« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 31 octobre 2014

Les animaux, "êtres vivants doués de sensibilité" : la réforme inachevée

Les députés ont voté le 30 octobre 2014, en dernière lecture après échec de la Commission mixte paritaire, le projet de loi relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. Certes, les désaccords qui ont marqué les débats parlementaires portaient d'abord sur des questions de procédure, et notamment sur le recours aux ordonnances par le gouvernement, mais ils apparaissent aussi dans la rédaction de l'article 1 bis de la loi. Celui-ci introduit dans le code civil un article 515-14 ainsi rédigé : "Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens".

Le texte est issu d'un amendement déposé déposé par Jean Glavany, Cécile Untermaier et le groupe socialiste, amendement déposé en première lecture, en séance publique à l'Assemblée nationale, le 16 avril 2014. A l'époque cependant, seul figurait dans la texte la référence à l'animal comme "être vivant doué de sensibilité". La soumission des animaux au régime des biens est venue dans le cours du débat, la recherche du consensus ayant finalement abouti à adopter une norme qui ne modifie que très modestement le droit positif.

Approche pénale de l'animal


La définition d'un statut juridique de l'animal par le code civil présente l'intérêt de rompre avec une approche essentiellement pénale de la protection de l'animal.

Le code pénal sanctionne les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques depuis la loi Grammont du 2 juillet 1850. A l'époque, seuls étaient sanctionnés les mauvais traitements exercés publiquement, ce qui revient à dire qu'il ne s'agissait pas tant de protéger la sensibilité des animaux que celles des hommes témoins d'un tel spectacle. A contrario, il n'était donc pas illicite d'infliger des mauvais traitements à un animal, dans un domicile privé. Cette condition de publicité ne disparaît qu'un siècle plus tard, avec le décret du 7 septembre 1959 qui réprime, cette fois d'une façon générale et sans condition de lieu, les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques.

Quant à la notion d'"animal domestique", elle a également fait l'objet d'un véritable bouleversement. Dans un arrêt du 14 mars 1861, la Cour de cassation le définissait un "être animé qui vive, s'élève, est nourri, se reproduit sous le toit de l'homme et par ses soins". Par la suite, cette définition a été étendue à "tous les animaux apprivoisés ou tenus en captivité" par ce même décret du 7 septembre 1959. Aujourd'hui, les animaux domestiques sont définis comme ceux "appartenant à des populations animales sélectionnées", c'est à dire faisant l'objet d'une "politique de gestion spécifique et raisonnée des accouplements", autrement dit ceux qui sont nés et élevés comme animaux domestiques. Suit, en annexe, une liste un peu étrange, sorte d'Arche de Noé juridique, où cohabitent les chiens et les chats, les animaux d'élevage, mais aussi les inséparables chers à Alfred Hitchcock, la grenouille rieuse et "la variété albinos de l'axoliti', sympathique amphibien.

Le code pénal protège l'ensemble de ces animaux en consacrant un titre spécifique aux infractions dont ils peuvent être victimes. Les sévices graves sont punis par l'article 521-1 c. pén. de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Sur le plan pratique, ce texte a déjà permis de sanctionner certaines pratiques très choquantes. On se souvient qu'en février 2014, un jeune homme a été condamné à un an de prison ferme par le tribunal correctionnel de Marseille pour avoir lancé un jeune chat contre un mur, avec une grande violence, et avoir ensuite diffusé le film sur Facebook. Sur le plan juridique, l'existence même de ce texte témoigne d'une certaine hésitation du droit, car les sévices envers les animaux sont sanctionnés par un titre spécifique du code pénal, et ne figurent ni parmi les atteintes aux personnes, ni parmi les atteintes aux biens. 

De cette approche pénale de l'animal, on ne doit pas déduire que celui-ci est titulaire d'un droit à la sécurité, voire au bonheur. C'est son propriétaire qui est soumis à un devoir de le traiter convenablement, ce qui est évidemment bien différent. Ces dispositions sont renforcées par celles du code rural qui, dans son article L 214-1 du code rural, qui qualifie déjà l'animal d'"être sensible" et impose qu'il soit placé "dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce".


Le Livre de la Jungle. Walt Disney. 1967
Chanson des vautours : "That's what friends are for"

Une réforme minimaliste


Face à ces progrès consacrés par le code pénal et le code rural, le code civil pouvait sembler très en retrait. Son article 528 persistait à qualifier les animaux domestiques de "biens meubles par nature" ou, dans certains cas, d'immeubles par destination, par exemple lorsqu'ils sont les éléments d'une exploitation agricole. 

La présente réforme qualifie les animaux d'"êtres sensibles", reprenant sur ce point la formulation du code rural. Mais cette qualification sympathique n'entraîne aucun changement substantiel portant sur la nature juridique de l'animal. Certes, il était peu probable que le parlement choisisse de conférer aux animaux une personnalité juridique, même une personnalité "technique" comme celle des personnes morales. De la même manière, le parlement a préféré écarter la création d'une nouvelle summa divisio du droit civil, les animaux étant considérés comme une troisième catégorie, entre les personnes et les biens. Cette solution avait pourtant été privilégiée par le rapport Antoine remis au Garde des Sceaux en 2005, mais ce rapport ne se penchait pas réellement sur les conséquences juridiques d'un tel choix. 

Les motifs de ce double rejet peuvent être recherchés dans l'incertitude des conséquences d'un tel bouleversement, mais ils sont aussi de nature conjoncturelle. La qualification de l'animal comme "être sensible" est acquise par un amendement dans un texte relatif à la modernisation du droit, texte qui n'a pas beaucoup de rapport avec le statut des animaux. Le Conseil constitutionnel pourrait donc être tenté de considérer qu'un amendement qui bouleverse les catégories traditionnelles du Code civil est sans rapport avec le texte adopté.

Le parlement a prudemment choisi une troisième solution, celle qui consiste à reprendre la formulation du code rural en qualifiant les animaux d'êtres sensibles, tout en indiquant formellement que leur statut juridique n'est pas changé et qu'ils demeurent soumis au régime des biens, "sous réserve des lois qui les protègent". Le statut juridique est donc inchangé, mais des lois spéciales ont pour mission de protéger les animaux comme êtres sensibles.

Lobbies et maintien du statu quo


Derrière cette prudence se cachent aussi, on s'en doute, un certain nombre de lobbies très actifs. La qualification de l'animal comme un bien particulier, même s'il est "doué de sensibilité" revient, par exemple, à permettre son utilisation à des fins d'expérimentation scientifique, à la condition de ne pas faire preuve d'une cruauté inutile. 

Elle permet aussi le maintien du statu quo en matière d'abattage rituel. L'égorgement des moutons reste licite, conformément à l'article 4 du règlement communautaire du 24 septembre 2009 qui énonce que "les animaux sont mis à mort uniquement après étourdissement". Mais le paragraphe 4 de ce même article ajoute immédiatement  qu'il est possible de déroger à cette règle "pour les animaux faisant l'objet de méthodes particulières d'abattage prescrites par des rites religieux". La seule condition est alors que l'animal soit tué dans un abattoir, dans des conditions d'hygiène satisfaisantes, principe repris par le décret du 28 décembre 2011. Il ne fait guère de doute, dans ces conditions, que l'animal est considéré comme un bien et que sa sensibilité n'est guère prise en considération. Or, dès lors que l'abattage rituel n'est nullement protégé par le règlement communautaire, mais simplement optionnel, une loi interne pourrait parfaitement l'interdire, au nom du respect de la sensibilité.

Enfin, si le législateur opère effectivement le toilettage du code civil pour tenir compte de cette qualification nouvelle de l'animal, force est de constater que les textes relatifs à la tauromachie ne sont pas modifiés. Le texte principal en ce domaine est l'article 521-1 du code pénal qui sanctionne les actes de cruauté envers les animaux, en prévoyant expressément que ses dispositions ne sont pas applicables  "aux courses de taureaux, lorsqu'une tradition locale ininterrompue peut être invoquée". Ces dispositions, que le Conseil constitutionnel a refusé de déclarer inconstitutionnelles dans sa décision rendue sur QPC en octobre 2012, demeurent donc dans le droit positif.

Reste que la réforme offre tout de même aux amis des animaux un argument utile à leur combat. Comment le droit peut-il autoriser de telles pratiques à l'égard d'animaux "doués de sensibilité" ? La question est maintenant clairement posée, et il ne fait aucun doute qu'elle sera au coeur d'un certain nombre de débats, au point que le présent amendement peut être considéré comme un premier pas vers des évolutions plus substantielles. A suivre.

mercredi 29 octobre 2014

Le droit de se promener nu n'existe pas

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt du 28 octobre 2014 Gough c. Royaume-Uni, traite enfin d'un sujet brûlant sur lequel s'interrogeaient tous les spécialistes des libertés : Le droit de se promener nu est-il protégé par la Convention européenne des droits de l'homme ?

Le requérant, Stephen Peter Gough, est un ressortissant britannique domicilié dans le Hampshire. C'est un militant de la nudité et il choisit de se montrer nu en public aussi souvent que possible pour exprimer ses convictions sur le caractère inoffensif du corps humain. C'est ainsi qu'en 2003, il décide de marcher nu de Land's End en Angleterre à John O'Groats en Ecosse, ce qui lui vaut le surnom de "Randonneur nu". De 2003 et 2012, il est arrêté plus de trente fois en Ecosse où cette pratique est considérée comme contraire à l'ordre public, l'Ecosse conservant un droit pénal spécifique au sein du Royaume-Uni. D'abord légères, les peines se sont alourdies, d'autant qu'à l'atteinte à l'ordre public s'ajoutait généralement le "Contempt of Court", l'incorrigible militant se présentant devant le juge totalement nu. Entre 2003 et 2012, il passe finalement plus de sept années en prison, souvent à l'isolement, puisque, même sur la paille humide des cachots écossais, il refuse de s'habiller.

On pourrait évidemment méditer sur le fait que la justice écossaise ne semble guère se préoccuper de l'état mental du requérant. Quoi qu'il en soit, celui-ci conteste devant la Cour sa dernière condamnation en 2011, condamnation à presque deux ans de prison (exactement à 657 jours, car la justice écossaise compte en jours). A l'appui de son recours, il invoque deux violations de la Convention européenne des droits de l'homme, estimant que la répression dont il fait l'objet porte atteinte à sa liberté d'expression (art. 10) et au droit au respect de sa vie privée (art. 8).

Le vêtement, élément de la liberté d'expression


Le premier moyen est le plus sérieux, car la Cour reconnaît traditionnellement que la liberté d'expression ne s'applique pas seulement aux informations ou aux idées qui sont considérées avec bienveillance mais aussi à celles qui peuvent choquer ou offenser. La Cour protège donc le "symbolic speech", c'est à dire l'expression non verbale destinée à manifester une opinion. Dans l'affaire Donaldson c. Royaume-Uni du 25 janvier 2011, elle considère ainsi que le fait d'arborer sur son revers un "lys de Pâques" en hommage aux victimes de l'insurrection des "Pâques sanglantes" de 1916 en Irlande relève de la liberté d'expression. Dans l'affaire Gough, il importe peu que les idées véhiculées par le requérant soient parfaitement marginales. Il a le droit de vouloir développer un débat public sur les bienfaits de la nudité, quand bien même il serait le seul à promouvoir une telle doctrine.

L'absence de consensus 


En l'espèce pourtant, la Cour observe que la nudité ne peut être envisagée au seul prisme de la liberté d'expression. En tant que telle, elle est généralement sanctionnée par le droit pénal, mais la Cour constate, sur ce point, une absence de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe.

Certains, comme la France, pénalisent la nudité à la condition toutefois que l'élément moral de l'infraction soit avéré. Dans une décision du 28 septembre 1989, la Cour d'appel de Douai a ainsi annulé la condamnation pour outrage public à la pudeur d'un individu qui, entièrement dévêtu, a sauté dans l'eau du port de Boulogne et nagé jusqu'à un navire britannique en partance pour l'Angleterre. Repêché, il a été remis à la police française, dans la même tenue. En l'espèce, la Cour d'appel prononce une relaxe, car l'intéressé n'avait pas, sur ce point, d'intention coupable. Non sans malice, le commentateur au Recueil Dalloz faisait ainsi observer que le nageur s'était seulement "couvert de ridicule, et d'un mouchoir prêté par un marin".

Nu descendant un escalier. Marcel Duchamp. 1912

La morale, élément de l'ordre public


D'autres Etats se placent sur le terrain de l'ordre public, voire de la morale considérée comme un élément de l'ordre public. Tel est le cas du droit écossais qui prohibe la nudité, non pas pour des raisons climatiques, mais parce qu'il considère que l'atteinte à l'ordre public est constituée lorsqu'une personne adopte une conduite suffisamment provocatrice pour inquiéter son entourage ("cause alarm to ordinary people") et semer le désordre dans la communauté ("serious disturbance to the community").

Dès lors qu'il n'existe pas de réel consensus sur la manière dont le droit appréhende la nudité, la Cour en déduit, comme toujours, que les Etats conservent une large autonomie dans ce domaine. L'ingérence dans la liberté de se vêtir, ou de ne pas se vêtir, est donc possible, aussi bien pour des motifs de droit pénal que d'ordre public. Les Etats peuvent même intégrer la morale dans l'ordre public. Dans l'arrêt Müller c. Suisse de 1988, la Cour européenne a ainsi admis la condamnation d'un artiste-peintre qui avait exposé trois grandes toiles représentant, de manière extrêmement réaliste, des relations sexuelles. L'exposition d'art contemporain était ouverte à tous, sans droit d'entrée ni limite d'âge. Tout en regrettant qu'il n'existe pas une seule définition de la morale, les juges de Strasbourg n'ont pas trouvé déraisonnable la condamnation à une amende du peintre et des responsables de l'exposition sur le seul fondement de la morale, sachant que les images étaient de nature à "blesser brutalement" les visiteurs.

Les conditions de l'ingérence


A partir de ces éléments, la Cour européenne, statuant dans l'affaire Gough, considère que les conditions d'une ingérence dans la liberté d'expression sont remplies. D'une part, la possibilité d'interdire la nudité est prévue par la loi, ou plus exactement par la jurisprudence des juridictions écossaises. D'autre part, cette interdiction poursuit un but légitime, dès lors qu'il s'agit de garantir l'ordre public, dont le contenu est défini par le droit écossais.

Enfin, la Cour s'assure que cette interdiction de la nudité est effectivement "nécessaire dans une société démocratique", ce qui la conduit à apprécier la proportionnalité entre l'atteinte portée à la liberté d'expression vestimentaire et l'objectif d'ordre public poursuivi. En l'espèce, la Cour observe que la nudité en droit écossais ne fait pas l'objet d'une réglementation spécifique. Elle n'est poursuivie que lorsqu'elle est constitutive d'une atteinte à l'ordre public. Encore est-elle poursuivie de manière très peu coercitive, et la Cour fait remarquer que le requérant a d'abord été condamné, à plusieurs reprises, à des "blâmes", sortes de rappel à la loi sans contenu coercitif, avant que les peines prononcées s'alourdissent sous l'effet de la récidive.  Aux yeux de la Cour, le droit écossais n'est donc pas disproportionné au regard de l'atteinte qu'il porte à la liberté d'expression, et c'est l'intransigeance du requérant qui l'a finalement mené en prison pour une durée très longue. La disproportion de la peine par rapport au caractère mineur de l'infraction trouve ainsi son origine dans le comportement, lui-même disproportionné, du requérant.

Quant à l'atteinte à la vie privée, également invoquée par celui-ci, elle est rapidement rejetée par la Cour. Le respect de la vie privée n'implique pas, en effet, un droit absolu de se vêtir comme on l'entend. Certes, ce droit existe dans l'abri du domicile privé, où chacun peut s'habiller, ou se déshabiller comme il l'entend, dès lors que la nudité demeure invisible aux yeux des voisins. Mais ce droit disparaît dans l'espace public, dans lequel le vêtement est perçu comme un élément de la vie sociale. Dans ce cas, l'Etat est parfaitement fondé à poser des règles gouvernant l'apparence des personnes. C'est ainsi que, dans une jurisprudence constante, la Cour considère que les Etats ont le droit d'imposer le port de l'uniforme à certains fonctionnaires, ou d'interdire d'arborer des signes religieux (CEDH 27 mai 2013 Eweida et autres c. Royaume-Uni). A fortiori, peuvent ils prohiber le fait de ne pas porter de vêtements du tout. La nudité n'est donc pas un droit, tout juste une tolérance, dans le domicile privé ou dans des lieux situés à l'abri du regard d'autrui. La vie privée trouve ainsi sa limite dans le regard d'autrui : "Cachez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées et cela fait venir de coupables pensées".


dimanche 26 octobre 2014

Destitution du Président de la République ou comment changer l'équilibre du régime

Le statut juridique du Président de la République a été modifié par la révision de 2007 modifiant la rédaction des articles 67 et 68 de la Constitution. Ils ont pour objet le statut pénal du chef de l'Etat. L'application de l'Article 68 imposait toutefois l'adoption d'une loi organique. Sept années plus tard, ce texte n'est toujours pas voté. 

Purement et simplement oublié durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, oubli qui pourrait laisser penser que ce dernier redoutait son entrée en vigueur, le projet de loi organique n'a été adopté en première lecture par l'Assemblée nationale que le 24 janvier 2012, quelques mois avant l'élection de François Hollande. Transmis au Sénat, ce dernier l'a voté en première lecture le 21 octobre 2014, deux ans et demi après qu'il lui ait été soumis et après les élections sénatoriales de septembre 2014 marquées par une nette victoire de la droite. De ce processus, on doit d'abord déduire que le vote de ce texte n'est pas dépourvu d'arrière-pensées politiques.

L'impossible équilibre


Mais comment expliquer une telle situation à propos d'une loi qui ne semble pas susciter aucune opposition ?  Rappelons en effet qu'elle a été votée au Sénat par 324 voix contre 18, et que la révision constitutionnelle a été présentée comme une solution équilibrée au problème du statut pénal du Président de la République. Il s'agit en effet de renforcer son inviolabilité durant son mandat (Article 67)  tout en consacrant une procédure de destitution dans le cas de "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat" (Article 68). Le problème est que cet équilibre ne peut pas exister car les deux procédures ne sont pas de même nature. 

La procédure de l'Article 67, contrairement à ce qui est souvent affirmé, n'offre pas au Président un statut d'irresponsabilité pénale. Il lui offre seulement, et c'est déjà considérable, une inviolabilité qui interdit aux juges de prendre quelque mesure que ce soit à son encontre avant la fin de ses fonctions. A l'issue de son mandat, cette inviolabilité prend fin et sa responsabilité peut donc être engagée, comme en témoignent les multiples procédures mettant en cause Nicolas Sarkozy. Quoi qu'il en soit, le fait qu'il s'agisse d'inviolabilité et non pas d'irresponsabilité ne change rien à la nature pénale de cette procédure.

La destitution prévue par l'Article 68, contrairement à ce que cette terminologie pourrait laisser, n'est pas de nature pénale. Elle n'est pas davantage liée à l'empêchement constaté par le Conseil constitutionnel, lorsque le Président n'est plus en mesure d'exercer ses fonctions (Article 7). Il s'agit alors de constater une incapacité alors que la destitution relève plutôt de l'indignité politique. Elle s'analyse comme l'engagement d'une responsabilité politique. L'évocation d'un équilibre entre une inviolabilité pénale et une responsabilité politique apparaît ainsi comme une fiction juridique.

La destitution, une responsabilité politique


La Commission présidée par Pierre Avril, dont le rapport est à l'origine de la révision de 2007, assume pleinement la nature politique de la procédure de destitution qu'elle suggère. A ses yeux, la responsabilité du Chef de l'Etat ne peut pas, dans son essence même, être pénale. Quand bien même elle serait affirmée comme telle, elle se transformerait nécessairement en responsabilité politique. La question posée n'est pas celle de savoir si le Président a commis ou non des agissements répréhensibles, "mais s'il reste en mesure d'exercer dignement ses fonctions". La Constitution traduit exactement cette analyse, et c'est la raison pour laquelle la "Haute Cour" a été substituée à la Haute Cour "de Justice". Il ne s'agit plus de rendre la justice mais de faire figurer dans les institutions une "soupape de sûreté", de nature politique, destinées à être utilisée dans des cas exceptionnels.

Libération, affirmant citer Didier Maus, déclare ainsi que la procédure pourrait être utilisée lorsque le Président "n'assure plus le fonctionnement régulier des pouvoirs publics", par exemple quand il ne signe plus les lois "ou utilise les pouvoirs qu'elle lui octroie de manière abusive", voire "commet un crime ou déraille complètement dans une expression publique etc..". La formulation fait peur. A partir de quel moment un pouvoir constitutionnel est-il exercé "de manière abusive" ? Quand doit-on considérer que le Président "déraille" ? Le moins que l'on puisse dire est que la qualification juridique de tels comportements est largement subjective. Nicolas Sarkozy a-t-il "déraillé" ou non lorsqu'il criait "Casse toi pôv' con" ? La plupart de ceux qui, aujourd'hui, pratiquent avec allégresse le "Hollande Bashing" ne sont-ils pas prêts à considérer que celui qu'ils poursuivent de leur animosité devrait être destitué, pour la seule raison qu'ils ne sont pas d'accord avec sa politique ?

Les débats qui se sont déroulés au parlement à propos de la loi organique ont évidemment fait état ces incertitudes. Elles ont néanmoins été écartées en considérant qu'il suffisait de rendre la procédure de destitution difficile à mettre en oeuvre pour en éviter les abus. Or, s'il est vrai que la procédure est relativement complexe, force est de constater que son succès repose exclusivement sur l'existence d'une majorité parlementaire en faveur de la destitution.

Dessin de Jean Robert. 1877

Une procédure volontairement complexe


Certes, la destitution ne peut aboutir que s'il existe au sein du parlement un consensus en faveur de la saisine de la Haute Cour. Ce consensus doit d'abord exister au sein de l'Assemblée parlementaire qui prend l'initiative de la procédure, par une résolution signée par au moins 1/10è de ses membres et votée à la majorité de 2/3è. Ce consensus doit aussi exister au sein du parlement dans son ensemble puisque la résolution doit ensuite être adoptée par l'autre chambre, dans les mêmes conditions de majorité qualifiée. En l'absence de vote de la seconde chambre, qu'il s'agisse de l'Assemblée nationale ou du Sénat, la procédure est abandonnée.

Une fois acquis ces deux votes, une commission composée des vice-présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat, dotée des pouvoirs d'une commission d'enquête parlementaire, dispose de quinze jours pour "recueillir toute information nécessaire" et transmettre ainsi à la Haute Cour un dossier aussi complet que possible sur les éléments reprochés au Président de la République. La Haute Cour, dont on rappellera qu'elle est composée de l'ensemble des membres du parlement, saisie du dossier dès le vote des résolutions, dispose d'un mois pour statuer. Les débats s'y déroulent, quant à eux, durant une période de quarante-huit heures. Le Président de la République peut évidemment y participer ou s'y faire représenter par une personne de son choix. Là encore, le vote sur la destitution est acquis à la majorité qualifiée des 2/3è des membres de la Haute Cour. 

De toute évidence, la procédure de destitution est donc enfermée dans des contraintes lourdes, contraintes de délai pour ne pas paralyser trop longuement le fonctionnement des institutions, contraintes de majorité aussi puisque la mise en cause du Président doit être acquise à la majorité des 2/3è dans chaque assemblée, comme sa destitution qui intervient à la majorité des 2/3è de l'ensemble de la Haute Cour.

Destitution et fait majoritaire


Reste que ces obstacles sont loin d'être insurmontables si les partisans de la destitution sont suffisamment nombreux et résolus. Certes, la loi organique prévoit qu'un parlementaire ne pourra signer qu'une seule proposition de résolution en faveur de la destitution par session, mais une telle proposition doit être signée par au minimum 1/10è des membres de l'Assemblée ou du Sénat. Il suffit donc de calibrer le nombre des signataires pour ne pas dépasser ce seuil. Les 9/10è des parlementaires conservent ainsi la possibilité de signer une autre proposition de résolution pendant la suite de la session. Quant aux différentes majorités des 2/3è, elles peuvent être acquises par des majorités de circonstance, réunies dans le seul but d'organiser une nouvelle élection présidentielle, celle-ci devant intervenir entre vingt et trente-cinq jours après la destitution.

Les conditions de fond de la destitution font l'objet d'un contrôle par le bureau, puis par la Commission des lois de l'Assemblée à l'origine de la proposition de résolution, cette dernière devant être motivée. Là encore, la précaution semble de pure forme, tant il est vrai que les conditions de fond demeurent extrêmement floues. En tout état de cause, ce sont les parlementaires eux-mêmes qui apprécient si le Président a commis un "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat". Et puisqu'il ne s'agit pas de responsabilité pénale, la décision est sans recours. On notera d'ailleurs que le Président destitué, accusé de multiples turpides, a tout à fait la possibilité de se représenter aux élections présidentielles. 

Sabre de bois ou bombe à retardement


En cas de procédure de destitution, on peut penser que le Président quel qu'il soit, ne restera pas inactif. Certes les pouvoirs exceptionnels de l'Article 16 demeurent bien difficiles à mettre en oeuvre. Mais il peut dissoudre l'Assemblée nationale car, rappelons-le, il n'est privé d'aucune de ses compétences tant que la destitution n'est pas prononcée. Il peut également démissionner de façon préventive, avant la fin de la procédure de destitution, puis se représenter aux élections qui suivent et, s'il est réélu, dissoudre l'Assemblée. Dans ces hypothèses, une crise institutionnelle vient s'ajouter à la crise politique, heureusement tranchée en définitive par le corps électoral, éventuellement en plusieurs étapes.

Présentée comme une mesure technique, la procédure de destitution impose en réalité une mise en cause de l'équilibre du régime, suscitant un renforcement des pouvoirs du parlement et un affaiblissement corrélatif de la fonction présidentielle. Alors que la Vème République repose sur l'irresponsabilité politique du Président, irresponsabilité d'ailleurs affirmée dans la Constitution, on voit apparaître subrepticement une responsabilité politique entièrement liée au fait majoritaire. Derrière le discours affirmant le renforcement de la fonction présidentielle apparaît ainsi en filigrane la nostalgie du régime parlementaire, version IIIè République.

Supposons un instant un Président impopulaire qui, confronté à une fronde de la majorité, préfère exercer son droit de dissolution. Cette dissolution risque fort de conduire à une période de cohabitation. Et si l'opposition dispose de la majorité des 2/3è dans chaque assemblée, et donc à la Haute Cour, ne risque-t-elle pas de s'engager dans une procédure de destitution ? Et les faits reprochés au Président seront alors définis par le parlement lui-même. Une telle situation n'est pas tout à fait une hypothèse d'école mais un danger bien réel pour l'équilibre de nos institutions. Il reste à attendre la décision du Conseil constitutionnel, obligatoirement saisi des lois organiques.




jeudi 23 octobre 2014

Les taxis en panne devant le Conseil constitutionnel

Le conflit entre les taxis et les voitures de tourisme avec chauffeur (VTC) s'est longtemps déroulé sur la voie publique avec différentes manifestations et "opérations escargot". Aujourd'hui il s'est déplacé vers les salons feutrés de la Place du Palais-Royal, devant le Conseil d'Etat et le Conseil constitutionnel qui a rendu sur cette question une décision le 17 octobre 2014.

La Chambre syndicale des cochers chauffeurs CGT taxis est à l'origine d'un recours devant le Conseil d'Etat dirigé contre le décret du 27 décembre 2013 relatif à la réservation préalable des voitures de tourisme avec chauffeur. C'est à l'occasion de ce recours que le Conseil constitutionnel est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalités (QPC), renvoyée par le Conseil d'Etat dans un arrêt du 23 juillet 2014. Dans sa décision le 17 octobre 2014 le Conseil constitutionnel affirme la conformité à la Constitution de la loi du 22 juillet 2009, qui organise le régime juridique de l'exploitation des VTC. Par voie de conséquence, cette décision entérine l'existence d'une dualité des professions chargées du transport particulier des personnes à titre onéreux, d'un côté les taxis, de l'autre les VTC.

Dualité des marchés


Le droit positif repose non pas sur la distinction des véhicules mais sur celle des marchés. D'un côté, le marché qu'il est convenu d'appeler "de la maraude", qui autorise à stationner dans les stations et à circuler sur la voie publique à la recherche de clients. Les taxis bénéficient d'un monopole sur cette activité. La loi du 20 janvier 1995 organise la profession en imposant l'obtention d'un certificat de capacité professionnelle et d'une licence qui vaut autorisation de stationnement. On sait qu'il existe un nombre limité de licences et qu'elles sont cédées à titre onéreux, à des prix très élevés. 

De l'autre côté, et c'est en partie une conséquence de ce système de "Closed-shop" pratiqué par les taxis, on assiste au développement considérable du marché de la prise en charge sur la voie publique après réservation préalable. Dans ce cas, les taxis n'ont pas de monopole, mais partagent le marché avec plusieurs types d'intervenants comme les ambulances ou les voitures de "petite remise" (art. L 3122-1 c.transp.) qui assurent généralement les liaisons avec les aéroports ou les gares. Quant aux "voitures de grande remise", véhicules de luxe à l'origine destinés à une cliente très étroite, elles ont été supprimées par la loi du 22 juillet 2009. Le droit positif ne connaît plus que la notion de VTC qui s'applique aussi bien aux véhicules de grand confort qu'à des voitures ordinaires.

La complainte de l'heure de pointe. Joe Dassin. 1972

Des contraintes juridiques d'une intensité variable


Les VTC sont soumises à un régime juridique moins contraignant que celui des taxis. L'exercice de la profession n'est pas soumis à l'obtention d'une autorisation mais à une simple déclaration (art. L 231-2 c. transp.). L'activité de chauffeur ne nécessité la délivrance d'aucune carte professionnelle. Enfin, et c'est sans doute un élément essentiel, les VTC n'ont pas à respecter des tarifs réglementés et ne sont pas équipés de de compteurs. 

La seule contrainte réelle pesant sur les VTC est dans leur fonctionnement, puisqu'elles ne peuvent "ni stationner sur la voie publique si elles n'ont pas fait l'objet d'une location préalable, ni être louées à la place" (art. L 231-3 c. transp.). Le décret du 27 décembre 2013 imposait même un délai de quinze minutes entre la réservation et la prise en charge effective du client.  Dans un ordonnance du 5 février 2014, saisi par des entreprises de VTC, le juge des référés du Conseil d'Etat a cependant suspendu l'application de ce texte, estimant que cette disposition portait une atteinte disproportionnée à la liberté du commerce et de l'industrie.

Ce précédent contentieux conduit ainsi à considérer la présente QPC comme une contre-attaque des taxis, le décret de 2013 parvenant, ce qui n'est pas fréquent, à susciter le double recours des deux professions concernées. Cette situation explique que la Fédération française de transports de personnes, représentant les entreprises de VTC, ait demandé, et obtenu, le droit de présenter des observation en intervention devant le Conseil constitutionnel. 

Le principe d'égalité


Si l'on considère maintenant les moyens d'inconstitutionnalité invoqués, force est de constater que le principe d'égalité doit nécessairement être écarté. Le Conseil constitutionnel, reprenant une formule désormais bien connue, affirme ainsi que le principe d'égalité  "impose de traiter de la même façon des personnes qui se trouvent dans la même situation", ce qui n'interdit pas de traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes.

Dans sa décision rendue sur QPC du 7 juin 2013, à propos cette fois des motos taxis, il déclarait déjà que "aucune exigence constitutionnelle n'impose que l'activité de transport de particuliers au moyen de véhicules motorisés à deux ou trois roues soit soumise à la même réglementation que celle qui s'applique aux transport par véhicule automobile".  Il en est de même dans la présente QPC : la distinction entre les deux marchés, maraude et réservation d'une voiture, fonde la création de deux régimes juridiques distincts.

La liberté d'entreprendre


Pour le syndicat requérant, le fait que les entreprises de VTC aient obtenu la suspension du délai de quinze minutes entre la réservation et la prise en charge du client constitue une atteinte à la liberté d'entreprendre. Ayant désormais la possibilité de charger des clients immédiatement, les VTC accèderaient ainsi au marché de la maraude, en principe réservé aux taxis. L'argument peut sembler convaincant, si ce n'est que la liberté d'entreprendre a, en droit positif, un contenu relativement incertain et un régime juridique qui reflète surtout l'extrême prudence du juge.

Le syndicat requérant invoque une atteinte au monopole des taxis, du moins pour la maraude, activité qui consiste à charger directement des clients sur la voie publique. La jurisprudence du Conseil constitutionnel se montre cependant très réticente à pénétrer dans des analyses des marchés concernés, analyses qui sont généralement pratiquées par les juges de la concurrence. D'une manière générale, le Conseil envisage cette liberté sous deux angles différents. D'une part, la liberté d'entreprendre est d'abord la liberté d'établissement, l'accès à l'activité professionnelle de son choix. Sur ce point, elle ne se distingue guère de la liberté du commerce et de l'industrie. D'autre part, la liberté d'entreprendre, c'est aussi la liberté d'exercice, le droit d'exploiter librement son bien, de gérer son entreprise à sa guise.

C'est évidemment cette seconde facette qui est invoquée par le syndicat requérant, si ce n'est qu'il s'agit de contester l'absence de règles imposant aux VTC un délai entre la réservation et le chargement du client. Autrement dit, les taxis contestent non pas les règles qui leurs sont applicables mais l'absence de règles organisant l'activité de leurs concurrents. Le Conseil constitutionnel affirme donc simplement que "le droit reconnu aux VTC d'exercer l'activité de transport public des personnes sur réservation préalable ne porte aucune atteinte à la liberté d'entreprendre des taxis". La solution est parfaitement fondée, d'autant qu'il aurait pu sembler surprenant que le Conseil s'appuie sur la liberté d'entreprendre pour conforter un monopole.

Observons tout de même que le Conseil n'a pas estimé que le moyen manquait en droit. Il a préféré effectuer un contrôle de proportionnalité, choix lié au fait qu'il a accepté l'intervention de la Fédération française de transports de personnes représentant les VTC qui, de son côté, conteste le monopole attribué aux taxis sur l'activité de maraude. Le Conseil s'appuie sur la décision du 7 juin 2013 rendue à propos des motos-taxis, dans laquelle il avait estimé que l'interdiction de stationner sur la chaussée en quête de clients imposée à ces véhicules n'était pas "manifestement disproportionnée", "eu égard aux objectifs (...) de police de la circulation (...)". A propos des VTC, le Conseil se borne à affirmer qu'en réservant aux taxis l'activité de maraude, "le législateur n'a pas porté à la liberté d'entreprendre (...) une atthttps://www.blogger.com/blogger.g?blogID=4179588125368658397#editor/target=post;postID=1585697722136416613;onPublishedMenu=posts;onClosedMenu=posts;postNum=0;src=linkeinte disproportionnée eu égard des objectifs d'ordre public poursuivis".

Paradis fiscal et concurrence


Taxis et VTC sont donc renvoyés dos à dos par le Conseil constitutionnel. Sans doute le juge a t il aussi voulu écarter une démarche bien peu réaliste consistant à imposer aux VTC un délai entre la réservation et la prise en charge des clients, alors que son respect est pratiquement impossible à contrôler à l'ère des téléphones mobiles. A l'inverse, la Loi du 1er octobre 2014 s'efforce de rendre plus transparentes les conditions d'octroi et de cession de la licence de taxi et de faciliter le recours à la géolocalisation, afin de permettre aux entreprises de taxi de lutter plus efficacement contre la concurrence des VTC. 

Reste que l'on peut se demander si ces dernières ne se sont pas trompées de combat. Ne serait-il pas préférable de saisir le juge de la concurrence, voire tout simplement le fisc ? Certaines informations parues dans la presse laissent entendre que la plus grosse entreprise de VTC ne paierait pratiquement pas d'impôts en France, ayant préféré pratiquer une "optimisation" domiciliant ses revenus dans des paradis fiscaux. Une telle pratique n'entraine-t-elle une distorsion de concurrence ?

Ces questions demeurent sans réponse et on perçoit les limites d'une jurisprudence constitutionnelle qui, comme d'ailleurs celle du Conseil d'Etat, a bien des difficultés pour appréhender les phénomènes économiques. Sur ces questions, la jurisprudence est complexe et souvent inaboutie. En l'espèce, il est évident que la profession de taxis est dans une situation légale et réglementaire beaucoup moins avantageuse que celle des entreprises de VTC. Le droit public est pourtant incapable d'en tirer les conséquences. De quoi donner des arguments à ceux qui pensent, comme Jean Peyrelevade, que les relations entre la France et son économie relèvent de la "névrose".



dimanche 19 octobre 2014

Allocations familiales : le mythe de l'universalité

L'annonce d'une modulation des allocations familiales suscite des réactions indignées. Le Figaro titre : "La droite condamne la fin de l'universalité des allocations familiales". Mais les critiques émanent aussi de la gauche, du Parti communiste au Front de gauche, en passant par les frondeurs du PS et les organisations syndicales. 

Certains de ces opposants affirment que le projet porte atteinte au "Pacte républicain", notion qui n'est pas absente du débat politique mais qui est dépourvue de contenu juridique. D'autres estiment qu'il viole le principe constitutionnel d'universalité, principe au contenu relativement obscur mais qui s'imposerait de manière absolue au législateur.

Pour ces esprits nouvellement acquis au droit constitutionnel, l'universalité traduit exclusivement l'idée d'une égalité absolue. Pour le Huffington Post, le concept "était en vigueur depuis 1946, découlant lui-même d'un précepte hérité de la Révolution de 1789 et l'égalité face à l'aumône" (sic). Les "mécanismes universels" sont ensuite définis comme "ceux qui procurent un traitement égalitaire". Suit une liste que n'aurait pas désavouée Jacques Prévert, incluant, entre autres, la TVA et le ticket de métro, le forfait hospitalier et la redevance audiovisuelle. 

Trois principes d'universalité


En réalité, il n'existe pas un unique principe d'universalité, mais trois principes d'universalité. Chacun a un contenu différent et aucun n'affirme une égalité absolue. 

Le premier, que tout le monde connaît, est l'universalité du suffrage, garanti par l'article 3 de la Constitution. Il repose  sur un strict principe d'égalité entre les citoyens. C'est sur son fondement que le droit positif prévoit qu'une personne qui vient d'acquérir la nationalité française peut immédiatement être inscrite sur les listes électorales, même après la clôture des inscriptions, principe confirmé par la Cour de cassation dans une décision du 20 juillet 1987. S'il impose le respect du principe d'égalité, le principe d'universalité du suffrage ne suppose pas que cette égalité soit absolue. Une condamnation pénale prononcée pour certains types d'infractions, par exemple liées à la corruption, peuvent ainsi provoquer une privation temporaire des droits de vote et d'éligibilité (art. 131-26 c. pén.).

Le second principe d'universalité est d'ordre purement financier. L'article 18 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances dispose que "l'ensemble des recettes assurant l'exécution de l'ensemble des dépenses, toutes les recettes et toutes les dépenses sont imputées à un compte unique, intitulé "budget général". En matière financière, le principe d'universalité signifie que, sauf exception prévue par la loi, il est interdit d'affecter tout ou partie d'une recette de l'Etat à la couverture d'une dépense déterminée (par exemple, décision du Conseil constitutionnel du 16 décembre 1993). Il s'agit donc, avant tout, d'une règle de procédure portant sur les conditions d'adoption de la loi de finances.

Jean de Bruhoff. Babar. Aquarelle originale. Circa 1935

Petite histoire des allocations familiales


Enfin, le troisième principe d'universalité, celui-là même qui fait débat aujourd'hui, vise directement "l'universalité des allocations familiales". Contrairement à ce que certains affirment, il ne figure pas dans le Préambule de 1946 qui se borne à affirmer que "La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement". Ce texte ne mentionne pas directement les allocations familiales qui lui sont bien antérieures. Elles sont apparues avec la politique nataliste engagée après le premier conflit mondial. Dès 1918, des "caisses de compensation" ont été créées par des accords professionnels, caisses ensuite généralisées par la loi du 11 mars 1932. Observons cependant que les allocations familiales ainsi crées ne sont pas versées à tous, de manière universelle. Le décret-loi du 29 juillet 1939 relatif à la famille et à la natalité françaises a ainsi supprimé l'aide auparavant accordée dès le premier enfant. Le bénéfice des allocations familiales est alors réservé aux familles de deux enfants, à la condition que l'un des deux parents au moins exerce une activité professionnelle. Les chômeurs et les rentiers sont donc exclus du dispositif. 

Plus tard, au moment de l'adoption du Préambule de 1946, le principe d'universalité des allocations familiales n'est pas davantage absolu. L'ordonnance du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) portant organisation de la sécurité sociale du 4 octobre 1945 comme la loi du du 22 août 1946 fixant le régime des prestations familiales en subordonnent l'octroi à l'exercice d'une activité professionnelle. 

Le Conseil constitutionnel a tiré les conséquences de cette législation en affirmant, dans sa décision du 18 décembre 1997 que "l'attribution d'allocations familiales à toutes les familles, quelle que soit leur situation, ne peut être regardée comme figurant au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République mentionnés par le Préambule de la Constitution de 1946". A l'époque, la loi de finances prévoyait déjà de soumettre les allocations familiales à un plafond de ressources, idée qui n'a donc rien de particulièrement nouveau. Et Louis Favoreu, que l'on ne pouvait guère soupçonner de complaisance à l'égard du gouvernement de gauche intitulait son commentaire sous la décision de 1997 : "La mise sous condition de ressources des allocations familiales n'est pas inconstitutionnelle".

L'étude historique des allocations familiales montre que le principe d'universalité n'a jamais été perçu comme absolu. Il affirme seulement seulement que leur montant doit être fixé conformément au principe d'égalité devant la loi. Mais l'égalité devant la loi elle-même est un principe empreint de relativité. Il n'interdit pas la prise en considération de la situation sociale des individus concernés. Autrement dit, l'égalité n'est pas rompue lorsque des personnes en situation différente sont traitées de manière différenciée. Aucun principe constitutionnel n'interdit, en conséquence, de moduler les allocations familiales en fonction des revenus des intéressés. On attend donc avec intérêt l'éventuel recours devant le Conseil constitutionnel, recours déposé par ces nouveaux convertis à l'égalitarisme absolu.

jeudi 16 octobre 2014

Ligne Azur : Le principe de neutralité dans l'enseignement

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 15 octobre 2014, Société Confédération nationale des associations  familiales catholiques annule une "lettre" du ministre de l'éducation nationale, alors Vincent Peillon, qui le 4 janvier 2013 invitait les recteurs d'académie à "relayer avec la plus grande énergie (...) la campagne de communication relative à la Ligne Azur, ligne d'écoute pour les jeunes en questionnement à l'égard de leur orientation ou leur identité sexuelle".

La "Ligne Azur" est à la fois un site et un centre d'appels téléphoniques géré par Sida Information Service, une structure associative qui se consacre à la lutte contre le Sida. Le ministre de l'éducation nationale a donc décidé de relayer en milieu scolaire une campagne d'information qui n'a pas été élaborée par l'administration ni avec son concours. La "lettre" qu'il envoie aux recteurs est  effectivement un acte administratif puisqu'il a un contenu normatif, imposant aux recteurs de diffuser ces informations. 

En annulant cette décision, le Conseil d'Etat semble donner satisfaction à la Confédération requérante et, d'une manière générale, aux groupements catholiques, ceux là mêmes qui s'opposent farouchement à toute éducation sexuelle au sein du système scolaire et qui se sont élevés contre la mise en oeuvre d'une prétendue "théorie du genre" dès la maternelle. La lecture de l'arrêt montre cependant que le Conseil d'Etat se situe sur un tout autre terrain.

La lutte contre l'homophobie, élément de la mission d'enseignement


La lutte contre l'homophobie constitue effectivement un élément, même si c'est loin d'être le seul, de la mission d'enseignement du service public de l'éducation nationale. L'article L 121-1 du code de l'éducation énonce ainsi que "les écoles, les collèges et les lycées assurent une mission d'information sur les violences et une éducation à la sexualité". De manière plus précise, l'article L 312-17-1 affirme qu'une "information consacrée (...) à la lutte contre les préjugés sexistes (...) est dispensée à tous les stades de la scolarité". Dans les deux cas, éducation sexuelle et lutte contre les préjugés sexistes, les textes autorisent le ministre à recourir aux services d'associations spécialisées appelées à intervenir dans le cadre du service public de l'enseignement.

L'information des élèves dans ces domaines repose ainsi sur un fondement législatif que le Conseil d'Etat ne saurait remettre en cause. Au contraire, il affirme que ce type d'information est utile, "eu égard notamment à la vulnérabilité des jeunes face aux violences homophobes". En revanche, le Conseil d'Etat exerce un contrôle de l'adéquation de la mesure prise avec les principes généraux qui veulent que l'information apportée soit "adaptée aux élèves auxquels elle est destinée, notamment à leur âge, et (...) délivrée dans le respect du principe de neutralité du service public (..) et de la liberté de conscience des élèves".

 Charpini et Brancato. Film "La Mascotte" 1938. Duo des dindons


La définition de la neutralité


En l'espèce, il convient d'observer que l'annulation de la décision ne repose pas sur le respect de la liberté de conscience des élèves, mais sur le principe de neutralité du service public. Le juge se place  non pas du côté du receveur de l'information mais du côté de son émetteur. Ce n'est pas parce qu'un enseignement sur l'homophobie heurte les convictions religieuses de certains qu'il est illégal, c'est parce que son contenu porte atteinte au principe de neutralité. 

La neutralité est une règle de fonctionnement du service public qui n'est pas sans lien avec le principe de laïcité mais qui trouve son fondement constitutionnel dans le principe d'égalité. Depuis sa décision du 18 septembre 1986, le Conseil constitutionnel la présente comme le "corollaire du principe d'égalité", dès lors que la neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques du personnel ou de ses usagers. En matière d'enseignement, le principe de neutralité signifie que les élèves doivent être mis à l'abri des discours marqués par le militantisme, quel qu'il soit. 

Dans son arrêt du 6 octobre 2000, Association Promouvoir, le Conseil d'Etat avait déjà eu à connaître d'une campagne d'information dirigée vers les élèves des classes de troisième des collèges, portant cette fois sur la contraception. A l'époque, il avait admis la légalité d'une telle campagne, à la condition toutefois que l'enseignement soit dispensé "dans le respect de la neutralité" par les programmes, les enseignants et les personnels qui interviennent auprès des élèves. En l'espèce, il s'agissait seulement de donner des informations sur les différentes techniques de contraception, sans inciter les élèves à adopter un comportement sexuel particulier. Le Conseil d'Etat a donc logiquement estimé que le principe de neutralité était respecté.

Les dangers de la sous-traitance


Dans le cas de la "Ligne Azur", la situation est bien différente. Le Conseil d'Etat fait observer que, parmi d'autres éléments pour le moins surprenants, le site présentait l'usage de drogues comme susceptible de "faire tomber les inhibitions" et comme "purement associé à des moments festifs", sans mentionner l'illégalité de cette pratique ni les dangers qu'elle représente. De même la pédophilie était définie comme une "attirance sexuelle pour les enfants", sans allusion à son caractère pénalement sanctionné. Aux yeux du Conseil d'Etat, un tel discours constitue une violation du principe de neutralité dès lors qu'il semble présenter comme licites des pratiques illégales.

Cette décision sanctionne aussi une pratique, de plus en plus répandue, qui consiste à sous-traiter au secteur associatif une partie des missions du service public sans vérifier le contenu des informations diffusées. De toute évidence, le ministre de l'Education a accepté avec une grande légèreté de relayer une campagne sur laquelle ses services ne semblent guère avoir exercé de contrôle. Or le secteur associatif est souvent un secteur militant, ce qui est parfaitement son droit. Mais ce militantisme n'a pas à pénétrer dans les établissements scolaires, et c'est exactement ce que rappelle aujourd'hui le Conseil d'Etat.

mardi 14 octobre 2014

Madame La Présidente : du féminisme normatif au féminisme coercitif

Le 7 octobre 2014, Sandrine Mazetier, Présidente de séance à l'Assemblée nationale, a sanctionné le député UMP du Vaucluse Julien Aubert lors du débat sur la discussion du projet de loi sur la transition énergétique. Ce dernier s'est adressé à elle en l'appelant "Madame le Président" et elle l'a alors repris : «C'est Madame la Présidente, ou il y a un rappel à l'ordre avec inscription au procès verbal». Quelques minutes après, le député ayant récidivé, le rappel à l'ordre était effectivement prononcé, entraînant la privation, pendant un mois, du quart de son indemnité parlementaire. 

Sandrine Mazetier est une militante de la féminisation de la langue, et on se souvient qu'elle avait proposé en février 2013 de débaptiser les écoles "maternelles", cette formulation étant jugée trop sexiste. Quant au député Julien Aubert,  il s'est fait une spécialité de refuser la féminisation des titres, y compris à l'égard des femmes qui la réclament, et il n'en est pas à sa première expérience en cette matière. Quelques mois auparavant, confrontée à la même attitude, Sandrine Mazetier lui avait plaisamment répondu qu'il était "la dernière oratrice inscrite". De toute évidence, la Présidente, ayant épuisé son sens de l'humour, préfère aujourd'hui se situer un plan juridique, ajoutant " «C’est le règlement de l’Assemblée nationale qui, ici, s’applique (...)".

Il est vrai que l'attitude de ce député a pu agacer l'intéressée, et que la plus élémentaire courtoisie aurait été de lui donner le titre qu'elle réclamait. Mais cette persistance dans l'utilisation d'un titre peut-elle constituer le fondement juridique d'une sanction ? C'est la question que pose cette affaire.

Une sanction dépourvue de fondement juridique


Observons d'emblée que l'Assemblée nationale n'est pas soumise au droit commun, tout simplement en vertu du principe de l'autonomie parlementaire, lui-même conséquence de la séparation des pouvoirs, consacrée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789.

Le droit commun, dans ce domaine, est d'ailleurs éclaté et peu cohérent. Il existe différentes circulaires relatives à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. La plus ancienne, toujours en vigueur, est celle signée par le Premier ministre Laurent Fabius, le 11 mars 1986, qui renvoie, pour sa mise en oeuvre, aux travaux d'une commission de terminologie présidée par Benoîte Groult. Douze ans plus tard, une nouvelle circulaire, cette fois signée Lionel Jospin, le 6 mars 1998 constate que le texte de 1986 "n'a guère été appliqué (...)". Elle réaffirme donc le principe de féminisation des noms de métiers, fonction, grade ou titre et annonce un guide établi par l'Institut national de la langue française, centre de recherches rattaché au CNRS, qui semble aujourd'hui avoir disparu. Ce guide, intitulé "Femme, j'écris ton nom" a été publié en 1999.

L'ensemble normatif est donc fort modeste. Enoncé par circulaire, le principe de féminisation se heurte à certaines dispositions législatives et réglementaires qui fixent certains titres et fonctions. Surtout, ces circulaires, qu'elles émanent du Premier ministre ou des ministres, ne sont applicables qu'aux agents placés sous leur autorité. Tous ceux qui ne sont pas soumis au principe hiérarchique y échappent donc. Tel est le cas des grands corps qui n'ont jamais envisagé la féminisation des titres. Dans son guide tout récent sur "les coulisses du Conseil d'Etat", la Haute Juridiction présente ainsi l'audience devant la section du contentieux, faisant intervenir "le" rapporteur, "le "greffier qui est aussi "le" secrétaire de séance, "le" Président de la formation de jugement, et "le" rapporteur public". Quant aux membres du Conseil d'Etat, il ne semble pas qu'il y ait de demande particulière en faveur de l'auditrice, de la maîtresse des requêtes, ou de la Conseillère d'Etat.

L'Assemblée nationale n'est pas davantage soumise au principe hiérarchique. Les agents de l'Etat qui y travaillent ne sont ps soumis aux circulaires du Premier ministre, mais à l'article 19 al. 3 de l'instruction générale du bureau de l'Assemblée nationale, qui mentionne que « Les fonctions exercées au sein de l’Assemblée sont mentionnées avec la marque du genre commandé par la personne concernée. ». Certes, mais cet article concerne expressément les agents du  "service du compte rendu de la séance". Autrement dit, la marque du genre s'impose à ceux qui établissent le compte-rendu. Ils étaient donc tenus de corriger les propos de Julien Aubert.. Mais la disposition ne s'applique pas au député lui-même.

Pour Sandrine Mazetier, le fondement de la sanction réside dans l'article 71 du règlement de l'Assemblée nationale. Il prévoit le rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal dans deux hypothèses, soit lorsque le parlementaire a déjà été rappelé à l'ordre une fois dans la même séance et qu'il est, en quelque sorte, récidiviste, soit lorsqu'il s'est livré à une "mise en cause personnelle". La première hypothèse ne peut pas être remplie, car, pour être considéré comme récidiviste, il faut d'abord que Julien Aubert soit considéré comme coupable d'un manquement au règlement. Or, aucune disposition du règlement de l'Assemblée nationale n'impose la féminisation des titres. La seconde hypothèse n'est pas davantage remplie, car le refus de féminiser un titre ne peut tout de même pas être considéré comme une "mise en cause personnelle". Le député n'a pas manqué d'invoquer la position de l'Académie française toujours très hostile à la féminisation des titres et s'est évidemment placé sur le plan des principes et de la grammaire.

De cette analyse on doit déduire que Sandrine Mazetier opère une confusion un peu fâcheuse entre la sanction et son fondement juridique. Nul ne conteste que l'article 71 prévoit effectivement une sanction. Mais pour que cette sanction soit mise en oeuvre, il faut que Julien Aubert ait commis un acte illicite au regard du règlement de l'Assemblée, et c'est précisément cette condition qui fait défaut.

Edmond Diet. Madame La Présidente. Opérette. 1902


Absence de recours


La sanction décidée par Sandrine Mazetier présente le grand intérêt de mettre en lumière l'absence totale de recours offerts au parlementaire. En théorie, on rappellera que le vice-président a pour fonction de présider la séance en l'absence du Président. Ce dernier conserve donc une fonction générale des police des séances. Rien n'interdirait donc à Claude Bartolone de retirer la sanction visant Julien Aubert. Il est évident qu'il ne le fera pas, car ce serait infliger un camouflet à une vice-présidente, membre de la majorité, pour donner satisfaction à un député, membre de l'opposition.

Cette absence de recours repose, on l'a vu, sur le principe de l'autonomie parlementaire, l'Assemblée étant maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs empêche ainsi le contrôle des juges sur son fonctionnement, et notamment sur la police des séances. Les conséquences de cette situation ne sont pas négligeables

L'autonomie parlementaire, on l'a vu, se traduit par un principe selon lequel l'Assemblée nationale est maître de son organisation. Le principe de séparation des pouvoirs interdit en même temps l'ingérence des juges dans son fonctionnement, et notamment dans les actes liés à la police des séances. Cette situation heurte cependant le droit au recours, droit garanti par la Convention européenne des droits de l'homme dont devrait pouvoir bénéficier un parlementaire sanctionné. Celui-ci pourrait donc être tenté de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, d'autant que les voies de recours internes seront rapidement épuisées.

Vers un féminisme coercitif ?


Au-delà de la question de procédure, la Cour pourrait aussi s'intéresser à l'ingérence réalisée dans la liberté d'expression par une décision dépourvue de fondement juridique clair. La féminisation des titres est-elle "nécessaire dans une société démocratique" ? La réponse n'est pas évidente, mais est-il bien nécessaire de poser la question devant la Cour européenne des droits de l'homme ? Ne serait-il pas préférable de consulter le déontologue, ou plutôt "la" déontologue de l'Assemblée pour envisager l'éventualité d'un recours, peut-être interne et non pas juridictionnel ?

Envisagée sous l'angle de la liberté d'expression, la sanction infligée par Sandrine Mazetier à Julien Aubert dépasse largement le cadre anecdotique de l'évènement qui l'a provoquée. Elle témoigne d'une évolution récente marquée par un passage du féminisme normatif au féminisme coercitif. On a vu se développer une "novlangue", dans le sens où l'entendait George Orwell, langue appauvrie qui refuse la distinction entre la fonction et celui ou celle qui l'exerce, langue que l'on doit utiliser pour être considéré comme féministe. Bref, la langue féministe est, avant tout, une langue de bois, la langue du pouvoir, utilisée de force alors que la tradition française est celle du bon usage, défini de façon sociétale. Avec cette novlangue, on voit aujourd'hui apparaître les sanctions visant ceux et celles qui s'écartent du chemin ainsi tracé et commettent, en quelque sorte, des écarts de langage. Mais ceux qui ne l'appliquent pas ne sont pas tous d'affreux machos et autres phallocrates. Certains considèrent que cette vision normative et coercitive du féminisme le réduit à une simple apparence, faisant passer au second plan ce qui devrait être sa priorité : l'égalité des droits.


vendredi 10 octobre 2014

Bernard Tapie ou les trois temps du Conseil constitutionnel

Bernard Tapie et Maurice Lantourne, l'un de ses avocats, ont tous deux été mis en examen pour des faits d'escroquerie en bande organisée dans l'affaire de l'arbitrage sur la revente d'Adidas. Ils ont saisi la chambre d'instruction de la Cour d'appel de Paris d'une requête nullité en décembre 2013.

A cette occasion, chacun d'entre eux a posé une QPC portant sur la conformité à la Constitution des articles 706-73 al. 8 et  706-88 du code de procédure pénale (cpp). Ces dispositions prévoient la possibilité d'allonger la garde à vue jusqu'à quatre-vingt-seize heures dans le cas d'infractions particulièrement graves, notamment l'escroquerie en bande organisée, et elles ont été appliquées à Bernard Tapie et Maurice Lantourne. C'est évidemment une procédure dérogatoire du droit commun, ce dernier limitant la garde à vue à une durée de vingt-quatre heures, durée renouvelable une fois, soit quarante-huit heures en tout.

Même rédigées en termes différents, les deux QPC sont réunies par le Conseil constitutionnel qui,  le 9 octobre 2014, rend une décision unique.

En mettant en cause la durée de la garde à vue qui leur a été appliquée, les requérants espèrent bien voir leur dossier pénal s'effondrer. Si le Conseil admettait l'inconstitutionnalité de leur garde à vue, les juges ne seraient-ils pas contraints de supprimer du dossier les interrogatoires et éléments d'enquête obtenus après la quarante-huitième heure ?

Hélas pour nos deux requérants, le Conseil constitutionnel a bien vu la manoeuvre. Il va leur donner satisfaction en déclarant inconstitutionnelle cette durée dérogatoire de quatre-vingt-seize heures dans le cas de l'infraction d'escroquerie en bande organisée. En revanche, il va neutraliser les effets de l'inconstitutionnalité en modulant sa mise en oeuvre dans le temps. 

Bernard Tapie, protecteur des libertés publiques ? 


La présente QPC pose des bornes à la croissance excessive du nombre des infractions susceptibles de donner lieu à une garde à vue dérogatoire de quatre-vingt-seize heures. Cette procédure apparaît dès la loi du 31 décembre 1970 en matière de trafic de stupéfiants. On la retrouve ensuite dans la loi "sécurité et liberté" du 2 février 1981 pour les faits de prise d'otage ou d'enlèvement, ou encore de vol aggravé avec arme. Enfin, invoquant les nécessités de la lutte contre le terrorisme,  la loi Perben II du 9 mars 2004 en étend l'application à pratiquement toute la délinquance organisée, y compris  l'escroquerie. 

Dès sa décision du 2 mars 2004  portant précisément sur la loi Perben, le Conseil énonce que ces "mesures d'investigation spéciales", apportant des restrictions au droits constitutionnellement garantis, doivent être "nécessaires à la manifestation de la vérité" et "proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises". Le Conseil exerce ainsi un contrôle de proportionnalité entre l'atteinte portée au principe de sûreté et les objectifs poursuivis par le législateur. A l'époque, il considère que les infractions concernées sont suffisamment "graves et complexes" pour justifier une procédure dérogatoire. 

C'est cependant sur la décision du 4 décembre 2013 que s'appuient Bernard Tapie et Maurice Lantourne. Le Conseil constitutionnel était alors saisi d'une disposition de la loi relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière. Dans le cas de la fraude fiscale en bande organisée et de son blanchiment, elle permettait la mise en oeuvre d'une garde à vue de quatre-vingt-seize heures et de "techniques spéciales d'enquête". Cette formulation un peu obscure renvoie aux techniques d'infiltration, de sonorisation, de captation des données informatiques etc, tous instruments utilisés dans la lutte contre la grande délinquance.

Dans son contrôle, le Conseil constitutionnel réalise une distinction très nette. Pour ce qui est des "techniques spéciales d'enquête", il estime que les atteintes à la vie privée et au droit de propriété qu'elles impliquent ne sont pas disproportionnées aux objectifs poursuivis. En revanche, la garde à vue dérogatoire de de quatre-vingt-seize heures est considérée comme disproportionnée car elle est appliquée à des "délits qui ne sont pas susceptibles de porter atteinte en eux-mêmes à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes".

Dans sa décision du 9 octobre 2014, le Conseil constitutionnel met en oeuvre cette jurisprudence. Il observe que le délit d'escroquerie sur la base duquel sont poursuivis Bernard Tapie et Maurice Lantourne, ne porte pas, en tant que tel, atteinte à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes. Le fait qu'il soit commis en bande organisée ne change rien à cette appréciation. Il déclare donc l'inconstitutionnalité des dispositions contestées. Les requérants sont-ils pour autant satisfaits ? Sans doute pas, car ils n'ont que la satisfaction morale d'être à l'origine d'une décision qui encadre le recours à une garde à vue dérogatoire. Sur un plan plus pratique, le Conseil constitutionnel refuse que cette décision ait des conséquences sur la garde à vue qui leur a été appliquée, validant ainsi la procédure pénale qui a précédé leur mise en examen. 


Pyrrhus à la bataille d'Héraclée (-280 av. JC.) : "Encore une victoire comme celle-ci, et nous sommes perdus"

Les trois temps du Conseil constitutionnel


On sait que les décisions rendues sur QPC présentent l'avantage pour le juge Conseil constitutionnel de pouvoir être modulées dans le temps. Autrement dit, le Conseil peut décider de l'abrogation immédiate de la disposition inconstitutionnelle, ou renvoyer cette abrogation à une date qu'il fixe lui-même, dans le but de permettre au législateur de modifier la loi sans créer de période d'insécurité juridique. 

En l'espèce, le juge constitutionnel se livre à des distinctions très subtiles sur la mise en application ratione temporae de sa décision. Il opère, en quelque sorte, en trois temps.

Le premier temps est celui de l'abrogation effective de l'article 706-73 al. 3 cpp. Le Conseil fait observer qu'il est impossible de l'abroger immédiatement. Ce texte renvoie en effet, de manière globale, à la fois aux "techniques spéciales d'enquête" et à la garde à vue dans le cas de l'escroquerie en bande organisée. Autrement dit, son abrogation conduirait à interdire aux force de police et aux juges d'instruction l'utilisation de techniques fort utiles à la manifestation de la vérité et que le Conseil considère comme proportionnées aux finalités de l'enquête. Il préfère donc repousser l'abrogation de cet alinéa au 1er septembre 2015, ce qui laisse au législateur le temps de voter un autre texte dissociant clairement la garde à vue des "techniques spéciales d'enquête". 

Le second temps est, en quelque sorte, le temps intermédiaire. Entre le 9 octobre 2014 et le 1er septembre 2015, des personnes seront certainement placées en garde à vue pour des faits qualifiés d'escroquerie en bande organisée. Le Conseil doit donc empêcher le déroulement de gardes à vue devenues inconstitutionnelles par sa décision mais qui figurent encore, provisoirement, dans l'ordre juridique. Le plus simple est de réintégrer ces gardes à vue dans le droit commun. Il ajoute donc une réserve d'interprétation selon laquelle les dispositions de l'article 706-73 cpp  "ne sauraient être interprétées comme permettant (...) pour des faits d'escroquerie en bande organisée, le recours à la garde à vue prévue par l'article 706-88 du code de procédure pénale". Le recours à la réserve d'interprétation est évidemment quelque peu artificiel, car il s'agit pour le juge constitutionnel d'interpréter une disposition qu'il vient précisément de déclarer inconstitutionnelle, mais c'est aussi le seul moyen d'empêcher sa mise en oeuvre avant l'intervention du législateur. 

Enfin,  le troisième et dernier temps est celui qui concerne directement les requérants. Le juge pénal devra-t-il appliquer la décision du Conseil et annuler la garde à vue dérogatoire qui leur a été appliquée, entraînant ainsi, par ricochet, la nullité d'une série d'actes d'enquête ? Le Conseil estime que la remise en cause de ces gardes à vue aurait des conséquences "manifestement excessives" et il affirme avec netteté que ces procédures ne pourront être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

On ne doit pas voir dans cette rigueur une animosité particulière à l'égard de Bernard Tapie et de Maurice Lantourne. Le Conseil ne fait qu'appliquer une jurisprudence issue de sa décision du 17 décembre 2010 rendue sur QPC. Le principe est que les actes de procédure pénale antérieurs à sa décision ne doivent pas être remis en cause du fait de cette inconstitutionnalité. Une telle solution est d'ailleurs parfaitement logique puisque les QPC ne peuvent conduire qu'à l'abrogation de la disposition inconstitutionnelle et non pas à son annulation, la première n'étant pas rétroactive contrairement à la seconde. 

Les requérants ont donc remporté une victoire à la Pyrrhus. Ils ont obtenu l'inconstitutionnalité de la disposition litigieuse, mais les effets de cette inconstitutionnalité sont neutralisés pour leur cas particulier. Cette solution n'a rien de surprenant, car elle présente l'avantage d'opérer un contrôle de la durée de la garde à vue sans pour autant mettre en cause une enquête qui s'est déroulée selon le droit en vigueur.