« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 30 juin 2018

Le détournement de fonds publics est applicable aux parlementaires

Dans un arrêt du 27 juin 2018, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme qu'un parlementaire peut être poursuivi pour détournement de fonds publics. 

L'affaire remonte à 2012, lorsqu'une enquête a été diligentée contre des sénateurs UMP (aujourd'hui Les Républicains). Avait alors été mise en lumière une utilisation très particulière de l'argent public destiné à la rémunération des collaborateurs parlementaires. Chaque sénateur dispose à cette fin d'une enveloppe mensuelle de 7600 €. Lorsque l'intégralité des fonds n'est pas employée, le reliquat est en principe reversé au groupe parlementaire, dans le but de rémunérer des assistants spécifiquement employés par ce groupe. En l'espèce, des sénateurs UMP ont créé une association "Union républicaine du Sénat", chargée de centraliser ces reliquats, fonds qui ont ensuite été tout simplement reversés à plusieurs sénateurs, voire à certains collaborateurs non élus. Par cette opération simple, les fonds publics se transformaient en fonds privés...

Cinq sénateurs, dont le requérant, M. R. G., ont été mis en examen en janvier 2017 pour détournement de fonds publics et recel de ce délit. M R. G. demande au juge de cassation l'annulation de cette mise en examen. D'une part, il affirme que le délit de détournement de fonds publics ne serait pas applicable à un parlementaire. D'autre part, il considère que les fonds en question ne sont pas des fonds publics. 


L'article 432-15 du code pénal

 

 

Ce délit est réprimé par l'article 432-15 du code pénal qui sanctionne de dix ans d'emprisonnement et de 1 000 000 € d'amende "le fait par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public (...) de détruire, détourner ou soustraire (...) des fonds publics ou privés (...) ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission". Aux yeux du requérant, les parlementaires ne sont pas "dépositaires de l'autorité publique" ni "chargée d'une mission de service public". Le délit ne leur est donc pas applicable. 

La Cour commence par rappeler que l'article 432-15 s'inscrit dans une section du code pénal consacrée aux "manquements au devoir de probité", et qu'il "ne résulte pas de la lettre de la loi que le législateur ait entendu dispenser les parlementaires, parmi lesquels les sénateurs, du devoir de probité en lien direct avec les fonctions qui leur sont confiées". On peut déplorer que le juge soit aujourd'hui contraint de rappeler un principe qui devrait s'imposer de lui-même, mais c'est sans doute nécessaire. Il définit surtout une règle d'interprétation de ces dispositions : l'énumération des personnes figurant dans l'article 432-15 n'est pas exhaustive. La liste des personnes soumises à cette obligation est de nature fonctionnelle, et il appartient donc au juge d'apprécier si les fonctions de la personne la rendent "dépositaire de l'autorité publique" ou "chargée d'une mission de service public".

La Cour aurait pu estimer qu'un parlementaire est "dépositaire de l'autorité publique". Il convenait alors de raisonner par analogie. L'article 433-3 du code pénal réprime en effet les menaces proférées à l'encontre d'un certain nombre de personnes, parmi lesquelles les magistrats, les jurés, les avocats, les officiers publics ou ministériels, les gendarmes, les policiers (...), les personnes "investies d'un mandat électif public" et, d'une manière générale de "toute autre personne dépositaire de l'autorité publique". De toute évidence, le législateur considère donc un élu comme dépositaire de l'autorité publique. Dans une décision du 5 novembre 1999, la Cour admet qu'un maire soit poursuivi pour détournement de fonds publics car il n'utilisait pas "ces fonds conformément à l'intérêt de la personne morale qu'il représentait (...) en versant à son épouse une rémunération sans contrepartie de service fait".Le parlement lui-même incitait à une telle interprétation, puisqu'il autorise généralement la levée de l'immunité de parlementaires poursuivis pour détournement de fonds publics.

La Cour aurait pu aussi s'appuyer tout simplement sur la convention de Merida contre la corruption, traité signé et ratifié par la France. Son article 17 impose aux Etats parties d'adopter les mesures nécessaires pour conférer le caractère d'infraction pénale au "détournement par un agent public, (...) de tous biens, de tous fonds (...) ou de toute autre chose de valeur qui lui ont été remis à raison de ses fonctions". Le détournement de fonds publics est donc formellement visé par la Convention. Son article 2 précise que la Convention s'applique aux "agents publics", parmi lesquelles il faut entendre "toute personne qui détient un mandat législatif (...)". Pour la Convention de Merida, un sénateur est donc parfaitement susceptible de détournement de fonds publics.

L'argent. Dranem. 1931

Finalement, la Cour préfère considérer qu'un sénateur est "chargé d'une mission de service public". Le Conseil d'Etat dans un arrêt du 22 février 2007,  comme la Cour de cassation dans une décision du 22 février 2012, font des prérogatives de puissance publique le critère essentiel de la mission de service public. La Chambre criminelle admet ainsi la condamnation pour détournement de fonds publics du président du conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon qui "a bien la qualité de personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public". Elle ne semble pas distinguer entre les deux éléments, mais ajoute tout de même que l'élu est l'ordonnateur des dépenses de la collectivité et instigateur des délibérations, compétences qui constituent autant de prérogatives de puissance publique. 

En l'espèce, la Cour s'appuie sur les prérogatives dont disposent les parlementaires qui sont autorisés à visiter, à tout moment, les locaux de garde à vue, les établissements pénitentiaires et les centres éducatifs fermés ainsi que les lieux de rétention est les zones d'attente. L'article 719 du code de procédure pénale leur confie ainsi une mission de service public qui consistent à vérifier que les conditions de détention "répondent à l'exigence de respect de la personne humaine". Et le fait de pouvoir se faire ouvrir les portes de ces lieux constitue à l'évidence une prérogative de puissance publique. Certes, le raisonnement est parfaitement fondé, mais on aurait tout de même préféré que la Cour de cassation se prononce sur le mandat parlementaire en tant que tel et non pas sur une partie bien modeste des fonctions de l'élu. Cette prudence peut surprendre, si l'on considère que la Cour aurait pu utiliser soit la notion de "dépositaire de l'autorité publique", soit la Convention de Mérida pour déclarer que le détournement de fonds publics s'applique à tous les parlementaires.


Fonds publics et autonomie parlementaire

 

Pourquoi cette prudence ?  Sans doute parce que derrière le recours se cache l'idée d'autonomie du Parlement, et donc le principe de séparation des pouvoirs, même s'il n'est pas clairement invoqué. 

Cette revendication apparaît clairement dans le volet financier de l'arrêt. Aux yeux du requérant, l'autonomie des groupes parlementaires suppose qu'ils puissent utiliser à leur guise les fonds dont ils disposent, sans avoir à rendre compte à un juge. Cet usage n'est-il pas soustrait au contrôle de la Cour des comptes ? La Cour d'appel avait déjà répondu que "le principe d'autonomie parlementaire n'a de sens qu'au regard de la mission que leur reconnaît la loi ; qu'il ne constitue pas un principe d'impunité (...)". La Cour de cassation reprend l'essentiel de sa décision, en affirmant que la libre administration de leur compte par les groupes parlementaires n'a pas pour effet de transformer des fonds publics en fonds privés. Au demeurant, les crédits en question ont une finalité précisée par les textes, soit rémunérer des collaborateurs, soit être utilisés comme dépenses de fonctionnement. Ils n'ont pas vocation, affirme la Cour, à "être transférés aux sénateurs à titre personnel". Dès lors, le pourvoi est évidemment rejeté et la mise en examen de M. R.G. pour détournement de fonds publics confirmée. 

Bien qu'utilisant une voie de droit relativement modeste, la Cour de cassation rappelle ainsi que l'autonomie parlementaire n'est pas une souveraineté. Le parlement et ses membres restent soumis à la loi qu'ils ont votée. Ce rappel est loin d'être inutile si l'on se souvient que certains membres du parlement ont voulu s'opposer à des perquisitions, et que les avocats d'un sénateur ont affirmé vouloir dessaisir le procureur national financier qui avait osé diligenter une enquête pour détournement de fonds publics. Tous invoquaient en choeur la séparation des pouvoirs, utilisée à l'appui d'une revendication d'immunité, comme si le parlement était une zone de non-droit. On l'a compris, l'arrêt du 27 juin 2018 est une bonne nouvelle pour l'Etat de droit, moins bonne pour les parlementaires actuellement mis en examen... en particulier pour François Fillon.


mardi 26 juin 2018

La liberté de correspondance en détention provisoire

Il est des victoires qui n'en sont pas tout-à-fait, victoires en trompe l'oeil qui n'apportent guère qu'une satisfaction symbolique. Dans une décision rendue sur QPC le 22 juin 2018 à la demande de l'Observatoire international des prisons (OIP), le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnels quelques mots de l’article 40 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009. Dans sa formulation originale, il énonçait : "Les personnes condamnées et, sous réserve que l'autorité judiciaire ne s'y oppose pas, les personnes prévenues peuvent correspondre par écrit avec toute personne de leur choix". Le Conseil abroge l'incise "sous réserve que l'autorité judiciaire ne s'y oppose pas". 


La liberté de la correspondance



L'OIP et un certain nombre de commentateurs ont déduit de cette abrogation que les personnes placées en détention provisoire sont désormais titulaires d'une liberté de correspondance absolue au même titre que celles qui ont été condamnées. 

La liberté de la correspondance est une composante essentielle de la vie privée et elle se traduit par le principe d'inviolabilité de cette correspondance. L'article 226-15 du code pénal punit d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende "le fait, commis de mauvaise foi, d'ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers, ou d'en prendre frauduleusement connaissance". Ces dispositions sont aujourd'hui étendues à l'ensemble des communications, y compris celles transitant par internet. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, se réfère à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 pour conférer un fondement constitutionnel au droit au respect de la vie privée. Il affirme, dans sa décision du 23 juillet 1999, que "la liberté proclamée par cet article implique le respect de la vie privée", considéré comme "un droit naturel et imprescriptible de l'homme".

Le problème est que les personnes détenues sont dans une situation particulière, qu'elles soient condamnées ou en détention provisoire. Dans sa décision QPC du 25 septembre 2015, Johny M., le Conseil énonce qu'"il appartient au législateur de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux personnes détenues". Elles sont titulaires des droits et libertés, mais "dans les limites inhérentes à la détention". La loi se voit ainsi fixer pour objectif d'opérer une conciliation entre l'exercice des libertés d'un côté, la sauvegarde de l'ordre public et les finalités de la détention de l'autre côté.

De fait, le Conseil se garde bien d'abroger la disposition contestée sur le fondement de l'atteinte à la liberté de la correspondance et donc à la vie privée. Il préfère s'appuyer sur l'absence de droit au recours, ce qui est bien différent. 

En attendant le facteur. Le poète Jean Antoine Roucher à Sainte Pélage. Hubert Robert 1733-1808 

Le droit au recours



La loi pénitentiaire reconnaissait aux personnes prévenues le droit de correspondre avec les personnes de leur choix "sous réserve que l'autorité judiciaire ne s'y oppose pas", mais elle ne prévoyait aucune procédure permettant à l'intéressé de contester un éventuel refus. La situation pouvait sembler particulièrement rigoureuse dans le cas de personnes juridiquement innocentes tant qu'un jugement pénal ne les a pas condamnées.    

Dans une décision QPC du 24 mai 2016 Section française de l'OIP, le Conseil s'était penché sur le droit de visite des personnes en détention provisoire. A l'époque, l'article 145-4 du code de procédure pénale donnait compétence au juge d'instruction pour, à l'issue d'un délai d'un mois de détention, délivrer un permis de visite à un membre de la famille de l'intéressé, ou au contraire refuser cette autorisation. Et s'il permettait un recours devant le président de la chambre de l'instruction, il n'imposait à la réponse du juge d'instruction aucune condition de délai. Autrement dit, il lui suffisait de ne pas répondre pour priver l'intéressé du droit de visite, sans recours possible. Déjà, le Conseil s'était placé sur le terrain de l'absence de droit au recours pour abroger la disposition contestée, alors même que l'association requérante invoquait le droit de mener une familiale normale, élément de la vie privée. 

On devine alors la fin de l'histoire. La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice a réécrit l'article 145-4 du code de procédure pénale, et donné au juge d'instruction un délai de cinq jours pour statuer sur les demandes de visites formulées par les proches de la personne en détention provisoire. Il demeure donc possible d'interdire les visites, par une décision motivée et susceptible de recours.

Dans sa décision du 22 juin 2018, le Conseil reprend exactement la même analyse. Loin de reconnaître le droit à l'inviolabilité de la correspondance, il se borne à formuler l'exigence d'un recours contre un éventuel refus. De fait, il prend la précaution de reporter au 1er mars 2019 l'abrogation effective de la disposition déclarée inconstitutionnelle, ce qui laisse tout le temps au législateur de modifier la loi pour introduire ce recours. En attendant, le Conseil recommande de procéder par analogie avec le droit de visite, en offrant au prévenu un recours devant le président de la Chambre de l'instruction. 

Voilà donc une décision qui fait plaisir à l'OIP qui peut déclarer avoir oeuvré pour la protection des droits de la personne en détention provisoire. Elle donne aussi satisfaction au Conseil constitutionnel qui se donne une image libérale, sans consacrer de droits particuliers à la personne détenue, et en se limitant à imposer une garantie de procédure. Elle donne enfin satisfaction à l'administration pénitentiaire car le droit positif ne change pas réellement, un nouveau texte devant intervenir pour organiser le recours. Il est bien probable que la moins satisfaite sera sans doute la personne en détention provisoire. Comme elle n'avait pas reçu davantage de visites après la décision de mai 2016, elle n'aura pas davantage la possibilité de tenir une correspondance après celle de juin 2018. Mais au moins, elle pourra occuper son temps à faire des recours.

 

Sur le secret de la correspondance : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.





 

dimanche 24 juin 2018

Le moine pleurant peut sécher ses larmes

Dans un arrêt du 21 juin 2018, le Conseil d'Etat permet la restitution à l'Etat d'une statuette du XVe siècle, un "pleurant" provenant du tombeau de Philippe II le Hardi, duc de Bourgogne. Le "pleurant n° 17", car il y en a une quarantaine qui ornent le tombeau, est estimé à environ deux millions d'euros. On comprend ses lamentations, car il a une histoire mouvementée.


La triste histoire du "pleurant n° 17" 



Le tombeau de Philippe le Hardi fut édifié dans l'oratoire de la chartreuse de Champmol. A la Révolution, considéré comme un bien du clergé, il a été incorporé au domaine national par le décret du 2 novembre 1789 et transféré dans l'abbatiale Saint-Bénigne de Dijon. Une délibération du conseil général de la commune de Dijon du 8 août 1793 prend ensuite la funeste décision de détruire les tombeaux des ducs de Bourgogne, mais exclut les pleurants de cette mesure, et ordonne leur conservation "dans un lieu convenable". On ignore quel fut ce lieu convenable, et l'on sait seulement que le "pleurant n° 17", objet du présent litige, a ensuite été soustrait au domaine national, sans que l'on sache exactement à quelle date. On le retrouve en 1811 chez un collectionneur privé, puis en 1813 chez l'ancêtre des actuels détenteurs. 

Ces derniers décident, en 2014, de vendre l'objet, vente qu'ils confient à un commissaire priseur, la société Pierre Bergé. Pour attirer le marché international, celui-ci demande donc à l'Etat une autorisation d'exportation du bien, condition indispensable à sa sortie du territoire national après la vente. Précisément, le ministre de la culture refuse et réclame au contraire à la maison de vente la restitution du "pleurant n° 17". Restitué et conservé au musée de Dijon, le pleurant n° 17 a donc attendu d'être fixé sur son sort. La Société Pierre Bergé et famille qui se considère propriétaire ont en effet contesté vainement la décision du ministre de la culture refusant le certificat d'exportation en mettant en demeure le commissaire-priseur de restituer le bien. Après deux échecs devant le tribunal administratif de Paris en 2015 et la Cour administrative d'appel de Paris (CAA) en janvier 2017, c'est aussi le Conseil d'Etat statuant en cassation qui rejette leur pourvoi.

Il pleurait comme une madeleine. Maurice Chevalier
Extrait de "Pièges", film de Richard Siodmak. 1939


L'appartenance au domaine public



Le pleurant n° 17 est en effet protégé de toute aliénation par son appartenance au domaine public. Dans sa décision de janvier 2017, la CAA Paris n'hésitait pas à mentionner dans ses visas l'édit de Moulins de février 1566, consacrant l'inaliénabilité du domaine public de la Couronne. Ce texte demeure aujourd'hui du droit positif, lorsqu'il s'agit d'apprécier une revendication de propriété portant sur le domaine public maritime ou fluvial. Selon l'article L 3111-2 du code général général de la propriété des personnes publiques, celui-ci est en effet inaliénable, sous réserve des droits et concessions accordés avant l'édit de Moulins. Le Conseil d'Etat s'y réfère donc régulièrement, par exemple le 20 mars 2017, pour apprécier une revendication de propriété de prés salés sur la commune de La Teste-de-Buch (Gironde).

Mais le pleurant n° 17 ne fait pas partie du domaine public maritime et fluvial, et le Conseil d'Etat préfère écarter l'édit de Moulins. Il se fonde donc directement sur le droit révolutionnaire, plus précisément sur le décret de l'Assemblée constituante du 2 novembre 1789 qui affirme que "tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation", et qu'en contrepartie elle s'engage à "pourvoir, de manière convenable, aux frais du culte et à l'entretien de ses ministres". Par la suite, l'article 8 du décret de la Constituante des 22 novembre et 1er décembre 1790 précise qu'il peut être dérogé à la règle d'inaliénabilité, c'est-à-dire qu'il est possible de vendre ou aliéner un bien du domaine public national, à la condition d'obtenir cette autorisation par un décret législatif sanctionné par le roi. Rappelons qu'à cette époque, un décret de l'assemblée devient législatif dès qu'il a obtenu la sanction royale, c'est-à-dire dès que le roi n'a pas opposé son veto (ce qui explique la double date des décrets, la première étant celle du vote par l'Assemblée, la seconde celle de la sanction royale).

La famille dépositaire du pleurant ne peut invoquer aucune autorisation de ce type. Au contraire, toutes les décisions intervenues durant la période révolutionnaire visaient à conserver les pleurants dans le domaine public. Ils ont ainsi été transférés à l'église Sainte-Bénigne de Dijon, qui avait le statut d'une cathédrale, dont la charge était assurée par l'Etat. Plus tard, durant la Terreur, la commune de Dijon a certes ordonné la destruction des tombeaux des ducs de Bourgogne, mais en excluant expressément les pleurants de cette mesure.


L'absence de prescription acquisitive



Faute de pouvoir s'appuyer sur une autorisation d'aliénation, les héritiers de l'acquéreur de 1813 invoquent une prescription acquisitive. L'article 36 de ce même décret de novembre-décembre 1790 prévoit en effet une prescription pour "les détenteurs d’une portion quelconque desdits domaines, qui justifieront en avoir joui (...), à titres de propriétaires, publiquement et sans trouble, pendant quarante ans continuels à compter du jour de la publication du présent décret". Le problème est que cette disposition s'applique aux seuls éléments de domaine "dont l'aliénation est permise par les décrets de l'Assemblée nationale". Retour à la case départ, dès lors que précisément aucune dérogation n'a été accordée concernant les pleurants. Le Conseil d'Etat déduit donc, fort logiquement, que le pleurant n° 17 n'a jamais quitté le domaine public de l'Etat.

Le pleurant n° 17 peut sécher ses larmes. Au lieu d'être vendu à un collectionneur privé étranger, il va pouvoir rester au musée de Dijon, être admiré comme il le mérite par les visiteurs. La famille qui a essayé de le vendre peut, quant à elle, regretter d'avoir eu une telle idée, puis d'avoir recherché à vendre le plus cher possible à l'étranger. Au fil des procédures, elle a seulement obtenu que le doute soit définitivement levé sur le droit de propriété qu'elle revendiquait. En l'absence d'un tel droit, il est bien peu probable qu'elle puisse envisager une quelconque indemnisation. Quant au Conseil d'Etat, il a trouvé une procédure permettant la restitution d'oeuvres d'art acquises par les acheteurs des biens nationaux, dans des conditions parfois douteuses. Il y a donc plutôt lieu de se réjouir d'une jurisprudence fort utile à la sauvegarde du patrimoine.


Sur le droit de propriété : Chapitre 6 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

vendredi 22 juin 2018

Les interceptions liées au renseignement extérieur

Dans un arrêt Centrum för rättvisa c. Suède du 19 juin 2018, la Cour européenne des droits de l'homme estime que l'interception massive de signaux électroniques et leur traitement à des fins de renseignement extérieur n'emportent pas une atteinte excessive au droit à la vie privée des personnes. Le requérant n'est pas une personne victime directe de ces interceptions mais une organisation non gouvernementale qui a dans ses statuts la défense des citoyens suédois en conflit avec l'Etat pour protéger leurs libertés.

Non pertinence de la règle de l'épuisement des recours internes


C'est donc le droit suédois qui est mis en cause, plus précisément la loi relative au renseignement d'origine électromagnétique. Dans ce cas, la CEDH accepte de déroger à la règle de l'épuisement préalable des recours internes, puisque précisément aucun recours n'est offert aux personnes privées. Le moyen unique développé par l'ONG est la violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée.

Mais une ONG a-t-elle une vie privée à protéger ? Depuis l'arrêt Kennedy c. Royaume-Uni du 18 mai 2010, la CEDH considère qu'il est possible de démontrer une atteinte à l'article 8 sans en avoir été personnellement victime. Dans l'affaire Roman Zakharov c. Russie du 4 décembre 2015, elle définit deux conditions à la recevabilité d'une telle requête. D'abord, le requérant doit être susceptible d'être victime de l'atteinte, même si la menace est purement potentielle. C'est le cas en l'espèce, dès lors que la loi peut s'appliquer à toutes les communications, y compris celles du Centrum. Ensuite, le système juridique lui-même doit limiter le droit au recours des individus. C'est encore le cas, car l'atteinte au secret des correspondances ne s'accompagne d'aucun recours efficace, les interceptions étant elles-mêmes couvertes par le secret. Les individus sont alors potentiellement victimes d'une violation de l'article 8, sans être réellement en mesure de s'en plaindre. L'ONG est, en quelque sorte, leur porte-parole dans un recours qui envisage le droit suédois de manière abstraite.

L'ingérence dans la vie privée


Il ne fait aucun doute que la loi suédoise, par les interceptions qu'elle autorise, entraine une ingérence dans la vie privée des personnes. Mais l'article 8 al. 2 de la Convention européenne précise qu'une telle ingérence peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un "but légitime" et si elle se révèle "nécessaire dans une société démocratique". Le fondement législatif ne fait aucun doute. Quant au renseignement, il constitue bien un but légitime, la CEDH laissant d'ailleurs aux Etats une très large marge d'appréciation dans un domaine directement lié au principe de souveraineté. Depuis l'arrêt Weber et Saravia c. Allemagne du 29 juin 2006, la Cour rappelle donc régulièrement que les interceptions de sécurité n'entrainent pas, en tant que telles, une violation de l'article 8. 

La Cour ne manque pas d'observer que ces méthodes de renseignement sont directement liées au développement de la menace, menace terroriste certes mais aussi grande criminalité. Alors qu'il devient possible de rendre extrêmement difficile l'identification des communications sur internet, les Etats disposent d'une large marge d'appréciation pour définir le régime d'interception de nature à protéger leur sécurité nationale. Dans l'affaire Zakharov de 2015, la Cour a néanmoins précisé que le droit devait comporter un certain nombre de garanties, parmi lesquelles la définition claire des motifs justifiant les interceptions, une limitation de celles-ci dans le temps, l'indépendance de l'autorité qui les autorise, et enfin les conditions dans lesquelles elles peuvent être supprimées du fichier. Dans sa décision du 19 juin 2018, la Cour examine longuement la loi suédoise à la lumière de ces critères. Elle en déduit que le texte n'est pas disproportionné par rapport au but poursuivi, dès lors que la loi suédoise respecte ces conditions. 

Je vous écoute. Felix Labisse. circa 1940


Exiger ce qu'il est possible d'exiger


Ceux qui pensaient que la législation française pourrait être sanctionnée par la Cour européenne risquent donc d'être déçus par l'arrêt Centrum för rättvisa c. Suède. La loi renseignement du 24 juillet 2015 est en effet assez proche de la loi suédoise. Elle prévoit une liste exhaustive de motifs justifiant des interceptions, une durée d'autorisation de quatre mois, la suppression des informations collectées à l'issue d'une période qui s'échelonne de trente jours à quatre mois. Il est vrai que la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) n'intervient que par un avis consultatif, l'autorisation demeurant de la compétence exclusive du Premier ministre. En cela le droit français se distingue du droit suédois qui repose sur l'intervention d'un "tribunal pour le renseignement étranger" chargé de donner les autorisations requises à l'administration. Mais la procédure française fait l'objet d'un contrôle par une "formation spécialisée" du Conseil d'Etat spécifiquement créée par la loi. Certes, le système est bien loin d'être parfait et la personne qui soupçonne être l'objet d'interceptions n'obtient finalement qu'une décision laconique lui affirmant que  "la vérification a été effectuée et n'appelle aucune autre mesure de la part du Conseil d'Etat". Mais le contrôle existe et les garanties exigées par la CEDH sont présentes, au moins sur le papier. N'est-ce pas suffisant, dans le cadre d'un contrôle in abstracto ?

A procédure cosmétique contrôle cosmétique, pourrait-on penser. Mais il ne peut guère en être autrement, dans un domaine où la CEDH, si elle imposait des contraintes trop lourdes aux Etats, risquerait de voir ses décisions inappliquées. Entre les exigences constitutionnelles des Etats qui tendent de plus en plus à la consécration d'un droit à la sécurité des personnes, les risques d'échappatoires consistant à mettre en oeuvre des interceptions en dehors de tout fondement juridique, le risque est grand qu'une jurisprudence rigide demeure lettre morte. La CEDH se borne donc à exiger ce qu'il possible d'exiger, remettant l'impossible à plus tard.


Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


dimanche 17 juin 2018

La loi RGPD devant le Conseil constitutionnel

La loi sur la protection des données a été adoptée définitivement par l'Assemblée nationale le 14 mai 2018 et le Conseil constitutionnel a déclaré l'essentiel du texte conforme à la Constitution, dans une décision du 12 juin 2018. La loi devrait donc entrer en vigueur très prochainement, ce qui mettra fin à une période de relative incertitude juridique. En effet, ce texte a pour objet de transposer les dispositions du règlement général sur la protection des données (RGPD) qui est lui-même entré en application le 25 mai. Le texte européen était donc applicable entre le 25 mai et le 12, mais se trouvait dépourvu de texte assurant son intégration dans le droit interne.


Le contrôle sur les règlements



Tout est donc rentré dans l'ordre et les points essentiels de la loi ne sont pas remis en cause. L'intérêt essentiel de la décision du Conseil semble résider dans un élargissement de sa jurisprudence sur le contrôle d'une loi tirant les conséquences d'un règlement de l'Union européenne.

Jusqu'à aujourd'hui, la jurisprudence portait exclusivement sur les directives qui, contrairement aux règlements, ne peuvent être appliquées en droit qu'après l'intervention d'une loi destinée à opérer cette transposition. Le Conseil a même trouvé dans l'article 88-1 de la Constitution un fondement à cette obligation (décision du 10 juin 2004). Il semble ainsi se démarquer de la jurisprudence issue de la décision Cohn-Bendit rendue par la Cour de justice de l'union européenne (CJUE). Celle-ci considère en effet, comme le Conseil d'Etat dans sa jurisprudence Dame Perreux du 30 octobre 2009, qu'une directive peut être d'applicabilité directe si l'Etat ne l'a pas transposée dans les délais. Il est vrai que cette jurisprudence ne vise qu'à combler un vide juridique, en cas de non-transposition. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, se borne à apprécier la loi de transposition et n'est donc pas en mesure de sanctionner son absence.

Cette jurisprudence pour le moins créative lui a permis ensuite de préciser, dans sa décision du 27 juillet 2006, l'étendue de son contrôle sur ces lois de transposition. C'est ainsi que le texte ne doit pas "aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France". En dehors de cette hypothèse, le Conseil se déclare incompétent pour apprécier une loi portant transposition d'une directive. Ce contrôle est donc exclusivement effectué par les juridictions administratives et judiciaires qui seules peuvent apprécier la conformité du texte aux traités et, le cas échéant, poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne si elles ont un doute sur la portée de la directive.

La décision du 12 juin 2018 étend aujourd'hui cette jurisprudence aux règlements, lorsqu'ils donnent lieu à une loi de transposition. Cet élargissement semble logique, dès lors que rien ne justifierait que la loi transposant un règlement ne soit pas appréciée de la même manière que celle transposant une directive, quand bien même son adoption n'est pas obligatoire.


L'intelligibilité et l'accessibilité de la loi



Sur le fond, la décision écarte d'abord le moyen fondé sur l'atteinte à l'objectif constitutionnel d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, moyen développé dans la saisine sénatoriale. Le Conseil affirme simplement que "si, à cette fin, le législateur a fait le choix de modifier les dispositions de la loi du 6 janvier 1978 en y introduisant des dispositions dont certaines sont formellement différentes de celles du règlement, il n'en résulte pas une inintelligibilité de la loi". La formule témoigne peut-être d'une certaine lassitude à l'égard d'un moyen souvent invoqué, lorsque les parlementaires requérants n'ont pas trouvé d'autres arguments juridiques.



Messe pour le temps présent
Pierre Henry et Michel Colombier. Jerk électronique. 1967


La CNIL



La loi élargit les missions de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Elle est désormais l'autorité de contrôle du pour la mise en oeuvre du RGPD et est chargée de publier les règles types, les codes de conduite destinés aux différents opérateurs. A sa traditionnelle fonction de contrôle s'ajoute donc désormais un double rôle de certification et de conseil, puisqu'elle peut être consultée par le parlement sur les questions de protection des données. Aux yeux des sénateurs requérants, cette consultation du parlement n'est pas organisée avec suffisamment de précision par la loi. Ils y voient non seulement une atteinte à l'intelligibilité de la loi mais aussi un cas d'incompétence négative. Le législateur aurait en effet méconnu sa propre compétence en ne précisant pas les aspects procéduraux de cette consultation, le délai imparti à la CNIL pour rendre son avis etc. Le Conseil observe simplement que ces éléments ne relèvent pas du domaine de la loi.

Les pouvoirs de la CNIL sont d'autant plus renforcés que les sanctions qu'elle peut prononcer sont désormais susceptibles d'atteindre 20 millions d’euros ou 4% du chiffre d’affaires annuel mondial de la firme sanctionnée. Ces dispositions tirent les leçons des difficultés rencontrées par la CNIL, lorsqu'elle a été chargée par le G 29 de gérer le contentieux avec Google, alors même qu'elle ne disposait pas d'un arsenal de sanctions suffisamment dissuasif pour peser sur les GAFA. En revanche, les formalités préalables à la création des traitement, telles qu'elles existaient depuis la loi du 6 janvier 1978, disparaissent au profit d'un système qui repose sur l'appréciation des risques par responsable du traitement lui-même, la CNIL exerçant un contrôle a posteriori.


"Sous le contrôle"...



Le seul élément sanctionné par le Conseil est relatif aux traitements de données personnelles relatives aux condamnations pénales. Il a en effet censuré pour incompétence négatives les mots « sous le contrôle de l'autorité publique » figurant à l'article 13 de la loi. Le législateur s'est en effet borné à préciser que ce type de traitement pouvait être mis en oeuvre par des personnes publiques, des personnes morales gérant un service public (...) ou être placés « sous le contrôle de l'autorité publique ». Dès lors que, par la nature même des informations traitées, ces fichiers intéressent les libertés publiques, le législateur a en effet méconnu sa propre compétence. Il aurait dû préciser les catégories de personnes susceptibles d'agir sous ce contrôle et les finalités pour lesquelles ce type de fichier était susceptible d'être créé.

Rien de bien surprenant, et l'annulation pour incompétence négative n'est pas rare. Par analogie, on ne peut cependant s'empêcher de penser à la proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations. Il confère en effet au Conseil supérieur de l'audiovisuel une compétence générale pour refuser de passer une convention, voire interdire un site, lorsque ce site est placé "sous le contrôle" d'un Etat étranger. La formule est tout aussi incertaine, et le risque d'incompétence négative n'est pas négligeable Il reste à espérer que les parlementaires liront la décision du Conseil constitutionnel relative à la protection des données.


Les algorithmes



Une première lecture de la décision pourrait s'arrêter là, en rappelant que seulement quatre mots sont sanctionnés sur l'ensemble du texte. Mais l'essentiel réside dans le long passage consacré à l'usage des algorithmes par l'administration. Le RGPD l'autorise et permet même que des décisions individuelles soient adoptées sur la base d'un algorithme, décisions susceptibles donc d'avoir des conséquences sur la situation juridique d'une personne.

Il fixe cependant quatre conditions à remplir. La première, prévue par l'article 311-3-1 du code des relations avec le public est que la décision doit mentionner son mode d'adoption et les principales caractéristiques de l'algorithme doivent être communiquées à l'intéressé. La seconde est que la décision doit pouvoir être susceptible de recours administratifs qui, cette fois, seront gérés sans que l'administration puisse se fonder exclusivement sur l'algorithme. En cas de contentieux, le juge administratif pourra d'ailleurs exiger la communication des caractéristiques de celui-ci. La troisième est l'exclusion du recours à l'algorithme pour les décisions portant sur des données sensibles, celles qui révèlent l'origine ethnique, la religion, les opinions politiques, l'orientation sexuelle, la santé etc.

Enfin, quatrième et dernier élément, le responsable du traitement doit "pouvoir expliquer, en détail et sous une forme intelligible, à la personne concernée la manière dont le traitement a été mis en œuvre à son égard".Cette dernière condition pourrait sembler anodine, car il s'agit d'appliquer la règle de motivation des décisions administratives défavorables. Mais elle risque d'avoir un impact considérable en interdisant l'usage des algorithmes "auto-apprenants", c'est-à-dire ceux qui se nourrissent eux-mêmes de leurs propres décisions, qui révisent eux-mêmes les règles qu'ils appliquent, en l'absence d'intervention humaine. Dans ce cas, le gestionnaire du traitement en perd le contrôle, et c'est précisément ce que refuse le Conseil constitutionnel.

En l'espèce, le Conseil estime que la loi prend des garanties "appropriées" et exclut l'usage des algorithmes auto-apprenants. En précisant clairement sa position, le Conseil constitutionnel pose ainsi des bornes aux expériences de justice prédictive qui, précisément, repose sur ce type d'algorithmes. Il rend ainsi un fier service aux juridictions suprêmes, Conseil d'Etat et Cour de cassation, qui souhaitent conserver le contrôle et le pilotage des expériences dans ce domaine.

Considérée sous cet angle, la décision du 12 juin 2018 est tout-à-fait intéressante. Certes, disons franchement qu'elle ne présente pratiquement aucun intérêt au regard de la loi RGPD qui était l'objet du contrôle. Mais le Conseil profite de l'occasion pour faire avancer certains dossiers, poser des marques discrètes sur la notion de contrôle ou sur les algorithmes. Ce sont autant d'avertissements dont le législateur devrait sans doute tenir compte d'autant qu'ils reposent sur une volonté de protéger les libertés publiques dans un univers technologique marqué par la dilution de l'examen individuel des dossiers.


Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


mardi 12 juin 2018

Quand le rap dérape...

Le débat du jour est consacré au rappeur Medine qui doit se produire au Bataclan en octobre 2018. L'information ne présenterait aucun intérêt juridique, s'il n'était l'auteur et l'interprète d'une chanson, Don't Laïk, sortie quelques jours avant les attentats du 13 novembre 2015. Quelques extraits révèlent le sens de son propos, d'ailleurs fort clair : 

Crucifions les laïcards comme à Golgotha
Le polygame vaut bien mieux que l'ami Strauss-Kahn (...)
Je scie l'arbre de leur laïcité avant qu'on le mette en terre (...)
Les élites sont les prosélytes des propagandistes ultra laïcs
Je me suffis d'Allah, pas besoin qu'on me laïcise etc..

La violence de ce texte et l'idée même qu'il puisse être chanté au Bataclan ne peuvent manquer de choquer et les réactions sont parfois très vives. Certains parlent de "sacrilège pour les victimes", d'autres demandent l'interdiction du spectacle. Ils s'adressent aux autorités publiques, alors même qu'elles ne sont, en aucun cas, responsables de la situation. Les premiers responsables sont des personnes privées : les propriétaires et gestionnaires du Bataclan. Si l'on peut comprendre qu'ils aient voulu "désanctuariser" la salle de spectacle, on peut difficilement excuser leur absence totale d'empathie avec les victimes. Il n'empêche que, comme d'habitude, c'est à l'Etat que l'on demande d'intervenir. Mais ce n'est pas si simple car notre système juridique est, fort heureusement, libéral. La liberté d'expression repose sur un régime juridique dit "répressif", terme qui signifie que chacun s'exprime librement, sauf à devoir rendre des comptes a posteriori devant le juge pénal.


La dignité de la personne 



Sur quel fondement pourrait-on interdire préalablement le spectacle ? Dans son aspect proprement juridique, le cas de Medine rappelle étrangement celui de Dieudonné. En janvier 2014, le premier ministre de l'époque, Manuel Valls, avait rédigé une circulaire destinée aux préfets et aux élus locaux, les incitant à prononcer l'interdiction des spectacles de Dieudonné, au motif qu'il y tenait des propos antisémites. Sur ce fondement, le préfet de Loire Atlantique avait interdit un spectacle prévu à Saint Herblain. Dans une ordonnance du 9 janvier 2014, le juge des référés du Conseil d'Etat avait accepté une telle pratique et refusé en conséquence de suspendre l'arrêté d'interdiction. Il s'appuyait essentiellement sur le principe de dignité, que le Conseil d'Etat avait considéré comme un élément de l'ordre public dans l'arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995.

Sur cette base, on pourrait penser qu'il suffirait d'invoquer la dignité des victimes de l'attentat du Bataclan, celles qui ont survécu ou celles qui ont perdu un proche dans cette tragédie, pour justifier une interdiction. Sur le fond, ce motif n'est pourtant pas réellement pertinent. Dans l'affaire Morsang-sur-Orge, l'affaire portait sur une attraction de "lancer de nain" stupidement organisée dans une discothèque de la ville, et la dignité bafouée était celle d'une personne handicapée considérée comme un objet d'amusement et de dérision. Dans l'ordonnance du 9 janvier 2014, le juge avait élargi considérablement la jurisprudence, en considérant que la dignité en cause était celle des spectateurs potentiels du spectacle de Dieudonné, choqués par ses propos antisémites. Aujourd'hui, la dignité est celle des victimes, mais elles ne sont ni les acteurs ni les spectateurs du spectacle. Au demeurant, l'atteinte à leur dignité ne provient pas exclusivement du texte de Don't Laïk, chanson antérieure aux attentats, mais du fait que la chanson soit chantée sur les lieux du drame.


 Tyrolienne haineuse
Pierre Dac et Francis Blanche


L'ordre public 



Surtout, la jurisprudence ne va guère dans ce sens. L'ordonnance du 9 janvier 2014 a été largement critiquée parce qu'elle remettait en cause une jurisprudence ancienne, selon laquelle une réunion ne peut être interdite par l'autorité administrative que si il est matériellement impossible de garantir l'ordre public. Dans les autres cas, le juge administratif considère, depuis l'arrêt Benjamin de 1933, que la mesure d'interdiction est disproportionnée par rapport à la menace. De fait, le juge des référés du Conseil, dans une seconde affaire Dieudonné, est revenu en arrière, discrètement et à petit bruit, dans une nouvelle ordonnance du 6 février 2015. Il a repris cette fois la jurisprudence Benjamin, en confirmant la suspension de l'arrêté du maire de Cournon d'Auvergne interdisant le même spectacle de Dieudonné. Depuis cette date, le principe de dignité n'est plus invoqué à l'appui d'interdictions préventives.

Peut-on alors envisager de s'appuyer sur l'ordre public, de manière plus générale et sans s'éloigner de la jurisprudence Benjamin ? Il faut alors envisager que le spectacle de Medine suscite une telle atteinte à l'ordre public qu'il n'est pas possible d'assurer le maintien de l'ordre. Or, les "laïcards"ne sont pas des gens habitués à provoquer des émeutes...


Les sanctions pénales

 


Dans l'état actuel du droit, les autorités publiques ne disposent d'aucun fondement juridique de nature à justifier l'interdiction préalable du spectacle de Medine. Cela n'interdit pas cependant des poursuites pénales a posteriori, même si elles pourraient sembler bien tardives.

En effet, la chanson Don't Laïk est sorti fin 2014... et il ne s'est rien passé. Or elle comportait déjà ce qui ressemble bien à un appel au meurtre (Crucifions les laïcards comme à Golgotha) et, de manière plus générale, à un discours de haine au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme4B. L'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 permet ainsi de punir de cinq ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende ceux qui ont directement provoqué à commettre des atteintes volontaires à la vie. De même, l'article 225-1 du code pénal confère désormais un champ très large à la notion de discrimination, permettant de condamner à trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende celui qui aurait stigmatisé des personnes en raison de leurs opinions ou de leur appartenance religieuse. Or, le soutien du principe de laïcité est une opinion politique. La sanction pénale est donc possible, à la condition que Medine chante la chanson litigieuse, ce qui n'est pas certain.

L'affaire révèle ainsi une certaine inertie des autorités qui n'ont absolument pas réagi lorsque cette chanson est sortie. Mais cette inertie ne trouve-t-elle pas son origine dans l'idée, désormais très répandue, que le principe de laïcité doit être combattu au nom d'une liberté religieuse désormais revendiquée comme un véritable droit au prosélytisme ?  Ceux qui estiment que le respect du principe de laïcité est un élément de la paix publique sont aujourd'hui qualifiés d'anti-musulmans, d'islamophobes ou de membres éminents de la fachosphère. Leur propos n'est pas discuté mais simplement disqualifié. Medine illustre parfaitement cet amalgame, lorsqu'il déclare : « Allons-nous laisser l'extrême droite dicter la programmation de nos salles de concert, voire plus généralement limiter notre liberté d'expression ?". Qu'il se rassure, tous ceux qui sont choqués par ce concert ne sont pas des fascistes. Et les méchants "laïcards" sont tellement intolérants qu'ils n'appellent à crucifier personne et que tous les spectateurs pourront assister au spectacle en toute sécurité. Car le principe de laïcité n'est pas un principe d'extrême droite mais, tout simplement, un principe républicain.

Sur les discours de haine : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


dimanche 10 juin 2018

Le droit à la vie et l'usage proportionné de la force

L'arrêt Toubache c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 7 juin 2018 estime que les autorités françaises ont porté atteinte au droit à la vie garanti par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour sanctionne en effet sur ce fondement le caractère disproportionné du recours à la force par les autorités de police.

Les requérants sont les parents d'un jeune homme, N.T., tué en novembre 2008. Après avoir participé à un vol de carburant et un cambriolage avec deux complices, le véhicule où se trouvait N.T. a été pris en chasse par une patrouille de gendarmerie. En dépit des avertisseurs sonores et lumineux, en dépit de deux tirs de flashball, la voiture refuse de s'arrêter, mais se retrouve par hasard face à second dispositif de gendarmerie, mis en place à l'entrée d'une commune de l'Oise pour gérer un accident de la circulation. Suit une scène digne d'un mauvais film. La voiture de gendarmerie poursuivante s'immobilise derrière le véhicule en fuite. Le gendarme O.G. sort, renouvelle son injonction d'arrêt et tire sur le moteur, sans résultat car son arme est enrayée. Les trois complices repartent donc à pleine vitesse, contraignant O.G. à faire un pas de côté pour éviter d'être percuté. Voyant le véhicule s'éloigne, il se place dans son axe et tire à plusieurs reprises. Quelques minutes plus tard, le corps de N.T. est retrouvé à la caserne des pompiers, tué par balle.


La responsabilité de l'Etat



La CEDH n'est pas saisie de l'affaire pénale. Le gendarme O.G. a été poursuivi d'abord pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, le juge d'instruction requalifiant les faits ensuite en homicide involontaire par imprudence. La Cour d'appel a finalement estimé qu'il n'y avait pas lieu de renvoyer O.G. devant une juridiction de jugement, l'usage de son arme étant considéré comme absolument nécessaire pour immobiliser le véhicule. A l'époque, cette analyse reflétait exactement le droit en vigueur. Celui-ci autorisait en effet les officiers et sous-officiers de la gendarmerie à déployer la force armée dans un certain nombre de cas, parmi lesquels :
  • - "Lorsque les personnes invitées à s'arrêter par des appels répétés de « Halte gendarmerie » faits à haute voix cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraintes de s’arrêter que par l’usage des armes ;-
  • - "Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations ou autres moyens de transport dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt."
Tel était donc le droit applicable au moment des faits, et les tirs du gendarme O.G. s'inscrivaient dans ce cadre juridique, dès lors que le conducteur du véhicule refusait d'obtempérer à un ordre d'arrêt et avait même pris la fuite après que des appels répétés lui ait été adressé. Devant la CEDH, la responsabilité du gendarme O.G. n'est donc plus en cause et c'est la responsabilité de l'Etat qui se trouve engagée pour violation du droit à la vie.


Le droit à la vie



La Convention européenne des droits de l'homme se borne à proclamer "le droit de toute personne à la vie", sans présenter l'étendue des obligations ainsi imposées aux Etats parties. La CEDH n'est guère plus précise lorsqu'elle le présente comme "l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe"dans l'arrêt McCann c. Royaume-Uni de 1995 ou comme une "valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme" dans la décision de 2001 Streletz, Kessler et Krentz c. Allemagne.

L'article 2 al. 2 de la Convention précise cependant que la mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans le cas où "elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire ... pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue". La CEDH apprécie cette absolue nécessité, et elle a ainsi été conduite à imposer à l'Etat une obligation de moyens. Il doit effet démontrer qu'il a déployé tous les moyens possibles pour contrôler la situation avant d'utiliser la force létale.


 Starsky et Hutch. William Blinn. Paul Michael Glaser et David Soul. 1975


Les conditions matérielles



Sur ce point, la CEDH apprécie certes les conditions matérielles du recours à la force. C'est ainsi que la Cour a été conduite à se prononcer sur la répression du terrorisme tchétchène par les autorités russes. Dans un arrêt Finogenov et autres du 20 décembre 2011, elle a d'abord considéré que l'emploi d'un gaz préalablement à l'assaut n'emportait pas une atteinte à l'article 2, alors même qu'il avait fait des victimes parmi les 900 otages d'un siège qui durait depuis deux jours. Six ans plus tard, la solution est toute différente dans l'arrêt Tagayeva et autres du 27 avril 2017, rendu à propos de la prise d'otages de l'école de Beslan en 2004. La CEDH considère alors comme disproportionné l'emploi d'armes "indiscriminées" plus adaptées à la guerre classique qu'à la lutte contre le terrorisme. Dans les deux cas, elle sanctionne cependant l'absence d'enquête transparente et effective après les évènements.

Dans l'affaire Toubache, la Cour reconnaît volontiers que les forces de gendarmerie ont procédé à toute une série d'avertissements préalables avant que le gendarme O.G. décide de tirer.  Elle prend note que l'arme a été utilisée contre le véhicule, pour l'immobiliser, et non pas contre les personnes qui s'y trouvaient. Elle va donc examiner si le risque que représentait l'usage de la puissance de feu contre une voiture, ayant conduit à la perte d'une vie, était strictement proportionné au regard du danger que le véhicule représentait et de l'urgence qu'il y avait à l'arrêter. Dans un arrêt Juozaitiene et Bikulcius c. Lituanie du 24 avril 2008, la CEDH rappelle que les armes létales ne peuvent être utilisées qu'en dernier recours, pour éviter le "danger clair et imminent que représente le conducteur de la voiture au cas où il parviendrait à s'échapper". La Cour est ainsi conduite à apprécier la nature de l'infraction commise et le danger que son auteur représente, contrôle qu'elle avait exercé dès l'arrêt Natchova et autres c. Bulgarie du 6 juillet 2005.

En l'espèce, la CEDH observe que les occupants du véhicule en fuite étaient soupçonnés d'atteintes aux biens et non pas aux personnes. Il est vrai que le conducteur a directement tenté de renverser un gendarme, acte qui révèle sa dangerosité. Mais rien ne permet d'assimiler les autres occupants au conducteur, et le jeune N.T. était installé sur la banquette arrière et ne mettait personne en danger. Surtout, le gendarme a tiré alors que la voiture s'éloignait, à un moment où sa vie et celle des ses collègues n'était plus menacée. Il ne pouvait donc, au moment du tir, avoir la conviction que son intégrité physique se trouvait en péril, critère utilisé dans l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie du 25 août 2009. De tous ces éléments, la Cour déduit que le recours à la force létale n'était pas absolument nécessaire pour procéder à l'arrestation et conclut à la violation de l'article 2. On ne peut contester le principe selon lequel la force ne peut être utilisée que lorsqu'elle s'analyse comme une nécessité impérieuse. Il n'empêche que la CEDH se prononce exclusivement à partir d'éléments de fait, la jurisprudence donnant ainsi l'impression d'une construction au cas par cas. 


Les conditions juridiques



La Cour ne se prononce pas, en effet, sur les conditions juridiques de l'emploi de la force létale. Il est vrai que, sur ce point, sa jurisprudence est beaucoup plus restrictive. Elle ne sanctionne que l'improvisation des interventions armées, lorsqu'elles ne s'appuient sur aucun fondement juridique, et l'absence ou l'insuffisance de l'enquête qui a suivi les évènements. Dans l'affaire Toubache, le gendarme a appliqué le droit de l'époque, et l'enquête a été satisfaisante. 

Sans attendre la présente décision, et conscientes du risque de condamnation par la CEDH, les autorités françaises ont fait évoluer le droit. La loi du 28 février 2017 prévoit désormais que "les policiers et gendarmes peuvent "faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée", formule directement inspirée de la jurisprudence européenne. La loi précise que cet usage des armées létales est limité aux personnes qu'il est nécessaire de contraindre à s'arrêter et qui sont "susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui."

Sur le papier, tout semble désormais limpide. Les forces de l'ordre ne peuvent user de la force létale contre les petits délinquants, sauf hypothèse où ils menacent directement leur vie. Cette règle semble aussi évidente qu'incontestable. Le problème est que, dans la vraie vie, tout n'est pas toujours aussi simple. L'identité du contrevenant et ses antécédents ne sont pas toujours connus au moment où s'engage une poursuite en voiture, la menace qu'il représente pour les tiers n'est pas toujours clairement identifiée. Dans le doute, les forces de l'ordre sont donc finalement invitées à s'abstenir.


Sur le droit à la vie : Chapitre 7, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.




mardi 5 juin 2018

Le référendum local à Grenoble, ou la démocratie en trompe l'oeil

Dans un jugement du 25 mai 2018, le tribunal administratif de Grenoble, agissant sur déféré du préfet de l'Isère, déclare illégale une procédure d'"interpellation et de votation citoyenne" mise en place par les élus grenoblois et qui ressemble assez, au plan local, au veto populaire imaginé par les constituants de 1793.


La procédure d'interpellation et la votation citoyenne



Dans le dossier de presse présentant cette procédure, le maire Eric Piolle (EELV) la présente comme un outil qui donne "la possibilité aux Grenoblois d'être à l'initiative de projets, d'intervenir au conseil municipal pour interpeller les élus sur une opinion ou des idées, et de décider directement, par la votation citoyenne, les choix budgétaires pour les réorienter au plus près de leurs besoins ». Concrètement, l'interpellation confère aux Grenoblois âgés de plus de seize ans la faculté de signer une pétition dans un domaine relevant de la compétence du conseil municipal. Si elle recueille plus de 2000 signatures, son objet est inscrit à l'ordre du jour. Si le conseil municipal ne donne pas satisfaction aux pétitionnaires, un référendum est organisé auquel peuvent participer tous les habitants de plus de seize ans. Si la proposition recueille plus de 20 000 voix, le maire s'engage à la mettre en oeuvre dans un délai de deux ans.

La formule est sans doute démocratique, mais le seul problème est qu'une telle procédure n'est pas prévue par le droit positif. Le tribunal administratif l'annule donc sur déféré préfectoral, rappelant ainsi aux élus locaux qu'ils ne sont pas compétents pour organiser la démocratie locale selon des mécanismes qui leur conviennent.


Le déféré



En l'espèce, le recours intervient au moment où cette procédure nouvelle est mise en oeuvre pour la première fois. Le 20 juin 2016, une délibération du conseil municipal de Grenoble vote l'augmentation des tarifs de stationnement dans la ville. Une pétition demandant son abrogation réunit rapidement 2000 signatures, et un débat a lieu au conseil municipal le 26 septembre 2016, sans qu'un vote soit formalisé. La proposition d'abrogation est ensuite soumise au vote des Grenoblois le 16 octobre 2016, mais ne recueille que 4515 voix sur les 20 000 requises, 90 % du corps électoral s'étant abstenu.

Le préfet de l'Isère a vainement demandé au maire de Grenoble le retrait de la décision instituant la procédure d'interpellation et de votation citoyenne. Il a donc usé de la procédure du déféré qui lui permet de demander au juge administratif l'annulation d'un acte qu'il estime illégal.


Oui à la France. Lefor Openo. Affiche pour le référendum de 1958
 

L'article 72-1 de la Constitution



Devant le juge, la mairie de Grenoble invoque deux fondements juridiques bien distincts pour justifier la procédure. Elle s'appuie d'abord sur l'article 72-1 de la Constitution, dont les deux premiers alinéas sont ainsi rédigés :

"La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent, par l'exercice du droit de pétition, demander l'inscription à l'ordre du jour de l'assemblée délibérante de cette collectivité d'une question relevant de sa compétence.

Dans les conditions prévues par la loi organique, les projets de délibération ou d'acte relevant de la compétence d'une collectivité territoriale peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie du référendum, à la décision des électeurs de cette collectivité.
"

Aux yeux du maire de Grenoble, la procédure d'interpellation et de votation citoyenne se borne à combiner ces deux alinéas. Le problème est qu'il a lui-même organisé l'organisation de chacune des procédures et l'articulation entre elles. Or, l'article 72-1 énonce clairement que cet aménagement relève de la compétence législative. Les lois organiques du 1er août 2003 et du 13 août 2004 ont ainsi introduit dans le code général des collectivités territoriales des dispositions organisant la participation des électeurs aux décisions locales.


Référendum et consultation



Ce texte met en place deux procédures distinctes, parfois plus ou moins confondues dans l'esprit des élus. Le référendum local, celui de l'article 72-1,  permet de faire adopter par le corps électoral "tout projet de délibération tendant à régler une affaire de la compétence de la collectivité". Il est soumis à une procédure spécifique, prévoyant notamment la transmission obligatoire au préfet de la délibération qui l'organise. Le référendum est organisé selon les conditions habituelles imposées par le droit électoral. Le projet est adopté si la moitié au moins des électeurs a pris part au vote et s'il réunit la moitié des suffrages exprimés.

La seconde procédure est la "consultation des électeurs sur les décisions que les autorités de la collectivité envisagent de prendre pour régler les affaires relevant de la compétence de celle-ci". Autrement dit, un projet de délibération du conseil municipal est soumis à la population pour avis. La décision de recourir à cette procédure appartient au conseil municipal mais l'initiative est partagée. En effet, le cinquième des électeurs inscrits sur les listes électorales peut demander l'inscription à l'ordre du jour d'une délibération en ce sens. Là encore, le préfet est obligatoirement saisi, dans les mêmes conditions que pour le référendum, l'objet de cette saisine étant de lui laisser la possibilité de faire un déféré devant la juridiction administrative. La grande différence réside évidemment dans le fait que cette seconde procédure est purement consultative. L'article L 1112-20 du code général des collectivités territoriales énonce seulement qu'"après avoir pris connaissance du résultat de la consultation, l'autorité compétente (...) arrête sa décision sur l'affaire qui en a fait l'objet".

Les élus grenoblois ont réalisé une sorte de mélange inédit entre les deux procédures. Il ne s'agissait pas d'un référendum, puisque l'initiative venait d'une pétition des électeurs, mais il ne s'agissait pas davantage d'une consultation puisque le conseil municipal était lié par son résultat, à la condition toutefois que la proposition recueille 20 000 voix. L'annulation de la délibération pour incompétence ne faisait donc aucun doute, dès lors que la mise en oeuvre de l'article 72 impose une intervention législative. La procédure était également irrégulière, puisqu'elle s'affranchissait de la transmission obligatoire au préfet. Sur le fond, l'illégalité était également manifeste puisque les deux procédures par la loi font intervenir les électeurs inscrits sur les listes électorales de la commune, et eux seuls. Or les élus grenoblois avaient élargi le corps électoral aux jeunes de seize à dix-huit ans.



Echec ou victoire ?




Les motifs d'illégalité sont flagrants, presque trop. Le maire de Grenoble, sans doute assisté d'un service juridique, pouvait-il réellement ignorer que la procédure ainsi initiée était parfaitement illégale et qu'elle susciterait un déféré préfectoral ? On peut raisonnablement en douter et donc se demander pourquoi l'élu grenoblois n'a pas utilisé tous simplement les procédures de démocratie locale autorisées par la loi.

Un élément de réponse peut sans doute être apporté, en observant que cet échec juridique peut s'analyser comme une victoire en termes de communication. Le conseil municipal décide d'augmenter le prix du stationnement dans la ville. Une pétition réunit plus de 2000 signatures, et obtient ainsi l'organisation d'un "référendum" décisionnel, la mairie s'engageant à renoncer à cette augmentation si le seuil des 20 000 électeurs est atteint. Or l'opposition ne réunit que 4500 électeurs, nombre dérisoire si l'on considère que la ville de Grenoble compte plus de 160 000 habitants. Le maire peut alors affirmer que cette mesure est le fruit des efforts combinés de l'opposition municipale qui a incité à l'abstention et du méchant préfet qui a suscité l'annulation d'une procédure démocratique... On en finirait par oublier que c'est le conseil municipal qui avait voté la délibération et décidé l'augmentation.  On pourrait en sourire, si la grande perdante dans ce genre de situation n'était pas la démocratie locale elle-même. Car les habitants de la ville n'ont participé qu'à une parodie de consultation, dépourvue de fondement juridique et incapable de peser sur les délibérations du conseil municipal.


Sur les droits de l'expression politique : Chapitre 9, section 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


vendredi 1 juin 2018

Sites noirs de la CIA : l'acquiescement et la connivence

Le 31 mai 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu deux arrêts condamnant la Roumanie et la Lituanie. Ces deux Etats, membres de l'Union européenne et, à ce titre censés défendre et respecter les droits de l'homme, ont pourtant permis à la Central Intelligence Agency (CIA) de détenir sur leur territoire des personnes soupçonnées d'avoir participé à des attentats terroristes, dans les années 2004 à 2006. Durant cette détention arbitraire dans des prisons secrètes, les intéressés ont été soumis à des mauvais traitements. La création de ces sites noirs offrait aux Etats-Unis la possibilité de s'affranchir des contraintes du droit américain, et plus particulièrement du contrôle des juges. Les deux requérants sont considérés par la CIA comme des "High Value Detainees" (HVD), c'est à dire des détenus de haute importance, notion justifiant, à ses yeux, une détention de longue durée sans aucun fondement juridique.

Abd Al Rahim Husseyn Muhammad Al Nashiri est un Saoudien d'origine yéménite, actuellement détenu à Guantanamo. Capturé à Dubaï en 2002, il est accusé d'avoir participé à l'attaque de l'USS Cole en 2000 et du pétrolier français MV Limbourg en 2002. Il a été détenu dans des prisons secrètes, en Afghanistan, en Thaïlande, puis en Pologne de décembre 2002 à juin 2003, avant d'être transféré dans cinq prisons successivement, dont une située en Roumanie, objet de la présente requête. Zayn Al-Abidin Muhammad Husayn, alias Abu Zubaydah, est, quant à lui, un apatride d'origine palestinienne, lui aussi détenu à Guantanamo. Soupçonné par la CIA d'avoir participé à la préparation des attentats du 11 septembre 2001, il a été détenu en Thaïlande, en Pologne, à Guantanamo, au Maroc, puis en Lituanie, objet de son recours. Tous deux ont déjà fait un premier recours devant la CEDH, aboutissant à une condamnation de la Pologne en juillet 2014.

La question de la preuve 



Dans les deux cas, la CEDH n'a pu recueillir un récit direct des requérants, tous deux étant détenus au secret depuis 2002. Leurs seuls contacts avec le monde extérieur ont été, depuis cette date, une rencontre avec le Comité international de la Croix Rouge (CICR) en 2006 et quelques entrevues avec leur représentant auprès des autorités militaires américaines. 

Dans ces conditions, la Cour n'hésite pas à aller chercher des preuves extérieures au dossier, c'est-à-dire concrètement tous les instruments à sa disposition : enquête menée par le sénateur suisse Dick Marty à la demande de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, enquête diligentée par le Sénat américain, mais aussi investigations des ONG comme Human Rights Watch ou Amnesty International. A cela s'ajoute le rapport du CICR sur le traitement des "High Value Detainees", rapport fondé sur les interrogatoires de quatorze détenus, dont les deux requérants. Ces documents fournissent des informations sur les lieux de détention et les mauvais traitements infligés aux détenus. Du rapport du Sénat américain, la CEDH peut ainsi retenir que le "site violet" où était détenu M. Husayn était situé en Lituanie et qu'il a fonctionné de février 2005 à mars 2006, et que le "site black", lieu de détention de M. Al Nashiri était, quant à lui, en Roumanie, ouvert de septembre 2003 à novembre 2005. 

La Cour tient compte du fait que les droits de la défense ne sont pas exercés dans leur plénitude et que les requérants n'ont pas accès à l'intégralité du dossier. Les Etats défendeurs ne doivent donc pas pouvoir s'abriter derrière l'absence de certains éléments de preuve dans le dossier, en particulier ceux concernant les lieux et durées de fonctionnement des sites noirs. En allant chercher ailleurs les éléments de preuve, la Cour utilise le système anglo-saxon selon lequel les faits doivent être établis "au-delà du doute raisonnable".

Black is black. Los Bravos. 1966

Article 3 : volet matériel et volet procédural



La question de la preuve est particulièrement délicate en matière de torture et de traitement inhumain et dégradant, pratiques sanctionnées par l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Sur le plan matériel, il est difficile de démontrer que les requérants ont eux-mêmes été soumis à la torture. C'est ainsi que la CEDH reconnaît qu'il n'est pas possible de démontrer que M. Al Nashiri ait subi l'épreuve du water-boarding en Roumanie, alors même qu'il l'avait déclaré devant la commission d'enquête du CICR. En revanche, la CEDH note que les différents éléments en sa possession montrent que des mauvais traitements divers étaient infligés aux prisonniers, tant en Roumanie qu'en Lituanie : pratique habituelle du port d'un bandeau ou d'une cagoule, isolement, port continu d'entraves, exposition au bruit et à la lumière. Sans qu'il soit besoin d'individualiser ces pratiques, les conditions générales de détention étaient donc constitutives d'un traitement inhumain et dégradant. 

Reste que les responsables de ces traitements sont les geôliers, c'est-à-dire les autorités américaines. Pour condamner la Lituanie et de la Roumanie, la CEDH s'appuie sur le volet procédural de l'article 3. Dans les deux cas, elle constate des défaillances graves dans les enquêtes diligentées par les Etats sur des faits qui se sont produits sur leur territoire et dont ils étaient parfaitement informés. En Lituanie, l'enquête pénale a piétiné et les investigations ont finalement été interrompues. ll en est de même en Roumanie, où l'enquête pénale n'a été ouverte que sept ans après la fermeture du site, tous les documents relatifs aux transports aériens ayant été détruits. Quant à l'enquête parlementaire, elle s'est bornée à conclure qu'il était "probable" qu'une prison secrète ait été ouverte dans le pays.

La Cour sanctionne d'abord les deux Etats pour abstention fautive, car les enquêtes diligentées n'ont été ni "promptes", ni "approfondies", ni "effectives", trois conditions figurant déjà dans l'arrêt El Masri c. Ex- République yougoslave de Macédoine du 13 décembre 2012. Sur ce point, la jurisprudence formule les mêmes exigences que la Convention sur la torture de 1984 qui exige des Etats qu'ils procèdent à des enquêtes en vue d'établir des faits susceptibles de donner lieu à poursuites (art. 6). Il convient d'observer que la Lituanie et la Roumanie ont tous deux ratifié cette Convention.

En l'espèce, la Cour va plus loin et considère qu'ils sont véritablement complices des traitements infligés aux requérants, dès lors qu'ils n'ont rien fait pour les empêcher ni pour les punir. Ils sont coupables d'"acquiescement et de connivence", formule extrêmement dure qui fustige la soumission de certains Etats, leur dépendance à l'égard des Etats Unis, au mépris des droits de l'homme les plus élémentaires. 

Cette décision doit en effet être lue comme une condamnation de deux Etats européens mais aussi comme un message adressé aux Etats-Unis. S'ils peuvent instrumentaliser des gouvernements, obtenir d'eux qu'ils cautionnent la torture et la détention arbitraire, ils ne peuvent pas instrumentaliser la Cour européenne qui, patiemment, entreprend de sanctionner les Etats qui ont été complices de ces mauvaises actions. Après la Pologne, c'est aujourd'hui le tour de la Roumanie et de la Lituanie. D'autres suivront probablement. On peut voir dans cette jurisprudence une réaction positive de l'Etat de droit face à des pratiques qui en sont la négation. 

Mais on doit aussi s'interroger sur l'échec relatif de la construction européenne. Des Etats intégrés relativement récemment ne la perçoivent pas comme un espace dominé par une conception commune des libertés, tout juste comme un espace de libre circulation des biens et des personnes, un espace dont la protection est exclusivement assurée par l'OTAN et non pas par le droit. Ils sont donc prêts à s'affranchir de ces valeurs communes si leur grand allié américain le demande. A sa manière, la CEDH s'efforce de leur montrer que la culture européenne n'est pas une culture de la soumission. Dans l'état actuel des choses, le combat n'est pas gagné.


Sur le terrorisme : Chapitre 4, section 1 § 1 A du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.