L'arrêt Associations Cercle Droit et Liberté et Institut Iliade pour la longue mémoire européenne rendu le 8 novembre 2024 par le Conseil d'État laisse une impression de déjà vu. Le Conseil d'État écarte en effet un recours contre une circulaire du ministre de l'Intérieur du 10 mai 2023 "relative à l'interdiction des manifestations et rassemblements de l'ultra-droite". L'affaire ressemble étrangement à une précédente requête le 18 octobre 2023. Celle-là était dirigée contre une circulaire du 12 octobre 2023, du même ministre de l'Intérieur, qui portait sur "les manifestations pro-palestiniennes".
Les dates sont donc importantes. La circulaire du 10 mai 2023 sur les cortèges de l'ultra droite fait l'objet du recours jugé le 8 novembre 2024. Entre ceux dates, est intervenue la circulaire sur les manifestations pro-palestiniennes le 12 octobre 2023 que le juge des référé à refusé de suspendre le 18 octobre 2023. Autrement dit, ce référé pèse certainement sur la décision du 8 novembre, mais n'a évidemment eu aucune influence sur la circulaire du 10 mais qui lui est antérieure.
La manifestation de mai 2023
La circulaire du 10 mai 2023 témoigne précisément d'une certaine irritation du ministre de l'Intérieur. On se souvient qu'une manifestation sur la voie publique s'est déroulée à Paris le 6 mai 2023. Il s'agissait d'une "marche silencieuse en hommage à Sébastien Deyzieu", militant décédé le 7 mai 1994 lors d'une manifestation organisée par le Groupe Union Défense (GUD) et les Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR). Le préfet de police, Laurent Nunez, l'avait pourtant interdite, en invoquant des risques de "désordres" et de "troubles à l'ordre public". Mais les organisateurs avaient obtenu la suspension de l'arrêté d'interdiction par le juge des référés du tribunal administratif de Paris, permettant finalement à la manifestation d'avoir lieu.
Les participants étaient finalement bien peu nombreux et aucune atteinte à l'ordre public n'avait été constatée. Cela n'avait pas empêché le ministre de l'Intérieur de promettre, à la séance suivante des Questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, le 9 mai, d'annoncer qu'il avait donné pour instruction aux préfets d'interdire toutes les manifestations déclarées par des militants d'"ultra-droite ou d'extrême-droite". La circulaire avait été publiée dès le lendemain, 10 mai 2023. C'est ce texte dont le Conseil d'État vient de confirmer la légalité.
Le précédent des "manifestations pro-palestiniennes"
La décision du 18 octobre 2023 constitue certes un précédent, mais il s'agit d'une ordonnance de référé. C'est la raison pour laquelle elle est intervenue très rapidement après la circulaire contestée demandant aux préfets d'interdire "les manifestations pro-palestiniennes".
Il ne faisait guère de doute que la circulaire était illégale, en
raison même de l'interdiction générale et absolue qu'elle exigeait.
Depuis l'arrêt Daudignac de 1951,
le Conseil d'Etat estime qu'une mesure de police ne peut prononcer une
interdiction générale et absolue d'exercer une liberté, sauf hypothèse
où aucun autre moyen de garantir l'ordre public ne peut être mis en
oeuvre. Il est exact que la liberté de manifestation ne figure pas, en
tant que telle, au nombre des libertés consacrées dans les textes
constitutionnels. Mais sa valeur constitutionnelle a été affirmée par le
Conseil constitutionnel, en particulier dans sa décision du 18 janvier 1995 qui reconnaît le "droit d’expression collective des idées et des opinions". Depuis un arrêt du 5 janvier 2007,
le Conseil d'État considère, quant à lui, que la liberté de manifester
constitue l'une de ces "libertés fondamentales" susceptibles de donner
lieu à un référé-liberté. De fait, considérée comme une liberté, une manifestation ne peut faire l'objet d'une interdiction générale et absolue que si les autorités ne disposent d'aucun autre moyen de garantir l'ordre public.
Gérald Darmanin espérait sans doute écarter cette jurisprudence en ne prononçant pas lui-même l'interdiction d'une manifestation, mais en enjoignant aux préfets de le faire. Mais il est évident que les préfets sont dans une situation de compétence liée et doivent exécuter les ordres du ministre de l'Intérieur. Le Conseil d'État aurait donc pu le considérer comme l'auteur de cette interdiction générale et absolue. Et il est évident qu'elle était illégale, dès lors qu'elle conduisait à interdire tous les cortèges, quelle que soit la situation en matière de protection de l'ordre public.
Le juge des référés, très habilement, a toutefois préféré éviter de sanctionner directement l'acte du ministre de l'Intérieur. Il l'a simplement neutralisé, en le rendant transparent. C'est ainsi qu'il affirme qu'il appartient "en tout état de cause, à l'autorité préfectorale (...) d'apprécier, à la date à laquelle elle se prononce, la réalité et l'ampleur des troubles à l'ordre public". Le préfet est donc la seule autorité compétente pour évaluer ces risques pour l'ordre public, d'autant qu'il doit nécessairement tenir compte des moyens dont il dispose pour en garantir le respect.
Est ainsi mise en place une sorte de fiction juridique. L'idée est que le ministre de l'Intérieur ne peut ignorer que la menace pour l'ordre public ne peut être évaluée que dans son contexte, manifestation par manifestation. L'interdiction collective, sans tenir compte des circonstances locales, est impossible. Et le juge feint ainsi de croire que le ministre se bornait à donner des directives d'ordre général aux préfets, sans les priver de leur pouvoir de décision, au cas par cas. La circulaire est alors neutralisée, sans qu'il soit nécessaire d'en décider la suspension.
Les manifestations de l"'ultra droite"
La décision du 8 novembre 2024 transpose cette analyse dans le contentieux de l'excès de pouvoir. Cette évolution n'est pas sans importance si l'on considère que, en principe, une ordonnance de référé ne saurait faire jurisprudence, dès lors qu'elle se borne à prendre une mesure d'urgence.
Il est vrai que la circulaire du ministre de l'Intérieur portant sur les manifestations de l'ultra-droite était nettement mieux rédigée que celle portant sur les manifestations pro palestiniennes. Il était seulement demandé aux préfets d'"accorder une attention particulière" aux déclarations de manifestations", en particulier lorsqu'elles étaient le fait d'individus issus de groupes dissous, appelant à la haine contre autrui ou se revendiquant de l'action violente. Certes, les préfets étaient ensuite invités à "prendre, par arrêté, les mesures d'interdiction qui s'imposent".
L’ambiguïté de la formulation saute aux yeux. L'interdiction est une mesure "qui s'impose", écriture qui peut laisser penser que le ministre adresse un ordre aux préfets. Mais ces derniers se prononcent au cas par cas, manifestation par manifestation, et ils ne sont qu'invités à prendre une mesure d'interdiction. De cette formulation quelque peu obscure, on peut déduire que le préfet n'a pas perdu son pouvoir de laisser le cortège se dérouler s'il estime que l'ordre public n'est pas menacé de manière disproportionnée.
Le Conseil d'État, une nouvelle fois, feint de croire que le ministre de l'Intérieur n'a pas entendu ordonner une interdiction générale et absolue de toutes les manifestations de la droite extrême. La rédaction de la circulaire lui en offre la possibilité, d'autant qu'il n'a pas à prendre en considération les propos tenus la veille par le ministre lors de la séance de questions aux gouvernements.
On peut penser que c'est aussi ce qu'a plaidé l'administration devant le Conseil d'État, tenant compte finalement de l'affaire des manifestations palestiniennes. Elle a certainement insisté sur le maintien du pouvoir de décision des préfets. Quoi qu'il en soit, les deux décisions de justice parviennent ainsi au même résultat : rappeler au ministre de l'Intérieur l'étendue et les limites de ses compétences. Alors qu'un nouveau ministre de l'Intérieur semble, lui aussi, envisager l'interdiction de toutes les manifestations susceptibles de "laisser prospérer l'antisémitisme", le rappel du droit positif n'est sans doute pas inutile.
L'interdiction des manifestations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2
Il est cocasse de voir le très clairvoyant Conseil d'Etat mettre dans le même sac jurisprudentiel extrême droite et pro-palestiniens. Mais-au-delà de cet aspect relativement mineur, la position des membres du Palais-Royal soulève quelques questions de la première importance pour la sécurité de citoyens de notre pays.
RépondreSupprimer- Tout d'abord, dans un temps où la violence fait florès dans notre pays qu'elle soit verbale (Cf. LFI) ou physique (les conséquences du narco-trafic), ne serait-il pas opportun de repenser le concept de liberté de manifester ? Non pour le réduire à peau de chagrin mais pour lui donner une interprétation restrictive. Trop souvent, l'on sait où elle commence, mais l'on ne sait pas où elle prend fin (Cf. les personnes venues pour en découdre avec les forces de l'ordre). En dernière analyse, c'est le malheureux contribuable qui passe à la caisse en cas de dégradations alors qu'il n'y est pour rien.
- Ensuite, jamais n'est mise en avant une éventuelle limite à la liberté de manifestation tenant à sa justification. Ne devrait-on pas être plus restrictif avec tous les rassemblements qui tendent à exporter sur notre sol des conflits extérieurs ? L'expérience démontre souvent que l'objet mis en avant pour exercer cette liberté de manifester (défendre telle ou telle population contre des atteintes avérées ou présumées aux droits de l'homme) est détournée pour stigmatiser une religion bouc émissaire (Cf. évènements d'Amsterdam).
- Enfin, le concept de menace à l'ordre public est une notion attrape-tout. Elle diffère selon la perspective où l'on se place. Le policier qui reçoit des projectiles pendant des heures n'a pas la même compréhension que le juge administratif confortablement installé dans son fauteuil. Comme pour ce qui a été dit plus haut, ce concept devrait faire l'objet d'une interprétation plus large pour tenir compte de l'ensauvagement de notre société. Mieux vaut prévenir que guérir quitte à faire des frustrés de la manif. La sécurité doit avoir un prix en termes de liberté dquitte à choquer les bonnes âmes.
"L'idéaliste a les mains propres, mais n'a pas de mains" (Charles Péguy). A méditer par les éminents membres du Conseil d'Etat s'ils ne veulent désespérer les citoyens français. Une fois de plus, les raisons profondes de l'élection de Donald Trump doivent être méditées, y compris en Europe et, particulièrement, en France.