« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 2 juillet 2025

L'éducation sexuelle à l'école


Le 27 juin 2025, le Conseil d'État a rejeté les recours déposés par un groupe de parents d'élèves et d'associations, à la tête desquelles figurait le Syndicat de la famille dirigé par Ludovine de la Rochère, autrefois connu sous le nom de Manif pour tous. Ils contestaient deux textes signés de la ministre de l'Éducation nationale, un arrêté du 3 février 2025 fixant le programme d'éducation à la sexualité "éduquer à la vie affective et relationnelle (Evars)",  et une circulaire du lendemain, le 4 février 2025, relative à sa mise en oeuvre dans les établissements primaires et secondaires.

La décision au fond était attendue car le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 5 mars 2025, avait refusé de suspendre ces textes, au motif que la condition d'urgence n'était pas remplie. Les requérants invoquaient, pour justifier cette urgence, l'atteinte que ce programme porterait "à la primauté éducative des parents, à l'autorité parentale, au droit à l'éducation, au droit à la vie privée, au droit à la santé, au principe de neutralité du service public et qu'il est susceptible de conduire à la commission de l'infraction d'outrage sexuel". Cet empilement de motifs n'avait pas impressionné le juge qui avait refusé d'y voir la justification d'une quelconque urgence. Ce n'est pas surprenant si l'on considère que l'urgence est appréciée par le juge à travers le caractère grave et immédiat d'une atteinte à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. En l'espèce, ce caractère grave et immédiat, faisait défaut, puisque le programme Evars n'entrera en vigueur qu'à la rentrée 2025. 

L'arrêt du 27 juin se prononce cette fois au fond, et il commence par affirmer la compétence de la ministre de l'Éducation nationale qui, en l'espèce, ne fait qu'appliquer la loi. Aux termes de l'article L 311-2 du code de l'éducation, l'organisation et le contenu des formations sont définis par des décrets et arrêtés du ministre chargé de l'Éducation. De manière encore plus précise l'article L 312-16 du même code impose une "information et une éducation à la sexualité" dispensés dans les établissements scolaires, à raison de trois séances annuelles, organisées par groupes d'âge homogène. Ce texte trouve son origine dans la loi du 4 juillet 2001 relative à l'IVG et à la contraception qui, la première, a prévu une éducation à la sexualité. 

Parmi tous les moyens invoqués, certains ne pouvaient qu'être écartés d'emblée. Il en est ainsi de l'idée selon laquelle le simple fait de parler sexualité à un enfant conduirait à commettre le délit d'outrage sexuel. L'article 222-33-1-1 du code pénal définit comme outrage sexuel un propos ou un comportement qui "porte atteinte à la dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant". Il semble bien difficile de considérer un cours sur la sexualité comme un traitement dégradant ou humiliant.   

Il en est de même de l'idée étrange selon laquelle cet enseignement priverait les parents de l'autorité parentale ou porterait une atteinte excessive au droit à la vie privée de l'enfant. Accueillir de tels moyens reviendrait à considérer que les parents peuvent choisir à la carte les cours suivis par leurs enfants, et écarter ceux qu'ils estiment porter atteinte à sa vie privée, ou plutôt à la leur. Il deviendrait alors possible d'interdire à une petite fille d'aller à la piscine, ou à un enfant de faire de la musique, parce que ces activités sont contraires à sa religion, donc à sa vie privée. 

 


 L'Ecole des femmes, acte V, sc. 4. Molière

Isabelle Adjani et Bernard Blier. 25 mai 1973. Archives de l'INA 

 

La "primauté éducative des parents"

 

Pour les requérants, le principe essentiel auquel porte atteinte le programme d'éducation à la sexualité est celui de la "primauté éducative des parents". Le seul problème est que ce principe n'existe pas au plan juridique. L'article L. 111-4 du code de l'éducation prévoit certes que " Les parents d'élèves sont membres de la communauté éducative. (...) / Leur participation à la vie scolaire et le dialogue avec les enseignants et les autres personnels sont assurés dans chaque école et dans chaque établissement". Cela ne signifie évidemment pas qu'ils peuvent librement définir ou modifier les programmes.

Le droit ne connaît que l'autorité parentale qui, précisément, n'est pas méconnue par les trois heures annuelles d'éducation à la sexualité dispensées aux enfants. Le Conseil d'État corrige la formulation employée par les requérants et affirme que la "primauté éducative des parents" est invoquée pour contester une atteinte à l'autorité parentale. L'interprétation ne manque pas de générosité car il ne fait aucun doute que, pour les requérants, la "primauté éducative des parents" est un principe qui a pour objet d'imposer aux établissements d'enseignements des programmes conformes à leurs convictions. En revanche, en renvoyant la "primauté éducative" à l'autorité parentale, le juge ne peut qu'écarter le moyen.

Sur le fond, le Conseil d'État explique que cet enseignement est dispensé de manière appropriée à l'âge des enfants. A l'école maternelle et primaire, ils bénéficient d'une éducation à la vie affective et relationnelle, la sexualité en tant que telle n'étant évoquée que dans les établissements du second degré, au moment où les enfants deviennent de jeunes adolescents. Au demeurant, la sexualité n'est qu'une des facettes d'un enseignement, et les enfants sont également formés au principe d'égalité entre les garçons et les filles, au principe de dignité, au refus des violences sexistes et sexuelles etc.

 

Le principe de neutralité

 

L'autre moyen développé par les requérants repose sur l'atteinte au principe de neutralité du service public de l'enseignement. Sur ce point, le Conseil d'État avait déjà considéré dans une décision Association Promouvoir, le 18 octobre 2000, qu'une éducation à la sexualité, dispensée alors dans le but de lutter contre l'épidémie de Sida, ne portait pas atteinte au principe de neutralité. Elle n'avait en effet ni pour objet ni pour conséquence de porter atteinte à la liberté de conscience des élèves. Quelques jours auparavant, le Conseil d'État, dans une première décision Association Promouvoir du 6 octobre 2000, énonçait déjà qu'une simple brochure distribuée aux collégiens de la classe de 3è, les informant sur la contraception, ne portait pas atteinte au principe de neutralité.  Il précisait alors que cette neutralité n'était respectée qu'à la condition que le brochure ne contienne pas de développements sur sur les positions philosophiques ou religieuses relatives à la contraception.

L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 27 juin 2025 peut sembler anodin. Personne ne s'attendait à ce qu'un programme officiel de l'Éducation nationale soit annuler sur des fondements aussi incertains. On observe d'ailleurs que le lobby de l'enseignement catholique s'était montré très actif durant la période de rédaction des textes, mais qu'il est arrivé devant le juge en ordre dispersé, certains groupes parmi les plus importants ne s'étant pas joints au recours. 

Le plus important réside dans le fait que le Conseil d'État affirme clairement que la définition des programmes scolaires appartient à l'État. Les parents d'élèves peuvent faire connaitre leur position, mais ils ne sauraient revendiquer un pouvoir de décision dans ce domaine. Cette affirmation de la primauté de l'État prend un intérêt particulier alors qu'arrivent de toutes parts des informations sur l'absence de contrôle exercé sur les établissements privés, y compris sous-contrat. D'une certaine manière, le Conseil d'État invite l'État à exercer ses responsabilités, enfin. 

 

L'enseignement public : chapitre 11, section 1 du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 

 

 



samedi 28 juin 2025

Les "contrôles au faciès" devant la CEDH


L'arrêt Seydi et a. c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 25 juin 2025 a donné lieu à des traitement médiatiques diversifiés. Libération et Le Monde annoncent dans une rédaction très semblable : "La France condamnées par le CEDH pour ses contrôles au faciès" et "Contrôles au faciès : la France condamnée, une décision inédite". Le Figaro se montre plus analytique : "Contrôles "au faciès : Pourquoi la Cour européenne condamne la France". 

 

Une formule dépourvue de contenu juridique

 

Les guillemets utilisés par Le Figaro pour désigner les contrôles "au faciès" sont effectivement indispensables. La formule est en effet dépourvue de contenu juridique. Elle désigne une situation dans laquelle les personnes contrôlées sont sélectionnées de manière discriminatoire, par exemple en fonction de leur apparence physique ou de la couleur de leur peau. Six personnes qui estiment avoir été l'objet de ce type de contrôle à Saint-Ouen, Lille, Saint-Germain-en-Laye, Vaulx-en-Velin et Besançon. Tous avaient saisi le juge judiciaire pour engager la responsabilité du service public de la Justice. Mais la faute lourde n'a pas été retenue par les juges.

 

hommage à Cabu. Circa 1970

La responsabilité pour faute lourde

 

Observons toutefois que cette responsabilité pour faute lourde du fait d'un contrôle d'identité discriminatoire est admise en droit français depuis neuf arrêts rendus le même jour, le 9 novembre 2016, par la 1ère chambre civile de la Cour de cassation. Elle a par exemple été mise en oeuvre par la Cour d'appel de Paris le 8 juin 2021. Parmi toute un classe en sortie scolaire, les policiers chargés d'un contrôle d'identité à la gare du Nord avaient choisi trois garçons d'origine comorienne, malienne et marocaine, sans qu'il apparaisse que des personnes non issues de "minorités visibles" descendant du même train aient été en même temps contrôlées. Pour le juge, les caractéristiques des personnes contrôlées ont été la cause réelle du contrôle, et cette différence de traitement laisse présumer une discrimination, d'autant que le ministre de l'Intérieur de l'époque n'avait pas réellement engagé d'enquête sérieuse sur ces faits.

La CEDH a, quant à elle, été saisie par des requérants qui n'ont pas obtenu de condamnation du service public de la Justice pour faute lourde. Ils invoquent une double violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et de l'article 14 qui sanctionne la discrimination. Ils auraient souhaité, comme leurs avocats, voir la France condamnée pour une "défaillance structurelle", des études et enquêtes statistiques menées notamment par le Défenseur des droits montrant qu'une personne issue d'une "minorité visible" avait vingt fois plus de risques de se faire contrôler qu'une autre. Il n'en a rien été, et la CEDH a étudié chaque affaire, l'une après l'autre. Elle n'a retenu la discrimination que dans le seul cas bisontin. L'intéressé avait été en effet été contrôlé trois fois en dix jours dans le centre-ville et deux fois en une seule journée. Il produisait en outre des témoignages attestant que les policiers avaient tenus à son égard des propos déplacés et même fait usage de violence physique.

La CEDH, et elle le rappelle dans un arrêt Wa Baile c. Suisse du 20 février 2024, exige seulement des juges internes qu’ils se penchent sur le caractère discriminatoire d’un contrôle, lorsqu’ils sont saisis de ce type de problème. Leur décision doit être suffisamment motivée pour permettre, ensuite, l'éventuel contrôle de la CEDH.

L'arrêt du 25 juin 2025 présente la particularité d'intervenir à l'issue d'une action civile, alors que la plupart des décisions concernant les contrôles "au faciès" concernaient des actions pénales, les requérants ayant porté plainte dans leur pays pour discrimination, voire détention arbitraire. Dans le cas présent, les juges internes, jusqu'à la Cour de cassation, se sont penchés, par un examen attentif et effectif, sur le caractère discriminatoire ou non du contrôle, pour rechercher l'éventuelle faute lourde. Le droit français est donc, sur ce point, parfaitement dans la ligne de la jurisprudence européenne. 

 

L'absence de défaillance structurelle

 

Cela n'empêche pas la Cour européenne de se pencher sur le caractère discriminatoire ou non des contrôles. Dans ce cas, sa jurisprudence, en particulier Clift c. Royaume-Uni du 13 juillet 2010 impose au requérant de démontrer qu'il a subi une différence de traitement. Il incombe ensuite au gouvernement mis en cause de prouver que cette différence de traitement était justifiée, principe rappelée dans l'arrêt de Grande Chambre D. H. et a. c. République tchèque du 13 novembre 2007.

En l'espèce, le moyen principal soulevé par les requérants s'appuyait sur des statistiques et rapports pour démontrer l'existence de contrôles d'identité discriminatoires. La CEDH, s'appuyant sur sa décision Di Trizio c. Suisse du 2 février 2016, refuse de considérer que des données statistiques peuvent suffire à révéler des pratiques discriminatoires. En l'espèce, la Cour observe que les données recueillies en France montrent que les contrôles "au faciès" peuvent malheureusement exister, mais qu'ils n'ont rien de systémique. Elle note d'ailleurs que ces constats doivent être appréciés à la lumière d'une large représentation des personnes issues des minorités visibles dans les zones de sécurité où la police doit assurer l'ordre public.

En l'absence de défaillance structurelle, la preuve de la discrimination ne saurait donc se trouver dans de froides statistiques mais doit être recherchée dans l'organisation de chaque contrôle d'identité. 

 

La charge de la preuve 

 

Le requérant doit ainsi apporter au moins un commencement de preuve montrant qu'il a été traité différemment d'une autre personne placée dans une situation analogue. De fait, dans cinq cas sur six, la CEDH estime que ce commencement de preuve n'est pas apporté. Soit le comportement du requérant est suspect parce qu'il tente de s'éloigner à vive allure, le visage recouvert d'une capuche, soit il ressemblait à une personne recherchée. Le juge considère même que les propos inappropriés tenus par les policiers ne constituent pas un tel commencement de preuve s'il n'est pas établi qu'ils aient été adressés au seul requérant. Seul le contrôle subi par M. Touil à Besançon est donc considéré comme discriminatoire car précisément de témoins dignes de foi ont affirmé qu'il avait subi des violences et fait l'objet de propos stigmatisants.

In fine, la France n'est donc pas condamnée pour l'existence de contrôles "au faciès" systémiques, mais pour un seul contrôle discriminatoire. L'arrêt Seydi c. France ne modifie rien au droit positif, et la question de la preuve de la discrimination demeure ouverte. Il est évident, et heureusement, que tous les contrôles d'identités ne se déroulent pas "au faciès", mais il n'en demeure pas moins que la CEDH ne rend pas plus facile la preuve de la discrimination, qui pèse presque exclusivement sur la victime. Pour pouvoir prouver le contrôle "au faciès", il faudrait, dans l'idéal, que chaque personne potentiellement contrôlée se promène exclusivement dans des endroits fréquentés par des témoins dont la neutralité ne peut être mise en doute. Il faudrait aussi, sans doute, que les forces de l'ordre, et plus précisément les syndicats de police, consentent à porter les caméras-piétons. Puisqu'ils ne pratiquent pas les contrôles "au faciès"... où est le problème ?

 

Les contrôles "au faciès" : chapitre 4, section 2 § 1 A  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 

 

mercredi 25 juin 2025

La neutralité en drapeau



Les élus locaux ont de plus en plus tendance à utiliser la mairie comme un support de communication, destiné à afficher leurs engagements politiques. A côté du drapeau français et du drapeau de l'Union européenne, flottent désormais des drapeaux ukrainiens, palestiniens ou israéliens. Le choix varie avec la couleur politique de la municipalité et la sociologie du corps électoral.

Quelle que soit la couleur du drapeau, le principe de neutralité interdit de l'arborer au fronton de la mairie. 

 

Le principe de neutralité

 

Le principe de neutralité trouve son origine dans la loi de séparation des églises et de l'État du 9 décembre 1905. Dans une décision Association civique Joué Langueurs du 4 février 1999, la Cour administrative d'appel de Nantes annulait ainsi une délibération décidant d'apposer un crucifix dans la salle du conseil municipal et la salle des mariages. Une telle décision violait à la fois "la liberté de conscience assurée à tous les citoyens de la République et la neutralité du service public à l'égard des cultes".

Le principe de neutralité du service public dépasse toutefois largement le seul cas de l'expression des convictions religieuses. Est sanctionnée avec une rigueur identique l'expression de convictions politiques qui constitue une rupture d'égalité devant le service public. Elle laisse penser, en effet, que les citoyens pourraient être traités de manière différente, en fonction de leur adhésion, ou au contraire de leur rejet, des convictions exprimées par la majorité municipale.

Sont ainsi annulées toutes les délibérations décidant de placer sur ou dans les mairies des signes exprimant des opinions politiques, religieuses ou philosophiques. Nul n'a oublié le jugement du tribunal administratif de Caen Préfet du Calvados c. commune de Gonneville-sur-Mer,  intervenu le 26 octobre 2010, déclarant illégal le refus du maire de cette petite ville de retirer le portrait du maréchal Pétain de la salle des délibérations du conseil municipal. Plus récemment, le tribunal administratif de Montreuil, le 6 décembre 2024, a annulé la délibération du conseil municipal de la ville de Montfermeil décidant de suspendre une banderole de soutien à la cause palestinienne sur le fronton de la mairie.

Les drapeaux étrangers sont l'objet d'une jurisprudence identique. Le Conseil d'État, dès le 27 juillet 2005, annule ainsi la délibération du conseil municipal de la commune de Sainte-Anne visant à faire flotter un drapeau indépendantiste sur la façade de la mairie. La jurisprudence est donc très claire, et elle interdit tout autre drapeau que le drapeau national et celui de l'Union européenne.

 

 

Rue animée. André Lanskoy. 1902-1976

 

Le déféré ou le référé

 

Tous les drapeaux devraient donc faire l'objet de la même interdiction. Sur le plan juridique, la procédure est simple. La délibération du conseil municipal décidant d'arborer un drapeau étranger est illégale. Il appartient alors au préfet d'envoyer au maire une lettre lui demandant de retirer à la fois la délibération et le drapeau. En cas de refus, il doit utiliser la procédure de déféré, c'est-à-dire saisir le juge administratif pour qu'il déclare l'illégalité de la délibération et enjoigne à l'élu de rétablir la légalité, c'est-à-dire de retirer l'emblème qui n'a rien à faire sur la mairie. 

Certes, nous avons là une procédure simple et destinée à faire respecter la légalité. Mais sa pratique est à géométrie très variable. 

Regardons la pratique concernant les mairies qui arborent une banderole en soutien de la Palestine ou drapeau palestinien. Dans le cas de la banderole de Montfermeil, la délibération du conseil municipal est datée du 25 novembre 2024, et le préfet de Seine-Saint-Denis a déposé un déféré dès le 2 décembre. Il en est de même des drapeaux palestiniens. Le tribunal administratif de Cergy Pontoise vient ainsi, le 20 juin 2025, de suspendre la décision de la mairie de Gennevilliers de hisser sur son fronton les couleurs palestiniennes. On pourrait citer d'autres exemples dans lesquels le déféré préfectoral intervient très rapidement, dans le cas évidemment du drapeau palestinien.

En revanche, pour d'autres emblèmes, force est de constater que les préfets ne font pas de zèle et refusent d'appliquer la procédure de déféré. Ce phénomène a d'abord été observé pour le drapeau ukrainien. C'est ainsi que la ville de Saint-Germain-en-Laye a été l'objet d'une astreinte prononcée par le tribunal administratif de Versailles le 20 décembre 2024, lui enjoignant de retirer les couleurs ukrainiennes de la façade de l'Hôtel de Ville. Il ne s'agissait cependant pas d'un déféré déposé par le préfet, mais d'un référé déposé par M. A., habitant de la commune. Le juge fait d'ailleurs observer que cette seule qualité d'habitant de la commune suffit à garantir l'intérêt à agir du requérant.

Et qu'en est-il aujourd'hui du drapeau israélien ? Le cas le plus médiatisé est celui de la ville de Nice qui a arboré le drapeau israélien deux jours après l'attentat du 7 octobre 2023, et qui ne l'a jamais retiré. Dans ce cas, le préfet des Alpes Maritimes s'est montré d'une absolue discrétion. Le premier recours est venu de l'association France-Palestine qui a d'abord demandé à la mairie, soit de retirer le drapeau israélien, soit d'ajouter le drapeau palestinien. Le maire de Nice a refusé, et l'association a déposé un référé qui a été examiné le 31 mai 2024 par le tribunal administratif de Nice. 

La décision est surprenante, car le tribunal écarte la requête pour "défaut d'urgence". Il rappelle que "pour obtenir la suspension de l’exécution d’une décision administrative, deux conditions doivent être réunies : la situation doit revêtir un caractère d’urgence et il doit exister un doute sérieux sur la légalité de cette décision". Il estime alors que la situation ne revêt aucun caractère d'urgence. Dès lors que la première condition n'est pas remplie, il n'y a donc pas lieu d'examiner la seconde condition tenant à la légalité de la décision en litige. La lecture de la décision incite à regretter qu'il soit impossible de délocaliser ce type de contentieux.

Le 29 mars 2025, un second recours a été déposé par l'association France-Palestine demandant qu'une injonction soit prononcée, mettant en demeure le maire de Nice de retirer les drapeaux hissés devant la mairie. Si l'on considère le nombre de décisions rendues par le juge administratif sur le retrait des drapeaux palestiniens, le juge niçois n'avait plus tellement de marge de manoeuvre pour temporiser. 

Finalement, quelque peu contraint par ce recours, le nouveau préfet des Alpes Maritimes, en poste depuis un mois, a tout de même demandé au maire de Nice de retirer le drapeau israélien de la mairie. A ce stade, il ne semble pas que l'élu ait répondu à la demande du préfet, et les médias ne mentionnent aucun déféré déposé devant le tribunal administratif. 

On observe donc que les mairies qui arborent le drapeau palestinien, font l'objet d'un déféré quelques jours après, alors que la mairie de Nice qui arbore le drapeau israélien n'a toujours pas fait l'objet d'un déféré, dix-huit mois après la délibération du conseil municipal.

Certes, on rappelle qu'un simple habitant ou contribuable niçois peut saisir le juge. Compte tenu de l'état du droit positif, il est d'ailleurs difficile d'envisager que la requête de l'association France-Palestine n'aboutisse pas à l'injonction demandée. Il n'empêche que l'on observe un traitement différencié qui s'analyse comme une rupture d'égalité devant la loi. Si le respect du droit est imposé fermement aux mairies qui arborent le drapeau palestinien, celles qui hissent un drapeau israélien sur la mairie sont traitées avec une lenteur, une nonchalance, une sorte de compréhension qui les autorise à violer le principe de neutralité pendant une très longue durée. L'État de droit n'en sort pas grandi.




Le principe de neutralité : chapitre 10, section 1 § 2  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 



samedi 21 juin 2025

Justice des mineurs : la loi Attal "éparpillée façon puzzle"


Après passage devant le Conseil constitutionnel, et sa décision du 19 juin 2025 , que reste-t-il de la proposition de loi déposée par Gabriel Attal (Ensemble pour la République) "visant à renforcer l'autorité de la justice à l'égard des mineurs délinquants et de leurs parents"? Cinq articles, les plus essentiels du texte, sont en effet déclarés inconstitutionnels.

 

Les causes du désastre 

 

L'origine d'un tel désastre n'est pas unique.

On peut évidemment évoquer la rédaction du texte, élaboré sans aucune analyse juridique préalable. Il s'agit en effet d'une proposition de loi, délibérée sans avis du Conseil d'État et sans étude d'impact. Tout au plus peut-on observer que, dans  un avis au Parlement du 21 novembre 2024, la Défenseure des droits avait considéré que la proposition de loi, en rapprochant le traitement pénal des mineurs de celui des majeurs, risquait d'être déclarée inconstitutionnelle. Sa conformité au principe fondamental d'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs lui semblait pour le moins douteuse. Mais le militantisme de la Défenseure des droits nuit à sa crédibilité, quand bien même il lui arrive d'avoir raison.

La sanction du Conseil était donc prévisible, mais cela ne signifie pas que la cause de ce naufrage législatif ne réside pas, aussi, dans une jurisprudence constitutionnelle dépourvue de nuance. Si l'on écarte le cas de l'article 15, annulé comme cavalier législatif, la décision repose sur un seul motif juridique : la conformité, ou la non conformité au principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR) d'adaptation de la réponse pénale à la situation des mineurs.

 



Agrippine et l'ancêtre. Claire Brétécher. 1998

 

 

Le PFLR

 

Ce PFLR impose "l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l'âge et la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité. Ces mesures doivent être prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées". Consacré dans la décision du 29 août 2002, il a été réaffirmé dans trois décisions de 2011, le 10 mars, le 8 juillet et le 4 août.

Ce principe s'inscrit dans la définition du PFLR. Depuis la célèbre décision du 16 juillet 1971, la jurisprudence s'est affinée, et trois critères cumulatifs sont désormais exigés pour définir un PFLR. Le premier réside dans le fait que le PFLR doit concerner les libertés, et il est rempli en l'espèce puisqu'il s'agit de définir les conditions de jugement et les peines applicables aux mineurs. Le second exige en que le principe consacré trouve son origine dans une loi républicaine antérieure à 1946. La justice des mineurs a été initiée par la loi du 12 avril 1906 sur la majorité pénale des mineurs, complétée ensuite par la loi du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et enfin l'ordonnance du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante, aujourd'hui codifiée dans le code de la justice pénale des mineurs. Le troisième et dernier critère impose que l'application de cette législation n'ait jamais été interrompue, et il est exact que cette justice pénale des mineurs est toujours demeurée en vigueur, même si l'ordonnance de 1945 fut l'un des textes les plus modifiés depuis 1945.

Dans sa décision du 19 juin 2025, le Conseil n'utilise que ce mode de contrôle et toutes les dispositions censurées, à l'exception du cavalier législatif déjà évoqué, le sont pour non-conformité à ce PFLR. On y trouve toutes les dispositions les plus importantes de la loi Attal.

 

Les dispositions annulées

 

Est sanctionnée sur ce fondement la mise en place d'une comparution immédiate pour les mineurs de 16 ans et plus déjà connus de la justice ayant commis une infraction punie de plus de 3 ans d'emprisonnement. Sur ce point, on pourrait se demander si le Conseil n'aurait pas pu trouver un autre fondement, notamment le principe de lisibilité de la loi. Celui-ci ne concerne pas la comparution immédiate en tant que telle, mais plutôt la notion mineur "déjà connu de la justice", tant il est vrai qu'il existe une grosse différence entre le mineur qui fait l'objet d'un rappel à la loi pour une petite infraction et celui qui est un multirécidiviste. 

Précisément, pour les récidivistes de 16 ans et plus, le Conseil sanctionne la disposition qui inverse le régime juridique d'atténuation des peines, disposition improprement qualifiée d'"excuse de minorité", car elle n'implique aucune excuse. La peine est allégée, mais la culpabilité n'est pas modifiée. La loi Attal prévoyait une inversion du régime en faisant de l'atténuation des peines l'exception et non plus le principe. Cette fois, le PFLR trouve à s'appliquer facilement, dans la mesure où il s'agit finalement de supprimer de fait la justice des mineurs dans ce cas précis. 

Enfin, sont également annulés sur ce fondement les articles qui prévoyaient l'élargissement des  possibilités de recours à une audience unique, l'allongement de la durée de la détention provisoire à un an pour les mineurs de plus de 16 ans poursuivis pour certains délits et crimes à caractère terroriste ou commis en bande organisée et enfin la possibilité de placer en rétention un mineur n'ayant pas respecté une mesure éducative judiciaire provisoire (MEJP).

La lecture de la décision laisse une impression de malaise, tout simplement parce que le PFLR, protecteur de la justice des mineurs, est invoqué pour toutes les dispositions contestées, sans grande nuance et sans beaucoup de justifications. On peut se demander si le législateur n'aurait pas dû adopter une position plus franche, déclarant que les plus de 16 ans, récidivistes ou même non récidivistes, relèveront désormais de la justice des majeurs. 

On peut aussi s'interroger, évidemment, sur la position du Conseil qui va directement à l'encontre d'une loi votée par le parlement, en s'appuyant sur un PFLR auquel on peut faire dire beaucoup de choses. N'est-il pas possible de l'invoquer systématiquement pour empêcher toute modification du code de la justice des mineurs ? On se trouve alors dans la situation la plus mauvaise pour tout le monde d'un affrontement direct entre le parlement et le Conseil. Or, les dernières nominations au Conseil lui ont fait beaucoup de mal et les opposants au contrôle de constitutionnalité se manifestent désormais ouvertement, voire demandent sa suppression. Il faut bien reconnaître que la décision du 19 juin 2025 leur donne du grain à moudre. C'est bien dommage car la qualité catastrophique du travail législatif actuel rend indispensable un contrôle.

 

Les PFLR : chapitre 3, section 2 § 2 A  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier 

 

mercredi 18 juin 2025

Les petites folies des Sages


Le Conseil constitutionnel a pour mission d'apprécier la conformité de la loi à la Constitution. Si la nécessité d'un contrôle de constitutionnalité n'est guère contestée, force est de constater que la manière dont il s'exerce est bien peu satisfaisante. Il est évidemment normal que ses décisions ne fassent pas l'unanimité, d'autant que les recours devant le Conseil s'inscrivent généralement dans débat politique. En revanche, son respect des procédures et du principe d'impartialité devrait faire l'unanimité, tant il est important qu'un juge constitutionnel inspire la confiance.

Or, le Conseil constitutionnel semble bien peu se soucier de règles qui sont pourtant fondamentales dans le droit positif, au point qu'elles constituent une sorte de droit processuel applicable à l'ensemble des juridictions. Or le Conseil s'en libère aujourd'hui à sa guise, et se comporte comme si elles n'existaient pas.

 

Le déport de Philippe Bas

 

L'exemple tout récent de la décision du 12 juin 2025 sur la lutte contre le narcotrafic illustre cette dérive.  Les lecteurs qui ont eu le courage de la lire jusqu'à la dernière page, la page 109, peuvent voir qu'elle s'achève par la mention traditionnelle qui donne la liste des membres ayant délibéré :

"Jugé dans ses séances des 11 et 12 juin, où siégeaient : Richard Ferrand, président ; M. Philippe Bas, Madame Jacqueline Gourault, M. Alain Juppé, Madame Véronique Malbec, MM. Jacques Mézard, François Pillet, François Séners et Madame Laurence Vichnievsky." 

On apprend ainsi que Philippe Bas a siégé et délibéré, ce qui signifie qu'il ne s'est pas déporté. Or ce texte est le produit d'une proposition de loi sénatoriale et le sénateur Philippe Bas (LR) lui a apporté son soutien actif, notamment au sein de la commission des lois dont il était membre, jusqu'à sa nomination au Conseil constitutionnel le 8 mars. 

L'article 14 du règlement intérieur du Conseil constitutionnel pour les décisions de conformité à la constitution prévoit pourtant que tout membre "qui estime devoir s'abstenir de siéger en informe le président". Ces dispositions sont reprises mot pour mot dans l'article 4 du règlement intérieur relatif aux questions prioritaires de constitutionnalité. La formule est intéressante, car l'abstention est présentée comme relevant de la conscience du membre du Conseil. 

Toutes les juridictions se voient imposer ce type de contraintes. S'agissant des juges judiciaires, le recueil des obligations déontologiques mentionnent qu'un magistrat doit se déporter si ses engagement privés interfèrent avec l'affaire qu'il a à juger, ou si celle-ci implique un de ses proches.  Les mêmes dispositions s'appliquent aux juges administratifs et figurent dans la charte de déontologie, dans le but de prévenir les conflits d'intérêts. D'une manière plus générale, il s'agit aussi d'éviter ce qui pourrait constituer une cause de récusation. Dans tous les cas, des déontologues ou des collèges de déontologues ont pour fonction d'aider la juridiction à éviter ce type de situation.

Mais où est le déontologue du Conseil constitutionnel ?  Il n'y en a pas, et de fait personne n'avait pour mission de souffler à Philippe Bas qu'il aurait dû se déporter dans la loi sur le narcotrafic. On observe d'ailleurs que des membres du Conseil décident relativement fréquemment de s'abstenir de siéger.

 


 Les Indégivrables. Xavier Gorce. 2019

 

Le quorum dans la décision Fillon

 

Souvenons-nous de la décision rendue sur QPC le 28 septembre 2023. Le nom du requérant, même anonymisé, M. François F. avait suscité l'intérêt des médias, d'autant que Nicolas S.  et Thierry H. ont déposé des observations en intervention. Il s'agissait alors de contester l'article 385 du code de procédure pénale relatif à la purge des nullités en matière correctionnelle. Si on lit les dernières lignes du dispositif, comme on l'a fait pour celle du 12 juin 2025, on trouve la formulation suivante : 

"Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 septembre 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Jacqueline GOURAULT, Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD et Michel PINAULT".

On compte et on recompte, mais ils n'étaient que six. Manquaient à l'appel Alain Juppé, François Pillet et François Seners. Tous s'étaient déportés parce qu'ils avaient entretenu des liens avec François F. Alain Juppé avait exercé à trois reprises des fonctions ministérielles alors qu'il était Premier ministre, François Seners était membre de son cabinet en 2009. Quant au sénateur François Pillet, il avait activement soutenu la candidature de François F. aux primaires de 2016, en vue de l'élection présidentielle de 2017. Autant dire que tous avaient effectivement de sérieuses raisons de se déporter.

Mais voilà, ils n'étaient que six, chiffre qui entraîne une violation de l'article 14 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique ainsi rédigé : 

"Les décisions et les avis du Conseil constitutionnel sont rendus par sept conseillers au moins, sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal".

La décision QPC du 23 septembre 2023 a  donc été rendue, alors que les membres du Conseil n'avaient pas le quorum indispensable pour rendre une décision. Aucune justification d'un cas de force majeure n'était avancée pour justifier une telle situation. Mais personne n'a rien dit, puisqu'aucune juridiction ne juge des décisions du Conseil et qu'aucun déontologue n'est appelé à intervenir.

Le principe d'impartialité est ainsi très malmené par ceux qui ne se déportent pas. Rappelons en effet que la Cour européenne des droits de l'homme a imposé un principe dit d'"impartialité objective", ce qui signifie que la juridiction ne doit pas seulement être impartiale. Elle doit d'abord avoir l'apparence de l'impartialité, afin d'inspirer la confiance. Or, devant le Conseil, la constitutionnalité d'une loi peut être votée par ceux-là mêmes qui l'ont votée...

Le plus surprenant dans cette situation est que la politisation des nominations au Conseil devrait entraîner un accroissement des déports, les membres du Conseil ayant tous un passé politique. Mais si les membres sont plus de trois à se déporter, le quorum n'est pas atteint, ce qui conduit à une autre irrégularité. Cette anomalie constitue à l'évidence l'un des inconvénients, parmi d'autres, de la nomination devenue systématique de personnalités politiques au Conseil constitutionnel.

On pourrait évidemment considérer, comme manifestement le fait le Conseil constitutionnel, que ces irrégularités n'ont aucune importance, puisqu'elles ne sont jamais sanctionnées. Mais c'est tout de même un raisonnement étrange de la part d'une juridiction qui est précisément là pour protéger l'État de droit, et qui ne respecte même pas ses propres règles.  

 

L'impartialité Conseil constitutionnel : chapitre 3, section 2 § 1 A  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 



 

 

dimanche 15 juin 2025

Nicolas Sarkozy exclu de l'ordre de la Légion d'honneur


Le Journal officiel du 15 juin 2025 publie l'arrêté du 5 juin 2025 "constatant une exclusion de droit de l’ordre national de la Légion d’honneur" et signé du grand chancelier de la Légion d'honneur. Au même JO, on trouve deux arrêtés identiques concernant M. Azibert et Herzog. Tous sont désormais privés définitivement de "l’exercice des droits et prérogatives attachés à la qualité de membre de la Légion d’honneur" et se voient interdire le port de la décoration. 

Les différentes requêtes introduites, soit par des familles de membres de l'ordre de la Légion d'honneur, soit par l'ancien secrétaire national d'Europe Écologie - Les Verts, maître Julien Bayou, demandant au juge d'enjoindre au grand chancelier de prononcer cette exclusion vont donc s'achever par une probable décision de non-lieu à statuer.

L'arrêté du 5 juin était parfaitement prévisible, comme nous l'affirmions le 12 mai 2025. Les défenseurs de Nicolas Sarkoz, et même le Président de la République, s'étaient pourtant largement exprimés en affirmant de manière péremptoire qu'il était impossible de prononcer cette exclusion. Cette position, totalement dépourvue de fondement juridique, saturait l'espace médiatique, rendant impossible la simple mention d'une analyse juridique. 

Aucun des arguments avancés à l'appui du soutien sans faille à Nicolas Sarkozy ne reposait sur un quelconque fondement juridique, ce qui n'a pas empêché la presse de les relayer, sans les vérifier.

 

La compétence d'Emmanuel Macron pour signer un décret d'exclusion

 

Le premier soutien est venu du Président de la République en personne. Emmanuel Macron a en effet déclaré qu'il "ne prendrait aucune décision de radiation". Les médias, et notamment RTL, rendant compte de cette déclaration, affirmaient que "c'est l'actuel chef de l'État et lui seul qui peut prendre cette décision en tant que grand maître de l'ordre national de la Légion d'honneur". La déclaration du Président de la République tenait lieu de fondement juridique.

A dire vrai, les propos d'Emmanuel Macron n'étaient pas faux. Il n'a finalement pris "aucune décision de radiation". Mais ce n'est pas parce qu'il refusait d'exclure Nicolas Sarkozy de l'ordre de la Légion d'honneur, c'était tout simplement parce qu'il n'était pas compétent pour le faire.

L'arrêté du 5 juin est signé du grand chancelier et il était en effet la seule autorité compétente, parce qu'il ne s'agissait pas, en l'espèce, d'une procédure disciplinaire, mais plus simplement d'une décision d'exclusion automatique, à la suite d'une condamnation pénale. Sur ce plan, il était dans une situation de compétence liée, ce qui signifie qu'il n'avait pas d'autre choix que la décision d'exclusion.

 


 Hibernatus. Edouard Molinaro. 1969

Louis de Funes et Jacques Legras 

 

Une procédure d'exclusion automatique

 

Là encore, la presse a repris l'argumentaire développé par les amis de Nicolas Sarkozy. Il reposait sur l'idée que l'exclusion de l'ordre ne pouvait intervenir qu'à l'issue d'une procédure disciplinaire. L'article 96 du code de la Légion d'honneur, prévoit en effet que des "peines disciplinaires", au nombre desquelles figure l'exclusion, peuvent être prononcées à l'encontre de "tout membre de l'ordre qui aura commis un acte contraire à l'honneur"

La procédure disciplinaire s'accompagne de l'exercice des droits de la défense, l'intéressé bénéficiant de l'assistance d'un avocat. A l'issue, le conseil de l'ordre émet un avis sur les mesures disciplinaires à prendre contre l'intéressé. Lorsqu'il conclut à l'exclusion, cet avis doit être acquis à la majorité des deux tiers des votants. L'article R106 prévoit ensuite que l'exclusion comme la suspension sont prononcées par décret du président de la République. Dans ce cas, et seulement dans ce cas, celui-ci peut donc refuser de signer le décret, l'article R104 précisant qu'il n'est possible de passer outre à l'avis du conseil qu'en faveur du légionnaire. 

Certes, mais les amis de Nicolas Sarkozy, comme la presse qui a repris sans discuter leurs arguments, avaient tout de même omis, volontairement ou non, de mentionner d'autres dispositions du code de la Légion d'honneur qui imposent l'exclusion des personnes condamnée, sans procédure disciplinaire, la procédure pénale étant considérée comme suffisante pour établir les faits.

L'article R106 énonce que la procédure disciplinaire s'applique "sauf dans les cas prévus aux articles R 90 alinéa 2 et R. 91". Et là, il convenait d'aller lire les dispositions, en particulier l'article R 91 qui énonce : "Sont exclues de l'ordre les personnes condamnées pour crime, et celles condamnées à une peine d'emprisonnement sans sursis égale ou supérieure à un an". Or Nicolas Sarkozy, on le sait, a été condamné à une peine de trois ans d'emprisonnement, dont un ferme, et son exclusion est donc automatique. Il importe peu qu'il ait déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme, dès lors qu'il n'est en rien suspensif.

Cette analyse est confirmée par les termes mêmes du décret du 22 janvier 2025. Il introduit une nouvelle rédaction de l'article R107 du code de la Légion d'honneur qui ne laisse guère de doute sur la compétence du grand chancelier " Dans les cas prévus (...) à l'article R. 91, le grand chancelier informe le conseil de l'ordre et constate, par arrêté, l'exclusion de l'ordre". Autrement dit, le grand chancelier se borne à prendre acte de l'exclusion, à la constater. Celle-ci relève d'un simple jeu d'écriture et n'est pas le produit d'une procédure disciplinaire. C'est exactement ce qu'a fait le grand chancelier dans sa décision du 5 juin, dans laquelle il "constate" une exclusion de l'ordre.

 

Le respect dû à un ancien Président

 

De fait, se trouve balayé le dernier argument des défenseurs de Nicolas Sarkozy. Il reposait sur l'idée simple que "l'on ne fait pas cela à un ancien Président". Pour donner un peu de corps à l'argumentaire, ils affirmaient l'impossibilité de retirer la Légion d'honneur à quelqu'un qui l'a obtenue es qualité. Et il est exact que Nicolas Sarkozy, comme tous les présidents de la République nouvellement élus, a été reconnu grand maître de la Légion d'honneur par le grand chancelier, le jour de son investiture. Celui-ci lui présente le grand collier de l'ordre prononçant les paroles suivantes : « Monsieur le président de la République, nous vous reconnaissons comme grand maître de l’ordre national de la Légion d’honneur ».  De cette particularité, les amis de Nicolas Sarkozy déduisaient que le protéger contre l'exclusion, c'était protéger l'ordre lui-même.

La décision du grand chancelier applique le droit, rien que le droit et tout le droit. Et précisément, les règles qui organisent la discipline dans l'ordre de la Légion d'honneur ont pour objet de protéger les valeurs qu'il incarne, en écartant ceux qui les ont violées, au point d'être l'objet de graves condamnations pénales.