« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 27 décembre 2015

Le projet de révision constitutionnelle

Le projet de loi constitutionnelle de protection de la nation a été présentée au conseil des ministres du 23 décembre 2015. C'est seulement à cette date que son texte a été rendu public et c'est depuis cette date qu'il est possible d'en débattre en connaissance de cause, après avoir soigneusement écarté les discours plus ou moins fantaisistes qui ont proliféré durant ces dernières semaines. A dire vrai, le texte ne comporte que deux articles et se caractérise par une grande simplicité.

La constitutionnalisation de l'état d'urgence


L'article 1er vise à introduire dans la Constitution un nouvel article 36-1 qui constitutionnalise l'état d'urgence sans le modifier : "L'état d'urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique"

Le texte est exactement celui de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, à deux détail près. Le premier est la référence à la déclaration "en conseil des ministres" plus conforme à l'article 13 de la Constitution de 1958 qui confère au Président de la République la compétence pour signer "les décrets délibérés en conseil des ministres". Rappelons qu'en 1955, la IVè République ignorait le pouvoir réglementaire autonome. Pour les mêmes motifs d'adaptation au droit actuel, le projet prévoit de déclarer l'état d'urgence "sur tout ou partie du territoire de la République", formulation moins datée que celle de la loi de 1955 qui se référait un "territoire métropolitain" lié à l'existence d'une puissance coloniale. 

L'exposé des motifs affirme que l'intérêt essentiel de ce nouvel article 36-1 est d'offrir un fondement constitutionnel aux mesures de police administrative prises durant l'état d'urgence. C'est sans doute vrai, mais on constate aussi une volonté de permettre au législateur d'encadrer les compétences exceptionnelles exercées par l'Exécutif. 

Le projet annonce ainsi un nouveau texte législatif, sans doute une loi organique, qui dressera la liste des mesures susceptibles d'être prises pendant l'état d'urgence. La démarche est identique à celle de la loi de 1955 qui procède à une telle énumération. C'est ainsi que le décret du 14 novembre 2015 mettant en oeuvre l'actuel état d'urgence écartait l'article 11 alinéa 2 de la loi de 1955 autorisant les atteintes à la liberté d'expression. Ces dispositions n'ont pas davantage été reprises dans la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l'état d'urgence.

De même, le législateur est compétent pour définir la durée de l'état d'urgence, après la période de douze jours durant lesquels il peut avoir un fondement réglementaire. Dans son avis, le Conseil d'Etat affirme que la loi peut proroger l'état d'urgence au-delà d'une seule fois, même si "ces renouvellements ne devront pas se succéder indéfiniment". Il appartiendra au législateur d'apprécier à chaque renouvellement si les conditions de fond sont toujours réunies. Ces examens successifs donnent au législateur un pouvoir accru par rapport au texte de 1955 qui énonçait que la loi de prorogation fixait la "durée définitive" de l'état d'urgence. La prorogation législative ne pouvait donc intervenir qu'à la suite d'une nouvelle période de douze jours décidée par l'Exécutif.

L'abandon de l'état d'urgence... après l'état d'urgence


Le projet de révision renonce finalement à une disposition qui figurait dans l'avant projet transmis au Conseil d'Etat. Pour reprendre la formule de ce dernier, il mettait en place un régime qui, "sans être l'état d'urgence, le prolongeait temporairement en lui empruntant certains traits". L'idée était de pouvoir maintenir en vigueur, après la fin de l'état d'urgence, les mesures individuelles prises sur son fondement, dès lors que subsistait un risque d'attentat terroriste. Pour les même motifs, de nouvelles mesures de police administrative d'ordre général comme les interdictions de manifestation ou de circulation pouvaient être prises. Dans son avis, le Conseil d'Etat a fait observer, fort justement, que des résultats identiques pouvaient être obtenus, soit en prorogeant l'état d'urgence, soit en prenant des mesures de droit commun de la police administrative.

La déchéance de la nationalité : une possibilité offerte au législateur


L'article 2 du projet de révision est plus difficile à lire, car il se borne à modifier, modestement, l'article 34 de la Constitution, celui qui définit le domaine de la loi. Contrairement à ce qui est affirmé dans beaucoup de médias et même par certains juristes qui ont peut-être oublié de lire le projet, ce dernier ne prévoit pas la déchéance de la nationalité. Il permet seulement au législateur d'élargir le champ de la déchéance de la nationalité dans le droit positif.

Sur le plan technique, le projet modifie le troisième alinéa de l'article 34 de la Constitution, selon lequel "la loi fixe les règles concernant la nationalité", en ajoutant simplement : "y compris les conditions dans lesquelles une personne née française qui détient une autres nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu'elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation". Par voie de conséquence, l'alinéa relatif à la compétence législative pour fixer les règles relatives à "l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et les libéralités" est modifié, pour en retirer la référence à la nationalité. 

Le projet de révision offre ainsi au législateur un fondement constitutionnel lui permettant de voter une loi relative à la déchéance de nationalité. Dans ces conditions, les protestations entendues ici et là contre une violation de l'état de droit peuvent surprendre. La décision n'est-elle pas finalement laissée à l'appréciation des représentants du peuple souverain ?
Serge Poliakoff. Bleu blanc rouge. 1962

Les personnes visées par la déchéance


Un tel renvoi au législateur est parfaitement logique, si l'on considère que la loi, et plus particulièrement le code civil dans son article 25 al. 1, prévoit déjà la déchéance de la nationalité française. Elle est prononcée par décret pris après avis conforme du Conseil d'Etat à l'égard des personnes condamnées pour un crime ou un délit "constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation". Dans l'état actuel du droit, cette disposition ne peut concerner que des personnes ayant la nationalité française par acquisition. Le projet de révision permet ainsi au législateur de l'étendre aux personnes nées françaises, dès lors qu'elles ont une double nationalité. Dans son avis, le Conseil d'Etat rappelle en effet que la déchéance de la nationalité ne doit pas avoir pour conséquence de rendre l'intéressé apatride, principe figurant d'ailleurs dans l'article 25 du code civil.

Rappelons que les motifs du projet indiquent clairement que la déchéance de nationalité envisagée est une sanction liée à une condamnation pénale. Elle n'est donc pas directement liée à celle qui figure dans l'article 23-7 du code civil, qui concerne l'étranger qui "se comporte en fait comme le national d'un pays étranger" et dont il est possible de constater, également par décret en Conseil d'Etat, qu'il a perdu la qualité de Français.

La nécessaire constitutionnalisation

Reste tout de même une question essentielle : Pourquoi introduire dans l'article 34 une référence à la déchéance de la nationalité, dès lors qu'il énonce déjà que les règles de la nationalité relèvent du domaine de la loi ? 

Le Conseil d'Etat, dans son avis, met en garde les auteurs du projet de révision contre le risque d'inconstitutionnalité qui serait induit par l'absence d'une telle mention. Contrairement à ce qui a parfois été affirmé, ce risque ne réside pas dans une violation éventuelle du principe d'égalité. Dans sa décision du 16 juillet 1996, le Conseil constitutionnel a déjà jugé que « le législateur a pu, compte tenu de l'objectif tendant à renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoir la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité administrative de déchoir de la nationalité française ceux qui l'ont acquise, sans que la différence de traitement qui en résulte viole le principe d'égalité".  Ce principe a été réaffirmé très récemment dans la décision Ahmed S. rendue sur QPC le 15 janvier 2015

Ecartant le principe d'égalité qui n'est évidemment pas en cause, le Conseil d'Etat se réfère, un peu étrangement, à "un éventuel principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant de priver les Français de naissance de leur nationalité". A dire vrai, on ne voit pas bien quelle "loi de la République" pourrait être invoquée à l'appui d'un tel principe. Le Conseil d'Etat, anticipant sans doute cette critique, nuance immédiatement son propos en affirmant, dans une formule soigneusement alambiquée qu'"à supposer que les conditions de reconnaissance d'un tel principe soient réunies, cette circonstance ne suffirait pas à le reconnaître". Autant dire qu'il ne pense pas que le Conseil constitutionnel pourrait créer une tel principe, mais que néanmoins la prudence s'impose.

Recherchant un terrain plus solide, le Conseil d'Etat trouve finalement le fondement de la constitutionnalisation dans les droits de la personne. Il rappelle que toute atteinte aux droits fondamentaux de la personne par une loi ordinaire fait l'objet d'un contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel. Le risque d'une éventuelle censure n'est donc pas entièrement écarté. La mention de la déchéance de la nationalité dans l'article 34 offre ainsi un fondement constitutionnel qui permet d'échapper à ce contrôle de proportionnalité.

Ecarter le contrôle des juridictions européennes


La constitutionnalisation de la déchéance de nationalité permet également d'écarter le risque contrôle émanant de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ou de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Dans le cas de la CJUE, il convient d'abord d'observer que les règles relatives à l'acquisition et la perte de nationalité relèvent des Etats membres. La Cour ne pourrait donc être amenée à se prononcer que sur les motifs d'intérêt général et sur le caractère proportionné à la menace du droit français. Dès lors que la déchéance ne s'applique qu'à des personnes déjà condamnées pour des faits liés au terrorisme, la censure devient donc extrêmement peu probable. Il n'empêche que l'existence même d'un contrôle de proportionnalité n'est pas exclue.

Quant à la CEDH, elle ne pourrait se prononcer que sur les décisions individuelles de déchéance de nationalité. Là encore, la constitutionnalisation permet d'écarter une éventuelle censure sur le fondement de l'article 8 qui garantit le droit à la vie privée et familiale, ou sur celui de l'article 3 dans l'hypothèse où la mesure prise exposerait l'intéressé à un traitement inhumain et dégradant dans l'Etat dont il aurait conservé la nationalité. Il est évident que les rédacteurs du projet de révision n'ont pas oublié l'arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009, dans lequel la Cour européenne s'est opposée à l'éloignement d'un Djihadiste vers l'Algérie, au motif qu'il risquait des traitements inhumains et dégradants dans son pays d'origine. 

Le projet de révision permet ainsi d'écarter non pas la censure des juridictions européennes, censure peu probable, mais le contrôle même de proportionnalité qu'elles ont considérablement développé dans les années récentes. Sur ce point, le projet de révision témoigne d'une volonté des autorités de l'Etat de conserver une maîtrise totale de décisions qui reposent directement sur la notion de souveraineté. Cette attitude n'est pas spécifiquement française, et il faut reconnaître qu'elle tend à se développer dans les Etats du Conseil de l'Europe. On peut y adhérer, ou pas. Mais la hiérarchie des normes, telle qu'elle existe dans notre système juridique, garantit la suprématie de la Constitution. C'est exactement ce que recherchent les auteurs du projet.

mardi 22 décembre 2015

QPC : L'assignation à résidence dans l'état d'urgence

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 22 décembre 2015, une décision très attendue sur la conformité à la Constitution de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de celle du 20 novembre 2015 (art. 4). Cette disposition offre la possibilité au ministre de l'intérieur, dans certaines zones fixées par décret, de prononcer l'assignation à résidence de "toute personne (...) à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics (...)". 

Le requérant, Cédric D., a été assigné à résidence sur le territoire de la commune d'Ivry-sur-Seine jusqu'au 12 décembre 2015, avec obligation de se présenter trois fois par jour à des horaires déterminés au commissariat de la ville tous les jours et de demeurer, entre 20 h et 6 h, dans les locaux où il réside. L'assignation à résidence ne doit donc pas être confondue avec une mesure de confinement domiciliaire, l'intéressé étant libre de quitter son domicile pendant la journée et de circuler dans la commune où il réside, d'autant qu'il doit se présenter fréquemment au commissariat. 

L'assignation à résidence visant le requérant avait pour but de l'empêcher de participer à des actions revendicatives violentes organisées à l'occasion de la COP 21, conférence internationale qui s'est déroulée à Paris et au Bourget du 30 novembre au 11 décembre 2015. Le ministre de l'intérieur a ainsi versé au dossier une note blanche, document émanant des services en charge du renseignement intérieur, qui mentionne que Cédric D. avait participé à des manifestations violentes, notamment sur sur le site d'enfouissement des déchets radioactifs de Bure en août 2015 et qu'il avait pris une part active à la préparation d'actions violentes prévues durant la COP 21. Le lien entre ses activités et la menace terroriste est donc indirect, le ministre de l'intérieur faisant valoir, dans les motifs de sa décision, que "la forte mobilisation des forces de l’ordre pour lutter contre la menace terroriste ne saurait être détournée, dans cette période, pour répondre aux risques d’ordre public liés à de telles actions". A l'occasion du recours dirigé devant le tribunal administratif de Melun contre l'assignation à résidence dont il est l'objet, le requérant pose ainsi une QPC, renvoyée au Conseil constitutionnel par une décision du Conseil d'Etat du 11 décembre 2015

Une décision sans surprise

 

Contrairement à ce qui a été affirmé trop souvent, cette QPC ne dérange en aucun cas l'Exécutif. Au contraire, elle lui permet d'obtenir une décision de conformité de l'assignation à résidence, précisément la veille du jour où le conseil des ministres doit adopter le projet de révision constitutionnelle intégrant l'état d'urgence dans la Constitution. Loin de censurer l'article 6 de la loi du 3 avril 1995, le Conseil constitutionnel déclare au contraire que la procédure d'assignation à résidence ne viole aucun des droits et libertés garantis par la Constitution. 

Une telle décision n'a rien de surprenant. A tous les arguments développés à l'appui de la thèse de l'inconstitutionnalité, le Conseil oppose tout simplement une jurisprudence constante.


L'ange exterminateur. Luis Bunuel. 1962


L'article 66 de la Constitution


Le moyen essentiel développé par le requérant réside dans l'inconstitutionnalité du recours devant le juge administratif en matière d'assignation à résidence. L'article 66 de la Constitution énonce en effet que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". Certes, on pourrait souhaiter que le droit français repose sur un principe selon lequel toute atteinte à une liberté constitutionnellement garantie relève de la compétence du juge judiciaire. 

Pour le moment, ce n'est pas le cas, et il était bien peu probable que le Conseil constitutionnel modifie une jurisprudence ancienne à propos de la loi sur l'état d'urgence. Il se borne à reprendre le principe selon lequel l'assignation à résidence est une mesure de police administrative. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elle est donc l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative. 

Dans sa décision du 16 juin 1999, le Conseil constitutionnel distingue clairement la liberté d'aller et venir de la liberté individuelle, celle-ci se définissant comme le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement. Aux yeux du Conseil, la liberté individuelle est donc intrinsèquement liée au principe de sûreté. Il en tire les conséquences dans sa décision du 9 juin 2011, dans laquelle il estime que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir. L'article 66, qui se réfère uniquement à la liberté individuelle, est donc un moyen inopérant pour contester la constitutionnalité d'une loi autorisant une assignation à résidence.

Sur ce point, le Conseil mentionne tout de même une réserve d'interprétation. Il affirme en effet que l'astreinte à demeurer dans son lieu d'habitation ne saurait être imposée à la personne assignée à résidence pour une durée supérieure à douze heures sans être analysée comme une atteinte à la liberté individuelle. Dans ce cas, l'article 66 pourrait s'appliquer et la compétence du juge judiciaire pourrait être imposée. Il s'agit-là d'un avertissement sans frais, dès lors que le Conseil constitutionnel se réfère à une situation prohibée par la loi de 1955 elle-même, dès lors qu'elle fixe un plafond de douze heures à ce type d'astreinte à domicile. Dans le cas du requérant, elle se déroule de 20 h à 6 h du matin, soit une période de dix heures. L'article 66 demeure donc, conformément à la jurisprudence traditionnelle, un moyen inopérant.

Le contrôle de proportionnalité


Le juge constitutionnel exerce ensuite le contrôle de proportionnalité. Définissant le régime juridique de l'état d'urgence, il appartient en effet au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. La liberté d'aller et venir, protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, fait évidemment partie de ces droits et libertés. 

Le juge va ensuite détailler le régime juridique de l'assignation à résidence. Il observe d'abord que celle-ci ne peut intervenir que lorsque l'état d'urgence est déclaré, "en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ». Il doit en outre exister "des raisons sérieuses de penser" que le "comportement" de la personne assignée à résidence "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public". Le Conseil constitutionnel rappelle ensuite que le juge administratif est pleinement compétent pour s'assurer de la proportionnalité entre l'assignation et la finalité d'ordre public qu'elle poursuit. Sur ce point, le Conseil prend soin de réaffirmer que la mesure d'assignation fait tout simplement l'objet d'un contrôle de droit commun. Enfin, le Conseil insiste sur le fait que cette mesure prend fin avec l'état d'urgence. 

Ce dernier point ne fait que rappeler les termes de la loi de 1995. Il présente cependant un intérêt tout particulier au regard de l'actuel projet de révision constitutionnelle. En l'état actuel des choses, il est en effet prévu un nouvel article 36-1 permettant de maintenir en vigueur, après la fin de l'état d'urgence, des mesures prises sur son fondement. Cet "état d'urgence après l'état d'urgence" pourrait être maintenu pendant une période maximale de six mois. Certains médias ont affirmé que le Conseil d'Etat, dans sa fonction consultative, aurait donné un avis négatif à une procédure qui se heurte en effet à de graves difficultés juridiques. Comment en effet trouver un fondement juridique à des mesures d'urgence dès lors que la loi qui les autorisait n'est plus en vigueur ? De toute évidence, le Conseil constitutionnel fait preuve d'une réserve identique, même si l'on sait qu'il n'est évidemment pas en mesure de contester une disposition constitutionnelle.

La décision du Conseil constitutionnel apparaît ainsi comme le rappel d'une jurisprudence classique. D'une manière générale, il prend soin de rappeler qu'il n'a pas à juger de la procédure d'assignation touchant Cédric D., appréciation qui relève exclusivement du Conseil d'Etat. Sur ce point, on doit s'interroger sur le rôle des avocats qui ont plaidé devant le Conseil constitutionnel. Tous ont plaidé comme s'ils se trouvaient devant un juge des libertés et de la détention. L'un affirme qu'il est là pour "témoigner", formulation étrange dans un contentieux de l'acte. L'autre raconte inlassablement les déboires de son client, alors même que le Conseil constitutionnel n'est même pas censé connaître les faits à l'origine de la QPC. Le troisième affirme que le contrôle de proportionnalité est "imposé par la Cour européenne", ce qui témoigne d'une conception originale de la hiérarchie des normes... Et tous manifestent leur irritation à l'égard de la prise en compte des notes blanches des services de renseignement par le juge administratif.... Sans doute, mais précisément tout cela relève du contentieux devant le juge administratif, pas devant le Conseil constitutionnel.

dimanche 20 décembre 2015

Accord européen sur le "Paquet protection des données"

L'Union européenne est actuellement en crise et l'on ne cesse de mettre en évidence les divergences affectant les relations entre les Etats membres. De la crise de la dette à celle des migrants, du Brexit à l'échec du système Schengen, sans oublier les difficultés de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme, les sujets d'inquiétudes ne manquent pas.

L'accord intervenu le 15 décembre 2015 entre le Parlement, la Commission et le Conseil sur la protection des données personnelles fait figure d'exception. Il a en effet été salué comme un "accord historique", formule employée par le gouvernement luxembourgeois pour saluer les efforts de la présidence luxembourgeoise du Conseil de l'Union européenne. Il est vrai que l'on est encore loin du terme de la procédure, car cet accord devra être confirmé par les vingt-huit Etats membres. Il n'empêche que  l'on voit se dessiner un droit européen de la protection des données.

De manière concrète, le "Paquet protection des données" regroupe deux textes, un règlement et une directive. Le premier pose les principes généraux de la protection des données personnelles, la seconde traite de l'utilisation de celles-ci dans les secteurs de la police et de la justice pénale. Ces textes ont, avant tout, le mérite d'exister. Ils sont le résultat d'un compromis.

Le droit de contrôle sur ses données personnelles


Le règlement général sur la protection des données (RGPD) vise à résoudre ce que le Premier ministre luxembourgeois, Xavier Bettel, a qualifié de "quadrature du cercle". Il s'agit à la fois de répondre aux besoins formulés par les entreprises du secteur de l'économie numérique et de protéger les données personnelles.

Les citoyens de l'Union européenne se voient reconnaître un certain nombre de droits. Le plus important est sans doute le principe du consentement à la collecte et à la conservation des données, droit qui constitue l'une des spécificités du droit européen. Les entreprises américaines du secteur ne pourront donc plus mettre en oeuvre une présomption de consentement, laissant ensuite la malheureuse victime européenne contester la collecte de ses données personnelles devant un tribunal situé à Palo Alto. D'une manière générale, ces entreprises devront d'ailleurs fournir des informations précises sur leur pratique de collecte et de conservation des données personnelles.

Le droit à la portabilité des données personnelles est également garanti, permettant à la personne de transférer ses données d'un prestataire de services à un autre. Si la consécration d'un tel droit n'est pas sans intérêt, on peut néanmoins s'interroger sur les instruments à la disposition de l'intéressé lui permettant de s'assurer que l'entreprise qu'il souhaite quitter ne conserver pas ses données, à des fins commerciales par exemple.

Le droit à l'oubli vient enfin compléter le droit au déréférencement déjà garanti par la Cour de justice de l'Union européenne depuis sa décision du 13 mai 2014 Google Spain NL. De manière très simple, le règlement prévoit la suppression des données à la demande de l'individu, dès lors qu'il ne souhaite plus leur conservation et qu'aucun motif légitime ne la justifie.

Ces éléments sont loin d'être négligeables, même si l'on observe que le texte européen n'est pas tout-à-fait aussi ambitieux que l'on aurait pu le souhaiter.

Tout d'abord, certains points n'ont pas fait l'objet d'un accord. C'est le cas notamment de la question de l'accord parental nécessaire pour s'inscrire sur un réseau social. Certains Etats souhaitaient le maintien du statu quo à l'âge de treize ans, d'autres se montraient plus rigoureux et désiraient interdire les réseaux sociaux aux moins de seize ans. Finalement, la question a été écartée du "paquet". Sans doute a-t-on quelque peu baissé les bras devant les difficultés de l'entreprise. Si l'on observe ainsi que Facebook interdit effectivement l'inscription aux enfants de moins de treize ans,  force est de constater que le réseau social n'est guère en mesure de vérifier l'âge réel de ses adhérents. Il n'est pas exclu, en même temps, que le réseau social ait effectué un lobbying efficace durant la négociation du règlement européen.

Vie privée. René Magritte. 1946

Les concessions aux entreprises


Ensuite, ces éléments de protection des droits de l'individu ont été acquis au prix de concessions aux opérateurs du secteur. Ils ont remporté une véritable victoire en faisant intégrer dans le règlement le principe selon lequel la protection des données peut être intégrée aux produits et services dès la phase initiale du système. Ce principe de "Privacy In Design" leur permet ainsi de formuler ensuite une simple déclaration de la conformité de leur système à la législation en vigueur, ce qui évite le contrôle a priori des autorités chargées de la protection des données. Cette analyse repose, à l'évidence, sur une vision très optimiste de la volonté des entreprises de se soumettre au droit de l'Union européenne.

Cette impression est renforcée par les avantages offerts aux petites et moyennes entreprises (PME) qui sont dispensées d'un grand nombre de procédures : absence de notification des traitements de données personnelles aux autorités de contrôle, absence de désignation en leur sein d'un délégué à la protection des données dès lors que le traitement n'est pas leur coeur de métier, dispense de l'obligation d'étude d'impact de leurs fichiers. Les PME se voient même offrir la possibilité de faire payer les demandes d'accès aux données personnelles lorsqu'elles les jugent infondées ou excessives. La liste de ces avantages conduirait sans doute un avocat peu soucieux de ces préoccupations à conseiller à une multinationale américaine de créer des PME pour exercer son activité au sein de l'Union européenne, dans le seul but d'échapper aux règles les plus contraignantes du droit européen de la protection des données.

La coopération policière


La directive vise, quant à elle, à concilier protection des données personnelles et échange entre les autorités répressives au sein de l'Union. Il est évident que les évènements survenus à Paris le 13 novembre 2013 ont mis en lumière la nécessité de l'échange d'informations dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Ils ne sont donc pas étrangers à l'accord intervenu dans ce domaine.

Le texte vise d'abord à simplifier le droit applicable par les autorités policières et judiciaires. C'est ainsi que le texte s'applique de manière indifférenciée aux flux transfrontières de données privées et aux informations transmises par des services policiers ou judiciaires étrangers. D'une manière générale, elle établit un secret des sources renforcé pour les autorités policières. C'est ainsi qu'elle peuvent refuser de confirmer ou d'infirmer qu'elles disposent de données personnelles, dans le but de ne pas compromettre les investigations en cours.

L'objet de la directive est, avant tout, de permettre aux forces de l'ordre des Etats membres d'échanger plus facilement les informations utiles aux enquêtes, et donc de faciliter la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité.

Dans ce cas, la directive se borne à rappeler les garanties élémentaires qui s'appliquent en matière de collecte et de conservations de données personnelles à des fins de sécurité publique. Au sein de l'Union, tout traitement de ce type de données devra ainsi respecter les principes de nécessité, de proportionnalité et de légalité, principes anciens qui figuraient déjà dans la loi française du 6 janvier 1978. Il en est de même du contrôle qui doit être assuré par des autorités nationales indépendantes, contrôle qui doit s'accompagner d'un droit à un recours juridictionnel. 

Si les échanges de données par les services de police et de justice sont ainsi facilités, les garanties offertes aux personnes fichées ne sont donc en rien modifiées.

Le standard européen des protection des données est, incontestablement, en cours de construction. Il est loin d'être parfait, mais on observe qu'il n'interdit pas aux Etats membres de mettre en oeuvre des règles plus exigeantes. Dans tous les cas, l'important est que ces textes établissent un droit effectif, c'est-à-dire un droit assorti de sanctions. En cas de non-respect des obligations imposées par le règlement, les autorités nationales pourront ainsi infliger aux sociétés concernées une amende allant jusqu'à 4 % de leur chiffre d'affaires. Le pourcentage peut sembler modeste, mais il peut conduire à une amende considérable pour les multinationales du secteur. Ces deux textes, qui devraient entrer en vigueur dans un délai de deux ans, devraient ainsi offrir aux autorités de protection des Etats membres un instrument fort utile pour faire comprendre aux entreprises du secteur que l'Europe n'est pas seulement un territoire colonisé par le droit américain mais un espace juridique autonome. 

Sur la protection des données : Chapitre 8 § 4 du manuel de libertés publiques sur internet


lundi 14 décembre 2015

L'âge du mariage devant la Cour européenne des droits de l'homme

Dans son arrêt Z.H. et R.H. c. Suisse du 8 décembre 2015, la Cour européenne des droits de l'homme se prononce sur l'âge du mariage, sujet rarement évoqué devant elle. 

Les requérants sont un couple de jeunes Afghans qui sont cousins. Ils se sont mariés religieusement en Iran, où ils résidaient illégalement, en septembre 2010. Ils sont alors âgés de dix-huit ans pour le jeune homme et de quatorze ans pour la jeune femme. En septembre 2011, ils partent d'abord en Italie, puis en Suisse où ils demandent l'asile. L'Office fédéral des migrations rejette la demande d'asile. Appliquant le  règlement Dublin II, elle rappelle que l'instruction d'une telle demande est de la responsabilité de l'Etat sur le territoire duquel l'intéressé a pénétré dans l'espace Schengen.  Le mari ayant déjà déposé une demande d'asile en Italie, il est donc renvoyé dans ce pays.

On rappellera à ce propos que si la Suisse n'est pas membre de l'Union européenne, elle participe néanmoins au système Schengen. Cette association à l'espace Schengen a été acceptée par une votation populaire du 5 juin 2005.

La situation de chaque membre du couple est donc différente. Le mari est renvoyé en Italie, ce qui ne l'empêche pas de revenir à Genève quelques jours après. La femme, n'ayant pas formulé de demande d'asile en Italie, est autorisée à demeurer en Suisse pendant l'instruction de sa demande. Compte tenu de son jeune âge, elle est placée sous l'autorité du juge des tutelles. Dans les deux procédures, les époux invoquent la validité de leur mariage, et estiment que le refus d'en tenir compte entraine une violation de leur droit de mener une vie familiale normale, droit garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme

Le refus du fait accompli


La Cour européenne refuse d'admettre la validité du mariage. De manière plus générale, elle considère que le droit au respect de la vie familiale ne saurait avoir pour conséquence de mettre l'Etat devant un fait accompli en le contraignant à accorder le droit de résider sur le territoire pour ce seul motif. 

Dans un arrêt du 3 octobre 2014 Jeunesse c. Pays-Bas, la Cour a ainsi rappelé qu'une Surinamienne mariée à un Néerlandais, avec lequel elle a eu trois enfants, ne peut invoquer son droit de mener une vie familiale normale pour se dispenser des formalités de demande de visa. La jurisprudence est identique en matière de droit d'asile et la décision A.S. c. Suisse du 30 juin 2015 rappelle que la présence d'un demandeur d'asile sur le territoire d'un Etat partie à la Convention européenne trouve son origine dans le droit interne de l'Etat ou dans ses obligations internationales, mais ne saurait être la simple conséquence du fait que le demandeur invoque le droit de mener une vie familiale normale.

Au moment où Z.H. et R.H. déposent leur requête devant la Cour européenne, leur résidence en Suisse ne repose sur aucun fondement juridique. De fait, la jurisprudence portant sur le respect de la vie familiale des étrangers bénéficiant d'un titre de séjour n'est pas réellement applicable à l'espèce. La seule question posée est donc celle de savoir si les autorités suisses pouvaient renvoyer le mari en Italie, pays où il avait déposé sa première demande d'asile, en laissant la femme résider en Suisse durant l'instruction de sa demande d'asile. 

Louis XV, âgé de 11 ans, avec sa fiancée Marie-Anne Victoire, infante d'Espagne, âgée de 4 ans  François de Troy. 1723

Le mariage précoce


Certes, l'appréciation de la réalité d'une vie familiale ne repose pas exclusivement sur le mariage. Depuis bien longtemps, la Cour admet qu'une famille peut être constituée en dehors du lien matrimonial (par exemple : CEDH 13 juin 1979 Marckx c. Belgique). Il n'en demeure pas moins que les requérants invoquent essentiellement la validité de leur mariage iranien à l'appui de leur requête.

Les autorités suisses ont refusé d'admettre cette validité, s'appuyant sur deux arguments essentiels. Le premier réside dans le droit afghan, pays dont les requérants ont la nationalité, et qui refuse le droit au mariage avant l'âge de quinze ans. Le second trouve son origine dans le droit suisse qui estime que le mariage d'une enfant de quatorze ans n'est pas conforme à son ordre public. Au contraire, l'article 187-1 du code criminel suisse sanctionne le fait d'avoir des relations sexuelles avec un mineur de moins de seize ans.

Le Cour européenne reconnaît le bien-fondé de ces arguments. Elle affirme que l'article 8 de la Convention ne saurait avoir pour conséquence de contraindre un Etat partie à reconnaître un mariage contracté par un enfant. Sur ce point, elle s'appuie sur l'article 12 de la Convention qui reconnaît un droit au mariage "à partir de l'âge nubile" et "selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit".  Il appartient donc aux Etats d'assurer l'équilibre entre le droit au mariage et la nécessaire protection de l'enfance. Les autorités suisses ont jugé que le mariage entre les requérants n'était pas valide et ont pu, sans violer l'article 8 de la Convention, renvoyer le jeune homme en Italie.

Toute l'analyse de la Cour repose sur l'idée que les Etats sont parfaitement fondés à interdire les mariages précoces, seul moyen de s'assurer de la réalité des consentements et de lutter contre les mariages forcés. C'est ainsi que le droit français, par une loi du 4 avril 2006, a porté à dix-huit ans l'âge requis pour se marier, pour les deux membres du couple. 

Le mariage religieux


On observe que la Cour ne se place pas sur le terrain du caractère uniquement religieux du mariage contracté en Iran. Elle s'est pourtant déjà prononcée sur la question à propos du droit turc, dans sa décision du 2 novembre 2010 Serife c. Turquie. Elle précise alors qu'un Etat qui refuse de reconnaître un mariage uniquement religieux ne viole pas le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention. Pour la Cour, le droit turc qui impose une union civile et monogame a précisément pour objet de "mettre un terme à ne tradition du mariage qui place la femme dans une situation nettement désavantageuse, voire dans une situation de dépendance et d'infériorité par rapport à l'homme". En imposant l'intervention des autorités étatiques dans la célébration du mariage, la Cour limite le risque d'unions reposant sur la seule pression familiale. 

Le problème est que l'Iran, pays dans lequel les requérants se sont mariés, n'est pas partie à la Convention européenne des droits de l'homme et ne connaît d'autre mariage que religieux. Il n'appartient donc pas à la Cour européenne de juger du droit iranien... même si "la situation de dépendance et d'infériorité par rapport à l'homme" pourrait parfaitement caractériser la situation des femmes iraniennes.

Mariage et ordre public : Chapitre 8, section 1, § 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

jeudi 10 décembre 2015

Etat d'urgence : les habits neufs du contrôle parlementaire

L'état d'urgence actuellement en vigueur suscite d'abondants commentaires portant presque exclusivement sur les actes que les services administratifs sont autorisés à prendre : perquisitions, assignations à résidence, dissolution de groupements etc. Le contrôle parlementaire sur cette mise en oeuvre est, au contraire, peu évoqué. Or, il se trouve que l'état d'urgence a suscité un renforcement non négligeable des pouvoirs de contrôle du parlement.

Un contrôle en temps réel


L'article 4-1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015 énonce que " l'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures". Le parlement apparaît ainsi comme une autorité de contrôle durant toute la durée de l'état d'urgence, un contrôle "en temps réel" beaucoup plus ambitieux que les procédures parlementaires habituelles.

Rappelons que le contrôle parlementaire, en dehors évidemment de la responsabilité politique qui s'exerce par la responsabilité gouvernementale, ne peut intervenir qu'à l'initiative du parlement lui-même. C'est la raison pour laquelle l'amendement imposant aux commissions des lois de remettre un rapport à l'issue du délai de trois mois d'application de l'état d'urgence a été refusé. Le vote d'une telle disposition dans la loi conduisait en effet le parlement à s'imposer à lui-même une obligation, alors qu'il peut parfaitement, et c'est d'ailleurs ce qu'il a fait, organiser les modalités de son contrôle.

Il n'en demeure pas moins que le Parlement devait faire preuve d'imagination, en recherchant des procédures permettant précisément ce suivi "en temps réel". Les deux assemblées ont adopté une démarche sensiblement identique, qui s'appuie sur l'article 5 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires,. Elle consiste à doter leur commission des lois des prérogatives qui sont celles des commissions d'enquête parlementaires.

Le "comité de suivi" du Sénat


La commission des lois du Sénat a créé un "comité de suivi de l'état d'urgence" dont le rapporteur est l'ancien ministre de la Justice, Michel Mercier (UDI). Comme une commission d'enquête, il peut organiser l'audition des responsables publics et de toute personne ou organisation susceptible de lui donner les informations dont il a besoin. 

Le comité de suivi s'est réuni pour la première fois le 9 décembre 2015. Il a entendu François Ambroggiani, préfet chargé du suivi de l'état d'urgence, Eric Morvan, directeur-adjoint du cabinet de Bernard Cazeneuve, et Jean-Julien Xavier-Rolai, conseiller juridique dans ce même cabinet.

Il est évidemment très prématuré de s'interroger sur l'efficacité d'une structure qui a commencé ses travaux hier. On observe néanmoins que le Sénat, conformément à ses traditions, veut contrôler l'état d'urgence sur un temps long. Alors que l'état d'urgence est prorogé pour trois mois, le Sénat a conféré à sa commission des lois, et par ricochet au comité de suivi qui en est l'émanation, les prérogatives d'une commission d'enquête pour une durée de six mois. Il s'agit donc de suivre l'état d'urgence mais aussi d'en dresser le bilan à l'issue de la période d'application.





Intérieur de la Chambre des députés 
indiquant la place qu'occupe chacun des mandataires du peuple français
Estampe 1819

La commission des lois de l'Assemblée nationale


La commission des lois de l'Assemblée nationale a adopté un dispositif proche, mais pas tout-à-fait identique. Elle n'a pas créé de comité de suivi, mais s'est transformée en comité de suivi. Egalement dotée des prérogatives d'une commission d'enquête, elle peut également procéder à des auditions, se faire communiquer tous les éléments utiles à son contrôle. 

Contrairement au comité du Sénat qui, pour le moment, semble privilégier les auditions conformes à la tradition parlementaire, la commission des lois de l'Assemblée manifeste sa volonté de procéder à des contrôles sur place. Le mercredi 9 décembre, les deux co-rapporteurs Jean-Jacques Urvoas (PS) et Jean-Frédéric Poisson (LR) se sont ainsi rendus à la préfecture du Val-de-Marne, où ils ont examiné les conditions d'exécution de soixante-quatorze perquisitions et de dix assignations à résidence.

Un système de veille


Surtout, la commission a organisé un système de veille très élaboré. Il repose sur une préoccupation de transparence. Les services compétents de l'intérieur et de la justice devront ainsi transmettre à la commission des statistiques hebdomadaires sur la mise en oeuvre de l'état d'urgence et des synthèses toutes les trois semaines. Ces données seront accessibles sur une page internet spécifique. Elles devraient permettre de connaître la réalité des procédures engagées, les suites judiciaires et administratives, les recours engagés.

La veille mise en place a aussi pour objet de faire remonter à la commission les situations les plus concrètes. Il s'agit alors d'utiliser des relais que sont les parlementaires, mais aussi les 397 délégués territoriaux du Défenseur des droits qui recevront les réclamations éventuelles. De même, la Commission nationale consultative des droits de l'homme pourra également intervenir, sans doute plus modestement, par l'intermédiaire des associations qui y sont représentées.  Le risque est alors que la commission souffre non pas d'une manque d'informations mais plutôt d'un excès de données et rapports en tous genres. ll lui appartiendra de séparer le bon grain de l'ivraie, et de distinguer les cas d'atteintes effectives aux libertés des démarches  purement militantes.
 
Contrairement au Sénat, l'Assemblée nationale n'a confié les prérogatives d'une commission d'enquête à sa commission des lois que pour une durée de trois mois. Elle orientera donc davantage son contrôle dans  le quotidien de l'état d'urgence que dans son bilan global. Cette distinction entre les deux assemblées n'est pas nécessairement un handicap et permet sans doute de développer des approches complémentaires du contrôle parlementaire.

D'une manière plus générale, les modalités de ce contrôle suscitent la réflexion. Elles montrent que l'état d'urgence n'est pas une procédure extérieure à l'Etat de droit mais qu'il en est, au contraire, un élément. L'octroi aux commissions des lois des prérogatives qui sont celles d'une commission d'enquête, procédure inédite, pourra sans doute être utilisée dans d'autres circonstances, pour assurer le suivi d'autres textes. On se prend à espérer sa banalisation. Il serait plutôt amusant que l'état d'urgence, dénoncé par certains comme l'amorce d'une dictature, conduise finalement à un renforcement du contrôle parlementaire et de l'Etat de droit.


samedi 5 décembre 2015

L'accès à You Tube, élément de la liberté d'expression

Le 1er décembre 2015, la Cour européenne a rendu un arrêt Cengiz et autres c. Turquie consacrant l'accès à You Tube comme un élément de la liberté d'expression.

Les trois requérants, Serkan Cengiz, Yaman Akdeniz et Kerem Altiparmak enseignent tous les disciplines juridiques dans les Université d'Ismir, Istanbul et Ankara. Ils utilisaient régulièrement You Tube pour diffuser et prendre connaissance des travaux de différents colloques, accéder à des conférences organisées sur leurs sujets d'études, partager des fichiers vidéo etc... 

Cette pratique a été brutalement interrompue par une décision juridictionnelle du tribunal d'instance d'Ankara qui, le 5 mai 2008, ordonna le blocage de You Tube. Il s'appuyait sur une loi turque du 4 mai 2007 relative à la régularisation des publication sur internet et à la lutte contre les infractions commises sur internet. Elle permet le blocage des sites dont le contenu est illicite au regard de la loi turque. De manière plus précise, était invoquée une loi du 25 juillet 1951 qui punit de trois ans d'emprisonnement "quiconque injurie ou insulte explicitement la mémoire d'Ataturk". Ayant trouvé sur You Tube une dizaine de vidéos insultant Ataturk, le tribunal décide d'interdire purement et simplement l'accès à You Tube.

L'accès au portail vidéo est resté inaccessible du 5 mai 2008 au 30 octobre 2010, date à laquelle l'accès à You Tube fut rétabli par les autorités turques. Dans un arrêt du 29 mai 2014, la Cour constitutionnelle turque, s'appuyant sur les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme, annula finalement la décision de blocage. La décision Cengiz et autres c. Turquie n'a donc plus d'autre intérêt que juridique. La Cour européenne déclare en effet que l'accès à You Tube relève directement de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La qualité de victime


Les requérants ont, en effet, été déboutés par les tribunaux turcs au motifs qu'ils n'étaient pas les destinataires directs de la décision de blocage. S'appuyant sur l'arrêt  Akdeniz c. Turquie du 11 mars 2014, elle estime en effet que les requérants ne sont pas parties à l'affaire qui a conduit au blocage de You Tube, en raison de la présence de dix vidéos portant atteinte à la mémoire d'Ataturk. 

Il n'en demeure pas moins que la jurisprudence citée n'est tout de même pas tout à fait identique à la présente affaire. Dans l'arrêt Akdeniz, les juges turcs ont décidé le blocage du site Myspace.com au motif qu'il diffusait des oeuvres musicales sans respecter les droits d'auteur. L'atteinte à la liberté d'expression est donc justifiée par la protection de la propriété intellectuelle. On pouvait donc estimer que le requérant, simple usager de Myspace.com n'était qu'une victime indirecte de la mesure, d'autant qu'il écoutait et téléchargeait des enregistrements illicites. 

Dans l'affaire Cengiz et autres, la Cour n'hésite pas à considérer que les requérants sont des victimes directes de l'interdiction d'accès à You Tube. Elle se livre, pour cela, à une appréciation très concrète de leur situation, observant notamment qu'ils utilisent cette plateforme à des fins professionnelles. Bien plus, la Cour reconnait que  "les informations politiques ignorées par les médias traditionnels ont souvent été divulguées par le biais de You Tube, ce qui a permis l'émergence d'un journalisme citoyen".  Cette formulation contient une critique à peine dissimulée des médias traditionnels qui ne pratiquent que fort modestement le journalisme d'investigation, et un hommage à internet qui vient combler cette lacune. De fait, la Cour reconnaît que, "compte tenu de son accessibilité et de son impact potentiel", il n'existait, pour les requérants, aucun équivalent à You Tube. Ils sont donc les victimes directes de la décision de blocage de cette plateforme qui constitue effectivement une atteinte à la liberté d'expression.


Statue équestre d'Ataturk


Une ingérence dépourvue de base légale


La Cour doit ensuite se prononcer sur le caractère justifié ou non de l'ingérence.  Aux termes de l'article 10 de la Convention européenne, celle-ci est justifiée si elle est "prévue par la loi", "inspirée par un ou des buts légitimes" et "nécessaire dans une société démocratique".

En l'occurrence, la Cour considère que l'ingérence n'est pas "prévue par la loi". Une telle décision semble surprenante, et il convient de noter à ce propos l'opinion du juge Lemmens qui constate qu'une loi turque du 4 mai 2007 confère un fondement légal au blocage des sites internet illicites. Aux yeux de la majorité de la Cour, ce texte n'est cependant pas conforme au principe de lisibilité et de prévisibilité de la loi. 

Elle s'appuie sur sa jurisprudence Ahmet Yildirim c. Turquie du 18 décembre 2012, décision intervenue à propos du blocage de l'hébergeur de sites développé par Google, au motif que, là encore, quelques pages de ces sites portaient atteinte à la mémoire d'Ataturk. En l'espèce, la Cour a considéré que la loi du 4 mai 2007 n'autorise pas l'interdiction de l'ensemble des sites hébergés par un fournisseur à cause du contenu de l'une des pages de ces sites. Dès lors que la loi de 2007 ne saurait utiliser une mesure aussi disproportionnée par rapport aux intérêts en cause, aux effets colatéraux si importants pour les internautes, la Cour en déduit que le blocage général et absolu est dépourvu de fondement légal. 

Il n'est donc pas nécessaire, en l'espèce, de vérifier si l'ingérence poursuit un "but légitime" ou est "nécessaire dans une société démocratique", dès lors qu'elle n'est tout simplement "pas prévue par la loi". 

La décision est habile, car elle évite à la Cour de se prononcer sur la loi turque qui interdit de porter atteinte à la mémoire d'Ataturk et, par la même, de revenir sur le sujet sensible des lois mémorielles. En même temps, elle lui permet, alors que la décision n'a plus aucun enjeu concret, d'affirmer clairement qu'internet est un espace de liberté d'expression, au même titre que la presse écrite ou audiovisuelle. La précision n'est pas inutile au moment précis où on entend le leader du parti "Les Républicains" affirmer que "quand on consulte des images de pédophilie, on est un pédophile, quand on consulte des images de djihadistes, on est un djihadiste."

Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 1 décembre 2015

L'état d'urgence, quinze jours après

L'état d'urgence est en vigueur depuis le 14 novembre 2015. Il a été prorogé pour trois mois par la loi du 20 novembre 2015. Après deux semaines d'application, certains crient déjà à la dictature et déploient leur mobilisation militante dans la presse et les réseaux sociaux. Elle a au moins l'avantage de montrer que la liberté d'expression n'est pas entravée et que ceux qui l'exercent ne courent aucun danger. Cette agitation a donc quelque chose de rassurant au regard de l'Etat de droit.

Parlons précisément de l'Etat de droit. Nous disposons, pour le moment, de quelques éléments sur la mise en oeuvre de la loi du 20 novembre 2015. Ils sont extrêmement peu nombreux, constitués par des circulaires d'application et par les toutes premières décisions rendues, sur procédure d'urgence, par les tribunaux administratifs. Tous ces éléments doivent être appréciés avec une extrême prudence, tant il est vrai qu'ils sont parcellaires et peut-être destinés à être remis en cause par les décisions intervenant en appel et au fond. Ils concernent, pour le moment, les deux procédures les plus caractéristiques de l'actuel état d'urgence, l'assignation à résidence et la perquisition.

L'assignation à résidence : premières décisions

 

Les premières décisions rendues par les tribunaux administratifs sont mal connues, tout simplement parce que les sites de ces juridictions administratives sont actualisés avec beaucoup de retard, quand ils le sont. Les seules décisions actuellement accessibles sont donc les deux ordonnances de référé rendue par le tribunal administratif de Paris le 27 novembre 2015

Rappelons que les procédures d'urgence utilisées sont celles du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure d'urgence prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence caractérisée. 

Dans les deux affaires soumises au tribunal administratif de Paris, celui-ci ne se prononce pas sur la condition d'urgence. Il n'en a pas besoin, dès lors que la condition de fond n'est pas remplie. Aux yeux du juge des référés, le ministre n'a pas commis d'illégalité manifeste en décidant l'assignation à résidence des intéressés.

Le juge s'appuie sur la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015. Elle énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Le juge va donc regarder si l'assignation à résidence est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représentent les deux requérants pour l'ordre public. 

Dans le premier cas, la défense repose sur l'idée que l'obligation de pointage trois fois par jour qui lui est imposée porte une atteinte excessive à sa liberté de circulation, à sa liberté d'entreprendre et à son droit de travailler. Le requérant est en effet président d'une association dont l'objet est de venir en aide aux familles de détenus musulmans. Le juge observe cependant que la note des services de renseignement sur ses activités n'est pas réellement contestée. Or, elle donne un tout autre visage du requérant impliqué en 2007 dans une filière d'acheminement en Syrie de membres d'Al Qaida et utilisant son association pour recruter des combattants islamistes en milieu carcéral. 

Le second cas est un peu différent, dans la mesure où le requérant invoque l'inexactitude des faits qui lui sont reprochés. En effet, le requérant a été condamné, en 2013, à une peine de trois années d'emprisonnement pour son implication dans une filière terroriste malienne, mais il n'a jamais été incarcéré, contrairement à ce qu'affirme l'arrêté d'assignation à résidence. Le juge estime que cette erreur matérielle est la conséquence d'une demande d'aménagement de la peine qui devait être jugée en janvier 2016. Elle ne concerne en rien la réalité de la condamnation pénale. Sur le fond, la situation est donc identique, d'autant que ce second requérant est soupçonné de vouloir organiser son départ vers la Syrie. 

D'une manière générale, le juge reprend donc à son compte les motifs donnés par l'administration. Ce n'est pas surprenant si l'on considère que ces éléments de fait proviennent des fiches "S" établies par les services de renseignement. Sauf à imaginer un gigantesque complot dans lequel seraient impliqués les services de renseignement, le ministre de l'intérieur visant à assigner à résidence des personnes sans aucun lien avec des activités, cette fiche "S" constitue donc, indirectement, le fondement essentiel de ces deux décisions. 

Indirectement, car nul n'ignore que, dans notre système juridique, le secret de défense nationale est opposable au juge. Ce qui signifie que le tribunal statue sur le fondement d'un dossier fourni par l'administration et établi à partir de la fiche "S". Il ne dispose pas directement de cette fiche. Toutefois, dans l'hypothèse où les justifications fournies lui paraîtraient sommaires ou peu convaincantes, il pourrait toujours ressortir l'ancienne jurisprudence Coulon du 11 mars 1955. Il demanderait alors au ministre de l'intérieur "tous éclaircissements" nécessaires à son appréciation. Et si ces éléments ne lui sont pas fournis, rien ne lui interdit de rendre alors une décision suspendant ou annulant l'assignation à résidence. 

Certes, on préférerait que le juge administratif puisse avoir accès aux pièces classifiées, mais cette prohibition n'a rien à voir avec l'état d'urgence. En outre, la jurisprudence Coulon constitue un moyen de pression non négligeable sur l'administration. L'assignation à résidence n'est donc pas en dehors de l'Etat de droit, dès lors que le contrôle du juge s'exerce finalement dans les conditions du droit commun.


L'Affaire Tournesol. Hergé. 1956

Les perquisitions : la circulaire "Pepper Grill"


Dans le cas des perquisitions, l'analyse est plus délicate car les juges ne se sont pas encore prononcés, du moins à notre connaissance. Or, le Premier ministre a annoncé, le 1er décembre, que plus de 2000 perquisitions avaient eu lieu depuis le 13 novembre, suscitant plus de 250 procédures judiciaires et 210 gardes à vue. Envisagée sur un strict plan quantitatif, la procédure ne semble donc pas se heurter à des difficultés sérieuses.

Il n'en demeure pas moins que la presse s'est fait l'écho de perquisitions pour le moins étranges, notamment celle effectuée dans un restaurant Pepper Grill de Saint Ouen l'Aumône. Il semble que des portes aient été cassées alors qu'il suffisait de les ouvrir, et qu'aucun contrôle d'identité n'ait été effectué alors même que l'ordre de perquisition mentionnait la recherche de "personnes, armes et objets liés à des activités terroristes". 

Pour éviter ce type de dérapage, le ministre de l'intérieur a diffusé auprès des préfets une circulaire du 25 novembre 2015, rappelant les principes généraux gouvernant la pratique des perquisitions, et précisant que "l'état d'urgence n'est en aucune façon une dérogation à l'Etat de droit". Il reprend ainsi les principes du droit commun des perquisitions, notamment le respect des biens et des personnes. Plus précisément, il affirme que la perquisition doit reposer sur des éléments objectifs, "le critère déterminant étant les raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement menace l'ordre ou la sécurité publics".

La circulaire insiste enfin sur l'articulation entre les procédures administrative et judiciaire. Une perquisition administrative se transforme, en effet, en perquisition judiciaire de droit commun dès qu'un objet est saisi. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la loi prévoit la présence d'un officier de police judiciaire pendant toute la procédure. 

Cette circulaire aurait sans doute pu intervenir plus tôt, mais sa lecture montre, là encore, un rappel des principes qui sont ceux du droit commun. 

On pourra évidemment objecter que la perquisition comme l'assignation à résidence reposent  sur la recherche et le contrôle de personnes dont on a "des raisons de penser" que le "comportement menace l'ordre ou la sécurité publique". Cette formulation est imprécise et il appartiendra au juge administratif d'en définir les contours. 

Il pourrait s'inspirer, sur ce point, du délit d'association de malfaiteurs en liaison avec une activité terroriste, figurant dans l'article 421-2-1 du code pénal, disposition qui a manifestement inspiré le pouvoir réglementaire, puis le législateur décidant la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Ce délit a pour objet de prévenir les attentats en arrêtant ceux qui les préparent, au moment où des actes préparatoires suffisamment graves ont été commis, mais où l'irréparable n'a pas encore eu lieu. Dans ce cas, l'infraction ne réside pas dans les "actes" commis par l'individu, mais sur son comportement général, sur ses fréquentations, sur les sites internet qu'il consulte, sur les éventuelles activités préparatoires en vue d'un éventuel attentat. Ce délit existe depuis la loi du 22 juillet 1996, et les juges en ont fait une application raisonnable qui n'a pas suscité de contestation particulière. Là encore, le contrôle de l'état d'urgence peut donc être effectué selon des principes issus du droit commun.

L'analyse juridique conduit ainsi à relativiser la menace, non pas la menace terroriste qui reste très présente, mais celle de dictature. Cela ne signifie pas que tout excès soit exclu, mais on ne doit pas sous-estimer le contrôle du juge, celui du parlement et, bien entendu, ceux de la presse et des réseaux sociaux. Il est tout de même bien rare de voir une dictature tolérer tant de contre-pouvoirs...