« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 16 juillet 2025

Le "contradictoire asymétrique" devant le Conseil constitutionnel


La notion de contradictoire asymétrique est certainement inconnue de la plupart des lecteurs de ce blog. On doit reconnaître qu'elle semble être issue davantage de la pensée de Pierre Dac que du droit positif. Car il ne faut pas s'y tromper, le contradictoire asymétrique n'a pas grand chose à voir avec le principe du contradictoire. Il en est même la négation, puisqu'il s'agit de l'écarter dans certains contentieux devant le juge administratif, lorsqu'est en cause un secret protégé. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC M. Azizbek K. du 11 juillet 2025 déclare cette procédure inconstitutionnelle précisément parce qu'elle viole le principe du contradictoire. Sa décision risque d'entrainer quelques conséquences en chaîne.  

 

Le contradictoire asymétrique, ou l'étrangeté en droit

 

La disposition contestée par M. Azizbek K. est le paragraphe II de l’article L. 773-11 du code de justice administrative, dans sa rédaction issue de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration. Il énonce que "lorsque des considérations relevant de la sûreté de l’État s’opposent à la communication d’informations (...), soit parce que cette communication serait de nature à compromettre une opération de renseignement, soit parce qu’elle conduirait à dévoiler des méthodes opérationnelles des services (...), l’administration peut, lorsque la protection de ces informations ou de ces éléments ne peut être assurée par d’autres moyens, les transmettre à la juridiction par un mémoire séparé en exposant les raisons impérieuses qui s’opposent à ce qu’elles soient versées au débat contradictoire". Autrement dit, lorsqu'une pièce couverte par le secret fonde une décision administrative contestée devant le juge, celui-ci peut se la faire communiquer, mais elle n'est pas transmise aux parties. La seule clause de sauvegarde réside dans le fait que le juge, s'il estime que ces pièces sont sans lien avec l'affaire, peut informer l'administration qu'il ne peut en tenir compte sans qu'ils aient été versés au dossier. Mais la décision demeure celle de l'administration, qui peut décider ou refuser le versement au dossier et donc la communication au requérant.

Cette procédure est donc qualifiée de contradictoire asymétrique, alors même que le requérant et son conseil n'ont finalement pas accès aux éléments essentiels du dossier. Or le principe du contradictoire exige qu'une pièce versée au dossier par une partie soit automatiquement transmise à l'autre. Le non-respect de cette règle a pour conséquence qu'un recours pour excès de pouvoir peut être écarté sur la base d'une pièce secrète. L'affaire Dreyfus n'est pas bien loin dans l'imaginaire juridique, mais si la pièce secrète était alors utilisée en matière pénale.

 


 Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Une histoire ancienne

 

Certes, le droit a tout de même connu quelques évolutions. A l'origine, le secret protégé, secret défense ou secret de la sécurité publique, était opposable non seulement aux parties mais aussi au juge. De fait, il arrivait à ce dernier, dans le contentieux de l'accès aux documents, d'affirmer qu'une pièce n'était pas communicable, sans lui-même en avoir eu communication. En 1987, le Conseil d'État a procédé ainsi dans un arrêt Pokorny, pour refuser la communication d'un rapport portant sur le sujet ultra-sensible des primes des fonctionnaires.

Un contrôle, fort modeste, était tout de même possible sur l'usage de ces secrets par les autorités. Dès l'arrêt Coulon du 11 mars 1955 le Conseil d'État avait été confronté à une sanction disciplinaire prise sur le fondement de pièces classifiées. Il avait alors considéré que si l'administration refusait au juge la communication de ces éléments couverts par le secret, il pouvait lui demander de justifier sa décision de classement. Si ces justifications ne parvenaient pas à le convaincre, il pouvait alors déclarer l'acte illégal. Il est inutile de préciser que le Conseil d'État était généralement pleinement convaincu par les justifications qui lui étaient données, situation qui dissuadait les recours.

Depuis cette date, le droit n'a guère évolué. Certes, dans le cas d'un document classifié au titre du secret de la défense nationale, le juge administratif peut enjoindre au ministre de saisir la Commission du secret de la défense nationale (CCSDN) dans les conditions prévues à l'article L. 2312-4 du code de la défense. Il peut demander les motifs de l'exclusion des documents en cause, mais cette communication des motifs doit se faire dans des formes préservant le secret de la défense nationale. Ce principe, posé dans un arrêt Ministre de la Défense et des anciens combattants du 20 février 2012, interdit finalement au juge de contrôler le bien-fondé de la classification et toute motivation, même très sommaire, est donc considérée comme suffisante dès lors qu'elle ne peut être contrôlée.

L'article L 773-11 cja ne fait que codifier cette jurisprudence qui a également été intégrée dans d'autres dispositions législatives. Dans la QPC du 11 juillet 2025, la loi concernée est celle du 26 janvier 2024 dont le champ d'application est particulièrement large. Elle permet en effet de soustraire au débat contradictoire tout élément justifiant la dissolution d'une association ou d'un groupement de fait, la fermeture des lieux de culte, les mesures individuelles de surveillance, le gel des avoirs, toutes les mesures visant les étrangers, y compris l'acquisition de la nationalité. Les libertés concernées sont donc extrêmement nombreuses, de la liberté de circulation, à la liberté de culte, en passant par la liberté d'expression, la vie privée, le droit d'asile etc. 

Surtout, le secret s'étend à sa propre existence, ce qui signifie que l'intéressé non seulement ignore les motifs de la décision qui le touche, mais ignore également que ces motifs existent. De fait il n'a aucune possibilité de les connaître et de les contester. 

 

L'absence de "conciliation équilibrée"

 

De tous ces éléments, le Conseil constitutionnel déduit qu'en prévoyant une dérogation aussi massive au principe du contradictoire, le législateur n'a pas opéré "une conciliation équilibrée" entre les différentes exigences constitutionnelles.

La décision du 11 juillet 2025, portant sur des mesures de police administrative et leur contentieux devant le Conseil d'État, n'est pas sans lien avec celle du 12 juin 2025 sur la loi narcotrafic. Le Conseil constitutionnel intervenait alors à propos de procédure pénale, et sanctionnait le "dossier coffre". Sous son vrai nom de procès-verbal distinct, le dossier-coffre était une procédure par laquelle il devenait possible de ne pas faire figurer au dossier d'une procédure pénale certaines informations concernant la mise en oeuvre de "techniques spéciales d'enquête", c'est-à-dire la surveillance ou les écoutes téléphoniques, mais aussi les enquêtes sous fausse identité et celles faisant intervenir des témoins protégés. Le Conseil constitutionnel a sanctionné cette procédure, dans la mesure où elle permettait, à titre exceptionnel, qu'une sanction pénale soit prononcée sur la base d'éléments de preuve versés au "dossier-coffre" et que la personne mise en cause n'était pas en mesure de contester. Tolérer une telle pratique revenait à admettre la possibilité d'une condamnation prononcée sur la base d'éléments non soumis au contradictoire.  

Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel applique le même raisonnement aux mesures de police administrative et rend ainsi toute sa puissance au principe du contradictoire. Il n'hésite pas à donner effet immédiat à sa déclaration d'inconstitutionnalité, " aucun motif ne justifiant de reporter les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité". Précisément,  cette jurisprudence risque d'être dévastatrice pour le droit du secret de la défense nationale. Il ne fait aucun doute que la procédure devant la CNCTR est menacée, dès lors qu'elle institutionnalise le contradictoire asymétrique.

Certains vont évidemment considérer que les secrets protégés sont menacée par une jurisprudence qui sera sans doute jugée imprudente. L'attachement au secret parmi ceux qui sont habilités à en user est tel qu'il sera sans doute difficile de leur expliquer que la jurisprudence du Conseil constitutionnel aura d'abord pour effet de contraindre les titulaires du pouvoir de décision à motiver convenablement leurs actes. Et il est clair que le juge a tendance à confirmer la légalité des actes soigneusement motivés. Mais parler de transparence administrative dans le monde de sécurité et du renseignement, c'est un peu comme prononcer le mot corde sur un bateau.

 

Le contradictoire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 1 § 2 B

dimanche 13 juillet 2025

Gaza : La CNDA et les batisseurs de ruines


La Cour nationale du droit d'asile (CNDA) a reconnu la qualité de réfugiés, le 11 juillet 2025, à une femme palestinienne originaire de Gaza et son fils mineur. Les "actes de persécution" dont ils ont été victimes trouvent leur origine dans les "méthodes de guerre" utilisées par l'armée israélienne. La décision permet ainsi aux Palestiniens d'obtenir l'asile parce qu'ils sont palestiniens et, qu'en tant que tels, ils sont persécutés.

 

Trois procédures

 

Pour comprendre l'importance de la décision, il est d'abord indispensable de distinguer les trois procédures permettant à un étranger d'obtenir le droit d'asile sur le territoire français. En l'espèce, la première forme, le droit d'asile constitutionnel, n'est pas réellement en cause. Il trouve son fondement dans le Préambule de la Constitution de 1946, repris dans l’article L511-1 ceseda, et affirme que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Le droit d’asile constitutionnel concerne donc une personne qui a effectivement subi des persécutions. Elle peut alors bénéficier d'un titre de séjour d'une durée de validité de dix ans.

Dans le cas présent, la requérante et son fils bénéficiaient déjà de la protection subsidiaireissue de la loi du 10 décembre 2003 est destinée aux étrangers qui sont menacés. Il est ouvert notamment à ceux qui ont à redouter une violence généralisée liée à un conflit armé, ce qui est évidemment le cas des Gazaouis. En l'espèce, la requérante a perdu sa maison située à Beit Lahia, dans le nord de Gaza. Son fils, alors âgé de onze ans, a été gravement blessé aux jambes. Ils ont heureusement été pris en charge par l'ambassade de France, puis exfiltrés en Egypte pour des soins hospitaliers, puis accueillis en France en janvier 2024, avec deux laissez-passer consulaires. La requérante a alors obtenu la protection subsidiaire, et l'on sait que la CNDA avait déjà admis, le 12 février 2024, qu'elle soit accordée à des Gazaouis, du fait de la violence aveugle dont ils étaient victimes. Par la suite, le 13 décembre 2024, elle avait précisé que cette protection subsidiaire était aussi accordée, dans la mesure où la protection sur place de la population palestinienne ne pouvait plus être assurée par l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Depuis octobre 2024, les agents de l'UNRWA se sont vus interdire l'accès à Gaza par Israël. 

Mais la requérante voulait obtenir le droit d'asile conventionnel qui lui offrait la qualité de réfugié et le titre de séjour de dix ans qui lui est attaché. Celui-ci trouve son origine dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951, à laquelle la France est partie. Elle énonce que le terme « réfugié » « s’applique à toute personne (…) qui (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Le statut de réfugié est alors accordé, sur le fondement direct de la Convention de Genève, à une personne menacée de persécutions. C'est précisément ce droit d'asile conventionnel que la CNDA confère à la requérante dans sa décision du 11 juillet 2025, alors même qu'elle ne bénéficie pas de la protection de l'ONU.

Pour prendre cette décision, la CNDA s'appuie sur deux motifs essentiels.

 


Snoopy. Charles M. Schulz 

 

La violence de l'armée israélienne

 

Le premier réside dans la violence des méthodes de guerre israéliennes dans la bande de Gaza. La CNDA rend une décision fortement documentée, s'appuyant notamment sur les rapports du Comité spécial des Nations Unies chargé d'enquêter sur les pratiques israéliennes affectant les droits de l'homme du peuple palestinien dans les territoires occupés, sur le rapport sur la situation dans la bande de Gaza du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), et enfin sur le point de situation établi par l'UNWRA en juin 2025. Tous ces documents sont publics et accessibles sur internet. La CNDA s'appuie ainsi sur les rapports des organisations internationales, écartant ceux des ONG. 

Quoi qu'il en soit, la CNDA note que le dernier rapport de l'OCHA, daté du 18 juin 2025, faisait état de 55 617 morts au 22 mars 2025, dont 8 304 femmes et 15 613 enfants, ainsi que de 129 880 blessés. Les infrastructures sont détruites, notamment 89 % des installations d'eau et d'assainissement. Quant aux hôpitaux, sur les 36 que comptait le territoire, une vingtaine ne sont plus opérationnels, et les autre ne le sont que partiellement. 70 % des bâtiments scolaires ont disparu et avec eux, les personnes qui les utilisaient comme refuges. A ce désastre s'ajoute la faim, et la CNDA relève que 54 % de la population de Gaza se trouve dans une situation d'urgence alimentaire. 

La CNDA se réfère également à la jurisprudence de la Cour internationale de Justice qui, dans trois ordonnances des 26 janvier, 28 mars et 24 mai 2024 dans l'affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du génocide dans la bande de Gaza, a enjoint aux autorités israéliennes de prendre des mesures conservatoires pour empêcher que soient commis à l'encontre des Palestiniens de Gaza, des actes entrant dans le champ d'application de cette convention. 

La lecture de la décision révèle une motivation soignée, qui montre que les méthodes de guerre employées par Tsahal ne témoignent d'aucun souci de préserver les populations civiles. 

Si la violence aveugle d'une armée pouvait déjà justifier la protection subsidiaire, elle peut désormais fonder l'octroi de la qualité de réfugié. 

 

La "nationalité" palestinienne

 

La décision du 11 juillet 2025 repose sur un second motif qui, bien souvent, n'a pas été compris par les commentateurs. Certains ont en effet affirmé que la CNDA reconnaissait l'existence d'une nationalité palestinienne. Il faut cependant s'attarder un peu sur la formulation exacte de la décision. Il n'est pas contesté que les requérants sont des "apatrides palestiniens" mais la CNDA affirme qu'ils "possèdent les caractéristiques liées à une "nationalité" au sens de l'article 1er A 2 de la Convention de Genève. Ces caractéristiques ont été précisées par la directive européenne du 13 décembre 2011 qui définit les critères permettant d'obtenir la qualité de réfugié au sein de l'Union européenne. Son article 10 énonce ainsi que "la notion de nationalité ne se limite pas à la citoyenneté ou à l’inexistence de celle-ci, mais recouvre, en particulier, l’appartenance à un groupe soudé par son identité culturelle, ethnique ou linguistique, ses origines géographiques ou politiques communes, ou sa relation avec la population d’un autre État". Pour la directive européenne, la nationalité peut être latente, définie en réalité par le sentiment d'appartenance de la population à un même groupe. N'est-ce pas finalement la définition traditionnelle de la nation ? 

La CNDA se réfère ainsi à cette nationalité latente qui trouve d'ailleurs des échos dans le droit positif. Au plan international, certains gouvernement reconnaissent déjà la Palestine comme État. La France, quant à elle, toujours aussi peu cohérente dans ses choix, se déclare favorable à une solution "à deux États", mais ne va pas jusqu'à reconnaître la Palestine. Au plan interne, on sait que l'Autorité palestinienne délivre des passeports à ses ressortissants, ce qui ne signifie pas qu'ils soient universellement reconnus La CNDA ne consacre donc pas une nationalité palestinienne, mais reconnaît qu'une nationalité palestinienne pourrait être reconnue, au sens de la directive du 13 décembre 2011. 

La CNDA a pris une décision courageuse qui doit être saluée comme telle. Il reste tout de même à s'interroger sur ses conséquences concrètes. Combien de Palestiniens pourraient, dans l'état actuel des choses, déposer une demande d'asile en France ? Tous les ressortissants étrangers ont quitté la Palestine, et les Palestiniens vivent dans un territoire minuscule devenu une prison à ciel ouvert, déplacés, bombardés, affamés et gardés par une armée israélienne qui ne laisse personne sortir. Combien seront-ils à pouvoir demander l'asile ? 


Le droit d'asile : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5,  section 2 § 1 A

mercredi 9 juillet 2025

Quelques précisions sur le contrôle du pluralisme dans les médias audiovisuels



L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 4 juillet 2025 a clairement pour objectif de donner des précisions sur la manière dont l'Autorité de régulation des communications (Arcom) doit contrôler l'exigence de pluralisme des courants d'opinion dans les médias audiovisuels, telle qu'elle est imposée par la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.. Pour le juge, l'Arcom doit seulement vérifier qu'il n'existe pas de déséquilibre manifeste et durable dans l'expression des courants de pensée et d'opinion. Il ne lui appartient pas de qualifier les participants aux programmes ou de les classer au regard de leurs convictions ou appartenances politiques.

En l'espèce, l'association Cercle Droit et Liberté, regroupant des avocats et juristes plutôt engagés à droite, a demandé à l'Arcom de mettre en demeure 9 chaînes de télévision et 5 radios de modifier la liste de leurs intervenants dans leurs programmes pour donner à chaque courant d'opinion un temps de parole proportionnel à son poids dans la société française. L'Arcom a écarté cette requête et l'association a donc saisi le juge administratif de cette décision de refus. Dans son arrêt du 4 juillet 2025, le Conseil d'État confirme sa légalité.

 

L'arrêt du 13 février 2024

 

On comprend que la requête adressée à l'Arcom visait surtout à manifester un fort mécontentement après l'arrêt Reporters Sans Frontières rendu le 13 février 2024. Le Conseil d'État avait alors jugé que l'Arcom devait prendre en considération la diversité des courants de pensée et d'opinions représentés par l'ensemble des participants aux programmes diffusés pour apprécier le respect par une chaîne de télévision des principes d'indépendance et de pluralisme de l'information. Concrètement, il enjoignait  à l'Arcom de revoir ses modalités de contrôle de CNews pour intégrer les temps de parole non seulement des personnalités politiques, mais aussi les interventions des chroniqueurs, animateurs et invités.

Après cette décision, l'Arcom a adopté, le 17 juillet 2024 une délibération relative au respect du principe de pluralisme des courants de pensée et d'opinion par les éditeurs de services. Elle précise que l'autorité indépendante « s'assure que l'expression des courants de pensée et d'opinion ne soit pas, au regard de l'exigence de diversité, affectée par un déséquilibre manifeste et durable, en particulier dans les programmes d'information et les programmes concourant à l'information. Elle prend en compte dans cette appréciation les interventions de l’ensemble des participants aux programmes diffusés ». Le contrôle consiste donc dans une évaluation globale, qui s'apparente, mutatis mutandis, à un contrôle de l'erreur manifeste. 

 

 

Les Indégivrables. Xavier Gorce. 26 octobre 2012 

 

Le mode d'emploi du contrôle 

 

L'arrêt du 4 juillet 2025 pourrait être présenté comme n'ayant qu'un intérêt limité, les chances de succès du recours étant fort réduites. Il n'en demeure pas moins que c'est la première fois que le Conseil applique et précise sa jurisprudence Reporters sans Frontières. Sans surprise, il reprend la formulation figurant dans la délibération de juillet 2024, en affirmant que l'Arcom doit vérifier l'absence de "déséquilibre manifeste et durable" au regard de l'exigence de pluralisme, notamment dans les émissions d'information. De manière un peu plus précise, il donne ensuite à l'Arcom une sorte de mode d'emploi de ce contrôle. L'autorité doit ainsi procéder à un examen de l'ensemble de la programmation

Elle précise également la méthode à employer par l’Arcom, à qui il appartient de procéder à un examen de l’ensemble de la programmation. Le Conseil d'État impose ainsi que la "période soit suffisamment longue" pour que l'Arcom puisse porter une appréciation globale sur la diversité des points de vue exprimés. Sera, par exemple, considéré comme un tel déséquilibre le fait d'ouvrir systématiquement l'antenne aux heures de grande écoute aux politiques d'une tendance, pour renvoyer ceux d'une autre tendance à la trancher horaire de 2 heures à 3 heures du matin. Un tel contrôle impose un examen sur une certain durée, mais n'exige pas d'étiqueter chaque intervenant de manière systématique. Il s'agit concrètement de procéder à un sondage avec un échantillon représentatif de la ligne éditoriale de la chaîne.

En conséquence, le Conseil d'État écarte le recours du Cercle Droit et Liberté au motif qu'il n'appartient pas à l'Arcom d'enjoindre à des chaînes de télévision ou à des radios de modifier la liste de leurs intervenants pour garantir le respect du pluralisme. Pour qu'une telle injonction puisse intervenir, il faudrait, en effet, au préalable, que l'Arcom dresse elle-même la liste des intervenants et les qualifie par appartenance politique. Or précisément le Conseil d'État déclare que l'Arcom n'est pas compétente pour se livrer à une telle opération. De fait, il ne se prononce pas sur la programmation de ces chaînes.

 

La question de la preuve

 

Le Conseil d'État aurait-il pu en juger autrement ? Oui, et il le dit lui-même, en affirmant que les requérants ne produisent aucun élément de preuve visant à montrer que ces télévisions et ces radios souffrent d'"un déséquilibre manifeste et durable" en matière de pluralisme. Aucun relevé de temps de parole, aucune analyse de la programmation, rien ne vient appuyer leur revendication. A leurs yeux, certaines chaînes et radios sont d'épouvantables gauchistes, sans qu'il soit besoin de le démontrer. Chiche ? leur dit le Conseil d'État. Démontrez-le et l'injonction pourrait évidemment intervenir.

Bien entendu, on pourra objecter que le contrôle de l'Arcom n'est pas satisfaisant car il est bien délicat de s'assurer du respect du pluralisme. Une chaîne de droite s'affirme comme centriste et une chaîne de gauche comme apolitique, ou l'inverse. Mais, en l'état actuel du droit, le décompte précis des temps de parole ne s'applique qu'en période électorale. Une stricte égalité est imposée durant la campagne officielle. Dans la période qui précède, et qui est globalement celle prise en compte pour les contraintes de financement, les critères sont plus flous, et l'appréciation des temps de parole repose sur l'audience de chaque tendance politique, favorisant les grands partis au détriment des petits. L'arrêt du 4 juillet 2025 porte sur les périodes non-électorales, celles qui précisément sont moins encadrées par le droit. La question se pose alors de savoir s'il faut légiférer, ce qui entraine une autre question, celle de la reconnaissance des chaines d'opinion à côté des chaines d'information.

 

Le principe de pluralisme : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 2 § 2 B

 

 

dimanche 6 juillet 2025

Les Décrocheurs décrochés par la CEDH.


La célèbre affaire des Décrocheurs s'achève aujourd'hui, avec la décision Ludes et a. c. France, rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 3 juillet 2025. Personne n'a oublié ces militants écologistes qui, en février 2019, s'étaient emparés du portrait du Président Macron accroché dans différentes mairies. Ils l'avaient ensuite brandi dans des manifestations dénonçant l'inaction climatique. 

Ceux qui avaient été poursuivis ont été condamnés pour vol en réunion, d'autant que le portrait du Président n'avait pas été restitué. Les militants avaient en effet annoncé qu'ils le rendraient, lorsque leurs revendications seraient satisfaites, c'est-à-dire pas tout de suite. Quoi qu'il en soit, les condamnations ont été relativement modérées. Des peines de 200 € à 500 € d'amende avec sursis ont été prononcées, et confirmées par la chambre criminelle de la cour de cassation, dans trois arrêts du 18 mai 2022.

Onze requérants ont saisi la CEDH, car ils estiment que leur condamnation entraine une ingérence excessive dans la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour ne leur donne pas satisfaction et déclare au contraire que l'ingérence, si elle est incontestable, n'est pas disproportionnée. On observe cependant que la décision n'a pas été acquise à l'unanimité, les juges Zünd (Suisse) et Simockova (République tchèque) contestant la notion de vol en réunion lorsqu'elle concerne une action militante collective.

 

juillet 2017
 

 

Le Symbolic Speech

 

Dans une approche très comparable au Symbolic Speech protégé aux États-Unis par le Premier Amendement, la CEDH met en oeuvre une vision large de la liberté d'expression. A ses yeux, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ne protège pas seulement l'expression orale ou écrite au sens étroit du terme mais aussi tout comportement visant à affirmer une opinion, ou une protestation. Encore faut-il que cette expression symbolique s'inscrive dans un débat d'intérêt général. Dans un arrêt du 12 juin 2012 Tatar et Faber c. Hongrie, la CEDH a ainsi considéré que l'accrochage de linge sale sur les grilles du parlement hongrois pour protester contre le corruption était un message symbolique relevant d'un débat d'intérêt général. 

La Cour de cassation a repris cette analyse dans une décision du 26 février 2020. Elle justifie alors la relaxe d'une Femen poursuivie pour exhibition sexuelle, parce qu'elle s'était dénudée devant la statue de Vladimir Poutine au musée Grévin, son torse portant l'inscription "Kill Putin". Son comportement s'inscrivait dans une démarche de protestation politique. De fait, les juges du fond ont alors considéré que sa condamnation constituait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression. Dans une première décision relative aux Décrocheurs du 22 septembre 2021, la chambre criminelle avait repris cette analyse, et cassé l'une des condamnations au motif que la cour d'appel ne s'était pas penchée sur le caractère disproportionné ou non de l'ingérence dans la liberté d'expression. 

En l'espèce, la CEDH reconnaît que les Décrocheurs s'inscrivaient dans le cadre d'une démarche politique et militante. Ils ont délibérément commis une infraction pénale pour exprimer leurs convictions sur la lutte contre le dérèglement climatique. A cet égard, il n'était pas contestable que leur condamnation emportait une ingérence dans leur liberté d'expression. Aux termes de l'article 10, cette ingérence peut être justifiée si elle est prévue par la loi, si elle poursuit des buts légitimes et si elle se révèle "nécessaire dans une société démocratique".

Les deux premières conditions sont évidemment remplies. Le vol en réunion est prévu dans les articles 311-1 et 311-4-1 du code pénal. Ces dispositions répondent à des buts légitimes, 'la défense de l'ordre et la prévention du crime". 

 

La proportionnalité de l'ingérence

 

La question de la proportionnalité de l'ingérence apparaît plus délicate. Dans un arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, la CEDH, réunie en Grande Chambre, refusait de sanctionner pour atteinte à la liberté d'expression une condamnation infligée au requérant par la justice française, celui-ci ayant laissé subsister sur son mur Facebook des propos très violents proférés à l'encontre d'un adversaire politique. A cette occasion, elle rappelle que les juges internes sont compétents pour apprécier la nécessité de l'ingérence dans la liberté d'expression. De son côté, la CEDH ne se borne pas à vérifier que ce contrôle a existé, mais elle apprécie la proportionnalité de l'ingérence au regard de l'ensemble de l'affaire. 

Conformément à sa jurisprudence Erla Hlynsdottir c. Islande du 21 octobre 2014, la CEDH n'est pas compétente pour s'assurer que les critères du vol en réunion étaient remplis, appréciation relevant de la seule appréciation des juges internes. Elle examine en revanche la manière dont ils ont effectué cette mise en balance de la liberté d'expression avec les buts légitimes poursuivis. C'est ainsi, selon l'arrêt Matúz c. Hongrie du 21 octobre 2014, que l'absence d'un contrôle judiciaire efficace sur ce point peut justifier un constat de violation de l'article 10. Dans le cas de l'affaire des Décrocheurs, la décision rendue par la Cour de cassation le 22 septembre 2021 montre que les juges internes ont procédé à une évaluation de la proportionnalité de la condamnation au regard de la liberté d'expression des accusés. 

Enfin, la CEDH affirme que la lourdeur, ou non, de la peine, constitue un élément essentiel dans l'appréciation de la proportionnalité de l'ingérence. Une peine d'emprisonnement dans ce domaine peut ainsi avoir un effet particulièrement dissuasif au regard de l'exercice de la liberté d'expression, principe affirmé dans l'arrêt Mariya Alekhina c. Russie du 17 juillet 2018, à propos de l'action militante d'une Femen qui s'était dénudée dans l'église de la Madeleine. En l'espèce, les peines sont légères, amendes assorties du sursis. Cette relative mansuétude est aussi liée au caractère symbolique de l'action militante. Le vol d'un portrait du Président de la République n'a pas causé de violences ni de dommages. Si les auteurs du vol n'ont pas voulu restituer leur butin, il a ensuite été récupéré, les jugements comportant une obligation de restitution.

Sur le mur des mairies, à la place du portrait disparu, les militants avaient scotché un tract avec la phrase suivante : "Le vide laissé au mur symbolise l'inaction du gouvernement en matière sociale et climatique". Le message est certainement plus clair que celui exprimé par le déversement de soupe aux légumes sur un tableau de maître, ou l'exhibition d'une poitrine généreuse au musée Grévin. La diversité de ces mobilisations témoigne d'une nouvelle perception de l'expression politique, très proche de l'interprétation américaine du Premier Amendement. D'une certaine manière, le Symbolic Speech se substitue aux expressions traditionnelles, aux tribunes et aux entretiens. Doit-on en déduire que les groupes minoritaires qui ne peuvent s'exprimer dans des médias enfermés dans leur ligne éditoriale sont à la recherche d'autres formes d'expression, plus originales mais aussi, souvent, illégales ?


Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 section 2 du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier,



 

mercredi 2 juillet 2025

L'éducation sexuelle à l'école.


Le 27 juin 2025, le Conseil d'État a rejeté les recours déposés par un groupe de parents d'élèves et d'associations, à la tête desquelles figurait le Syndicat de la famille dirigé par Ludovine de la Rochère, autrefois connu sous le nom de Manif pour tous. Ils contestaient deux textes signés de la ministre de l'Éducation nationale, un arrêté du 3 février 2025 fixant le programme d'éducation à la sexualité "éduquer à la vie affective et relationnelle (Evars)",  et une circulaire du lendemain, le 4 février 2025, relative à sa mise en oeuvre dans les établissements primaires et secondaires.

La décision au fond était attendue car le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 5 mars 2025, avait refusé de suspendre ces textes, au motif que la condition d'urgence n'était pas remplie. Les requérants invoquaient, pour justifier cette urgence, l'atteinte que ce programme porterait "à la primauté éducative des parents, à l'autorité parentale, au droit à l'éducation, au droit à la vie privée, au droit à la santé, au principe de neutralité du service public et qu'il est susceptible de conduire à la commission de l'infraction d'outrage sexuel". Cet empilement de motifs n'avait pas impressionné le juge qui avait refusé d'y voir la justification d'une quelconque urgence. Ce n'est pas surprenant si l'on considère que l'urgence est appréciée par le juge à travers le caractère grave et immédiat d'une atteinte à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. En l'espèce, ce caractère grave et immédiat, faisait défaut, puisque le programme Evars n'entrera en vigueur qu'à la rentrée 2025. 

L'arrêt du 27 juin se prononce cette fois au fond, et il commence par affirmer la compétence de la ministre de l'Éducation nationale qui, en l'espèce, ne fait qu'appliquer la loi. Aux termes de l'article L 311-2 du code de l'éducation, l'organisation et le contenu des formations sont définis par des décrets et arrêtés du ministre chargé de l'Éducation. De manière encore plus précise l'article L 312-16 du même code impose une "information et une éducation à la sexualité" dispensés dans les établissements scolaires, à raison de trois séances annuelles, organisées par groupes d'âge homogène. Ce texte trouve son origine dans la loi du 4 juillet 2001 relative à l'IVG et à la contraception qui, la première, a prévu une éducation à la sexualité. 

Parmi tous les moyens invoqués, certains ne pouvaient qu'être écartés d'emblée. Il en est ainsi de l'idée selon laquelle le simple fait de parler sexualité à un enfant conduirait à commettre le délit d'outrage sexuel. L'article 222-33-1-1 du code pénal définit comme outrage sexuel un propos ou un comportement qui "porte atteinte à la dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant". Il semble bien difficile de considérer un cours sur la sexualité comme un traitement dégradant ou humiliant.   

Il en est de même de l'idée étrange selon laquelle cet enseignement priverait les parents de l'autorité parentale ou porterait une atteinte excessive au droit à la vie privée de l'enfant. Accueillir de tels moyens reviendrait à considérer que les parents peuvent choisir à la carte les cours suivis par leurs enfants, et écarter ceux qu'ils estiment porter atteinte à sa vie privée, ou plutôt à la leur. Il deviendrait alors possible d'interdire à une petite fille d'aller à la piscine, ou à un enfant de faire de la musique, parce que ces activités sont contraires à sa religion, donc à sa vie privée. 

 


 L'Ecole des femmes, acte V, sc. 4. Molière

Isabelle Adjani et Bernard Blier. 25 mai 1973. Archives de l'INA 

 

La "primauté éducative des parents"

 

Pour les requérants, le principe essentiel auquel porte atteinte le programme d'éducation à la sexualité est celui de la "primauté éducative des parents". Le seul problème est que ce principe n'existe pas au plan juridique. L'article L. 111-4 du code de l'éducation prévoit certes que " Les parents d'élèves sont membres de la communauté éducative. (...) / Leur participation à la vie scolaire et le dialogue avec les enseignants et les autres personnels sont assurés dans chaque école et dans chaque établissement". Cela ne signifie évidemment pas qu'ils peuvent librement définir ou modifier les programmes.

Le droit ne connaît que l'autorité parentale qui, précisément, n'est pas méconnue par les trois heures annuelles d'éducation à la sexualité dispensées aux enfants. Le Conseil d'État corrige la formulation employée par les requérants et affirme que la "primauté éducative des parents" est invoquée pour contester une atteinte à l'autorité parentale. L'interprétation ne manque pas de générosité car il ne fait aucun doute que, pour les requérants, la "primauté éducative des parents" est un principe qui a pour objet d'imposer aux établissements d'enseignements des programmes conformes à leurs convictions. En revanche, en renvoyant la "primauté éducative" à l'autorité parentale, le juge ne peut qu'écarter le moyen.

Sur le fond, le Conseil d'État explique que cet enseignement est dispensé de manière appropriée à l'âge des enfants. A l'école maternelle et primaire, ils bénéficient d'une éducation à la vie affective et relationnelle, la sexualité en tant que telle n'étant évoquée que dans les établissements du second degré, au moment où les enfants deviennent de jeunes adolescents. Au demeurant, la sexualité n'est qu'une des facettes d'un enseignement, et les enfants sont également formés au principe d'égalité entre les garçons et les filles, au principe de dignité, au refus des violences sexistes et sexuelles etc.

 

Le principe de neutralité

 

L'autre moyen développé par les requérants repose sur l'atteinte au principe de neutralité du service public de l'enseignement. Sur ce point, le Conseil d'État avait déjà considéré dans une décision Association Promouvoir, le 18 octobre 2000, qu'une éducation à la sexualité, dispensée alors dans le but de lutter contre l'épidémie de Sida, ne portait pas atteinte au principe de neutralité. Elle n'avait en effet ni pour objet ni pour conséquence de porter atteinte à la liberté de conscience des élèves. Quelques jours auparavant, le Conseil d'État, dans une première décision Association Promouvoir du 6 octobre 2000, énonçait déjà qu'une simple brochure distribuée aux collégiens de la classe de 3è, les informant sur la contraception, ne portait pas atteinte au principe de neutralité.  Il précisait alors que cette neutralité n'était respectée qu'à la condition que le brochure ne contienne pas de développements sur sur les positions philosophiques ou religieuses relatives à la contraception.

L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 27 juin 2025 peut sembler anodin. Personne ne s'attendait à ce qu'un programme officiel de l'Éducation nationale soit annuler sur des fondements aussi incertains. On observe d'ailleurs que le lobby de l'enseignement catholique s'était montré très actif durant la période de rédaction des textes, mais qu'il est arrivé devant le juge en ordre dispersé, certains groupes parmi les plus importants ne s'étant pas joints au recours. 

Le plus important réside dans le fait que le Conseil d'État affirme clairement que la définition des programmes scolaires appartient à l'État. Les parents d'élèves peuvent faire connaitre leur position, mais ils ne sauraient revendiquer un pouvoir de décision dans ce domaine. Cette affirmation de la primauté de l'État prend un intérêt particulier alors qu'arrivent de toutes parts des informations sur l'absence de contrôle exercé sur les établissements privés, y compris sous-contrat. D'une certaine manière, le Conseil d'État invite l'État à exercer ses responsabilités, enfin. 

 

L'enseignement public : chapitre 11, section 1 du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 

 

 



samedi 28 juin 2025

Les "contrôles au faciès" devant la CEDH.


L'arrêt Seydi et a. c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 26 juin 2025 a donné lieu à des traitement médiatiques diversifiés. Libération et Le Monde annoncent dans une rédaction très semblable : "La France condamnées par le CEDH pour ses contrôles au faciès" et "Contrôles au faciès : la France condamnée, une décision inédite". Le Figaro se montre plus analytique : "Contrôles "au faciès : Pourquoi la Cour européenne condamne la France". 

 

Une formule dépourvue de contenu juridique

 

Les guillemets utilisés par Le Figaro pour désigner les contrôles "au faciès" sont effectivement indispensables. La formule est en effet dépourvue de contenu juridique. Elle désigne une situation dans laquelle les personnes contrôlées sont sélectionnées de manière discriminatoire, par exemple en fonction de leur apparence physique ou de la couleur de leur peau. Six personnes qui estiment avoir été l'objet de ce type de contrôle à Saint-Ouen, Lille, Saint-Germain-en-Laye, Vaulx-en-Velin et Besançon. Tous avaient saisi le juge judiciaire pour engager la responsabilité du service public de la Justice. Mais la faute lourde n'a pas été retenue par les juges.

 

hommage à Cabu. Circa 1970

La responsabilité pour faute lourde

 

Observons toutefois que cette responsabilité pour faute lourde du fait d'un contrôle d'identité discriminatoire est admise en droit français depuis neuf arrêts rendus le même jour, le 9 novembre 2016, par la 1ère chambre civile de la Cour de cassation. Elle a par exemple été mise en oeuvre par la Cour d'appel de Paris le 8 juin 2021. Parmi toute un classe en sortie scolaire, les policiers chargés d'un contrôle d'identité à la gare du Nord avaient choisi trois garçons d'origine comorienne, malienne et marocaine, sans qu'il apparaisse que des personnes non issues de "minorités visibles" descendant du même train aient été en même temps contrôlées. Pour le juge, les caractéristiques des personnes contrôlées ont été la cause réelle du contrôle, et cette différence de traitement laisse présumer une discrimination, d'autant que le ministre de l'Intérieur de l'époque n'avait pas réellement engagé d'enquête sérieuse sur ces faits.

La CEDH a, quant à elle, été saisie par des requérants qui n'ont pas obtenu de condamnation du service public de la Justice pour faute lourde. Ils invoquent une double violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et de l'article 14 qui sanctionne la discrimination. Ils auraient souhaité, comme leurs avocats, voir la France condamnée pour une "défaillance structurelle", des études et enquêtes statistiques menées notamment par le Défenseur des droits montrant qu'une personne issue d'une "minorité visible" avait vingt fois plus de risques de se faire contrôler qu'une autre. Il n'en a rien été, et la CEDH a étudié chaque affaire, l'une après l'autre. Elle n'a retenu la discrimination que dans le seul cas bisontin. L'intéressé avait été en effet été contrôlé trois fois en dix jours dans le centre-ville et deux fois en une seule journée. Il produisait en outre des témoignages attestant que les policiers avaient tenus à son égard des propos déplacés et même fait usage de violence physique.

La CEDH, et elle le rappelle dans un arrêt Wa Baile c. Suisse du 20 février 2024, exige seulement des juges internes qu’ils se penchent sur le caractère discriminatoire d’un contrôle, lorsqu’ils sont saisis de ce type de problème. Leur décision doit être suffisamment motivée pour permettre, ensuite, l'éventuel contrôle de la CEDH.

L'arrêt du 25 juin 2025 présente la particularité d'intervenir à l'issue d'une action civile, alors que la plupart des décisions concernant les contrôles "au faciès" concernaient des actions pénales, les requérants ayant porté plainte dans leur pays pour discrimination, voire détention arbitraire. Dans le cas présent, les juges internes, jusqu'à la Cour de cassation, se sont penchés, par un examen attentif et effectif, sur le caractère discriminatoire ou non du contrôle, pour rechercher l'éventuelle faute lourde. Le droit français est donc, sur ce point, parfaitement dans la ligne de la jurisprudence européenne. 

 

L'absence de défaillance structurelle

 

Cela n'empêche pas la Cour européenne de se pencher sur le caractère discriminatoire ou non des contrôles. Dans ce cas, sa jurisprudence, en particulier Clift c. Royaume-Uni du 13 juillet 2010 impose au requérant de démontrer qu'il a subi une différence de traitement. Il incombe ensuite au gouvernement mis en cause de prouver que cette différence de traitement était justifiée, principe rappelée dans l'arrêt de Grande Chambre D. H. et a. c. République tchèque du 13 novembre 2007.

En l'espèce, le moyen principal soulevé par les requérants s'appuyait sur des statistiques et rapports pour démontrer l'existence de contrôles d'identité discriminatoires. La CEDH, s'appuyant sur sa décision Di Trizio c. Suisse du 2 février 2016, refuse de considérer que des données statistiques peuvent suffire à révéler des pratiques discriminatoires. En l'espèce, la Cour observe que les données recueillies en France montrent que les contrôles "au faciès" peuvent malheureusement exister, mais qu'ils n'ont rien de systémique. Elle note d'ailleurs que ces constats doivent être appréciés à la lumière d'une large représentation des personnes issues des minorités visibles dans les zones de sécurité où la police doit assurer l'ordre public.

En l'absence de défaillance structurelle, la preuve de la discrimination ne saurait donc se trouver dans de froides statistiques mais doit être recherchée dans l'organisation de chaque contrôle d'identité. 

 

La charge de la preuve 

 

Le requérant doit ainsi apporter au moins un commencement de preuve montrant qu'il a été traité différemment d'une autre personne placée dans une situation analogue. De fait, dans cinq cas sur six, la CEDH estime que ce commencement de preuve n'est pas apporté. Soit le comportement du requérant est suspect parce qu'il tente de s'éloigner à vive allure, le visage recouvert d'une capuche, soit il ressemblait à une personne recherchée. Le juge considère même que les propos inappropriés tenus par les policiers ne constituent pas un tel commencement de preuve s'il n'est pas établi qu'ils aient été adressés au seul requérant. Seul le contrôle subi par M. Touil à Besançon est donc considéré comme discriminatoire car précisément de témoins dignes de foi ont affirmé qu'il avait subi des violences et fait l'objet de propos stigmatisants.

In fine, la France n'est donc pas condamnée pour l'existence de contrôles "au faciès" systémiques, mais pour un seul contrôle discriminatoire. L'arrêt Seydi c. France ne modifie rien au droit positif, et la question de la preuve de la discrimination demeure ouverte. Il est évident, et heureusement, que tous les contrôles d'identités ne se déroulent pas "au faciès", mais il n'en demeure pas moins que la CEDH ne rend pas plus facile la preuve de la discrimination, qui pèse presque exclusivement sur la victime. Pour pouvoir prouver le contrôle "au faciès", il faudrait, dans l'idéal, que chaque personne potentiellement contrôlée se promène exclusivement dans des endroits fréquentés par des témoins dont la neutralité ne peut être mise en doute. Il faudrait aussi, sans doute, que les forces de l'ordre, et plus précisément les syndicats de police, consentent à porter les caméras-piétons. Puisqu'ils ne pratiquent pas les contrôles "au faciès"... où est le problème ?

 

Les contrôles "au faciès" : chapitre 4, section 2 § 1 A  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier,