« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 30 novembre 2024

Les citations de LLC : Delphine Horvilleur. Définition de la laïcité

 

Delphine Horvilleur est rabbin. Elle est membre de Judaïsme en mouvement, organisation issue du Mouvement juif libéral de France et de l'Union libérale israélite de France.




La laïcité française n'oppose pas la foi à l'incroyance. Elle ne sépare pas ceux qui croient que Dieu veille, et ceux qui croient aussi ferme qu'il est mort ou inventé. Elle n'a rien à voir avec cela. Elle n'est ni fondée sur la conviction que le ciel est vide ni sur celle qu'il est habité, mais sur la défense d'une terre jamais pleine, la conscience qu'il y reste toujours une place qui n'est pas la nôtre. 


La laïcité dit que l'espace de nos vies n'est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une espérance de saturer tout l'espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu'il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d'un autre venu y respirer.



Delphine Horvilleur. Vivre avec nos morts. Grasset 2021.

mardi 26 novembre 2024

L'apologie du terrorisme : vrais problèmes et mauvaises solutions


La proposition de loi déposée le 19 novembre 2024 par Ugo Benalicis et les membres du groupe parlementaire La France Insoumise (LFI) suscite une tempête médiatique. Beaucoup feignent de croire qu'il s'agit d'abroger purement et simplement le délit d'apologie du terrorisme. En réalité, l'intitulé de la proposition apporte un autre éclairage. La proposition en effet vise "à abroger le délit d'apologie du terrorisme du code pénal", ce qui n'a pas tout à fait le même sens. Les signataires veulent non pas supprimer le délit, mais, plus simplement, le réintégrer dans la loi du 29 juillet 1881, c'est à dire dans le droit de la presse. 

Or ce délit a figuré dans l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 jusqu'en 2014. Il y avait été introduit par la loi du 12 décembre 1893, l'une des "lois scélérates" destinées à lutter contre les menées anarchistes. Cette réintégration dans la loi de 1881 constitue ainsi un élément de langage essentiel pour les députés LFI qui se répandent dans les médias pour endiguer le flot des critiques. 


L'étrange rédaction de la proposition de loi


Certes, mais la rédaction de la proposition de loi manque pour le moins de clarté car elle ne mentionne aucunement une réintégration de l'infraction dans le droit de la presse. L'article 1er énonce clairement que "l'article 421-2-5 du code pénal est abrogé".

Ces dispositions, introduites dans le code par la loi Cazeneuve du 13 novembre 2014 répriment "le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publique l'apologie de ces actes". La peine de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende est portée à sept ans d'emprisonnement et 100 000 d'amende lorsque les faits sont commis sur internet. Enfin, le dernier paragraphe de cet article précise que les dispositions particulières du droit de la presse s'appliquent en ce qui concerne la détermination des personnes responsables, lorsque ces faits sont précisément commis par voie de presse ou de communication audiovisuelle.

La proposition LFI abroge pourtant l'ensemble de l'article 421-2-5 du code pénal, y compris son dernier paragraphe. Si les membres du groupe affirment vouloir réintégrer l'infraction dans la loi sur la presse, le texte de la proposition n'en laisse rien deviner. Il ne compte que trois articles, et les articles 2 et 3 se bornent à prévoir la remise de deux rapports du gouvernement au parlement, l'un dressant un bilan judiciaire du délit d'apologie du terrorisme, l'autre sur les infractions commises "en lien avec les attaques terroristes subies par Israël depuis le 7 octobre 2023". 

Politiquement, ces dispositions permettent à LFI d'affirmer clairement le caractère terroriste des meurtres de masse commis le 7 octobre 2023. Juridiquement, ces dispositions surprennent. S'il est d'usage de rédiger de demander des rapports sur la mise en oeuvre des normes juridiques par les juges dans le but de les modifier par une proposition de loi, il est moins fréquent d'utiliser la loi modificatrice pour demander des rapports. On a un peu le sentiment que les parlementaires LFI font les choses à l'envers, d'autant que l'on peut se demander si le fait de demander un rapport au gouvernement sur la mise en oeuvre du droit pénal relève bien du domaine de la loi.

Cette proposition, mal rédigée, a donc bien peu de chances de prospérer, d'autant qu'elle ne risque guère d'avoir l'appui du Parti Socialiste, la loi de 2014 ayant été initiée par Bernard Cazeneuve.



Apologie du terrorisme

Tintin au pays de l'or noir. Hergé. 1950


Les questions restent posées


Cela ne signifie pas que cette proposition LFI ne soulève pas des questions intéressantes. En sortant le délit d'apologie du terrorisme du droit de la presse, la loi de 2014 l'a intégré dans le droit commun du code pénal. Les conséquences sont loin d'être négligeables.

Sur le plan très concret, les règles protectrices du droit de la presse sont désormais écartées. Il en est ainsi de la durée de prescription qui est de trois mois pour les délits de presse. La sortie de l'apologie du terrorisme du champ d'application de la loi de 1881 allonge ainsi la prescription à la durée de droit commun de six ans (article 8 du code de procédure pénale). De même devient-il possible de juger les personnes poursuivies en comparution immédiate, ou en comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. 

Enfin, la détention provisoire est possible. La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 26 juillet 2023, reconnaît que le délit d'apologie du terrorisme entraine une ingérence dans la liberté d'expression. Elle rappelle ainsi que les juges du fond doivent apprécier la nécessité de la détention provisoire, notamment au regard de l'ordre public. La détention provisoire n'est donc pas exclue, si elle se révèle proportionnée.

Sur le fond, l'objet du transfert du droit de la presse au droit pénal général a été présentée comme une nécessité de la "réponse pénale", notion globalisante qui n'est pas sans danger pour les libertés. En effet, l'apologie du terrorisme est ainsi considérée comme un maillon de l'entreprise terroriste dont elle n'est pas dissociée. Cette position peut se défendre si l'on considère que le terrorisme emporte une menace directe contre l'État de droit, mais il n'empêche qu'un bilan serait effectivement nécessaire pour mesurer les conséquences de cette intégration de l'apologie du terrorisme dans le droit commun.


Le rôle des juges


D'une manière générale, cette intégration dans le droit commun a surtout eu pour conséquence de faciliter le dépôt de plaintes. On sait qu'il est particulièrement délicat en matière de presse, l'article 65 de la loi de 1881 précise en effet que la prescription de trois mois n'est interrompue que par des réquisitions aux fins d'enquête en bonne et due forme. Désormais, il suffit d'une plainte ordinaire que chacun peut déposer à sa guise. 

Et l'on ne s'en prive pas, l'apologie de terrorisme devenant une modalité du débat politique. On dépose une plainte, on agite les médias, et cela suffit à faire considérer l'auteur des propos litigieux comme un délinquant. C'est d'autant plus vrai que le caractère public est un élément essentiel du délit d'apologie.

A y regarder de plus près, on constate cependant que la plupart de ces plaintes ne prospèrent pas. Les propos incriminés ne font généralement pas la moindre apologie, qu'il s'agisse du terrorisme ou d'une autre infraction. Car le problème trouve son origine dans la définition, quelque peu laborieuse, de ce délit.

Le code pénal donne une définition purement tautologique, l'apologie de terrorisme consistant à "faire publiquement l'apologie de ces actes".  En voulant faire mieux, le Conseil constitutionnel, dans sa décision  QPC du 16 octobre 2015,  la définit comme "le fait de décrire, présenter ou commenter une infraction en invitant à porter sur elle un jugement moral favorable". Cette intrusion de la morale dans le droit n'a, à l'évidence, pas pour effet de clarifier l'incrimination.

De fait, les juges se montrent prudents et adoptent plutôt une définition étroite de la notion d'apologie. Ils exigent que les propos "manifestent une égale considération pour les victimes et les auteurs d'un acte de terrorisme" , principe formulé dans un arrêt de la Cour de cassation du 25 avril 2017 et qu'ils se livrent à des rapprochements "tendant à justifier le crime commis".  On observe toutefois que les juges du fond se montrent moins prudents. 

Le tribunal correctionnel de Lille, dans un jugement du 18 avril 2024, considère ainsi comme une apologie du terrorisme un tract d'un responsable de la CGT ainsi rédigé, trois jours après les attentats du 7 octobre : "les horreurs de l'occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi, elles reçoivent les réponses qu'elles ont provoquées (...) En France (...) la propagande médiatique, totalitaire, nous présente scandaleusement les conséquences comme des causes, les occupés comme terroristes, et l'occupant comme victime. Cette propagande indécente vise à empêcher toute expression contradictoire". Le tract déclarait "s'incliner devant toutes les victimes civiles". Si l'on peut en effet considérer le tract comme inopportun, son caractère apologétique ne semble pas clairement établi. L'auteur considère en effet que l'attentat du 7 octobre est "provoqué" par une situation politique, il ne s'y associe pas moralement. Il voit les évènements, conformément à une vision historique marxiste chère à la CGT, comme le produit de rapports de force. Certes, il ne condamne pas, mais se livre-t-il pour autant à une apologie ? On ne peut qu'attendre sur ce point la décision de la Cour d'appel. 

Le délit d'apologie apparaît ainsi comme un outil utilisé pour instrumentaliser la justice en la plaçant au coeur des conflits politiques. Une simple plainte, relayée par les médias, suffit à condamner médiatiquement une personne. Sans doute, mais la proposition LFI n'apporte aucune solution au problème. De fait, LFI donne l'impression détestable d'agir dans son propre intérêt. Nous savons que Rima Hassan et Mathilde Panot sont actuellement poursuivies sur ce fondement. La suppression du délit mettrait fin aux poursuites, évidemment.



La liberté d'expression : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9



dimanche 24 novembre 2024

La conférence de Rima Hassan à Sciences Po


L'expression politique est licite dans l'enseignement supérieur. Le juge des référés, statuant en formation collégiale, du tribunal administratif de Paris le rappelle dans une ordonnance du 21 novembre 2024. Il suspend ainsi la décision prise par le nouveau directeur de l'Institut politique de Paris, Luis Vassy, le 18 novembre 2024, refusant à l'association Students for justice in Palestine Sciences Po refusant l'autorisation de tenir une conférence intitulée Conference on International Humanitarian Law and geostrategics perspectives of the arms embargo. Cette conférence devait être assurée par l'eurodéputée de La France Insoumise, Rima Hassan. 

On sait que Rima Hassan, franco-palestinienne, tient souvent des propos polémiques sur la politique israélienne et le conflit à Gaza. Elle fait actuellement l'objet d'une enquête pour apologie du terrorisme, après avoir déclaré dans une interview qu'il était "vrai" que le Hamas mène une action légitime. Elle assure que ses propos ont été tronqués et sortis de leur contexte et l'instruction pénale est bien loin d'être achevée. A ce stade, elle n'a donc fait l'objet d'aucune condamnation et il est évident qu'une éventuelle interdiction ne saurait reposer sur ce fondement, Rima Hassan étant présumée innocente.

Quoi qu'il en soit, plusieurs présidents d'Universités et d'établissements d'enseignement supérieur ont refusé d'autoriser ses interventions. A Strasbourg, à Lille, à Dauphine, des conférences de Rima Hassan ont été interdites. A Sciences Po Paris, le président invoque un "risque fort de troubles à l'ordre public". Il précise à l'audience qu'il redoute une occupation illégale des locaux que pourrait susciter cette conférence, ainsi que les heurts qui pourraient en résulter, provenant notamment de contre-manifestants.


Le pouvoir de police du président de l'établissement


La loi Pécresse du 10 août 2007 affirme que le président "est responsable du maintien de l'ordre et peut faire appel à la force publique dans des conditions fixées par décret en Conseil d'État" (art. L 712-é c. éduc.). Ce texte confère ainsi un fondement législatif au décret du 31 juillet 1985 relatif à l'ordre dans les enceintes et locaux des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, qui précise que "le président d'Université (...) est responsable de l'ordre et de la sécurité dans les enceintes et locaux affectés à titre principal à l'établissement dont il a la charge". 

Ce pouvoir de police ne peut donc reposer que sur une éventuelle menace pour l'ordre public. Les décisions prises sur son fondement font donc l'objet d'un contrôle maximum du juge administratif.

Peut-on encore rire de tout ? Cabu. 2012


La libre expression des étudiants


Cette menace est appréciée à l'aune des libertés dont disposent les étudiants. Ce sont eux, et eux seuls, qui peuvent être considérés comme des usagers du service public. 

La loi du 26 janvier 1984 énonce que "le service public de l'enseignement supérieur (...) respecte la diversité des opinions" (art. L 141-6 c. éduc.). L'article L 811-1 de ce même code de l'éducation précise que les usagers de l'enseignement supérieur "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d'enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l'ordre public". Ces dispositions ne sauraient s'appliquer à Rima Hassan qui, en l'espèce, n'a pas la qualité d'usager du service public. Le juge des référés déclare donc son recours irrecevable, ajoutant d'ailleurs que sa liberté d'expression n'est pas atteinte puisqu'elle peut s'exprimer dans d'autres enceintes.

En revanche, la décision du président de Sciences Po entraine une ingérence dans la liberté d'information et d'expression des étudiants qui, eux, sont usagers du service public. Leur requête est donc recevable, et le juge sanctionne l'absence de proportionnalité entre la décision de refus d'autorisation et la menace que représentait la conférence pour l'ordre public.


Des éléments circonstanciés


Sur ce point, la décision n'est guère surprenante. Le juge des référés observe que Sciences Po Paris a en effet été confronté à des actions illégales, occupations, blocages ou sit-in, au printemps et à l'automne 2024 par des "étudiants pro-palestiniens". Mais il note que ces actions se sont déroulées à des dates particulières considérées comme symboliques, Journée de la Palestine, match France-Israël, voire Forum des carrières...  Une conférence n'a jamais donné lieu à des violences, du moins si l'on en croit les éléments communiqués au juge. De même, l'IEP fait état d'altercations qui se seraient produites aux alentours des bâtiments, en utilisant un conditionnel qui montre que ces faits ne sont pas établis. In fine, aucun élément versé à l'instance ne révèle l'existence d'une menace directe pesant sur la conférence de Rima Hassan.

La jurisprudence exige en effet des "éléments circonstanciés" de nature à justifier un refus d'autorisation, et c'est précisément ce qui fait défaut. 

La décision, sur ce point, est absolument identique à celle rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 6 mai 2024. à propos du refus d'autorisation d'une conférence organisée par le Comité Palestine de Paris-Dauphine, faisant également intervenir Rima Hassan. A l'époque, le président de l'Université avait allégué de menaces à l'ordre public, sans davantage de précisions, ajoutant qu'il était difficile d'y faire face... car il y avait des travaux dans la cour d'honneur. Le juge affirme que ces arguments ne sont pas suffisamment circonstanciés pour fonder l'interdiction de la réunion. 

Le juge des référés du tribunal administratif de Paris s'est donc borné à appliquer à la réunion de Sciences Po la jurisprudence mis en oeuvre par le juge des référés du Conseil d'État à propos de la situation à Dauphine. 

La situation était donc parfaitement identique, et la décision du 21 novembre 2024 était parfaitement prévisible. Et comme à Dauphine où le juge avait enjoint au président d'autoriser la réunion dans un délai de trois semaines, il est enjoint au président de Sciences Po de prévoir une nouvelle réunion, et de "déterminer, dans les meilleurs délais, la nouvelle date envisagée". 


La circulaire Hetzel


Sans doute Luis Vassy s'est il senti conforté par la circulaire du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Patrick Hetzel, publiée le 4 octobre 2024.  Elle met en garde les présidents d'Université contre les "manifestations de nature politique en lien avec le conflit au Proche-Orient" et les incite à user de leur pouvoir de police. Elle ne leur demande pas, en revanche, d'aller à l'encontre des textes en vigueur.

On ne doute pas que Luis Vassy a voulu montrer à ceux qui l'avaient nommé, et peut être à ses camarades de promotion de l'ENA, qu'il reprenait en main l'établissement et se chargeait d'y rétablir l'ordre. L'intention est sans doute louable.

Mais il n'aura tout de même pas échappé à un établissement qui prétend disposer d'une Ecole de droit où l'élite des professeurs dispense un enseignement destiné à l'élite des étudiants, que la circulaire est assez nettement inférieure à la loi et qu'elle ne saurait aller à son encontre. N'importe quel étudiant ou professeur famélique et besogneux d'un établissement public sait cela, comme il sait qu'avant de refuser une autorisation, il n'est souvent pas inutile de consulter la jurisprudence récente du Conseil d'État.

La liberté d'expression : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9


mercredi 20 novembre 2024

Viol : la question du consentement au coeur de l'affaire de Mazan


Le procès des viols de Mazan, qui se déroule devant la cour criminelle d'Avignon, va bientôt arriver à son terme. Il reste encore à entendre les plaidoiries d'une multitude d'avocats chargés de défendre la cinquantaine d'accusés. Le premier d'entre eux, Dominique Pélicot,  le mari, reconnait avoir drogué son ex-épouse pour l'offrir à des hommes durant une dizaine d'années. Les autres, ceux qui ont abusé de Madame Gisèle Pélicot à son insu, alors qu'elle était inconsciente au moment des faits, ont des stratégies de défense diverses. Il en est même certains qui n'hésitent pas à considérer que la victime, inerte, était consentante, dès lors qu'elle n'avait pas manifesté son absence de consentement. 

Une telle stratégie de défense peut sembler particulièrement ignoble, mais ce n'est pas le sujet. Les avocats sont libres de plaider comme ils l'entendent, et il leur appartient d'apprécier eux-mêmes la défense qu'ils conseillent à leur client. Sur le plan juridique, la question qui se pose est celle de l'intégration de la notion de consentement dans la définition du viol. Déjà, le Garde des Sceaux et le président de la République se sont déclarés favorables à une telle évolution. A cet égard, le procès de Mazan devrait sans doute inciter les autorités à engager une réforme qui fait l'objet d'un relatif consensus.

Le viol est défini par l'article 222-23 du code pénal, qui punit de quinze années de réclusion criminelle 'tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d'autrui (..) par violence, contrainte, menace ou surprise". Dans l'affaire de Mazan, l'existence même de la pénétration sexuelle n'est pas contestée.


Le viol par surprise


Contrairement à ce qui a pu être parfois affirmé, l'incrimination du mari ne pose pas de problème sérieux. Madame Pélicot a été victime de viols par surprise. Encore faut-il définir juridiquement la surprise. Celle-ci ne relève pas du domaine du sentiment, n'est pas de l'ordre de l'étonnement ou de la stupéfaction mais précisément de celui du consentement. Elle consiste à surprendre le consentement de la victime, et il ne suffit pas, comme l'a affirmé la Cour de cassation dans un arrêt du 25 avril 2001, de constater que la plaignante était "tombée des nues".

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 23 janvier 2019 nous éclaire sur la définition de la surprise. En l'espèce, l'auteur des faits était inscrit sur un site de rencontres, où il se présentait comme Anthony L., un homme de 37 ans, 1, 78 m., architecte d'intérieur à Monaco. Avec l'annonce, une photo très avantageuse, en réalité l'image d'un mannequin trouvée sur internet. Intéressée par l'annonce, la plaignante prend contact et finit par accepter un étrange jeu de rôle. Dévêtue, les yeux bandés, les mains attachées, elle accepte un rapport sexuel durant lequel elle ne voit pas son partenaire. Ensuite, il lui détache les mains, lui ôte son bandeau, et elle découvre, selon sa propre description un "vieil homme voûté et dégarni à la peau fripée et le ventre bedonnant". La stupéfaction intervient donc après l'acte sexuel, quand l'intéressée découvre que le prince charmant n'était ni prince ni charmant.

La surprise est donc le résultat d'un subterfuge. Dans l'affaire de 2019, l'intéressé estimait qu'il n'avait commis aucun viol, puisque, au moment du rapport sexuel, sa victime était consentante, aucune violence ou contrainte n'ayant été exercée. Elle avait accepté l'étrange scénario, n'avait pas retiré le bandeau pour voir à quoi ressemblait cet étrange monégasque. A l'époque, les juges du fond, avaient estimé que la stupéfaction de la plaignante en découvrant son partenaire ne faisait pas disparaître le fait qu'elle avait librement consentement. 

Mais précisément, c'est exactement cette défense qu'écarte la Cour de cassation, dans sa décision du 23 janvier 2019. Elle élargit la définition de la surprise, et estime que "constitue un viol le fait de profiter, en connaissance de cause, de l'erreur d'identification commise par une personne pour obtenir d'elle un rapport sexuel". L'élément de surprise est donc constitué par le stratagème.

Dans le cas de Madame Gisèle Pélicot, le stratagème est obtenu, non pas en trompant sa crédulité, mais en la droguant purement et simplement.



Artemisia Gentileschi. 1593-1652


La soumission chimique


La soumission chimique est un procédé connu que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé définit comme "l'administration à des fins criminelle ou délictuelles de substances psychoactives à l'insu de la victime ou sous la menace". L'article 222-30-1 du code pénal reprend cette définition et punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende "le fait d'administrer à une personne, à son insu, une substance de nature à altérer son discernement ou le contrôle de ses actes afin de commettre à son égard un viol ou une agression sexuelle". Le simple fait d'administrer la substance, même si l'agression n'a finalement pas lieu, peut, en soi, être incriminé. Un sénateur en a fait récemment l'amère expérience. Ajoutons que cette forme de stratagème fait encourir à l'auteur d'un viol une peine alourdie de vingt ans d'emprisonnement.

Le droit positif offre ainsi les instruments utiles pour punir Dominique Pélicot, le mari qui a administré la drogue à son épouse.


Les 50 sinistres personnages


Les cinquante sinistres individus qui ont abusé de Madame Gisèle Pélicot invoquent le fait qu'ils ne l'ont pas droguée eux-mêmes, voire qu'ils ignoraient l'absence de consentement. Bien entendu, l'argument est peu crédible, car l'inertie et l'inconscience de leur victime ne pouvait tout de même pas leur échapper.

Il est exact cependant que tout crime suppose un élément  moral. Dans le cas du viol, il s'agit concrètement du fait que l'auteur sait, au moment de l'acte, qu'il commet une infraction. Des avocats ont ainsi affirmé qu'un viol, sans intention de le commettre, n'est pas un viol. Certes, cette défense est, en l'espèce, peu crédible, dans la mesure où l'inconscience de la victime ne peut laisser de doute sur son absence de consentement. En outre, des éléments du dossier connus montre que ces hommes recevaient des consignes du mari, leur enjoignant d'attendre dans leur voiture que son épouse soit endormie... et que le site sur lequel le mari offrait sa femme s'appelait "à son insu".

Il ne fait donc aucun doute que le droit positif permet de punir à la fois le mari, évidemment, mais aussi les cinquante hommes qui ont abusé de Madame Gisèle Pélicot.


Le consentement intégré dans la définition du viol ?


Quoi qu'il en soit, l'affaire permet d'ouvrir le débat sur l'intégration formelle de la notion de consentement dans la définition du viol. Elle aurait déjà l'avantage de mettre en oeuvre la Convention d'Istanbul sur la lutte contre les violences à l'égard des femmes qui, dans son article 36, stipule que "le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes". Cette convention ayant été signée et ratifiée par la France, rien n'interdirait aux juges d'imposer la notion de consentement dans la définition du viol. Un projet de directive européenne allait dans le même sens, mais la France a refusé de modifier sa définition du viol.

Certes, l'intégration de la notion de consentement pourrait susciter des difficultés pour les juges.  Dans la plupart des cas, le viol se déroule sans témoins. La victime pourra affirmer qu'elle n'a pas consenti, et l'auteur affirmer qu'elle a consenti, situation qui se heurte évidemment à des difficultés de preuve. On sait que, bien souvent hélas, les auteurs de viol n'hésitent à se défendre en affirmant que la victime était consentante. 

Il n'empêche que l'exigence d'un consentement explicite aurait sans doute pour conséquence de ne plus faire peser sur la victime la charge de la preuve, dès lors qu'elle doit aujourd'hui montrer qu'elle n'a pas consenti, ce qui est loin d'être simple en particulier lorsqu'elle était en état de sidération au moment des faits ou lorsqu'elle a subi une contrainte morale. D'une façon générale, le fait d'imposer un consentement explicite à chaque étape de l'acte sexuel, même s'il est difficile à prouver, aurait sans doute pour conséquence de modifier les comportements, d'imposer de nouvelles pratiques reposant sur le respect de l'autre. Il pourrait aussi inciter davantage les victimes à porter plainte. Espérons que le courage et la dignité de Madame Gisèle Pélicot contribueront à changer les mentalités.





dimanche 17 novembre 2024

Les Invités de LLC : Marie Leonte - Lobbying étranger auprès de l'Union européenne. Définir une stratégie normative



Lobbying étranger auprès de l'Union européenne Définir une stratégie normative

Marie LEONTE

avocat au Barreau de Paris, docteur en droit de l’Université Paris Panthéon – Assas

 

 


Dans un contexte où l’on reproche à juste raison à l’Union européenne la posture d’herbivore dans un monde de carnivores face à des intérêts tiers mus par une idéologie anti-européenne et à fort appui financier, il convient de se pencher, d'un point de vue stratégique, sur la question de la réglementation de la représentation d'intérêts pour le compte des pays tiers dans l’Union européenne.

L’encadrement de ces activités est facilité par une prise de conscience récente résultant des travaux des commissions spéciales du Parlement européen INGE1 et ING2 sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne et, au niveau national, du Rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques français (juin 2023).

 

Les ingérences étrangères 

dans les processus électoraux

 

Les ingérences étrangères dans les processus électoraux des pays européens y compris en France, tout particulièrement en provenance de Russie, de Chine, voire de l’Iran et les scandales impliquant des membres du Parlement européen en lien avec la corruption et le trafic d’influence, ont incité le Parlement européen à quitter une approche agnostique et à inviter les États membres à reconnaître que celles-ci représentent une menace pour leur sécurité, allant jusqu’à demander la modification l’art. 222 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui prévoit le principe de solidarité en cas d’attaque terroriste, afin d'y inclure l’ingérence étrangère.

 

Le lobbying comme service

 

Aux antipodes des travaux du Parlement européen, la proposition de directive COM(2023)637 final - rendue publique par la Commission européenne en décembre 2023, part d'une prémisse hasardeuse, sur l’exactitude de laquelle il est permis de s’interroger, car elle qualifie la représentation d’intérêts exercée pour le compte de pays tiers comme un simple service fourni à une entité d'un pays tiers, lequel peut faire l’objet d’une prestation sur le marché intérieur et instaure un système unique dans lequel l'entité qui exerce l'activité de lobbying pour le compte d'un pays tiers s’inscrit dans n’importe quel Etat membre et se voit attribuer un „numéro européen de représentation d’intérêts (EIRN)”, rendu opposable aux autorités des autres États membres et aux institutions de l’Union européenne, un peu comme un numéro de TVA intracommunautaire lui permettant de „faire commerce” des activités d’influence au bénéfice du client étranger.

Ce choix d'instruments de réglementation est particulièrement maladroit, car l’activité de représentation d’intérêts, quelle qu'en soit la définition, d’autant plus lorsqu’elle est exercée pour le compte d'intérêts tiers, n’entre pas dans la catégorie des services tels qu’entendus par le droit européen, les dispositions de l’article 57 T.F.U.E. ne lui étant pas applicables.

Relevant d’une compétence régalienne, celle de dire le droit, qui incombe aux États membres en vertu de leur souveraineté et, puisque nous sommes en présence du lobbying étranger, touchant à la compétence de représentation face aux États tiers (qui n’est autre que la sublimation contemporaine de la fonction régalienne de faire la guerre) et qui incombe d’autant plus à l’État lui seul, cette activité ne relève pas d'une simple activité de services, son caractère onéreux la plupart du temps ne constituant pas, à lui seul, un fondement suffisant en ce sens.

L’on ne peut évidemment pas faire commerce d'une fonction régalienne et la participation à l'écriture de la loi, qui se fait sous conditions fixées strictement par l’État, ne s’inscrit pas dans les cas de figure énumérés à l’art. 57 T.F.U.E., il ne s’agissant ni d'une activité à caractère commercial ni d'une activité exercée dans le cadre des professions libérales et le fait que cette activité soit exercée ponctuellement par des avocats, ne lui emprunte pas automatiquement la légitimité dont bénéficient ces  derniers en vertu du mandat étatique dans le but de l’administration de la justice.



Jésus chassant les marchands du Temple
Giotto
Chapelle Scrovegni. Padoue
Circa 1303

 

Confusion ou choix délibéré

 

En réalité, la confusion entre les notions de représentation d’intérêts étrangers et la notion de services n'en est malheureusement pas une : en se prévalant du fait que certains États (dont la France) ont légiféré en la matière et en élargissant artificiellement l’application de l’art. 114 T.F.U.E., la proposition entend que l’Union légifère dans un domaine où celle-ci ne dispose pas de la compétence partagée avec les États membres au sens du droit européen (telle que prévue à l’art. 4 alinéa (2) du T.F.U.E.), ce qu’elle fait en l’inscrivant sur le terrain prévu à l’art. 4 alinéa (2) (a) T.F.U.E., „marché intérieur”. Par ailleurs, la proposition de directive entretient une confusion entre les autorités cibles de la représentation d’intérêts, nationales ou européennes, s'abritant derrière le syntagme générique „représentation dans l’Union européenne”.

Faisant cela, la proposition méconnait les règles de la démocratie européenne, de la définition des politiques publiques et des normes, tout comme celles de la défense de l’intérêt européen, en violation des dispositions des articles 5 alinéa (1) et (2) T.U.E. concernant les limites des compétences d’attribution de l’Union européenne et celles de l’art. 4 alinéa (2) T.F.U.E. concernant les compétences partagées entre Union et États membres.

Il ne reste aux Etats membres que d’enregistrer les lobbyistes étrangers et de s’assurer du respect de la protection applicable à tous les services sur le territoire de l’Union, y compris lorsque le lobbying vise à peser sur la formulation de la législation nationale. 

La proposition de directive va encore plus loin, en se souciant à l’excès des susceptibilités que peuvent développer les intérêts et les États tiers qui prétendent participer à l’élaboration des décisions dans les États membres et dans les institutions de l’U.E., en leur évitant d’être „stigmatisés”, préoccupation qui est réitérée tout au long du texte. 

 

Rendre aux États leur compétence

 

Or, rappelons-le, les droits de l’homme, droits subjectifs, ne sont pas des droits collectifs applicables tale quale à la communauté étatique. Si tant est qu'une telle préoccupation pour la non-stigmatisation se justifie entre les pairs, comme au niveau de l’O.N.U. où les relations entre États sont régies par le principe de l'égalité souveraine de tous ses Membres, tout comme entre les États membres au sein de l'Union européenne, la proposition de directive est issue d’une préoccupation claire de ménager les intérêts de tous les États tiers et de leur expression dans la construction de la norme nationale et de la norme européenne, sans le moindre égard pour les objectifs assignés à l’U.E. par les Traités : par obsession de ne pas gêner des intérêts tiers, la proposition pêche par faiblesse (interdisant notamment aux Etats membres de prendre toute sanction pénale) et outrepasse les limites des compétences de l’Union, la réalisation de l’intérêt de laquelle est, au passage, complètement oubliée.  

Il conviendrait d'agir via des véhicules législatifs distincts, à l’échelon de l’Union européenne et à l’échelon national individuellement, chaque État membre disposant de la compétence de la compétence dans ce domaine. À tout le moins, comme le soulignent avec raison les rapporteurs de la Commission des Affaires européennes du Sénat en France, il est impératif de laisser aux États le choix d'encadrer cette activité de manière plus stricte, de ne pas avaliser une uniformisation vers le bas des législations nationales : le législateur national est seul responsable, suivant ses propres cadres constitutionnels, de l’impact du lobbying étranger sur l’édiction de la norme nationale.

L’exigence de qualité du cadre normatif pour l’activité de lobbying serait atteinte au niveau des États membres, dans le respect de leur souveraineté, via des réseaux de bonnes pratiques législatives (de type benchmarking) tels le Réseau européen d’éthique publique et le Réseau des registres européens du lobbying mis en place par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (H.A.T.V.P.) en France à destination des pays membres de l’U.E., qui incluent les autorités nationales en charge de ces questions qui échangent régulièrement sur les sujets d’éthique publique et, sans faire preuve de réflexe pavlovien anti-américain, en se tournant aussi vers l’exemple le plus ancien de législation en matière de lobbying étranger qui respecte le principe de la souveraineté nationale - la Loi en matière d’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agents Registration Act) de 1938 aux États – Unis, adoptée pour des raisons de sécurité nationale, contre la propagation du nazisme et du communisme, un exemple de réussite à prendre surtout pour l’Europe, continent qui a été anéanti par les deux. Cet exemple illustre bien les objectifs qui peuvent être atteints via la création d'un régime juridique dérogatoire au régime général de l’encadrement du lobbying, avec un contrôle et une autorisation du contenu de l'activité de lobbying étranger quasiment en temps réel, un étiquetage obligatoire de la provenance des matériaux diffusés et un volet pénal en cas de violation des obligations d’enregistrement et de déclaration.

Évoquer la maturité du système démocratique de l'Union européenne passe également par la réglementation de la représentation des intérêts étrangers, comme vecteur de puissance que celle-ci ne peut se permettre de ne pas saisir, notamment en mettant en place ce que le Parlement européen appelle les „clauses miroir” avec les pays tiers. Cependant, un cadre normatif adapté doit être construit autour de questions comme celle des échelons (européen et nationaux) auxquels légiférer et des meilleures mesures du dispositif à instaurer dans la durée, qui ne sont guère de simples questions d’opportunité, mais bel et bien des questions de légalité en droit européen et mettent l’Union face à l’impératif de défendre les intérêts des États membres et des citoyens, pour lesquels elle a été créée.

 


jeudi 14 novembre 2024

GPA : La filiation du parent d'intention enfin simplifiée


La première chambre civile de la Cour de cassation reconnaît, dans un arrêt du 14 novembre 2024, que l'absence de lien biologique entre un enfant né par gestation pour autrui (GPA) à l'étranger et son parent d'intention ne heurte aucun principe essentiel du droit français. La filiation, dès lors qu'elle a été légalement établie dans le pays où s'est déroulée la GPA, peut donc être reconnue par la France.

Une femme seule s'est rendue au Canada pour bénéficier d'une GPA. L'enfant a été conçu par fécondation in vitro, à partir des gamètes de deux donneurs, porté ensuite et mis au monde par une mère porteuse. En d'autres termes, la femme qui a eu recours à la GPA n'a aucun lien biologique avec l'enfant. Conformément au droit canadien, une décision des juges de ce pays l'a déclarée mère légale de l'enfant.

Mais cette filiation n'était valide qu'au Canada. Pour l'établir en France, la mère d'intention a utilisé la procédure judiciaire d'exequatur. Concrètement, il s'agit, pour le juge français, de reconnaître et d'exécuter une décision de justice étrangère. En l'espèce, la requérante a obtenu des décisions favorables des juges du fond, mais le procureur près la Cour d'appel a déposé un pourvoi devant la Cour de cassation. Celle-ci précise deux points essentiels, et oppose ainsi une fin de non-recevoir aux arguments traditionnellement développés par ceux qui veulent sanctionner celles et ceux qui recourent à la GPA en les privant du lien de filiation avec l'enfant né de cette pratique.


L'ordre public international


Le premier moyen développé, d'ailleurs très souvent invoqué, repose sur l'idée que la GPA n'étant pas conforme à l'ordre public français, tous les actes ultérieurs définissant le statut juridique de l'enfant sont, en quelque sorte, entachés d'une illégalité à la fois originelle et définitive.

Il est parfaitement exact que la GPA n'est pas conforme à l'ordre public français. L’article 16 al. 7 du code civil énonce que « toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ». Certes, mais cela ne signifie pas que les juges français de l'exequatur soient tenus de rejeter le jugement d'une juridiction étrangère statuant sur une procédure qui, dans l'État considéré, est parfaitement licite. 

Sur ce point, la Cour de cassation fait une distinction claire entre l'ordre public interne et l'ordre public international. Et précisément, celui-ci impose le respect du principe selon lequel l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toutes les décisions le concernant. 



Représentation archaïque d'une fécondation in vitraux

Le Chat. Gelück


L'intérêt supérieur de l'enfant


La Cour de cassation a mis du temps à accepter de prendre en considération l'intérêt supérieur de l'enfant né par GPA. Chaque évolution dans ce domaine a été initiée par la jurisprudence européenne.

La première étape a été la reconnaissance de la filiation du parent biologique avec la célèbre affaire Mennesson. Dans deux décisions du 26 juin 2014 Mennesson c. France et Labassee c. France, la CEDH sanctionne ainsi le droit français qui refusait la transcription de l’état civil de jumelles nées par GPA aux Etats-Unis. Or la GPA avait eu lieu à la demande d'un couple hétérosexuel, le père ayant donné ses gamètes. La filiation avec le père, en l'espèce le père biologique, a finalement été reconnue par la Cour de cassation le 3 juillet 2015.

La seconde étape, plus complexe, est celle de la reconnaissance de la filiation du parent d'intention, celui qui, par hypothèse, n'a aucun lien biologique avec l'enfant. Dans quatre arrêts du 5 juillet 2017, la Cour de cassation ne lui permettait qu'une adoption simple, dont on sait qu'elle ne supprime donc pas tous les liens avec la mère porteuse. 

La CEDH, sollicitée pour avis le 10 avril 2019, consacre un droit de ces enfants à la filiation maternelle, mais laisse les États choisir entre la transcription directe dans l’état civil ou l’adoption. S’appuyant sur cet avis, elle précise ensuite, dans un arrêt D. B. c. Suisse du 22 novembre 2022,  que ce droit à la filiation doit bénéficier au second parent d’intention, y compris le membre d’un couple homosexuel.

Il est donc désormais acquis, largement grâce à la jurisprudence européenne que la naissance d'un enfant par GPA ne peut, à elle seule, sans porter une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée, faire obstacle à la reconnaissance en France des liens de filiation établis à l'étranger tant à l'égard du parent biologique qu'à l'égard du parent d'intention. L'arrêt du 14 novembre 2024 s'analyse ainsi comme un ralliement plein et entier de la Cour de cassation au libéralisme de la jurisprudence européenne. 

En témoigne évidemment l'abandon total de la jurisprudence ancienne qui considérait que le parent d'intention devait se contenter d'une adoption simple. La Cour de cassation affirme désormais très clairement que la filiation établie par le jugement d'exequatur ne saurait être assimilé à une adoption. Elle rappelle d'ailleurs qu'aucun principe de droit français ne se trouve heurté par l'absence de lien biologique entre l'enfant et le parent. Les filiations non conformes à la réalité biologiques ont toujours existé, qu'il s'agisse de l'assistance médicale à la procréation avec donneur ou tout simplement de la reconnaissance d'un enfant sans avoir avec lui de lien biologique.

La décision du 14 novembre 2024 est le résultat d'une lente évolution, et l'on connaît les réticences de la Cour de cassation qui a longtemps refusé de considérer l'intérêt supérieur de l'enfant, préférant considérer que la gestation pour autrui avait pour conséquence l'illicéité de tous les actes postérieurs concernant son statut juridique. Cette application absolutiste de l'adage Fraus omnia corrumpit est aujourd'hui un souvenir déjà lointain. Le dialogue des juges a été fructueux et la Cour de cassation s'est ralliée à la position européenne, d'autant qu'elle reflétait l'évolution des moeurs. La GPA demeure interdite, mais les enfants qui sont nés de cette pratique n'ont pas à en subir les conséquences, leur vie durant. Ce sont eux qui ont gagné le droit de vivre leur vie d'enfant, avec leurs parents, c'est à dire avec ceux qui les élèvent et veillent sur eux.


lundi 11 novembre 2024

Manifs "pro-palestiennes" aux manifs de l'"ultra-droite", même combat jurisprudentiel


L'arrêt Associations Cercle Droit et Liberté et Institut Iliade pour la longue mémoire européenne rendu le 8 novembre 2024 par le Conseil d'État laisse une impression de déjà vu. Le Conseil d'État écarte en effet un recours contre une circulaire du ministre de l'Intérieur du 10 mai 2023 "relative à l'interdiction des manifestations et rassemblements de l'ultra-droite". L'affaire ressemble étrangement à une précédente requête  le 18 octobre 2023. Celle-là était dirigée contre une circulaire du 12 octobre 2023, du même ministre de l'Intérieur, qui portait sur "les manifestations pro-palestiniennes". 

Les dates sont donc importantes. La circulaire du 10 mai 2023 sur les cortèges de l'ultra droite fait l'objet du recours jugé le 8 novembre 2024. Entre ceux dates, est intervenue la circulaire sur les manifestations pro-palestiniennes le 12 octobre 2023 que le juge des référé à refusé de suspendre le 18 octobre 2023. Autrement dit, ce référé pèse certainement sur la décision du 8 novembre, mais n'a évidemment eu aucune influence sur la circulaire du 10 mais qui lui est antérieure. 


La manifestation de mai 2023


La circulaire du 10 mai 2023 témoigne précisément d'une certaine irritation du ministre de l'Intérieur. On se souvient qu'une manifestation sur la voie publique s'est déroulée à Paris le 6 mai 2023. Il s'agissait d'une "marche silencieuse en hommage à Sébastien Deyzieu", militant décédé le 7 mai 1994 lors d'une manifestation organisée par le Groupe Union Défense (GUD) et les Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR). Le préfet de police, Laurent Nunez, l'avait pourtant interdite, en invoquant des risques de "désordres" et de "troubles à l'ordre public". Mais les organisateurs avaient obtenu la suspension de l'arrêté d'interdiction par le juge des référés du tribunal administratif de Paris, permettant finalement à la manifestation d'avoir lieu.

Les participants étaient finalement bien peu nombreux et aucune atteinte à l'ordre public n'avait été constatée. Cela n'avait pas empêché le ministre de l'Intérieur de promettre, à la séance suivante des Questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, le 9 mai, d'annoncer qu'il avait donné pour instruction aux préfets d'interdire toutes les manifestations déclarées par des militants d'"ultra-droite ou d'extrême-droite". La circulaire avait été publiée dès le lendemain, 10 mai 2023. C'est ce texte dont le Conseil d'État vient de confirmer la légalité.

 


 Collection particulière. 2020


Le précédent des "manifestations pro-palestiniennes"

 

La décision du 18 octobre 2023 constitue certes un précédent, mais il s'agit d'une ordonnance de référé. C'est la raison pour laquelle elle est intervenue très rapidement après la circulaire contestée demandant aux préfets d'interdire "les manifestations pro-palestiniennes".

Il ne faisait guère de doute que la circulaire était illégale, en raison même de l'interdiction générale et absolue qu'elle exigeait. Depuis l'arrêt Daudignac de 1951, le Conseil d'Etat estime qu'une mesure de police ne peut prononcer une interdiction générale et absolue d'exercer une liberté, sauf hypothèse où aucun autre moyen de garantir l'ordre public ne peut être mis en oeuvre. Il est exact que la liberté de manifestation ne figure pas, en tant que telle, au nombre des libertés consacrées dans les textes constitutionnels. Mais sa valeur constitutionnelle a été affirmée par le Conseil constitutionnel, en particulier dans sa décision du 18 janvier 1995 qui reconnaît le "droit d’expression collective des idées et des opinions". Depuis un arrêt du 5 janvier 2007, le Conseil d'État considère, quant à lui, que la liberté de manifester constitue l'une de ces "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté. De fait, considérée comme une liberté, une manifestation ne peut faire l'objet d'une interdiction générale et absolue que si les autorités ne disposent d'aucun autre moyen de garantir l'ordre public.

Gérald Darmanin espérait sans doute écarter cette jurisprudence en ne prononçant pas lui-même l'interdiction d'une manifestation, mais en enjoignant aux préfets de le faire. Mais il est évident que les préfets sont dans une situation de compétence liée et doivent exécuter les ordres du ministre de l'Intérieur. Le Conseil d'État aurait donc pu le considérer comme l'auteur de cette interdiction générale et absolue. Et il est évident qu'elle était illégale, dès lors qu'elle conduisait à interdire tous les cortèges, quelle que soit la situation en matière de protection de l'ordre public.

Le juge des référés, très habilement, a toutefois préféré éviter de sanctionner directement l'acte du ministre de l'Intérieur. Il l'a simplement neutralisé, en le rendant transparent. C'est ainsi qu'il affirme qu'il appartient "en tout état de cause, à l'autorité préfectorale (...) d'apprécier, à la date à laquelle elle se prononce, la réalité et l'ampleur des troubles à l'ordre public". Le préfet est donc la seule autorité compétente pour évaluer ces risques pour l'ordre public, d'autant qu'il doit nécessairement tenir compte des moyens dont il dispose pour en garantir le respect. 

Est ainsi mise en place une sorte de fiction juridique. L'idée est que le ministre de l'Intérieur ne peut ignorer que la menace pour l'ordre public ne peut être évaluée que dans son contexte, manifestation par manifestation. L'interdiction collective, sans tenir compte des circonstances locales, est impossible. Et le juge feint ainsi de croire que le ministre se bornait à donner des directives d'ordre général aux préfets, sans les priver de leur pouvoir de décision, au cas par cas. La circulaire est alors neutralisée, sans qu'il soit nécessaire d'en décider la suspension.

 

Les manifestations de l"'ultra droite"

 

La décision du 8 novembre 2024 transpose cette analyse dans le contentieux de l'excès de pouvoir. Cette évolution n'est pas sans importance si l'on considère que, en principe, une ordonnance de référé ne saurait faire jurisprudence, dès lors qu'elle se borne à prendre une mesure d'urgence. 

Il est vrai que la circulaire du ministre de l'Intérieur portant sur les manifestations de l'ultra-droite était nettement mieux rédigée que celle portant sur les manifestations pro palestiniennes. Il était seulement demandé aux préfets d'"accorder une attention particulière" aux déclarations de manifestations", en particulier lorsqu'elles étaient le fait d'individus issus de groupes dissous, appelant à la haine contre autrui ou se revendiquant de l'action violente. Certes, les préfets étaient ensuite invités à "prendre, par arrêté, les mesures d'interdiction qui s'imposent". 

L’ambiguïté de la formulation saute aux yeux. L'interdiction est une mesure "qui s'impose", écriture qui peut laisser penser que le ministre adresse un ordre aux préfets. Mais ces derniers se prononcent au cas par cas, manifestation par manifestation, et ils ne sont qu'invités à prendre une mesure d'interdiction. De cette formulation quelque peu obscure, on peut déduire que le préfet n'a pas perdu son pouvoir de laisser le cortège se dérouler s'il estime que l'ordre public n'est pas menacé de manière disproportionnée.

Le Conseil d'État, une nouvelle fois, feint de croire que le ministre de l'Intérieur n'a pas entendu ordonner une interdiction générale et absolue de toutes les manifestations de la droite extrême. La rédaction de la circulaire lui en offre la possibilité, d'autant qu'il n'a pas à prendre en considération les propos tenus la veille par le ministre lors de la séance de questions aux gouvernements. 

On peut penser que c'est aussi ce qu'a plaidé l'administration devant le Conseil d'État, tenant compte finalement de l'affaire des manifestations palestiniennes. Elle a certainement insisté sur le maintien du pouvoir de décision des préfets. Quoi qu'il en soit, les deux décisions de justice parviennent ainsi au même résultat : rappeler au ministre de l'Intérieur l'étendue et les limites de ses compétences. Alors qu'un nouveau ministre de l'Intérieur semble, lui aussi, envisager l'interdiction de toutes les manifestations susceptibles de "laisser prospérer l'antisémitisme", le rappel du droit positif n'est sans doute pas inutile.


L'interdiction des manifestations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2



 

vendredi 8 novembre 2024

Les menus de substitution - de motifs


La question des menus de substitution proposés par les communes dans les services municipaux de restauration, et notamment les cantines scolaires, donne lieu à une jurisprudence constante. 

Rappelons que ce qu'il est convenu d'appeler "menus de substitution" ne vise pas seulement des menus dépourvus d'interdits alimentaires imposés par certaines religions. Peuvent également être concernés les menus végétariens, voire végans, ou encore les menus de régime, par exemple pour les enfants allergiques au gluten. 

Quoi qu'il en soit, chaque nouvelle décision du juge administratif suscite des réactions identiques. Les commentateurs affirment de manière très péremptoire que le refus de proposer ce type de menu viole le principe de laïcité. En réalité la position des juges est nettement plus subtile. Ils n'interdisent pas à un maire de renoncer à ces menus de substitution, mais ils lui imposent de bien choisir les motifs de sa décision.


Les menus de substitution, à Tassin-la-demi-lune


Le jugement rendu par le tribunal administratif de Lyon le 22 octobre 2024 ne fait pas exception. Le 6 juillet 2016, une délibération du conseil municipal de Tassin-la-demi-lune porte sur le renouvellement de l'affermage du service public de restauration scolaire, à compter d'août 2016. En demandant au conseil municipal de se prononcer sur le choix du délégataire, il est expressément mentionné "qu'au sein du cahier des charges et dans la mise en oeuvre de la délégation, il n'est pas prévu de mettre en place des menus de substitution".

La Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) a demandé, en 2022, à la commune l'abrogation de cette délibération, et, devant son refus, il a saisi le tribunal administratif de Lyon d'une double demande. D'une part, le juge est sollicité en excès de pouvoir pour déclarer illégal le refus d'abroger la décision. D'autre part, il lui est demandé d'enjoindre à la commune de  rétablir ces menus. 

Observons d'emblée que la requête n'est pas tardive, même si elle intervient des années après la décision. En effet, l'article L 243-2 du code des relations entre le public et l'administration précise que "l'administration est tenue d'abroger expressément un acte réglementaire illégal ou dépourvu d'objet, que cette situation existe depuis son édiction ou qu'elle résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures, sauf à ce que l'illégalité ait cessé". 

Et précisément, dans son jugement, le tribunal de Lyon donne une complète satisfaction à la LICRA. Elle annule la délibération litigieuse, ajoutant que cette annulation implique que la commune revienne au statu quo ante, c'est-à-dire à l'offre de menus de substitution.  

Doit-on pour autant affirmer, comme le font les commentateurs, que la délibération violait le principe de laïcité ? En réalité, il n'en est rien, et cette analyse sommaire, que le juge ne mentionne évidemment pas, repose sur une confusion entre les motifs du juge et ceux de la délibération du conseil municipal.




Georges d'Espagnat. circa 1925


Du menu de substitution à la substitution de motifs


Or la jurisprudence est beaucoup plus libérale que l'on pourrait le penser. La question des menus de substitution dans les cantines scolaires a déjà été évoquée dans un arrêt du Conseil d'État rendu le 11 décembre 2020. A l'époque, le juge avait annulé la délibération du conseil municipal de Châlon-sur-Saône supprimant ce type de menu. Certes, mais c'était pour ajouter immédiatement qu'il n'est ni obligatoire ni interdit pour une collectivité locale de proposer aux élèves des repas différenciés selon leurs contraintes alimentaires. En d'autres termes, les élus peuvent faire ce qu'ils veulent. 

Mais pas pour n'importe quel motif. Le problème est que, à Tassin-la-demi-lune comme à Châlon-sur-Saône, les élus avaient formellement appuyé leur décision sur le principe de laïcité et la neutralité du service public qu'il impose. Le maire de Tassin-la-demi-lune invoquait même un "document sur la laïcité" rédigé par l'association des maires de France

Précisément, le simple fait de fonder la décision sur le principe de laïcité est une erreur de droit.  Le juge fait observer qu'aucune disposition législative n'interdit de distribuer des menus de substitution pour des motifs liés au principe de laïcité. Mais aucune disposition n'impose non plus de distribuer ces menus, et la décision du tribunal administratif de Dijon de 2017 allant dans ce sens au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant a été annulée par la Cour administrative d'appel de Lyon le 23 octobre 2018.

Les commentateurs qui se réjouissent de cette décision au nom du droit à la liberté religieuse oublient de dire que les élus auraient pu se fonder sur un autre motif. Le Conseil d'État les y incitait dans son arrêt du 11 décembre 2020, en leur donnant la recette pour ne pas encourir ses propres foudres. Il leur suffit de fonder leur décision, non sur la neutralité ou la laïcité, mais tout simplement sur les nécessités du service, contraintes techniques, faiblesse du personnel de cuisine, coût de ces repas individualisés. 

Le tribunal administratif, le 22 octobre 2024, reprend à son compte ces efforts d'information. Il fait observer aux élus qu'il "leur appartient de prendre en compte l'intérêt général qui s'attache à ce que tous les enfants puissent bénéficier de ce service public", mais cette exigence s'apprécie à l'aune "des exigences du bon fonctionnement du service et des moyens humains et financiers dont disposent ces collectivités". Autrement dit, il suffit à la commune d'invoquer des contraintes financières, et malheureusement ces dernières sont de plus en plus lourdes, pour justifier son refus de servir des repas de substitution.

Rien de nouveau donc dans la jurisprudence récente. On note, avec un peu d'amusement, que l'argument du respect de la laïcité n'est pas plus efficace pour refuser les menus de substitution que pour saluer l'annulation de ce refus.

Reste tout de même à prendre note de la formidable hypocrisie du droit. Le législateur n'a jamais osé s'intéresser à ce sujet, qu'il a abandonné au droit mou, notamment au documents de l'Association des maires de France, et à la jurisprudence. Les élus se débrouillent comme ils peuvent, et le Conseil d'État en est réduit à leur souffler discrètement une méthode pour interdire les menus de substitution, sans toucher au principe de laïcité. Hélas, le maire de Tassin-la-demi-lune n'avait pas lu la jurisprudence du Conseil d'Etat. Mais maintenant qu'il est mieux éclairé, rien ne lui interdit de faire voter au conseil municipal une nouvelle délibération, avec de nouveaux motifs. A l'heure où le budget des communes connaît des coupes sombres, il n'est pas difficile d'en trouver.