« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 28 février 2021

Rapport Mattéi : l'entre-soi décomplexé


Les éditions Dalloz ont mis sur leur site le rapport "sur le renforcement de l'équilibre des enquêtes préliminaires et du secret professionnel de l'avocat". Elles doivent en être remerciées car le Garde des Sceaux, destinataire de ce travail, n'a pas cru bon de le rendre public. Ce fervent défenseur du secret professionnel des avocats n'est sans doute pas favorable à la transparence administrative. On peut le regretter car la lecture du rapport est fort intéressante, non pas par les propositions qu'il contient, mais par la pratique de l'entre-soi qu'il révèle. 

 

Une commission composée d'avocats

 

Observons d'emblée que le rapport ne mentionne que le nom du président de la commission, Dominique Mattéi, avocat et ancien bâtonnier du barreau de Marseille. Les autres membres ne figurent pas dans l'exemplaire diffusé sur internet. Il convient donc de compléter la liste : 

Maître Luc FEBBRARO, avocat au Barreau d’Aix-en-Provence
Maître Bruno REBSTOCK, avocat au Barreau d’Aix-en-Provence
Maître Benoît LELIEUR, avocat au Barreau de Paris
Maître Vincent NIORÉ, avocat au Barreau de Paris
Hervé TEMIME, avocat au Barreau de Paris
Jacqueline LAFFONT, avocate au Barreau de Paris
Éric MATHAIS, procureur de la République à Dijon
Christian SAINTE, Directeur de la PJ à la préfecture de police de Paris

Cette liste est éclairante, sans qu'il soit besoin d'en dire davantage. On dénombre sept avocats pour un seul magistrat et un seul policier. On ne compte aussi qu'une seule femme, ce qui témoigne d'une saine conception de la parité. Bien entendu, le fait que Maître Laffont soit l'avocate de Nicolas Sarkozy, comme Maître Temime est celui de Thierry Herzog relève d'une circonstance tout-à-fait fortuite. Quoi qu'il en soit, cette  écrasante domination des avocats explique peut-être les difficultés rencontrées par le groupe de travail. 

Le rapport commence par quelques mots en forme d'excuse, expliquant que la commission a dû mener à terme son travail dans "un calendrier très contraint, entre le 8 janvier et le 5 février". Or, elle a été installée par le Garde des Sceaux le 6 novembre 2020. Comment expliquer un tel retard au commencement des travaux ? Se serait-elle heurtée à un désintérêt des personnes auditionnées ? Les magistrats auraient-il pensé qu'ils n'avaient pas de temps à perdre dans un exercice de figuration qu'ils percevaient comme une mascarade ? 

Le rapport n'en dit pas davantage, mais le lecteur s'aperçoit rapidement qu'en effet, la commission Mattéi n'a pas eu le temps de beaucoup travailler. Le rapport se borne en effet à un rappel de différentes revendications qui sont au coeur du lobbying des avocats, depuis bien longtemps.

 

 

Réunion de la commission Mattéi

L'Oreille cassée. Hergé. 1945

L'enquête préliminaire


La commission avait d'abord pour mission d'étudier la question du concours de l'avocat à l'enquête préliminaire. Sur ce point, le rapport accouche d'une souris. 

Depuis des mois, on voit une partie de la presse, et bon nombre d'avocats, fulminer contre l'enquête préliminaire. Accusée de tous les maux, surtout lorsqu'elle se déroule à l'initiative du Parquet national financier, on lui reproche de se dérouler dans le secret, sans information de l'intéressé. Il est vrai que ce serait bien plus simple de l'informer qu'une enquête est ouverte à son encontre, le temps qu'il puisse faire disparaître les preuves de ses turpitudes. 

La commission demande que soit facilitée la procédure contradictoire dès l'enquête préliminaire et souhaite ardemment que son ouverture ne repose plus sur la décision du procureur. Dans l'état actuel du droit, l'article 77-2 du code de procédure pénale précise que la personne mise en cause peut demander l'accès au dossier dans un délai d'un an après les premiers actes, notamment la première audition.  Le procureur n'est tenu de transmettre à l'intéressé le dossier que "lorsque l'enquête lui paraît terminée". Il peut aussi, et c'est alors une faculté, communiquer tout au partie du dossier "à tout moment de la procédure, même en l'absence de demande". 

La commission voudrait la consécration d'un droit d'accès à la procédure, après une première demande d'accès au dossier. Le procureur devrait alors accepter ou refuser formellement. En cas de refus, un recours serait possible devant le procureur général. Pourquoi pas ? Si ce n'est que les procureurs communiquent déjà largement avec la défense, en particulier lorsque l'enquête est longue et la procédure complexe. Observons au passage que cette revendication des avocats ne manque pas de sel, si l'on considère qu'ils n'ont pas manqué, tout récemment, d'accuser un procureur de collusion avec un avocat pour l'avoir reçu dans son bureau...

Quoi qu'il en soit, la proposition présente l'avantage, aux yeux des avocats, de leur donner une place importante dans l'enquête préliminaire, et de leur permettre d'exercer de nouveaux recours. Rien n'est dit sur le fait que cette réforme conduirait nécessairement à rallonger l'enquête préliminaire.

Mais le rapport Mattéi est sans doute partisan du célèbre "en même temps". Si l'approfondissement du contradictoire rallonge l'enquête préliminaire en offrant de nouveaux recours aux avocats, celle-ci doit tout de même être raccourcie en imposant de nouvelles contraintes aux magistrats. Sans trop de précision, le rapport énonce que l'enquête devrait être limitée à deux ou trois ans selon les cas, avec possibilité de prolongation d'un an par le procureur. Il s'agit cette fois d'un coup d'épée dans l'eau car les statistiques fournies par la commission elle-même montrent que seulement 3% des enquêtes préliminaires dépassent trois ans. Mais dans la forme, c'est tout de même un plaisir d'imposer aux magistrats une contrainte supplémentaire. Quant au manque des moyens des parquets, comme d'ailleurs des services de police et de gendarmerie, il n'est guère mentionné. 


Le secret professionnel


L'essentiel du rapport réside dans la promotion du secret professionnel des avocats. Un bâtonnier auditionné par la commission a même affirmé que la loi du 31 décembre 1971 "reconnaît ce secret comme absolu". Sans doute ne l'avait-il pas lue depuis longtemps, car l'article 66-5 est formulé en ces termes : "Les consultations adressées par un avocat à son client ou destinées à celui-ci, les correspondances échangées entre le client et son avocat, entre l'avocat et ses confrères à l'exception pour ces dernières de celles portant la mention "officielle", les notes d'entretien et, plus généralement, toutes les pièces du dossier sont couvertes par le secret professionnel". Le secret professionnel de l'avocat n'a donc rien d'absolu. Il concerne, ce qui est parfaitement normal, la correspondance avec ses clients et ses confrères ainsi que les pièces d'un dossier.

Mais ce n'est pas suffisant, aux yeux d'une commission qui est le produit de l'affaire des fadettes. Souvenons-nous que l'avocat Eric Dupond-Moretti n'avait pas apprécié l'enquête préliminaire menée par le PNF qui, en 2014, avait obtenu les relevés téléphoniques ("fadettes") de certains avocats. Cette réquisition avait pour but d'identifier la personne susceptible d'avoir informé Nicolas Sarkozy et son avocat, Maître Thierry Herzog, qu'ils étaient sur écoute, dans le cadre d'une affaire de trafic d'influence. Maître Dupond-Moretti faisait partie des avocats dont les fadettes ont été communiquées, et lorsqu'il l'a appris, au printemps 2020, il a déposé une plainte pour  "atteinte à la vie privée", plainte retirée le jour même de sa nomination comme garde des Sceaux. Mais le retrait de la plainte cachait une autre stratégie et le nouveau ministre a entrepris de se venger en s'efforçant, jusqu'à présent vainement, d'engager des poursuites disciplinaires contre le procureur financier.

 

Sacraliser la ligne téléphonique de l'avocat

 

Les avocats, avec le soutien indéfectible de leur ancien confrère et nouveau Garde des Sceaux, ont donc engagé l'offensive pour faire reconnaître un secret absolu. La commission propose tout simplement que l'accès aux "fadettes", c'est à dire à la facturation mentionnant les numéros appelés, relève du régime juridique des écoutes téléphoniques. Mais attention, il s'agit aussi de modifier le régime actuel qui permet d'écouter les avocats, avec comme seule contrainte l'information du bâtonnier.

L'idée est d'offrir une protection quasi absolue à la ligne téléphonique des avocats. Toute interception devrait être autorisée par le juge des libertés et de la détention, et seulement s'il existe des indices permettant de penser que l'avocat a lui-même participé à une infraction. Le problème est que la commission n'a pas été en mesure de proposer une solution satisfaisante à la question des écoutes incidentes. Car s'il est interdit d'écouter un avocat, comment faire lorsque son client, lui même sur écoute, communique avec lui ? Vaste question... La commission s'interroge gravement sur l'hypothèse d'une intelligence artificielle permettant d'interrompre une communication dès que la ligne d'un avocat serait appelée.

Tout cela n'est guère réaliste mais révèle le désir profond de la profession. Les avocats veulent bénéficier d'un droit dérogatoire en matière de secret, plus dérogatoire que celui des médecins ou des notaires qui, eux aussi, manient des informations confidentielles et communiquent avec leurs clients.

Aussi excessif qu'il paraisse, ce rapport devrait aboutir à un projet de loi porté par Eric Dupond-Moretti. Ne convient-il pas de profiter de la présence d'un avocat au ministère de la justice car une telle opportunité pourrait ne pas se reproduire avant longtemps ? On pourrait rire d'une opération aussi transparente, d'un exemple aussi parfait de lobbying et de collusion entre le ministre et ses, anciens, confrères. 

Mais le problème est plus grave car le "en même temps" a encore frappé. Emmanuel Macron demande en effet au Conseil supérieur de la magistrature" de faire des propositions pour "responsabiliser" les magistrats. Que l'on ne s'y trompe pas. Il s'agit de pouvoir plus facilement engager des poursuites disciplinaires à leur encontre. La justice est sans doute trop indépendante. Il faut trouver des moyens pour "tenir" les magistrats, les placer sous contrôle. Toutes ces initiatives ont donc un point commun : le mépris de la justice, et, par là-même, de l'Etat de droit.


 



mercredi 24 février 2021

La République des ducs


Le Conseil d'Etat s'est prononcé, le 12 février 2021, sur une affaire peu banale. Il a débouté Nicolas de Broglie, né en 1987, qui revendiquait le titre de duc. Fils du 8e duc de Broglie, le requérant a eu la malchance de naître hors mariage. Pour cette raison, au décès de son père, le titre a été transmis à son oncle, ce qu'il a vainement contesté devant le Conseil d'Etat. 

On pourrait penser que la République, du moins en principe, n'a cure de ce genre de conflit. Les privilèges n'ont-ils pas été abolis avec la célèbre nuit du 4 août 1789 ? Une loi des 19 et 23 1790 est ensuite intervenue, proclamant que  "les titres de prince, duc, comte, marquis, vicomte, vidame, baron, chancelier, messire, écuyer, noble et tous autres titres semblables ne seront ni pris par qui que ce soit, ni donnés à personne".

 

Petite histoire des titres de noblesse

 

C'était compter sans Napoléon qui a institué une noblesse d'empire dès 1804, un statut l'organisant le 1er mars 1808. Ont suivi de véritables "fournées" de nobles, avec 4 titres de prince, 32 de duc, 388 de comte et 1090 de baron. A la Restauration, Louis XVIII, dans l'article 71 de la Charte "octroyée" de 1814 se montra équanime : " « La noblesse ancienne reprend ses titres ; la nouvelle conserve les siens. Le roi fait des nobles à volonté, mais il ne leur accorde que des rangs et des honneurs, sans aucune exception des charges et des devoirs de la société ».  Autrement dit, la noblesse est rétablie, mais les titres sont purement honorifiques et leur octroi ne remet pas en cause le principe d'égalité devant la loi, du moins en principe.

S'il est vrai que la Seconde République abolit de nouveau les titres de noblesse, d'abord dans un décret du 23 février 1848, puis dans l'article 10 de la Constitution, cette mesure n'a pas eu le temps d'avoir des conséquences concrètes. Louis-Napoléon Bonaparte s'est empressé de revenir au statu quo ante dès 1852. 

La question s'est posée en d'autres termes après la chute du Second Empire. Un projet de restauration a échoué en raison de l'intransigeance du comte de Chambord. Les monarchistes se sont résignés à tolérer la République, au moins quelques années, jusqu'à ce que "Dieu ouvre les yeux du comte de Chambord, ou daigne les lui fermer", formule employée précisément par un autre duc de Broglie, ancêtre du requérant.  Et c'est précisément ce duc de Broglie qui incarna alors "la République des ducs". Mais le momentum était passé, et Mac-Mahon accepta le 10 mai 1875 la fin de toute création des titres nobiliaires. 

La transmission des titres demeurait toutefois un problème et il fut décidé qu'elle continuerait de faire l'objet d'arrêtés officiels. Elle demeure donc organisée par l'Ancien droit pour les titres octroyés avant 1789 et par le décret de 1848 pour la noblesse d'Empire.

 


 Tout est au duc. Chanson de Charles Trenet, 1936

En duo avec Georges Brassens

 

La compétence du juge administratif

 

La décision d'investiture d'un titre nobiliaire est désormais prise par le ministère de la justice, préparée par la direction des affaires civiles et du sceau, depuis le décret du 27 mai 2005. La décision est donc de nature administrative et le contentieux se déroule devant le Conseil d'Etat. Il en a été décidé ainsi par le tribunal des conflits dans un arrêt du 17 juin 1899, de Dreux Brézé. Il précise toutefois que, si le juge administratif est compétente pour contrôler la vérification des titres de noblesse, il n'appartient qu'au juge judiciaire de réparer les éventuels dommages causés par ce type de décision. Depuis sa décision du 29 avril 1910 de Martimprey, le Conseil d'Etat est donc le juge de l'investiture des titres de noblesse, contentieux devenu extrêmement rare aujourd'hui.

 

Un fondement juridique remontant à 1742

 

Dans le cas présent, le juge administratif doit donc apprécier l'investiture du titre de duc de Broglie au regard du droit de l'Ancien régime. Parmi les visas qui précèdent l'arrêt, on lit : "Vu les lettres patentes du roi Louis XV en date de juin 1742 enregistrées au Parlement de Paris le 20 août 1742". Ce texte énonce que "le titre, qualité et honneur de duc héréditaire " de duc de Broglie est exclusivement transmis de son titulaire à " l'aîné de ses mâles nés et à naître de lui en légitime mariage". 

C'est parfaitement clair, mais cette disposition est, à l'évidence, contraire au droit du XXIe s. Elle est doublement discriminatoire, puisque les femmes sont exclues de cette dévolution, ainsi que les enfants qui ne sont pas "nés en légitime mariage", ce qui est précisément le cas du requérant. Or, nul n'ignore que la loi du 3 décembre 2001, met précisément un terme à la discrimination touchant les enfants nés hors mariage. Ils bénéficient désormais d'une stricte égalité successorale avec les enfants légitimes. 

 

Le refus du renvoi de la QPC

 

On peut sourire en songeant que le requérant invoque le principe de non discrimination pour réclamer un duché, titre qui constitue finalement tout ce qui reste des privilèges de l'Ancien Régime. Le moyen est pourtant intéressant, et Nicolas de Broglie demande au Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution des lettres patentes de 1742. 

La question est embarrassante. Ces lettres patentes, enregistrées par le parlement, pourraient-elles être considérées comme ayant valeur législative ? A moins qu'il ne s'agisse d'un acte unilatéral accordant une faveur royale ? Le Conseil d'Etat se rallie à cette seconde analyse, tant il est vrai que les parlements de l'ancien régime ne pouvaient être considérés comme exerçant une fonction législative. Il affirme que "les actes conférant, confirmant ou maintenant les titres nobiliaires antérieurement à l'instauration de la République constituent des actes de la puissance souveraine dans l'exercice de son pouvoir administratif". Si l'on ne craignait l'anachronisme, on pourrait presque parler d'un acte de gouvernement, insusceptible de recours. Logiquement, le Conseil d'Etat estime donc que ces lettres patentes ne sont pas au nombre des dispositions législatives susceptibles d'être renvoyées au Conseil constitutionnel.

L'autre moyen développé par le requérant doit être rapidement écarté. Il invoquait en effet l'incompétence négative, estimant que le législateur aurait dû intégrer dans le code civil des dispositions sur l'investiture des titres de noblesse. Le Conseil d'Etat répond, logiquement, que le code civil s'occupe de l'état civil, et que cette question n'a rien à voir avec l'état civil. La République connaît certes un monsieur de Broglie, mais elle n'a vraiment rien à faire de son éventuel titre de duc.

La décision du Conseil d'Etat est donc une curiosité juridique. Dans une conférence datée de 2006, le directeur des affaires civiles et du sceau mentionnait cinq arrêtés du ministre de la justice accordant l'investiture d'un titre d'ancien régime : le marquis de Terraube (1986), le Marquis de la Charce (1993), le vicomte de Quincy (1993), le duc de Mortemart (1995), le duc de Lorge (1999). Aucun n'ayant donné lieu à contentieux, le Conseil d'Etat se penche donc pour la première fois sur cette question depuis l'arrêt Huart du 25 février 1983, dans lequel il écartait une revendication invoquant la possession d'un titre d'ancien régime par une transmission féminine autorisée par des lettres patentes du roi d'Espagne. Dans deux arrêts successifs sont donc exclues les transmissions par les femmes, et les enfants nés hors mariage. On doit se réjouir que les deux décisions soient intervenues à quarante ans d'intervalle.

Des normes d'Ancien régime subsistent dans notre ordre juridique. Les étudiants en droit le savent bien, et leurs professeurs prennent souvent l'exemple de l'ordonnance de Villers-Cotteret. Datée de 1539, elle impose l'usage de la langue française dans tous les actes publics du royaume. La situation est tout de même plus délicate lorsque subsistent des décisions individuelles, qui peuvent avoir aujourd'hui des conséquences discriminatoires. 
 
Sans doute faut-il voir dans cette subsistance une parfaite indifférence de la République. Puisque la noblesse française est attachée à ses titres et au souvenir de ses anciens privilèges, pourquoi ne pas la laisser vivre dans ce souvenir des jours heureux ?  Cet attachement à un système inégalitaire nuit toutefois au sérieux de sa démarche, lorsqu'elle invoque une atteinte à l'égalité ou une discrimination. Pour répondre à ce type de revendication, le Conseil d'Etat pourrait peut-être créer l'un de ces adages si chers à l'ancien droit : "Inégalité sur inégalité ne vaut".

 

 

samedi 20 février 2021

Le vote par anticipation, ou la démocratie malmenée


Le projet de loi organique relatif à l'élection du président de la République déposé devant l'Assemblée nationale le 21 décembre 2020 a été présenté comme l'un de ces textes de "toilettage" qui ne suscitent qu'un ennui poli. Il s'agit en effet d'adapter au scrutin à venir les évolutions intervenues dans le code électoral depuis les dernières présidentielles. Composé de quatre petits articles, il comporte surtout des dispositions techniques relatives à la date du décret de convocation des électeurs, à la dématérialisation des dépôts des parrainages, à la "déterritorialisation" du vote par procuration etc. 

L'intérêt s'est accru, lorsque Madame Schiappa, agissant au nom du gouvernement, a introduit devant le Sénat, un amendement n° 32 qui a suscité une certaine irritation. Il a en effet été déposé le 16 février à 11 heures, alors que l'Assemblée nationale avait déjà voté le texte en première lecture, la procédure accélérée n'autorisant qu'une seule lecture dans chaque assemblée. Le Sénat lui-même a eu un peu plus de chance. L'amendement a été déposé un jour et demi avant le vote final sur le texte, qui s'est déroulé le 18 février. Cette pratique a été considérée par le Sénat comme un signe de mépris à son égard, et n'a pas peu contribué au vote négatif qui a suivi. L'amendement a été rejeté en effet par 321 voix contre 23. 

Sur le fond, l'amendement n° 32 déposé par le gouvernement permet aux électeurs, " à leur demande, de voter de manière anticipée dans l’un des bureaux ouverts à cette fin, parmi une liste arrêtée par les ministres de l’intérieur et des affaires étrangères". Ce vote aurait lieu "à une date prévue par décret", et se déroulerait obligatoirement "sur une machine à voter d’un modèle agréé". Observons d'emblée que l'imprécision des termes, notamment sur la durée de la consultation anticipée pourrait entrainer une annulation du texte pour incompétence négative, le texte laissant au pouvoir réglementaire le soin de déterminer notamment la durée de la consultation par anticipation.

Mais les problèmes posés par ce texte sont surtout d'un autre ordre, liés à la fois à l'organisation du vote et aux principes constitutionnels qu'il malmène.

 

L'organisation du vote

 

Au plan de son organisation, le vote par anticipation serait entièrement placé sous l'autorité des maires et c'est d'ailleurs la cause essentielle du refus du Sénat, qui aime à se présenter comme le représentant des communes de France. Auditionnée par la mission sénatoriale d'information sur le vote à distance, dont le rapport a été publié en décembre 2020, l'Association des maires de France a mis en garde le gouvernement, affirmant que les communes n'avaient pas les moyens, ni financiers ni en personnel, d'assurer la sécurisation des machines à voter pendant plusieurs jours et plusieurs nuits et qu'elles ne pourraient pas davantage trouver des volontaires pour siéger dans le bureau de vote anticipé, surtout si le vote devait s'étirer sur au moins une semaine avant le scrutin. 

 

Les machines à voter

 

Sur le plan technique, nul n'ignore que la fiabilité des machines à voter demeure suspecte, au point que le gouvernement avait décidé, en 2008, un moratoire sur le vote électronique, au motif qu'il comportait un risque non négligeable de piratage et de fraude. La situation ne semble pas avoir changé, et, en juillet 2019, Laurent Nunez, répondant à une question posée par un sénateur, se déclarait favorable au maintien de ce moratoire et affirmait que les machines à voter présentaient "des inconvénients majeurs avérés".

Mais le problème essentiel du vote par anticipation n'est pas de nature organisationnelle. C'est une question de fond, qui touche au coeur de la démocratie. et qui conduit à s'interroger sur les raisons d'une telle réforme. Elle porte à la fois atteinte à la sincérité du scrutin et à l'égalité entre les citoyens. 



Le vote universel. Chanson de 1848. Paul Barré

 

Sincérité du scrutin et égalité des citoyens

 

Le recours au vote par anticipation conduit nécessairement à une étrange situation, car la campagne électorale officielle ne sera pas terminée au moment où il interviendra. Or n'importe quel évènement de cette campagne peut affecter le jugement de l'électeur, modifier sont point de vue et son vote. On songe évidemment au débat du second tour qui risque d'intervenir après le vote par anticipation. Si l'électeur n'est pas convaincu par le candidat pour lequel il a déjà voté, il ne peut revenir sur son vote. Or les analystes des consultations électorales savent que bon nombre d'électeurs se déterminent dans les tous derniers jours de la campagne. 

Le vote par anticipation entraine ainsi une rupture d'égalité entre les électeurs qui ne disposeront pas tous des mêmes éléments d'information au moment où ils font leur devoir électoral. Pour le juge de l'élection, cette rupture de l'égalité pourrait s'analyser comme une atteinte à la sincérité du scrutin, surtout dans l'hypothèse d'un faible écart de voix. Or n'est-ce pas souvent le cas dans une élection présidentielle ?


Le principe démocratique


Le "vote à l'urne", vote traditionnel présente l'immense avantage de susciter la confiance des électeurs. Chacun peut suivre l'élection à chaque pas de la procédure, du vote lui-même à l'ouverture des urnes et au dépouillement. Chacun est à la fois électeur et contrôleur de l'élection. L'exercice de la démocratie ne peut ainsi se concevoir que dans la transparence.

L'usage du vote par anticipation, avec recours aux machines à voter, écarte pourtant l'électeur de la procédure. Il ne peut qu'appuyer sur un bouton et ignore tout des programmes utilisés par la machine que le Conseil constitutionnel a considérés comme protégés par le secret industriel et commercial (Décision du 20 décembre 2007). Il ne saurait davantage s'assurer de son bon fonctionnement. Quant au dépouillement, il relève d'une simple opération de comptage effectuée par la machine sous le contrôle d'informaticiens. Là encore, l'électeur est exclu. L'élection, opération essentielle de la démocratie, n'est plus placée sous son contrôle. 

Doit-on parler de conception "jupitérienne" de la démocratie ? On a, en tout cas, l'impression de revenir à la Constitution de l'an VIII, celle qui mettait en place le Consulat. A cette époque, Sieyès avait affirmé que "le pouvoir vient d’en haut et la confiance vient d’en bas", formule qui illustre hélas parfaitement un point de vue actuellement dominant.

En témoigne le propos de Madame Schiappa, qui a parlé trois minutes pour justifier l'amendement n° 32. Les justifications qu'elle apporte à une telle réforme sont consternantes. A ses yeux, il s'agit d'une "modernisation", d'un "dispositif très innovant", dont l'objet est de "renforcer et simplifier la participation". Il faut accepter la réforme parce qu'elle est "moderne". Rien n'est dit des problèmes posés par le système, rien ne vient éclairer le débat parlementaire.  Rappelons en effet que l'amendement a été introduit à la dernière minute, et que le vote par anticipation ne figure donc pas dans l'avis du Conseil d'Etat. 

L'insignifiance du propos de Madame Schiappa conduit à se demander si le vote par anticipation ne présenterait pas quelque intérêt électoral. 

Sans être spécialement complotiste, on peut s'interroger sur les électeurs qui l'utiliseront. En principe, un seul bureau devrait le mettre en oeuvre par département, à la préfecture. Imagine-t-on que les électeurs ruraux du département prendront une journée ou une demi-journée, en pleine semaine par hypothèse, pour aller voter ? En revanche, l'électeur urbain, celui qui a appartient à une catégorie socio-professionnelle supérieure votera plus volontiers par anticipation. D'une part, l'opération lui prendra moins de temps et, sans doute pourra-t-il se libérer quelques heures. D'autre part, il sera heureux de voter par anticipation pour partir en villégiature le week-end de l'élection. Comment ? Certains pensent que les électeurs d'Emmanuel Macron se recruteraient plutôt dans cette catégorie ? Oh, la vilaine pensée...

 

Sur le droit de vote : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9 section 1 § 1

mardi 16 février 2021

Visioconférence dans le procès pénal : Un revirement contraint


Par une ordonnance du 12 février 2021, le juge des référés du Conseil d'Etat prononce la suspension de l'ensemble de l'article 2 de l'ordonnance du 18 novembre 2020, dont l'objet était d'assurer la continuité du service public de la justice durant l'épidémie de Covid. Reposant sur l'état d'urgence sanitaires, il était rédigé en ces termes : "Nonobstant toute disposition contraire, il peut être recouru à un moyen de télécommunication audiovisuelle devant l'ensemble des juridictions pénales et pour les présentations devant le procureur de la République ou devant le procureur général, sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties". La visioconférence durant le procès pénal sans l'accord des parties a donc vécu. 

 

Les éléments de langage


La présentation de la décision sur le site du Conseil d'Etat se veut édifiante. Il est expliqué que le juge des référés a, en quelque sorte, fini le travail. Après une première ordonnance du 27 novembre 2020, suspendant l'usage de la visioconférence dans les cours d'assises, une seconde ordonnance vient aujourd'hui l'interdire dans les autres audiences, notamment correctionnelles. Il y aurait donc continuité entre les deux décisions, et le communiqué de presse est suffisamment flou pour que le lecteur pense que le juge a été saisi en deux temps, une première fois sur le cas de la cour d'assises, une seconde fois sur celui des tribunaux correctionnels. A chaque fois, il aurait donc protégé les droits de la personne jugée et et les droits de la défense avec la remarquable persévérance d'une institution entièrement dévouée à la protection des libertés.

La réalité est loin d'être aussi gratifiante. Lors de la première ordonnance du 27 novembre 2020, le juge des référés n'était pas saisi du seul cas de la cour d'assises, mais de l'ensemble de l'article 2. Le juge des référés avait donc bien. Considérée en ces termes, la seconde ordonnance du 12 février 2021 s'analyserait plutôt comme un véritable revirement de jurisprudence si l'on pouvait réellement parler de jurisprudence en matière de référé.

Les causes d'une évolution aussi rapide ne doivent pas être recherchées dans l'attachement du Conseil d'Etat aux droits de la défense, mais plutôt dans la puissance d'une décision du Conseil constitutionnel, d'ailleurs citée dans l'ordonnance de référé.

 


 Le juge des référés du Conseil d'Etat devant le Conseil constitutionnel

La pénitence de Canossa

Fresque du Bernin. Saint Pierre de Rome

 

La soumission au Conseil constitutionnel

 

Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 15 janvier 2021, Krzystof B., le Conseil constitutionnel abroge, avec effet immédiat, les dispositions autorisant l'usage de la visioconférence dans le procès pénal, dans toutes les audiences en dehors de celles de la cour d'assises.  Certes, la décision porte sur le droit antérieur à celui qui est l'objet de l'ordonnance de référé du 12 février 2021. A l'époque, il s'agissait de la mise en oeuvre de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19. Aujourd'hui, il s'agit des dispositions issues de l'ordonnance du 18 novembre 2020

Mais toutes deux ont été adoptées dans le contexte et sur le fondement de l'urgence sanitaire. Il s'agit en effet de déroger à la procédure de droit commun prévue par l'article 706-71 du code de procédure pénale. Elle n'autorise le recours à la visioconférence pour les audiences pénales, qu'avec "l'accord de l'ensemble des parties". C'est précisément de cet accord dont l'exécutif entendait se passer, au nom de l'urgence sanitaire.

Dans sa décision du 15 janvier, le Conseil constitutionnel sanctionne la possibilité d'imposer la visioconférence à toute comparution devant le tribunal correctionnel ou la chambre des appels correctionnels, ou encore devant les juridictions spécialisées compétentes pour juger les mineurs en matière correctionnelle. Il estime excessive l'atteinte aux droits de la défense excessive en l'absence de consentement de la personne poursuivie.

Depuis la décision du 15 janvier 2020, les jours de la visioconférence sans le consentement de l'intéressé étaient comptés. N'importe quel justiciable qui s'était vu imposer cette procédure pouvait désormais faire une demande de référé-liberté, et était assuré d'obtenir la suspension de la décision.  

L'article 62 de la Constitution énonce, en effet, que les décisions du Conseil constitutionnel "s'imposent aux pouvoir publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles". Il est vrai que ce texte ne se réfère pas directement à la notion d'autorité de chose jugée. Mais c'est bien en ces termes qu'il est interprété par le Conseil constitutionnel lui-même. En matière électorale d'abord, il a affirmé, le 23 octobre 1987 qu'un recours en rectification d'erreur matérielle "ne met pas en cause l'autorité de chose jugée par le Conseil constitutionnel et n'est dès lors pas contraire aux dispositions de l'article 62 (...)", formule ensuite étendue au contrôle de la constitutionnalité de la loi par la décision du 30 mai 2000. 

Le juge des référés s'est donc plié à la décision du Conseil constitutionnel, et a donc pris une ordonnance résolument contraire à celle qu'il avait pris à peine trois mois plus tôt. Dans ce cas précis, c'est donc le Conseil constitutionnel qui apparaît comme protecteur des libertés, et qui est en mesure d'imposer sa décision au Conseil d'Etat. Heureusement, car, depuis l'état d'urgence sanitaire, celui-ci semble considérer la protection des libertés comme un simple élément de langage.




Sur les droits de la défense dans le procès pénal : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1 § 2

samedi 13 février 2021

Le tract de Trappes, ou la neutralité qui craque


Didier Lemaire, professeur de philosophie au lycée de la plaine-de-Neauphle à Trappes, a reçu des menaces à la suite d'une lettre ouverte défendant Samuel Paty et dénonçant l'emprise du radicalisme musulman sur l'ensemble de la ville et, évidemment, sur les élèves du lycée. Le maire, Ali Rabeh (Génération.s), a rapidement réagi en faisant irruption dans l'établissement pour y distribuer un tract dénonçant les propos du professeur : "C'est insupportable car c'est injuste et cela ne correspond pas à la réalité. Cette réalité, vous la connaissez mieux que quiconque, puisque vous vivez ici, pour une grande partie d'entre vous et que vous y étudiez".

Sur le fond, le débat n'a rien de nouveau. Il montre que rien n'a changé depuis l'assassinat de Samuel Paty. Ceux qui veulent protéger l'école et enseigner dans le respect des principes républicains restent menacés et n'obtiennent aucun soutien. L'affaire présente toutefois un autre intérêt car l'élu local s'est manifestement cru autorisé à pénétrer dans le lycée pour y distribuer des tracts. Il n'a même tenu aucun compte de l'opposition du chef d'établissement qui lui refusait l'accès.

 

Une infraction pénale

 

Agissant ainsi, l'élu local a commis une infraction pénale. L'article 431-22 du code pénal punit en effet d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 7 500 € d'amende "le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l'enceinte d'un établissement d'enseignement scolaire sans y être habilité en vertu de dispositions législatives ou réglementaires ou y avoir été autorisé par les autorités compétentes, dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l'établissement". Ces dispositions ont été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel, dans une décision du 25 février 2010

En l'espèce, l'élu local n'était pas habilité à se rendre dans le lycée et son entrée n'avait pas été autorisée par le chef d'établissement. Il ne fait par ailleurs aucun doute que, dans les circonstances du moment, cette action avait pour but de troubler la tranquillité de l'établissement, en jetant l'opprobre sur une professeur de l'établissement, et en relançant un débat sur le radicalisme religieux, débat susceptible de provoquer le désordre. En agissant ainsi, le maire faisait en effet entrer les conflits religieux et politiques dans l'établissement scolaire, alors même que, précisément, il doit être à l'abri de telles intrusions.

 


  

Le lycée Papillon. Georgius. 1936


Le principe de neutralité


Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres Lois de Rolland, principes d'égalité, de neutralité, de continuité, et d'adaptabilité, qui gouvernent le fonctionnement des services publics. Le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné. 

On doit observer que le principe de neutralité n'est pas seulement un devoir des fonctionnaires et agents publics. Il s'impose aussi, et avec la même vigueur, à certains lieux. En témoigne la célèbre jurisprudence du Conseil d'Etat qui, dans deux arrêts du 9 novembre 2016, pose un principe de neutralité des bâtiments publics que sont les hôtels de ville ou de région, faisant présumer l'illicéité de l'implantation d'une crèche de Noël. En témoigne aussi l'affaire Baby-Loup qui a permis à une crèche associative financée par une commune d'imposer le principe de neutralité par règlement intérieur, alors même que les employés étaient recrutés par contrat de droit privé. 

Il est donc des espaces neutres, à l'abri des débats politiques et religieux. Par principe, l'école est évidemment l'un de ces espaces et le Conseil d'Etat se montre très attentif lorsqu'il contrôle les intervenants extérieurs chargés de missions particulières d'enseignement ou de sensibilisation auprès des élèves. 

Dans un arrêt du  15 octobre 2014, Société Confédération nationale des associations  familiales catholiques, il annule une "lettre" du ministre de l'éducation nationale, alors Vincent Peillon, qui le 4 janvier 2013 invitait les recteurs d'académie à "relayer avec la plus grande énergie (...) la campagne de communication relative à la Ligne Azur, ligne d'écoute pour les jeunes en questionnement à l'égard de leur orientation ou leur identité sexuelle". Le Conseil d'Etat ne voit aucun inconvénient à ce qu'une campagne de lutte contre l'homophobie soit développée à l'intérieur des établissements. En revanche, la "Ligne Azur" présentait l'usage de drogues comme susceptible de "faire tomber les inhibitions" sans mentionner l'illégalité de cette pratique ni les dangers qu'elle représente. De même la pédophilie était définie comme une "attirance sexuelle pour les enfants", sans allusion à son caractère pénalement sanctionné. Aux yeux du Conseil d'Etat, un tel discours constitue une violation du principe de neutralité dès lors qu'il semble présenter comme licites des pratiques illégales.

Il appartient au maire de Trappes de faire respecter le principe de neutralité sur sa commune. La jurisprudence n'hésite pas à le rappeler par exemple pour la neutralité religieuse dans les cimetières, en s'assurant notamment que l'inhumation des défunts se déroule dans des conditions décentes, "sans distinction de culte et de croyance". La neutralité politique est également une obligation en matière électorale. Dans une décision du 8 mars 2002, le Conseil d'Etat annule ainsi l'élection municipale dans une commune de Polynésie. Le maire sortant avait en effet présidé le bureau de vote en arborant non seulement son écharpe tricolore mais aussi un magnifique paréo aux couleurs de l'une des listes candidates. 

Le maire de Trappes pourrait ainsi être poursuivi à la fois pour son intrusion illicite dans le lycée et pour violation du principe de neutralité. Dans une ville où son respect relève d'une ardente nécessité, il fait la démonstration de son incapacité à en comprendre le sens. En voulant mettre en cause les propos du professeur de philosophie, il les a finalement confirmés. Souvenons-nous de ce que disait Didier Lemaire dans une interview au Point : "Le maire colporte dans la ville des accusations mensongères et haineuses qui me désignent en tant que cible potentielle. Il m'a traité d'islamophobe et de raciste. (...) Il me jette en pâture et me met en danger. C'est absolument irresponsable de la part d'un élu de la République."


Sur le principe de neutralité dans l'enseignement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11, section 1 § 2 

mercredi 10 février 2021

Liberté de presse et évacuation des camps de migrants

 

Le juge des référés du Conseil d'Etat, dans une ordonnance du 3 février 2021 consacre la liberté de presse comme une liberté fondamentale susceptible de donner lieu à un référé de l'article L 521-2 du code de justice administrative. Mais il écarte la requête présentée par deux journalistes, et soutenue par le Syndicat national des journalistes, tendant à ce que le juge enjoigne aux préfets du Nord et du Pas-de-Calais de les laisser accéder aux lieux mêmes des évacuations de camps de migrants, sur les territoires des communes de Grande-Synthe, Coquelles et Calais. 
 
La décision est très caractéristique des méthodes du Conseil d'Etat. D'abord se présenter comme le protecteur des libertés en consacrant une liberté nouvelle ou un principe libéral, apport jurisprudentiel qui sera mis en exergue dans le communiqué de presse diffusé par le Conseil, texte repris dans différents médias. Ensuite, écarter la demande de référé, au motif qu'il n'y a pas lieu d'appliquer de manière positive le principe nouveau, dans la situation d'espèce. Le demandeur voit sa demande rejetée, mais il repart avec une satisfaction morale.
 
 

Le défaut d'urgence

 
 
Dans le cas présent, le juge des référés du tribunal administratif avait déjà écarté la demande, le 5 janvier 2021, en invoquant le défaut d'urgence. Et il est vrai que les journalistes ne mentionnaient pas d'intervention imminente en vue d'une évacuation, à laquelle ils auraient désiré assister. Le juge des référés du Conseil d'Etat aurait pu reprendre le même motif, car les journalistes n'ont guère modifié leur demande, se bornant à affirmer que "des évacuations de campements sont régulièrement organisées chaque semaine et que des entraves sont systématiquement opposées aux journalistes". 
 
C'est sans doute vrai, mais il n'en demeure pas moins que le référé-liberté est difficilement applicable dans ce cas. Les journalistes demandent en effet au juge des référés de leur garantir une liberté d'accès à des opérations qui ne sont pas encore prévues et qui demeurent donc largement hypothétiques. Il est alors difficile de considérer, au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative que l'administration a déjà porté "dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale" à une liberté fondamentale. Puisque l'évacuation est hypothétique, l'atteinte aux libertés l'est également, et l'urgence de la situation ne saute pas aux yeux. 

Le juge des référés du Conseil d'Etat écarte pourtant cette analyse simple qui avait été celle du tribunal administratif. Il préfère rendre une décision plus satisfaisante, à la fois pour les requérants qui remportent une petite victoire symbolique et pour l'image du Conseil d'Etat lui-même. 
 

 Chanson des journalistes de Grande-Synthe
 
Non, je ne vois rien. Les Problèmes. 1965
 

La liberté de presse


 
La doctrine a effectivement salué la décision, car c'est la première fois que la liberté de presse est consacrée comme une liberté fondamentale au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative, susceptible donc de donner lieu à un référé-liberté. Ne s'agit-il pas d'une formidable avancée dans la protection des libertés ? 

A dire vrai, l'avancée est modeste. Dans une ordonnance du 17 avril 2012, le juge des référés du Conseil d'Etat avait déjà suspendu un arrêté du maire de Saint-Cyr-l’École qui avait interdit la distribution d'imprimés sur le marché, portant ainsi, surtout en période électorale, "une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés d'expression et de communication". Certes, il ne s'agissait pas de sanctionner l'atteinte aux droits des journalistes mais plutôt l'interdiction de la diffusion de journaux ou de tracts. Il n'empêche que la liberté de presse est un élément des "libertés d'expression et de communication" et que la décision du 3 février 2021 ne fait guère qu'appliquer cette jurisprudence à ceux qui sont déjà titulaires de ces libertés. 


Le contrôle de proportionnalité



Une fois ce principe acquis, il ne reste plus au juge des référés qu'à écarter la demande d'injonction formulée par les journalistes. Il applique alors la jurisprudence issue du célèbre arrêt Benjamin de 1933, initiée pour la liberté de réunion mais applicable en matière de presse. Il exerce alors un contrôle dit "maximum", appréciant la proportionnalité de la mesure de police à la menace pour l'ordre public. 
 
Il affirme ainsi que la création d'un périmètre de sécurité lors de l'évacuation d'un campement répond à un impératif d'ordre public, puisqu'il s'agit à la fois de "faciliter l'exécution matérielle de leur mission par les forces de l'ordre", d'"assurer le respect de la dignité due aux personnes évacuées" et de "prévenir les atteintes aux tiers que de telles opérations pourraient engendrer". La technique du maintien de l'ordre se trouve ainsi validée, y compris dans la mise à distance des journalistes.

Mais à quelle distance ? Le contrôle de proportionnalité permet au juge des référés de dicter sa propre conception de l'équilibre entre les nécessités de l'ordre public et la liberté de la presse. En pratique, les journalistes doivent être tenus à une distance raisonnable, c'est-à-dire celle qui leur permet tout de même de voir les opérations, même de loin. Le juge affirme ainsi que leur information ne doit pas dépendre des communiqués diffusés par les services de presse des préfectures.

Le juge des référés met ainsi en garde le ministre de l'intérieur, car une injonction pourrait être prononcée si les autorités de police écartaient totalement la presse de ces évacuations. En même temps, le juge met aussi en garde les journalistes en leur rappelant que la liberté de presse, comme toutes les libertés, peut être soumise à des restrictions de police, dans le but de protéger l'ordre public. Et qui aura pour mission d'arbitrer les conflits entre ces deux nécessités ? Le Conseil d'Etat, bien entendu.

 

Sur la liberté de presse : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2 


dimanche 7 février 2021

L'affaire Bettencourt, enjeu d'intelligence juridique


L'affaire Bettencourt peut sembler aujourd'hui un peu lointaine. Mais le temps judiciaire n'est pas celui de la presse et l'arrêt Société éditrice de Mediapart et autres c. France, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 14 janvier 2021 attire aujourd'hui l'attention. La décision considère en effet comme conforme à la Convention la décision des juges français qui ont enjoint à Médiapart de retirer de son site certains enregistrements.

Durant l'année 2009, la presse se fit l'écho d'un conflit entre Madame Bettencourt, principale actionnaire du groupe l'Oréal, aujourd'hui décédée, et sa fille. Celle-ci contestait d'importantes donations faites à François-Marie Banier, un photographe qui, selon elle, abusait de la faiblesse de sa mère. A l'appui de ses accusations, elle avait remis à la justice des enregistrements des conversations tenues au domicile de sa mère, effectués à son insu par son maître d'hôtel. En juin 2010, sans que l'on sache exactement comment le site avait obtenu ces pièces, Mediapart en publia des extraits. L'article accompagnant cette publication la justifiait par le fait que ces enregistrements étaient porteurs d'informations d'intérêt général.

Poursuivis devant le juge pénal pour atteinte à la vie privée, les responsables de Mediapart, Edwy Plénel et Fabrice Arfi furent relaxés. En revanche, Mme Bettencourt et Patrice de Maistre, gestionnaire de sa fortune ont obtenu le retrait du site de Médiapart de ces enregistrements au motif qu'ils portaient atteinte à la vie privée de la plaignante. Il s'agissait cette fois d'une procédure civile, particulièrement longue, puisqu'une première décision refusant le retrait avait été contestée en appel, avant de donner lieu à cassation. C'est seulement après le renvoi à la Cour d'appel de Versailles et le rejet du dernier pourvoi par la Cour de cassation le 5 février 2014 que ce retrait fut définitivement acquis, marquant ainsi l'épuisement des recours internes.

 

La revendication d'un droit à l'information absolu

 

Sur le fond, on peut résumer facilement les positions développées devant la Cour. Pour les juges français, la vie privée l'emporte sur la liberté de l'information, en particulier parce que les enregistrements ont été réalisés au domicile privé d'une personne, c'est-à-dire dans le lieu où elle peut se croire le plus à l'abri des intrusions. Pour Mediapart, la liberté de l'information l'emporte sur la vie privée, et l'on se trouve alors devant une perception assez proche de celle développée dans le Premier Amendement de la Constitution des Etats Unis. Une nouvelle fois, la CEDH devient ainsi une arène ou s'affrontent deux systèmes, l'enjeu d'intelligence juridique étant souvent plus important que l'intérêt immédiat de la décision.

Mediapart l'entendait bien ainsi, puisque dès la publication, il invoquait l'intérêt général des interceptions. C'était se référer directement à une jurisprudence de la Cour européenne qui, du moins dans un premier temps, considérait presque systématiquement que la liberté de l'information devait prévaloir sur la protection de la vie privée.

La famille princière de Monaco a été la grande bénéficiaire de cette jurisprudence, d'abord avec une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite avec un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. A la lecture de cette jurisprudence, on a le sentiment que la Cour considérait alors que tout élément de la vie privée d'une personne publique qui, pour un
e raison ou pour une autre, se retrouvait au coeur de l'actualité, était revêtu du label "débat d'intérêt général". 

De manière plus ou moins avouée, la jurisprudence européenne adoptait une conception très absolutiste de la liberté d'expression, assez proche de celle développée aux Etats-Unis à propos du Premier Amendement. Par voie de conséquence, le droit à la vie privée devenait un droit de seconde zone, qui ne s'appliquait que dans la mesure où la presse voulait bien le respecter.

Hélas pour Médiapart, la longueur de la procédure a finalement permis d'assister à une évolution de la jurisprudence, tant en droit interne qu'en droit européen. L'influence du droit américain s'est un peu effacée au profit de l'émergence d'un standard européen moins favorable aux requérants.

 

 Parle plus bas. Dalida. 1972

 

Le refus de l'immunité pénale

 

La première évolution, purement interne, réside dans la décision du Conseil constitutionnel du 10 novembre 2016, rendue à propos de la loi du 14 novembre 2016. Issue d'un puissant lobbying de la presse, ce texte était allé un peu loin en prévoyant rien de moins qu'une immunité totale des journalistes, interdisant toute poursuite sur le fondement de la vie privée. A vouloir trop, on perd tout. Et c'est exactement ce qui s'est passé, le Conseil constitutionnel ayant censuré cette disposition, au motif que le législateur n'avait pas "assuré une conciliation équilibrée entre d’une part la liberté d’expression et de communication, et d’autres part, d’autres exigences constitutionnelles dont le droit au respect de la vie privée". De fait, le momentum était passé et la presse se retrouvait dans une position plus inconfortable qu'avant cette malheureuse loi. 

 

Les limites du débat d'intérêt général

 

Devant la CEDH elle-même, la jurisprudence sur le débat d'intérêt général a évolué. Il n'est désormais plus question de faire prévaloir systématiquement la liberté de presse sur la vie privée. Dans une jurisprudence abondante, par exemple les deux arrêts de Grande Chambre Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c.Finlande, la Cour dresse une liste de critères définissant ce qu'est une contribution à débat d'intérêt général, et toute information ne l'est pas. 

L'équilibre avec le droit au respect de la vie privée s'apprécie ainsi au regard de la notoriété de la personne, de son comportement antérieur, de l'objet du reportage, de son contenu et de ses conséquences. En l'espèce, les enregistrements avaient été obtenus par une captation illicite au domicile de Mme Bettencourt, portaient sur l'utilisation de sa fortune et visaient à montrer qu'elle avait des difficultés à se remémorer certains évènements voire à suivre certaines conversations. Il s'agissait donc de montrer la dégradation de son état de santé et l'altération de son discernement. Autant d'éléments très attentatoires à la vie privée, et les juges du fond ont donc pu prononcer une injonction de retrait de ces enregistrements.

 

La responsabilité de la presse

 

La CEDH se réfère aussi, et c'est un élément essentiel, au sens de la responsabilité que doit avoir la presse. Elle n'a donc pas que des droits, mais aussi des devoirs. Citant la Cour d'appel de Bordeaux, la CEDH observe que cette diffusion des enregistrements comporte une « dimension spectaculaire inutile ». En effet, Mediapart aurait pu divulguer ces informations dans un article, au lieu de donner accès aux enregistrements eux-mêmes.

On rejoint ici l'exception de voyeurisme mise en oeuvre dans la jurisprudence récente. C'est ainsi que la CEDH, dans une décision du 25 février 2016 Société de conception de presse et d'édition c. France, sanctionne une atteinte à la vie privée après la publication de la photo, sur la couverture d'un magazine, d'Ilan Halimi, entravé et torturé. Il s'agissait alors de rendre compte de l'ouverture du procès de ses tortionnaires et assassins, le Gang des Barbares, et le juge européen a considéré qu'il n'était vraiment pas nécessaire de raviver la douleur de la famille par une publication aussi cruelle qu'inutile. 

Cette jurisprudence est appliquée par les juges internes. Le TGI de Paris, sanctionne ainsi, le 30 mars 2018, une photographie prise à l’insu de la requérante à travers la vitre de son appartement, « circonstance dans laquelle l’intéressée pouvait légitimement espérer être préservée du voyeurisme de la presse-magazine ». La situation de Madame Bettencourt, espionnée dans son salon, n'est, à l'évidence, pas très éloignée. La CEDH fait d'ailleurs observer que les atteintes à la vie privée sont souvent plus lourdes sur un site internet que dans la presse écrite. Alors que la publication d'un journal chasse le numéro précédent, le site conserve l'information et peut la diffuser de manière continue. L'atteinte à la vie privée se double alors d'une atteinte au droit à l'oubli (CEDH, 28 juin 2018, M.L. et L.W. c. Allemagne).

Pas une fois la CEDH ne met en cause le fait que Mediapart soit à l'origine de l'affaire Bettencourt. A cet égard, le site joue bien le rôle de "chien de garde de la démocratie" que la Cour attribue à la presse. Mais cela ne lui confère pas le droit de tout publier dans une perspective sensationnaliste. Cette référence à la responsabilité de la presse constitue ainsi un élément essentiel de la jurisprudence européenne qui, cette fois, se soustrait résolument à l'influence américaine. La liberté de presse doit certes être protégée, mais pas au prix de la disparition totale de la vie privée et c'est à la presse elle même de définir cet équilibre, sous le contrôle des juges.


Sur la liberté de presse : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2

mercredi 3 février 2021

Prolongation de la détention provisoire : quand le dialogue des juges vire à la gifle


La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 29 janvier 2021,  Ion Andronie et autre, ne présente aucun intérêt immédiat. Elle déclare certes inconstitutionnel l'article 16 de l'ordonnance du 25 mars 2020 autorisant la prolongation de toutes les mesures de détention provisoire ou d'assignation à résidence sous surveillance électronique, sans prévoir l'intervention du juge. C'était donc l'ordonnance elle-même, acte réglementaire jusqu'à sa ratification, qui décidait de la prolongation d'une mesure privative de liberté. 

Mais aujourd'hui cette disposition a disparu de l'ordre juridique. Le Sénat a en effet obtenu sa disparition de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire. Concrètement, cette prolongation administrative des détentions provisoires ne s'est donc appliquée qu'à celles arrivant à terme entre le 26 mars et le 11 mai 2020, sans d'ailleurs que le Sénat ait pu obtenir des services de la Chancellerie des chiffres exacts dans ce domaine.

Le Conseil constitutionnel abroge donc une disposition qui n'existe plus. On pourrait s'étonner de la lenteur de la procédure, sachant qu'une fois saisi, le Conseil constitutionnel dispose d'un délai de trois mois pour se prononcer sur une QPC. Mais il faut se souvenir que, dans la panique de la première vague de l'épidémie, le législateur avait veillé au confinement du Conseil constitutionnel. La loi organique d’urgence du 23 mars avait ainsi suspendu les délais de recours d’une QPC jusqu’au 30 juin 2020. Et sans doute le Conseil a-t-il aussi choisi de prendre son temps, parce qu'il n'y a plus aucun enjeu concret, et aussi parce que cette QPC avait tout de même quelque chose d'embarrassant, pour le Conseil d'Etat.

 

Une décision proche de la jurisprudence de la Cour de cassation

 

Sur le fond, le Conseil constitutionnel se rapproche de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui est d'ailleurs à l'origine de la décision de renvoi.  Dans deux arrêts du 26 mai 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation s'était en effet prononcée sur l'article 16 de l'ordonnance du 25 mars 2020. S'appuyant sur le principe de sûreté garanti par l'article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui protège le principe de sûreté, elle avait estimé que la prorogation administrative de la détention provisoire ne saurait intervenir sans l'intervention du juge judiciaire, "dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit". A défaut d'un tel contrôle juridictionnel, la personne détenue devait immédiatement être remise en liberté. 

Bien entendu, le Conseil constitutionnel n'est pas juge de la conventionnalité de la loi et il ne saurait donc se fonder sur l'article 5 de la Convention européenne. Mais derrière cette exigence de l'intervention du juge apparaît aussi un fondement directement constitutionnel. L'article 66 de la Constitution énonce que "Nul ne peut être arbitrairement détenu" et confie le respect de ce principe au juge judiciaire, gardien de la liberté d'individuelle. 

C'est précisément l'article 66 que le Conseil constitutionnel invoque à son tour. Il énonce que la liberté individuelle, dont la protection est confiée à l'autorité judiciaire, ne saurait être entravée par une rigueur non nécessaire. Les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis. Elle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible. Tel n'était pas le cas dans la procédure prévue par l'article 16 de l'ordonnance de mars 2020, puisque le juge judiciaire était, en quelque sorte, exfiltré du dispositif.

Cette décision ne surprendra personne, et le rapport du Sénat qualifiait déjà d'"incertaine" la constitutionnalité de cette prolongation administrative de la détention provisoire. En tout état de cause, le dialogue entre la cour de cassation et le Conseil constitutionnel s'inscrit dans une logique de complémentarité, les deux juges parvenant à un résultat identique à travers deux analyses différentes.

 


La ballade du Conseil d'Etat

 Sorry Seems To Be The Hardest Word, Elton John,1976

 

Le Conseil d'Etat désavoué

 

Il n'en est pas de même du dialogue entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat. Ce dernier se trouve, en effet, totalement désavoué.  Il est vrai que seul le juge des référés s'était prononcé le 3 avril 2020, n'ayant d'ailleurs pas cru utile de convoquer une formation collégiale ni même de tenir audience.

Dans la plus grande discrétion, il avait rendu une ordonnance reprenant purement et simplement la motivation de la Chancellerie. S'appuyant sur la possibilité pour le juge d'interrompre à tout moment une détention provisoire, il avait, dans un style particulièrement laconique, considéré que l'ordonnance "ne pouvait être considérée comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". Le plus étrange dans cette motivation réside dans l'absence totale de référence aux textes fondateurs que sont l'article 66 de la Constitution et l'article 5 de la Convention européenne. Pour le juge des référés, il s'agissait seulement d'empêcher l'apparition de vices de procédure qui auraient pu entrainer la remise en liberté de personnes dangereuses. Ce choix impliquait-il une atteinte au principe de sûreté ? Tant pis. 

Mais le grand absent de l'histoire, devant tous les juges, est le principe de séparation des pouvoirs qui a pourtant également valeur constitutionnelle puisqu'il est garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans une décision du 10 novembre 2011 rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel déclare ainsi que ces dispositions imposent "le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement". Or la décision de priver une personne de liberté relève, à l'évidence, de la fonction juridictionnelle, du moins dans les Etats de droit.  

Il est vrai que la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel sont allés au plus simple, l'une a choisi l'article 5 de la Convention européenne, l'autre l'article 66 de la Constitution, et il suffit d'un seul motif d'illégalité pour annuler une procédure pénale, et d'un seul cas d'inconstitutionnalité pour abroger une disposition législative par QPC. Quant au Conseil d'Etat, il ignore généralement le principe de séparation des pouvoirs, se bornant à invoquer une "séparation des autorités" qui lui sert exclusivement à protéger sa propre compétence. Sur ce point au moins, on retrouve une sorte de consensus mou dans ce dialogue des juges, consensus mou qui consiste à faire de la sépration des pouvoirs le parent pauvre du contrôle. Finalement, le plus intéressant dans le dialogue des juges, c'est ce qu'ils s'accordent pour ne pas dire.



Sur la détention provisoire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2, § 1 C