconde victoire importante pour les professionnels du secteur. 

Il restait encore à remporter une troisième victoire, permettant de vendre le produit aux particuliers. Ce fut chose faite avec l'arrêt Confédération des buralistes et autres, rendu par le Conseil d'État le 29 décembre 2022. Il déclare illégale l'interdiction générale et absolue de commercialiser les fleurs et feuilles de cannabis ayant un taux THC (tétrahydrocannabinol) inférieur à 0, 3%. Le CBD n'est donc plus considéré comme un produit stupéfiant. Pour en juger ainsi, le Conseil d'État retient qu'il n'est pas établi que ce produit comporterait des risques pour la santé publique, dès lors qu'il n'a pas d'effet psychotrope et ne provoque pas de dépendance. Ce faisant, le juge administratif suit exactement le chemin qui lui avait été montré par le Conseil constitutionnel.

 

La spécificité pénale

 

La décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation rendue le 23 juin 2023 apparaît ainsi en rupture par rapport à une ambiance contextuelle favorable à l'industrie du CBD. Mais cette rupture n'est précisément qu'une apparence, car la Cour de cassation, statuant en matière criminelle, n'est pas liée par des dispositions qui se bornent à autoriser la production et la vente d'un produit, dispositions qui se trouvent essentiellement dans le code de la santé publique.

La Cour de cassation est chargée d'apprécier une infraction qui a pour but de garantir la sécurité routière. Toute son analyse repose ainsi sur une constatation simple, d'ailleurs totalement inspirée de la législation relative à l'alcool : l'autorisation de consommer un produit n'entraine pas nécessairement celle de conduire après l'avoir consommé.

La Cour peut s'appuyer sur la QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 9 décembre 2011. Il considère alors "qu'il est loisible au législateur d'instituer une qualification pénale particulière pour réprimer la conduite lorsque le conducteur a fait usage de stupéfiants". A cette fin, "il a précisé que l'infraction est constituée dès lors que l'usage de produits (...) est établi par une analyse sanguine". Et le Conseil ajoute que le pouvoir réglementaire définit des "seuils de détection", formule très claire qui montre qu'il ne s'agit pas de seuils d'incrimination.

La chambre criminelle refuse ainsi de se laisser entrainer dans une sorte de spirale juridique qui conduirait à déduire la dépénalisation de l'autorisation de mise sur le marché d'un produit. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un dialogue des juges un peu rugueux, mais plutôt d'une affirmation très claire de la spécificité de la démarche pénale. On peut évidemment s'interroger sur l'éventualité d'une quatrième victoire des professionnels du secteur qui doivent déjà se demander comment ils pourraient obtenir une autorisation générale du produit, y compris au volant.



lundi 19 juin 2023

Les dispositifs de surveillance avancent cachés


La période actuelle se caractérise par une activité législative importante relative aux dispositifs de surveillance. Les technologies intégrant la vidéoprotection et l'intelligence artificielle pénètrent dans le droit positif par la petite porte, avec la plus grande discrétion. On profite ainsi de la loi relative aux jeux olympiques du 19 mai 2023 pour mettre en place des "caméras augmentées", terme tellement plus sympathique que la simple référence à la biométrie. Quant à la vidéoprotection, le renforcement de son usage est prévu, par une discrète proposition de loi sénatoriale relative à la reconnaissance biométrique dans l'espace public. Portée par les sénateurs Marc-Philippe Daubresse (REP) et Arnaud de Belenet (UC). Ella a été adoptée en première lecture le 12 juin 2023.

 

" Les caméras augmentées"

 

Les "caméras augmentées" ou "intelligentes" sont définies par l'article 10 de la loi du 19 mai 2023 comme "des systèmes de vidéoprotection ou des caméras installées sur des aéronefs (...) pouvant faire l'objet de traitements algorithmiques". De manière très concrète, la finalité de ces installations est de sécuriser des grands évènements, comme la cérémonie d'ouverture des jeux olympiques. Il devient en effet possible de détecter, en temps réel, des mouvements de foule ou des bagages abandonnés. 

Cette technologie n'est pas réellement nouvelle, et le Conseil d'État, dans l'avis qu'il a rendu sur la loi, fait observer qu'elle a déjà été testée par la SNCF, l'expérimentation ayant été supervisée par la CNIL. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a considéré, dans sa décision du 17 mai 2023,  que le législateur pouvait autoriser un tel dispositif pour répondre à l'objectif constitutionnel de prévention des atteintes à l'ordre public. Il a cependant émis une réserve d'interprétation, en précisant que les préfets devront mettre fin à l'autorisation d'emploi de ces technologies, dès que les conditions qui ont justifié sa délivrance ne sont plus réunies. 

 


 Les Jeux olympiques. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968


Pour rassurer les inquiets, une multitude de garanties sont prévues. Certaines concernent le fournisseur du traitement qui devra présenter des garanties de compétence, et fournir une documentation complète prévoyant notamment la correction d'éventuelles erreurs. Cette garantie apparaît élémentaire, si l'on considère que les marchés concernés sont potentiellement attentatoires aux libertés. D'autres garanties sont mentionnées comme l'interdiction de procéder à des interconnexions avec d'autres traitements automatisés ou de prendre une décision sur le fondement des données transmises par ces "caméras augmentées". On rappellera à ce propos que le droit positif interdit qu'une décision soit prise par un système automatisé, l'intervention humaine étant toujours exigée. Enfin, certaines garanties de procédure sont prévues, comme l'exigence d'un décret pris après avis de la CNIL,  d'une étude d'impact pour chaque traitement ou la mise en place d'une période de test pour s'assurer du fonctionnement des algorithmes.

Certes, tout cela semble rassurant. Mais la lecture de la loi conduit aussi à s'étonner de toutes les garanties qui n'y figurent pas oui qui viennent battre en brèche les protections existantes. C'est ainsi que l'information générale du public sur ces systèmes est prévue "sauf si les circonstances l'interdisent ou si cette information entre en contradiction avec les objectifs poursuivis". La formulation est si imprécise qu'elle autorise que l'information du public risque bien de demeurer une figure de style dans la loi. Or cette information conditionne ensuite le droit d'accès et de rectification offert à la personne fichée, ainsi que l'éventuel recours dirigé contre la décision d'autorisation. Comment exercer ces droits si l'on ignore l'existence même du traitement ?

Surtout, les jeux olympiques ne sont considérés que comme un évènement, en taille réelle, permettant un système pérenne. Les "caméras augmentées" subsisteront après la fin des jeux,  dans les lieux accueillants du public et à leurs abords, ainsi que dans les transports. Leur usage sera autorisé dans toute situation qui présente des "risques d'actes de terrorisme ou d'atteintes graves à la sécurité des personnes". Le Conseil constitutionnel a toutefois précisé qu'il sera impossible de faire usage de cette technologie, en cas de seuls risques d'atteintes aux biens. 


La proposition de loi sur la reconnaissance biométrique 

dans l'espace public


On note avec intérêt que si la loi du 19 mai déclare que les "caméras augmentées" ne s'accompagneront pas de systèmes biométriques, une proposition de loi sénatoriale envisage précisément d'autoriser l'usage de la biométrie dans l'espace public, en consacrant à cette question un texte spécifique. 

Les auteurs du texte utilisent une technique très classique en matière de libertés. La proposition semble ainsi se borner à "définir des lignes rouges" et des grands principes gouvernant l'usage de cette texte. Ce faisant, elle lui confère un fondement législatif incontestable.

Les principes posés semblent très libéraux. Deux interdictions sont posées, celle de catégoriser les personnes physiques à partir de leurs données biométriques et celle de réaliser à distance une identification biométrique. La proposition précise toutefois que cette seconde interdiction s'accompagne d'une prohibition générale d'identifier les personnes en temps réel ou a posteriori. Cette précision peut sembler étrange, si l'on considère que le principe de l'identification à distance est théoriquement interdit.

En réalité, la proposition prévoit des exceptions à ces principes. Il sera possible en effet de traiter des données biométriques en temps réel pour lutter contre le terrorisme et la grande criminalité, et a posteriori dans le cadre d'enquêtes judiciaires ou en matière de renseignement. L'ampleur des exceptions rend ainsi le principe posé quelque peu incantatoire. Le principe du consentement de l'intéressé est, lui aussi, affirmé avec force, mais la proposition ajoute immédiatement que l'on pourra s'en passer pour réglementer l'accès à des grands évènements.

Cette proposition, si elle est votée, permettra une utilisation très large des traitements biométriques. A ce stade, les garanties du dispositif ne semble guère envisagées, mais le texte n'a pas encore été débattu à l'Assemblée nationale.

Certes, les technologies progressent, et les forces de l'ordre, comme les magistrats et, dans une certaine mesure, les services de renseignement doivent pouvoir utiliser des systèmes intelligents, notamment pour le contrôle des foules et des grands évènements, lutter contre la grande criminalité et le terrorisme. Il n'en demeure pas moins que les instruments de contrôle ne sont guère convaincants. Sur ce point, on peut déceler une sorte d'effets d'aubaine des jeux olympiques. Derrière la fête qui nécessite sans doute des mesures provisoires se cachent des dispositions destinées à pénétrer définitivement dans le droit positif. On ne peut que déplorer la faiblesse du débat public sur des sujets qui touchent directement aux libertés de chacun.

 

Les systèmes intelligents : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8 section 5 § 3




vendredi 16 juin 2023

La CEDH blanchit les notes blanches


L'arrêt Mustapha Fanouni c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 15 juin 2023 met définitivement fin à un débat particulièrement vif qui s'était développé durant l'état d'urgence mis en oeuvre après les attentats du 13 novembre 2015.

Sur le fondement de la loi du 3 avril 1955, puis de celle du 20 novembre 2015 prorogeant l'état d'urgence, M. Fanouni a fait l'objet d'une mesure d'assignation à résidence sur le territoire de la commune de Champagne-sur-Oise. Il devait se présenter quatre fois par jour à la Gendarmerie et demeurer à son domicile entre 20 h et 6 h. Les deux arrêtés du ministre de l'Intérieur pris successivement le 16 novembre et le 18 décembre 2015 ont, dans un premier temps, été annulés par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Mais la Cour administrative d'appel de Paris annula ces deux jugements en juin 2016, décision confirmée en cassation par le Conseil d'État, dans un arrêt du 28 décembre 2017.

 


Maison. Hans Emmeneger. 1918

 

Le précédent de l'arrêt Pagerie c. France

 

M. Fanouni se tourne vers la CEDH, car il estime que ces arrêtés d'assignation à résidence portaient une atteinte excessive à sa liberté de circulation. Celle-ci est consacrée par l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention, qui énonce : "Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un État a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence". L'exercice de ce droit peut toutefois faire l'objet de restrictions si ces mesures sont "nécessaires dans une société démocratique à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales (...)". En l'espèce, le but légitime des assignations en résidence n'est guère contestable, et l'arrêt Pagerie c. France du 18 janvier 2023 en avait déjà décidé ainsi, à propos d'un premier contentieux de l'assignation à résidence en période d'état d'urgence.

La décision Pagerie permettait d'écarter immédiatement le moyen fondé sur l'imprévisibilité de la loi. Il est exact que le premier arrêté concernant M. Fanouni avait été pris sur le fondement de la loi de 1955 et que celle-ci prévoyait alors des conditions d'application plus strictes. Une assignation ne pouvait être prononcée qu'à l'encontre d'une personne "dont l'activité s'avérait dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics". Par la suite, le second arrêté reposait sur les conditions posées par la loi du 20 novembre 2015, élargissant les conditions d'application à une série d'autres motifs déjà mentionnés. Mais en l'espèce, cette différence est sans importance, car les éléments retenus par les autorités montraient que M. Fanouni avait des activités "dangereuses pour la sécurité et l'ordre publics", au sens de la loi de 1955. Une perquisition effectuée chez lui le 16 novembre 2015 avaient en effet permis de saisir des armes et des munitions.  En tout état de cause, les buts énoncés dans les deux lois successives sont suffisamment clairs pour que le principe de prévisibilité de la loi soit considéré comme respecté.

Pour exercer son contrôle de proportionnalité sur les mesures d'assignation, la CEDH prend d'abord en considération l'importance de l'ingérence dans la liberté de circulation du requérant. Elle observe qu'elle a été particulièrement restreinte, puisque il devait respecter un couvre-feu et se rendre quatre fois par jour à la Gendarmerie. En revanche, compte tenu du contexte de menace terroriste, la période d'assignation a été relativement brève et n'a pas dépassé trois mois.

 

Les notes blanches

 

La Cour se penche ensuite sur les motifs invoqués par les autorités pour assigner M. Fanouni à résidence. Se pose alors une question intéressante, car ces motifs s'appuient essentiellement sur une note blanche établie par les services de renseignement, mais dont l'auteur n'est pas identifiable. Il y était mentionné que le requérant avait un comportement un peu étrange dans le stand de tir qu'il fréquentait, demandant notamment de pouvoir disposer une tête factice à la place de la cible pour "lui mettre une balle entre les deux yeux". Il aurait en outre équipé son arme d'un silencieux, affirmant qu'il la portait hors du stand de tir. Mais, aux yeux du requérant, il s'agit là de faits non établis autrement que par la note blanche, dont il conteste la valeur probante.

Sur ce point, la CEDH se tourne vers le droit français, et constate que l'usage des notes blanches fait l'objet de "garanties procédurales suffisantes" et que, sur ce point, les décisions des juges internes "ne sauraient passer pour arbitraire ni pour manifestement déraisonnables".

Les notes blanches sont versées au dossier et débattues contradictoirement, le requérant ayant donc l'occasion de contester leur valeur probante, et c'est d'ailleurs ce qu'ont fait les avocats de M. Fanouni qui ont produit de multiples attestations affirmant qu'il ne s'était jamais fait remarquer par ses positions extrémistes et qu'il était investi dans les associations de son quartier. 

La procédure a donc été celle dont le cadre a été défini par le Conseil d'État. Dans une  ordonnance du 11 décembre 2015, le juge des référés avait déjà  posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Les notes blanches peuvent donc fonder une assignation à résidence, à la seule condition qu'elles soient versées au dossier et que le principe du contradictoire soit donc respecté.

Le juge administratif applique à l'assignation à résidence une jurisprudence déjà ancienne qui concernait l'expulsion. Dans son arrêt ministre de l'intérieur c. Bouziane du 4 octobre 2004, le Conseil d'État jugeait alors que le contenu de notes blanches peut justifier l'expulsion de l'imam de Vénissieux, accusé déjà de prêcher un islam particulièrement radical

La CEDH considère donc que M. Fanouni a bénéficié de garanties procédurales suffisantes, lui permettant de contester l'assignation à résidence dont il faisait l'objet. Il importe donc peu que la décision ait été prise ou non sur le fondement d'une note blanche. La Cour met ainsi fin aux espoirs de certains militants qui considèrent l'activité des services de renseignement comme nécessairement attentatoire aux libertés. Ce n'est pas la position de la Cour qui se borne à s'assurer que leur activité s'accompagne de garanties procédurales de nature à protéger les droits de la défense. Une attitude réaliste, à une époque où la menace terroriste constitue un élément contextuel auquel l'ensemble du système juridique doit s'adapter.

 

L'état d'urgence "terrorisme" : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2 section 2 § 2 A


 


dimanche 11 juin 2023

Le statut du donneur de gamètes


Le 9 juin 2023, le Conseil constitutionnel a rendu deux décisions M. Frédéric L., sur questions prioritaires de constitutionnalité, relatives aux conséquences juridiques d'un don de gamètes. La première, 2023-1052, réaffirme avec force le principe de l'anonymat du tiers donneur. La seconde, 2023-1053, déclare conforme à la Constitution le premier alinéa de l’article 342-9 du code civil qui interdit l'établissement d'un lien de filiation entre l'auteur du don et l'enfant issu d'une opération d'assistance médicale à la procréation.

Ces deux QPC vont dans le même sens. Elles visent à affirmer clairement que les tiers donneurs ne sont que des tiers donneurs et qu'ils n'ont pas vocation à créer un lien familial avec les enfants issus du don. La précision est utile après l'adoption de la loi bioéthique du 2 août 2021 qui modifie quelque peu les procédures Au-delà, et ce n'est guère surprenant, le Conseil constitutionnel récuse l'idée d'un droit d'accès aux origines qui serait considéré comme absolu.


L'anonymat du donneur

 

L'anonymat est affirmé dans l’article L 1211‑5 du code de la santé publique : « Le donneur ne peut connaître l'identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d'identifier à la fois celui qui a fait don d'un élément ou d'un produit de son corps et celui qui l'a reçu ne peut être divulguée ». Cette exigence impose un double secret, d’une part entre le receveur et le donneur, d’autre part à l’égard des tiers.  

 

Il s’agit de protéger la vie privée des intéressés et d’assurer le respect du principe de gratuité. Le secret rend en effet matériellement impossible au receveur et à sa famille de rechercher eux-mêmes un donneur, le cas échéant contre une rémunération clandestine. En matière de dons d'organes, le secret peut être levé pour nécessité thérapeutique, par exemple lorsque le don ne peut être effectué que par un proche du patient. 

 

Dans le cas particulier du don de gamètes, la loi du 2 août 2021 introduit dans le code de la santé publique un article L 2143-6 qui permet à la personne issue du don de saisir une Commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur d’une demande d’accès à ces informations. Le Conseil fait observer que ces procédures ne peuvent être mises en oeuvre qu'avec le consentement du tiers donneur, disposition qui fait de l'éventuelle levée de l'anonymat une prérogative dont il est le seul titulaire.

 

Frédéric L. avait fait un don avant la nouvelle législation, à une époque où la commission n'existait pas. La jurisprudence du Conseil d'État était alors clairement opposée à toute communication de données à la personne née de ce don.

 

Dans un avis du 13 juin 2013, il avait déjà affirmé que le respect de la vie privée ne saurait être invoqué par le seul enfant issu du don de gamètes, désireux de connaître ses origines. Le donneur peut aussi s'en prévaloir, qui a fait un don gratuit et altruiste de produits de son corps, et qui ne désire pas nécessairement nouer ultérieurement des contacts avec l'enfant ainsi conçu. Sa vie privée et familiale risquerait d'en être bouleversée, d'autant que bon nombre de donneurs sont à l'origine de naissances multiples. Dans un arrêt du 12 novembre 2015, ce même Conseil d'Etat, cette fois en formation contentieuse, a logiquement estimé, conformément à son avis de 2013, que la loi française s'efforce de protéger la vie privée de chacun des acteurs d'une insémination avec donneur (IAD) et ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Cette jurisprudence a été confirmée dans une décision qui 28 décembre 2017, qui écarte la demande d'un requérant, qui souhaitait connaître l'identité du donneur à l'origine de sa naissance. 

 

En l'espèce, le Conseil constitutionnel est confronté, comme bien souvent, à un conflit de normes. Le schéma est certes inversé par rapport à la situation habituelle, puisque c'est le donneur qui invoque sa vie privée pour identifier la personne dont il a permis la naissance. Cette dernière, à l'inverse, invoque sans doute sa vie privée pour refuser une telle communication. Mais le conflit de normes est identique lorsque c'est l'enfant issu du don qui demande accès à l'identité du donneur.

 

Pour le Conseil constitutionnel, l'intervention de la loi du 2 août 2021 ne change rien à la situation antérieure : le donneur peut demeurer totalement anonyme, sauf s'il donne son consentement à la communication de données identifiantes à la personne née de son don. Il demeure le seul et unique maître de sa décision, et le Conseil précise même qu'il ne doit pas subir des "demandes répétées" visant à lever son anonymat. Du côté de la personne née du don, elle peut également refuser une demande d'identification formulée par le donneur.


Sur ce point, le Conseil se situe dans la droite ligne d'une jurisprudence européenne élaborée à propos de la situation très proche des enfants nés "sous X". Dans sa célèbre décision Odièvre c. France du 13 février 2003, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare que la vie privée de la mère doit être protégée et qu'elle est fondée à réclamer un anonymat absolu. La loi du 22 janvier 2002 met tout de même en place une autorité indépendante, le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP.) dont la mission est de permettre l’accès, par les personnes à la recherche de leurs origines ou par les femmes ayant accouché "sous X", au dossier détenu par les services départementaux ou les œuvres privées d’adoption. Cet accès est cependant subordonné au double consentement de la femme et de la personne née sous ce régime d'anonymat. La connaissance des origines n’est donc pas le produit d’un droit dont l’enfant serait titulaire, mais d’une rencontre entre deux volontés. 

 

La loi bioéthique de 2021 s'est largement inspirée de ce dispositif. La Commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur reçoit les demandes d'accès aux données identifiantes et les transmet soit au donneur, soit à la personne née du don. Chacun d'entre eux peut, s'il le souhaite, faire connaître son identité. L'éventuelle communication des données est aussi une rencontre entre deux volontés.

 

 


"Marie-Thérèse, ne jurez pas !"

La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatilliez. 1988

 

Le lien de filiation

 

Dans sa seconde QPC, le Conseil déclare conforme à la Constitution les dispositions de l'article 342-9 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 2 août 2021 : « En cas d’assistance médicale à la procréation nécessitant l’intervention d’un tiers donneur, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de l’assistance médicale à la procréation". Frédéric L. reproche à ces dispositions d'interdire tout établissement d'un lien de filiation, y compris adoptive avec l'enfant né d'un don. A ses yeux, il s'agit d'une violation de son droit de mener une vie familiale normale.

Le Conseil commence par énoncer que le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas le droit, pour le tiers donneur, à l’établissement d’un lien de filiation avec l’enfant issu de son don. Sur ce point, il n'a pas besoin de se livrer à une analyse de fond. Il se borne à affirmer qu'aucune interprétation jurisprudentielle n'a jamais interdit d'établir un lien de filiation par adoption, entre le donneur et la personne née de son don. Les dispositions du Code civil sont la conséquence de la protection de l'anonymat du donneur, mais l'hypothèse d'un double consentement à la communication de données identifiantes n'a pas encore été envisagée par la jurisprudence. Rien ne permet de penser que, dans ce cas, particulier, l'établissement d'un lien de filiation serait écarté.

Dans l'état actuel du droit cependant, le Conseil déclare conforme à la Constitution une disposition qui entend préserver la filiation entre l’enfant et le couple ou la femme qui a eu recours à l’assistance médicale à la procréation. L'interdiction de l'établissement d'un lien de filiation n'a pas d'autre objet, et cette finalité est conforme à la Constitution.

Ces deux QPC se situent dans la ligne d'une jurisprudence qui se montre particulièrement réticente à l'égard de la reconnaissance d'un droit absolu d'accès aux origines. Certes, on peut comprendre le désir des personnes nées d'un don, ou même celui des donneurs qui veulent, à tout prix, fonder une famille. Mais la reconnaissance d'un tel droit conduirait nécessairement à une diminution considérable du nombre des donneurs. Déjà, la loi de 2021 a suscité leur inquiétude car ils sont généralement peu désireux de connaître le fruit de leur don. L'ouverture de l'assistance médicalement assistée aux femmes, seules ou en couple homosexuels, a encore accru ce besoin de donneurs. Il convient donc de ne pas dissuader un acte gratuit de pure générosité.

L'assistance médicale à la procréation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6 section 3 § 2



jeudi 8 juin 2023

IVG : La CEDH renvoie les Polonaises à leur triste situation


Dans son arrêt du 8 juin 2023 A. M. c. Pologne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare irrecevable un recours déposé par huit femmes polonaises s'estimant victimes d'une situation dans laquelle leur droit à l'interruption volontaire de grossesse n'est pas respecté. 

Le droit polonais, on le sait, a considérablement réduit l'accès à l'IVG depuis une loi de 2020 qui interdit d'interrompre la grossesse en cas d'anomalie du foetus. Cette loi est le point d'aboutissement d'un combat engagé par des parlementaires polonais contre une loi de 1993, plus libérale, et qui autorisait l'IVG thérapeutique. En octobre 2020, ils ont finalement obtenu d'une Cour constitutionnelle particulièrement complaisante une déclaration d'inconstitutionnalité de la loi de 1993. 

Dans un contexte très mouvementé, car de nombreuses manifestations ont alors eu lieu en Pologne pour protester contre cette mise en cause du droit à l'IVG, une organisation non gouvernementale, la Fédération pour les femmes et le planning familial, a mis en ligne des formulaires de requête préremplis que huit femmes ont signé. Concrètement, il s'agit de contester devant la CEDH la décision de la Cour constitutionnelle de 2020 et la loi qui a suivi.

Mais la CEDH déclare leur requête irrecevable, au motif que les requérantes ne sont pas "victimes" d'une restriction de leur droit à l'IVG. 

 

 Affiche du Mouvement pour la liberté de l'avortement

circa 1970

 

La "victime"

 

L'article 34 de la Convention énonce que la CEDH "peut être saisie d'une requête par toute personne (...) qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus par la Convention (...)". Cette disposition vise à empêcher l'actio popularis, qui permettrait à toute personne de contester n'importe quelle disposition de droit interne au seul motif de sa prétendue non-conformité à la Convention. Ce principe a notamment été formulé dans l'arrêt Centre for Legal Resources on behalf of Valentin Câmpeanu v. Romaniadu du 17 juillet 2014.

La jurisprudence de la CEDH témoigne toutefois d'un certain libéralisme. Une personne peut en effet être considérée comme une "victime" susceptible de faire un recours si les dispositions juridiques qu'elle conteste l'obligent à modifier son comportement pour ne pas être poursuivie, ou si elle appartient à une catégorie de personnes risquant d'être directement affectée par le texte. Dans l'arrêt S.A.S. c. France du 1er juillet 2014, la Cour avait ainsi admis sans difficulté la recevabilité d'une requête déposée par une femme contre la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Or la requérante n'avait pas été verbalisée sur le fondement de ce texte dans la mesure où il n'était pas encore appliqué au moment du dépôt de son recours. La CEDH a pourtant considéré qu'elle était une "victime potentielle" du texte dans la mesure où il l'obligeait à changer son comportement. Certes, le recours a finalement écarté au fond, ce qui était de nature à satisfaire les autorités françaises. La loi a été jugée conforme "aux exigences fondamentales du "vivre ensemble dans la société française".

Il n'empêche que ce rapprochement dérange. Il apparaît surprenant que le recours d'une femme qui revendique le droit de se couvrir le visage soit considéré comme recevable, alors que celui de huit femmes voulant protéger leur droit à l'IVG thérapeutique soit jugé irrecevable. Sans doute consciente que les commentateurs ne manqueraient pas de comparer les deux affaires, la Cour s'efforce de préciser la notion de victime potentielle.


La "victime potentielle"


Comme la requérante de l'affaire S.A.S. c. France, les huit requérantes faisaient valoir qu'elles étaient des victimes potentielles de la nouvelle loi polonaise, dans la mesure où elles étaient toutes en âge de procréer et susceptibles d'être affectées par les nouvelles dispositions. Chacune d'entre elles avait d'ailleurs rédigé une justification spécifique, liée à sa situation personnelle. Deux mentionnaient qu'elles avaient des problèmes de santé les exposant à un risque plus élevé d'anomalies foetales, deux étaient enceintes et redoutaient des complications, les autres affirmaient qu'elles envisageaient une grossesse, ou, au contraire, y avaient renoncé, dans la crainte de ne pas pouvoir recevoir les soins adéquats en cas d'anomalie grave du foetus. Certes, on ne peut s'empêcher de penser que les requérantes auraient eu intérêt à fonder une association de défense des droits des femmes, car il aurait été sans doute plus difficile d'écarter la requête d'un tel groupement.

Mais elles ne l'ont pas fait, et les éléments communiqués à l'appui du recours n'ont pas été suffisants aux yeux de la CEDH. Se référant à l'affaire S.A.S, elle affirme que seul peut être considérée comme victime potentielle le requérant qui est confronté à un dilemme précis : soit il se plie à la législation, soit il refuse de s'y plier et risque alors des poursuites pénales. Les huit Polonaises ne risquaient pas une contravention de 30 € comme la requérante de S.A.S. Elles risquaient de devoir mener à terme une grossesse, malgré une anomalie très grave du foetus. Quel préjudice est le plus important ? 

La Cour ne répond évidemment pas à cette question. Elle se borne à donner une interprétation très étroite de la notion de victime potentielle, notion très juridique, puisque seules sont concernées les personnes menacées de poursuites. Cette interprétation restrictive est pourtant en contradiction avec sa jurisprudence traditionnelle. Dans l'arrêt Open Door and Dublin Well Woman c. Irlande, du 29 October 1992, elle était saisie par une association qui donnait aux femmes irlandaises des conseils sur les possibilités d'IVG en dehors du territoire irlandais. Au recours de l'association s'étaient jointes deux femmes, Mme X. et Mme Geraghty, qui justifiaient leur requête par le fait qu'elles étaient en âge de procréer. Et à l'époque, sans beaucoup discuter, la CEDH avaient estimé qu'elles étaient susceptibles de "pâtir des restrictions incriminées" et pouvaient donc "se prétendre victimes". Leur recours avaient donc été jugé recevable.

Trente ans après l'arrêt Open Door and Dublin Well Woman, la CEDH adopte le contrepied de cette jurisprudence libérale. Elle interdit aux femmes en âge de procréer de contester une législation qui risque pourtant de les affecter directement. A sa manière, elle offre ainsi à certaines féministes une occasion de dénoncer des discriminations systémiques à l'égard des femmes. Avouons que, sur ce point, elle n'auront pas tort. Quant à la Cour, on peut se demander si elle ne fait pas preuve d'une indulgence particulière à l'égard de la Pologne, État avec lequel elle est en délicatesse depuis longtemps. Une volonté de ne pas envenimer le conflit, au détriment des femmes polonaises.


Le droit à l'IVG : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7 section 3 § 1 B


vendredi 2 juin 2023

Les Invités de LLC. Serge Sur : M. Finkelkraut saisi par l'hubris

 

Le Figaro du 24 mai a publié un entretien avec M. Alain Finkelkraut, dans lequel ce dernier critique de façon véhémente le récent arrêt de la Cour d’appel condamnant Nicolas Sarkozy et consorts pour corruption et trafic d’influence. Ceci constitue une réponse à cet entretien, réponse que Le Figaro ne souhaite pas publier.  

 


Serge Sur

 

Membre de l'Institut (Académie des Sciences morales et politiques)

 

 Professeur émérite de droit public de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2)




La colère du Marsupilami. Franquin, circa 1960

 

 

 

Aucun des lecteurs ou auditeurs d’Alain Finkelkraut ne met en doute son intelligence, son talent, sa culture. Il n’en est que plus désolant de lire les propos qu’il tient au sujet de l’arrêt de la Cour d’appel qui condamne Nicolas Sarkozy et consorts pour corruption et trafic d’influence dans une affaire dite des Ecoutes. Au surplus, M. Finkelkraut met en cause la présidente de la Cour qui l’a prononcé. Les termes qu’il emploie sont de nature polémique, ils relèvent de l’imprécation et non de la démonstration. Arrêt « aussi révoltant que grotesque »… trois hommes condamnés pour « un délit qu’ils n’ont pas commis ni même tenté de commettre »…

 

M. Finkelkraut fustige « la justice en état d’ivresse ». Ces propos à l’emporte-pièce témoignent pour le moins d’une mauvaise humeur. La mauvaise humeur n’est jamais bonne conseillère. On ne peut certes tout connaître, mais si M. Finkelkraut avait lu la décision et ses 156 pages qui ne laissent rien dans l’ombre, il aurait sans doute pris conscience de la complexité de la procédure et de la précision analytique du jugement, qui répond point par point aux arguments, nombreux, procéduriers, dilatoires, de la défense. Il n’aurait peut-être pas révisé son appréciation, mais il aurait discuté au lieu d’insulter. On ne peut ici reprendre l’ensemble de la décision, mais elle mérite un examen plus serein et mieux informé.

 

C’est ainsi que l’auteur s’en prend personnellement à la présidente de la Cour, qu’il accuse de partialité. Il va plus loin que les avocats, qui n’ont pas, comme ils l’auraient pu, demandé son dessaisissement. Pourquoi donc ne l’ont-ils pas fait, alors qu’ils n’ont épargné aucune argutie ? Allant plus loin encore, il dénonce le « pouvoir judiciaire » français dans son ensemble, ce qui est au mieux un raccourci, au pire une fâcheuse erreur. En effet, il n’existe pas en France de pouvoir judiciaire, mais une autorité judiciaire et des ordres de juridiction distincts – justice judiciaire, justice administrative, justice constitutionnelle, sans parler des juridictions professionnelles spécialisées. La justice est en France éclatée, divisée, incapable de se former comme pouvoir. Et si une juridiction entrave l’action politique, ce ne sont certainement pas les juges ordinaires, et bien plutôt le Conseil constitutionnel.

 

Prétendre que la justice représente une sorte de pouvoir occulte qui, au nom de l’Etat de droit, viendrait paralyser le pouvoir politique relève d’une totale confusion intellectuelle. En outre, M. Finkelkraut confond parquet et magistrature assise – ainsi lorsqu’il énonce que le Parquet national financier a empêché l’élection de M. Fillon à la présidence de la République, alors que sa mise en examen a été prononcée par trois juges d’instruction et non par le parquet. Il a ensuite été condamné par deux juridictions successives, totalement indépendantes, et du parquet, et l’une de l’autre. Laisser entendre qu’il existe une magistrature solidaire, compacte, animée par de noirs desseins à l’encontre de la classe politique relève du complotisme, d’un populisme qui, dans la bouche d’un esprit aussi éclairé qu’Alain Finkelkraut, résonne – et non pas raisonne – comme une fausse note.  

 

M. Sarkozy « s'est servi de son statut d'ancien Président de la République et des relations politiques et diplomatiques qu'il a tissées alors qu'il était en exercice pour promettre une gratification à un magistrat qui a servi son intérêt personnel ». La corruption, comme le note la Cour d’Appel dans sa décision, porte « lourdement atteinte à la confiance publique ». La tolérance à l’égard de la corruption est encore pire. Or elle tend à se répandre : puisque tout le monde fait la même chose, pourquoi s’en prendre à l’un plutôt qu’à l’autre ? Ce poison détruit la démocratie, il corrompt le corps électoral lui-même et provoque abstention ou extrémisme.

 

La solidarité de la classe politique envers les siens contribue à la confusion. Heureusement, elle n’est pas totale. M. Finkelkraut semble associer dans sa défense d’innocents vierges et martyrs François Fillon et Nicolas Sarkozy, en butte à la foule haineuse des robes noires et rouges. Les deux hommes se connaissent bien, et si l’on demande à François Fillon ce qu’il pense de Nicolas Sarkozy et à Nicolas Sarkozy ce qu’il pense de François Fillon, il y aura gros à parier qu’ils seront plus sévères que nos placides magistrats, qui ont la patience de lire et d’écouter, durant de longues années d’instruction et de jugement, les filandreuses apologies d’avocats qui, suivant le mot de l’un d’entre eux, ont le droit de mentir.