« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 30 juillet 2013

Le législateur et les nouvelles formes d'esclavage

Le 25 juillet 2013, le texte portant "diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France" a été définitivement adopté par le Parlement. Ces lois "portant diverses dispositions", généralement votées le dernier jour de la session parlementaires, sont souvent qualifiées de lois "fourre tout". En l'espèce, il s'agit de transposer trois directives de l'Union européenne, deux décisions-cadre, la décision renforçant Eurojust et d'adapter la législation française à plusieurs conventions internationales, et à une résolution de l'ONU.
De cette auberge espagnole juridique, les médias ont surtout retenu la suppression du délit d'offense au chef de l'Etat. Il est vrai que, dans une décision du 13 mars 2013, la Cour européenne des droits de l'homme avait considéré que cette infraction portait une atteinte excessive à la liberté d'expression, à propos de la peine de 30 € d'amende infligée à un manifestant qui avait brandi, sur le passage de l'ancien Président de la République, une pancarte revêtue du désormais célèbre "Casse-toi pôv'con". Nicolas Sarkozy demeurera ainsi dans l'histoire du droit comme le Président ayant tiré de l'oubli le délit d'offense au Chef de l'Etat, avant d'être désavoué par la Cour européenne. Sur ce point, la loi adoptée le 25 juillet se borne donc à effacer de l'ordre juridique une infraction déjà considérée comme obsolète.

La création des crimes d'esclavage et de servitude

Le plus intéressant dans la loi, passé plutôt inaperçu, est la création, dans le code pénal, de deux nouveaux crime d'esclavage et de servitude. Issu d'un amendement déposé par Axelle Lemaire, députée PS des Français de l'étranger (Europe du Nord), cette double création vise à mettre en adéquation le droit positif avec l'article 4 de la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce que "Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude". La précision est loin d'être inutile, car la Cour européenne, dans deux arrêt Siliadin c. France du 26 juillet 2005 puis C.N. et V. c. France du 11 octobre 2012 avait estimé que les dispositions de l'article 4 de la Convention imposaient "la criminalisation et la répression effective de tout acte tendant à maintenir une personne dans ce genre de situation".

L'acte qui consiste à réduire une personne en esclavage et à la priver des libertés les plus élémentaires était déjà prohibé dans notre système juridique. Plusieurs conventions, ratifiées par la France le condamnent expressément, comme la convention relative àl'esclavage, signée à Genève le 25 septembre 1926, et la convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, adoptée le 30 avril 1956. Au plan strictement pénal, l'article 212-1 du code pénal énonce que la réduction en esclavage, dès lors qu'elle résulte d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile, dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique, constitue un crime contre l'humanité. Enfin, les articles 225-13 et 14 du code pénal sanctionnent les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité de la personne. Il s'agissait là de textes spéciaux, sanctionnant tel ou tel comportement, sans envisager une définition pénale globale de l'esclavage.

Oh Freedom ! Negro Spiritual circa 1850
Images de la Bibliothèque du Congrès. Washington

Définition de l'esclavage

C'est chose faite avec la nouvelle loi qui définit l'esclavage comme "le fait d'exercer à l'encontre d'une personne l'un des attributs du droit de propriété". Cette définition, qui trouve son origine dans la convention de 1926, montre qu'il ne s'agit pas seulement de sanctionner l'aliénation d'une personne par son achat ou sa vente, ce qui se rattache à l'"abusus" (droit de disposer de son bien). L'esclavage existe également lorsqu'il s'agit d'"usus", ou de "fructus", quand une personne est exploitée par une autre.

Par cette définition large, le législateur entend sanctionner les formes les plus anciennes d'esclavage  qui existent toujours dans certains pays, mais aussi des formes plus indirectes avec l'exploitation de la prostitution d'autrui ou le travail forcé. Surtout, le texte rattache désormais directement à l'esclavage l'infraction de l'article 225-13  du code pénal, qui punit "le fait d'obtenir d'une personne, dont la vulnérabilité ou l'état de dépendance sont apparents ou connus de l'auteur, la fourniture de services non rétribués ou en échange d'une rétribution manifestement sans rapport avec l'importance du travail accompli". Cette infraction sanctionne une pratique qui consiste à faire venir en France une jeune fille étrangère attirée par un travail régulier d'employée de maison ou de garde d'enfants, et à ensuite exploiter son travail dans une condition de servitude, l'intéressée ayant été, le plus souvent, privée de son passeport par son employeur. On note d'ailleurs que c'était précisément la situation décrite dans l'arrêt de la Cour européenne C.N. et V. c. France du 11 octobre 2012. Se référant à cette définition large, le rapporteur du texte estime que 3000 et 5000 personnes seraient victimes d'esclavage dans notre pays.

Le parlement a donc choisi de distinguer "quatre niveaux de gravité" : le "travail forcé" puni de sept ans d'emprisonnement ; la "réduction en servitude", quand le travail forcé est imposé à une personne vulnérable ou dépendante, punie de dix ans d'emprisonnement ; enfin la "réduction en esclavage" et l'"exploitation de la personne réduite en esclavage", tous deux passibles de vingt années de prison, voire trente en cas de circonstances aggravantes, par exemple lorsque ce comportement concerne des mineurs ou des personnes vulnérables, ou encore s'accompagne d'actes de torture.

Par ce texte, le parlement ajuste le droit pénal interne à la jurisprudence de la Cour européenne. Il permet aussi de réprimer avec davantage de rigueur ces nouvelles formes de servitudes d'autant plus insupportables qu'elles sont souvent le fait de privilégiés qui exploitent sans scrupule la misère de personnes isolées et vulnérables. 

Aboli, mais toujours réel

En même temps, on ne peut s'empêcher de penser que ce texte est aussi un constat d'échec. Presque un siècle et demi après le décret Schoelcher du 27 avril 1848, on éprouve le besoin d'insérer dans le code pénal le double crime, de servitude et d'esclavage. C'est la démonstration éclatante que l'esclavage, bien qu'officiellement aboli, n'a pas disparu. Il s'est transformé, il s'est diversifié, il a même fait preuve d'un remarquable pouvoir d'adaptation. Et le législateur, confronté à ces nouvelles formes d'esclavage, est contraint d'adopter de nouveaux textes pour lutter contre un fléau qui, en France même,  n'est toujours pas éradiqué.



jeudi 25 juillet 2013

L'accueil des gens du voyage, le débat en cours

Le débat actuel concernant le stationnement des gens du voyage met aux prises deux tendances radicalement opposées, tendances qui ne sauraient se résumer à la constatation d'un clivage politique. Les divergences portent sur les moyens de faire en sorte que les gens du voyage stationnent sur les aires qui leur sont spécifiquement attribuées. 

L'expulsion systématique

D'un côté, on privilégie l'expulsion systématique de tous ceux qui s'installeraient sur la propriété d'autrui, pratique d'ailleurs considérée comme un délit passible de six mois d'emprisonnement et 3700 € d'amende depuis la loi du 18 mars 2003 (art. 322-4-1 c. pen.). De la sanction pénale à l'utilisation systématique des pouvoirs de police du maire, tous les moyens juridiques sont alors mis en oeuvre pour contraindre les gens du voyage à utilisation les installations qui leur sont destinées.

Jean-Pierre Giran, député UMP du Var, et plusieurs de ses collègue, ont déposé le 16 juillet sur le bureau de l'Assemblée nationale une proposition de loi visant à "faire respecter le droit de propriété privé ou public et à renforcer la procédure d'expulsion des gens du voyage". Le texte vise à faciliter l'expulsion des gens du voyage occupant la propriété d'autrui de manière illicite. Le préfet pourrait procéder à une mise en demeure d'avoir à quitter les lieux dès que ce caractère illicite du stationnement est constaté, sans qu'il soit nécessaire d'apprécier, comme dans la loi du 5 juillet 2000 (dans sa rédaction issue de la loi du 5 mars 2007), si ce dernier "constitue une atteinte à la salubrité, à la sécurité ou à la tranquillité publique". Ce même préfet serait ensuite tenu de procéder à l'évacuation si sa mise en demeure est restée sans effet.

Sur un plan plus médiatique, ce texte est relayé par les propos du maire de Nice, Christian Estros, qui se flatte d'avoir provoqué le départ d'une communauté de gens de voyage occupant de manière irrégulière un terrain de football de sa ville. Il se propose même de diffuser un guide des différentes méthodes utilisables pour rendre la vie impossible à la communauté des gens du voyage et provoquer son départ. Même si l'UMP est très présente dans ce débat qu'elle juge fort opportun en vue des élections municipales, force est de constater que ces thèses séduisent aussi une partie des élus locaux, toutes tendances politiques confondues.

L'élargissement de l'offre

Face à cette offensive, le ministre de l'intérieur privilégie l'élargissement de l'offre de stationnement. Il stigmatise les élus qui n'ont pas appliqué la loi Besson du 5 juillet 2000. Dans sa rédaction actuelle, celle-ci impose aux communes de plus de 5000 habitants la création d'une aire. Derrière cette disposition apparemment simple, se cachent en réalité de grandes disparités. Certaines communes de moins de 5000 habitants peuvent tout de même choisir de créer un tel espace, voire y être contraintes par la décision de l'organe délibération de l'établissement public de coopération intercommunale (EPCI) dont elles font partie. A l'inverse, des communes de plus de 5000 habitants peuvent échapper à cette contrainte. La loi de rénovation urbaine du 1er août 2003 autorise en effet celles qui ont plus de 20 000 habitants et dont la moitié de la population habite en zone urbaine sensible à demander l'exemption de cette obligation.

Les normes applicables au stationnement des gens du voyage sont donc bien peu cohérentes et bien peu lisibles, en dépit de la création de schémas département d'accueil des gens du voyage (SDAGV). Les résultats concrets de cette politique restent d'ailleurs fort modestes. Un rapport de la Cour des comptes publié en octobre 2012 montre ainsi que seulement 52 % des aires d'accueil prévues par ces SDAGV ont été réalisées. Devant ce constat, Manuel Valls propose tout simplement de rendre plus efficace le pouvoir de substitution accordé au préfet, qui lui permet de réaliser ces équipements aux frais de la commune. Une telle proposition suscite l'irritation des élus, et pas seulement ceux de l'UMP. Ils y voient une ingérence du pouvoir central dans les affaires locales, et dénoncent un alourdissement des charges des communes.

Depuis de nombreuses années, le droit oscille entre ces deux tendances. Encore faut-il observer que la proposition développée par le ministre de l'intérieur est directement inspirée par la jurisprudence récente. La loi du 5 juillet 2000 a en effet envisagé les éventuelles réticences des élus locaux, peu empressés dans la construction des aires de stationnement. Elle prévoit donc la possibilité d'une mise en demeure par le préfet des communes qui ne se sont pas acquittées de leur obligation dans un délai de deux ans après l'adoption du SDAGV, ce délai pouvant être prorogé de deux nouvelles années si la commune manifeste sa volonté d'engager les travaux nécessaires. A l'issue de ce double délai, si l'aire n'est toujours pas réalisées, l'Etat peut se substituer à la commune défaillante. Le problème est que cette procédure demeurait largement inappliquée, en raison des réticences des préfet, peu désireux de croiser le fer avec les élus de leur département à propos de l'accueil des gens du voyage

Vincent Van Gogh. La roulotte, campement de Bohémiens. 1888


L'apport de la jurisprudence

Ce sont les association de gens du voyage qui ont finalement fait évoluer le droit positif, en demandant au préfet des Bouches du Rhône de prononcer une mise en demeure à l'égard des communes défaillantes de ce département, avant de déférer son refus au juge administratif. En l'espèce, le SDAGV avait été publié en mars 2002, et prévoyait la création de trente et une aires de stationnement. Cinq ans après, soit une années après l'expiration du délai maximal laissé aux collectivités pour appliquer la loi Besson, seules trois aires avaient été réhabilitées et aucune créée.

Dans sa décision du 17 novembre 2011, la Cour administrative d'appel de Marseille (CAA) fait observer que le département des Bouches du Rhône est l'un des plus en retard dans ce domaine, et que les communes concernées n'auraient pas dû bénéficier du délai supplémentaire de deux ans. En effet, elles n'avaient témoigné d'aucune volonté de créer des aires de stationnement, certaines organisant quelques vagues réunions de concertation, d'autres affichant clairement leur refus d'appliquer la loi Besson. Dans ces conditions, la mauvaise volonté des collectivités locales est suffisamment établis aux yeux du juge pour qu'il estime que le refus du préfet de prononcer des mises en demeure soit entaché d'une erreur manifeste d'apprécier.

L'évolution envisagée par Manuel Valls se limite donc à intégrer dans la loi cette jurisprudence, en supprimant le pouvoir discrétionnaire du préfet. Les communes protestent évidemment contre ce pouvoir de substitution de l'Etat désormais automatique, et dénoncent une mesure qui les ruine. Sans doute oublient-elles que, selon les termes de la loi Besson, l'Etat prend à sa charge 70 % des frais occasionnés par ces aménagements, lorsqu'ils sont réalisés dans les deux ans après l'adoption du SDAGV, et 50 % lorsqu'ils interviennent dans les quatre ans après cette dernière. Les communes auxquelles l'Etat devra se substituer paieront donc l'intégralité des travaux, tout simplement parce que durant quatre années, elles ont refusé d'appliquer la loi de la République.

S'il apparaît indispensable de permettre un meilleur accueil des gens du voyage sur des aires de stationnement décentes et convenablement équipées, il n'en demeure pas moins que ce droit à la libre circulation s'accompagne nécessairement du devoir de ne pas s'installer sur la propriété d'autrui. Si l'on demande aux élus de respecter la loi, il faut aussi en exiger le respect par les gens du voyage. La simplification et l'accélération des procédures d'expulsion en matière d'installation illicite n'est pas nécessairement en contradiction avec l'amélioration de l'accueil sur les aires licites. Loin d'être contradictoires, les deux tendances devraient être complémentaires, car le respect de la loi s'impose à chacun d'entre nous, élus locaux comme gens du voyage.


 

lundi 22 juillet 2013

Les lectures de LLC :" La guerre du droit", entre globalisation et isolationnisme

Le dernier numéro de Foreign Affairs (juillet août 2013) comporte une étude intitulée ; "La guerre du droit, ou comment le nouveau droit international sape la souveraineté démocratique". Le titre peut sembler quelque peu provocateur, mais il illustre bien la pensée des trois auteurs, John Kyl, Douglas Feith, and John Fonte. Le premier est un ancien sénateur républicain de l'Arizona, les deux autres sont des chercheurs de l'Hudson Institute, un cercle de réflexion tout aussi républicain. De ce côté ci de l'Atlantique, on est souvent tenté d'écarter rapidement ce type d'étude, considérée comme l'expression d'une idéologie souverainiste, dominée par l'idée que le droit international est foncièrement mauvais face à un droit américain qui se suffit à lui-même. 

L'analyse se développe à partir d'un exemple concret de la Convention sur les droits des personnes handicapées, adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies en 2006. En décembre 2012, le Sénat américain a refusé d'en autoriser la ratification, au motif que ses dispositions n'apportaient rien de plus aux droits des personnes handicapées par rapport aux droits et prestations déjà accordés par le droit interne.

Le débat s'est cependant concentré sur la question de l'atteinte à la souveraineté qu'implique, ou non, cette convention. Pour les sceptiques, elle emporte une telle atteinte, dans la mesure où la Convention est le produit de la réflexion conjuguée de fonctionnaires internationaux de l'ONU et de membres des ONG qui ont directement participé à sa rédaction. En cas de ratification, ils craignent que ce texte fonde certaines décisions de juges internationaux, imposant à l'administration américaine des charges financières nouvelles, par exemple pour assurer la circulation des personnes handicapées en fauteuil dans l'espace public. Pour toutes ces raisons, le Sénat a estimé que la Convention constitue une ingérence dans les affaires spécifiquement américaines, relevant de la compétence exclusive du Congrès. Et c'est bien là le motif essentiel du refus de sa ratification.

Un droit international non démocratique

A partir de cet exemple, les auteurs développent une vision extrêmement critique d'un droit international non démocratique, car dépossédant les autorités de l'Etat qui, elles, reposent sur le principe démocratique. Cette analyse suscite l'intérêt, surtout si on considère le domaine particulier des droits de l'homme. Les grandes conventions récentes, comme par exemple celle de Rome sur la Cour pénale internationale, n'ont elles pas été négociées largement par des représentants des ONG ? Ces mêmes ONG ne sont elles pas amenées à intervenir de plus en plus devant les juridictions internationales, comme parties ou à titre d'amicus curiae ?

Sous l'influence de ces acteurs nouveaux, on voit se développer l'idée qu'il existe un ensemble de normes de droit international qui sont supérieures à la Constitution des Etats. Peu importe qu'ils n'aient pas signé et ratifié une convention, les juges internationaux considèrent désormais que son contenu normatif peut s'imposer à eux. C'est précisément ce qu'a fait la CIJ dans l'affaire Hissène Habré, le 20 juillet 2012, en considérant que l'interdiction de la torture a acquis le caractère de norme impérative par rattachement au "jus cogens", c'est à dire finalement par la seule volonté du juge. La Cour a aussi considéré que cette convention imposait aux parties une obligation erga omnes, quand bien même elles n'avaient pas de préjudice spécifique à faire réparer. La Cour l'a fait sur une base juridique prétorienne, sans même donner aux parties à la convention l'occasion de s'exprimer à ce sujet, puisqu'elles n'ont pas été officiellement informées du contentieux porté devant elle.

La Cour internationale de justice en audience


Le refus du transnationalisme

Cette tendance, qualifiée de "transnationalisme" par nos trois auteurs, repose sur une approche positive de la globalisation. La multiplication des échanges devrait ainsi conduire à la disparition des frontières et à l'émergence de "valeurs" communes dans un monde globalisé. Les constitutions des Etats doivent donc être mises en conformité avec ces valeurs communes, même s'il est pour cela nécessaire d'user de la contrainte. Pour les auteurs de "La guerre du droit", cette tendance est doublement dangereuse.

D'une part, elle écarte le principe du consentement des Etats, qui constitue le socle sur lequel s'est construit le droit international. A propos de la coutume, largement étudiée dans l'article, les Etats observent que la notion de "pratique des Etats" tend à évoluer. Cet élément de définition de la coutume est considéré comme présent non pas seulement si les Etats agissent conformément à la norme mais aussi lorsque leurs agents se déclarent en faveur de cette norme. On ne prend plus en considération ce que les Etats font, mais ce que leurs agents disent. La norme coutumière devient ainsi un produit de la rhétorique et non pas de la pratique des Etats.

D'autre part, sur un plan plus pratique, il est désormais très tentant d'invoquer cette prétendue supériorité de la norme internationale pour contourner l'opposition d'un parlement démocratiquement élu. Nos auteurs citent ainsi l'action du Comité des droits de l'enfant qui en 2002 estimait que les priorités budgétaires britanniques portaient atteinte aux droits des enfants et qui exigeait des explications de la part du gouvernement Blair. La finalité de la démarche était d'imposer au parlement britannique une nouvelle politique budgétaire, alors même que cette compétence est celle du parlement britannique.

La même critique est évidemment développée à propos de l'Europe, la production de normes appartenant essentiellement à des corps administratifs et à des tribunaux supra-nationaux. Et nos auteurs de dénoncer ces juges nationaux qui renforcent le pouvoir de la CEDH ou de la CJUE, au détriment de leurs propres parlements.
Le refus de l'isolationnisme

Cette critique du transnationalisme pourrait être considérée comme la manifestation, somme toute très banale, d'une idéologie américaine marquée par une certaine forme d'isolationnisme juridique. En réalité, la critique est beaucoup plus modérée, car ses auteurs récusent à la fois la globalisation et l'isolationnisme juridique. Si la première implique ce qu'il est convenu d'appeler un "déficit démocratique", ils reconnaissent volontiers que le second n'est pas une solution dans une société mondialisée.
 La "réponse madisonienne"

Pour les auteurs, la solution passe par une "réponse madisonienne". Dans Le Fédéraliste, Madison insiste  sur le fait que les pouvoirs, qu'ils soient ceux de l'Etat fédéral ou des Etats fédérés, reposent, dans tous les cas, sur le consentement du peuple. Ils souhaitent adapter ce principe, en faisant en sorte que le pouvoir judiciaire, interne ou international, ne puisse plus décider unilatéralement quelles normes de droit international doivent s'imposer aux Américains. Cette démarche d'intégration ne saurait appartenir qu'au pouvoir législatif, le seul qui bénéficie de la légitimité démocratique.

Sur ce point, les auteurs se placent résolument du côté de ceux qui considèrent que le régime américain est un régime "congressionnel" et non pas présidentiel. Car ce n'est pas seulement le pouvoir judiciaire qui se trouve écarté, mais aussi le pouvoir exécutif. A propos du refus des Etats de ratifier le Protocole n°1 aux conventions de Genève, ils dénoncent en effet l'intervention d'Hilary Clinton, qui avait annoncé en mars 2011 que les Etats-Unis entendaient accepter certaines dispositions de ce protocole, alors même que le Congrès en avait refusé la ratification. Pour les auteurs, la souveraineté réside ainsi dans le Congrès, le titulaire du pouvoir législatif et non pas dans la Présidence. 

Bien entendu, l'analyse ne saurait être entièrement transposée à notre système juridique, dès lors que les traités internationaux s'y appliquent directement, par le simple effet de l'article 55 de la Constitution. Mais cette distinction entre le monisme et le dualisme ne doit pas cacher l'intérêt de cette critique. Le droit européen, qu'il soit celui de l'Union européenne ou de la Convention européenne des droits de l'homme, est souvent vécu par les parlements nationaux comme une contrainte insupportable car dépourvue de fondement démocratique. Surtout, si l'on considère la production normative, on s'aperçoit qu'il n'est pas rare que les normes internationales ou communautaires intégrées à l'ordre interne au nom des "valeurs" sont en réalité moins protectrices que les dispositions du droit interne auxquelles elles sont supérieures. La protection des données en est un triste exemple, dès lors que l'Union européenne ne parvient pas à développer un standard de protection efficace et que le droit français, extrêmement protecteur, se trouve écarté au profit de dispositions adoptées par différents lobbies, le plus souvent d'origine américaine.

La protection du principe démocratique

Souvenons nous que l'âge d'or des libertés publiques en France fut précisément la IIIè République, l'époque qui a vu l'avènement de la liberté syndicale, de la liberté d'association, et du principe de laïcité, pour ne citer que les textes les plus connus. Or, ces textes sont d'origine législative, dès lors que la loi était alors la norme suprême. Aujourd'hui, la loi n'a pas disparu dans ce domaine, et on songe par exemple à l'abolition de la peine de mort ou à l'adoption toute récente du mariage pour tous. Ce caractère démocratique fait la puissance de la loi, et l'article de John Kyl, Douglas Feith, and John Fonte a le mérite d'inciter à la réflexion sur les moyens de développer le principe démocratique au niveau international, et de le protéger au plan interne.

mardi 16 juillet 2013

Diffamation et droit à l'information

L'arrêt Wegrzynowski et Smolczewski c. Pologne rendu le 16 juillet 2013 par la Cour européenne des droits de l'homme permet de préciser l'articulation entre la diffamation et le droit à l'information. En mai 2002, il y a plus de onze ans, deux avocats polonais de Katowice ont eu quelques problèmes avec le journal Rzeczpospolita. Celui-ci a publié un article affirmant qu'ils ont fait fortune en aidant des hommes politiques à mener à bien des transactions commerciales douteuses, en tirant de substantiels bénéfices de la liquidation d'entreprises publiques en faillite. A l'époque, les deux avocats avaient saisi la justice, et le tribunal avait condamné le journal, car l'article litigieux reposait sur des rumeurs non vérifiées. La condamnation, obtenue en avril 2003, reposait sur la diffamation, les journalistes n'ayant pu apporter la preuve de la vérité de leurs allégations. Le rédacteur en chef avait donc dû payer une amende sous forme d'un versement à une oeuvre caritative et publier des excuses dans Rzeczpospolita.  

En juillet 2004, les deux avocats s'aperçoivent cependant que l'article litigieux est toujours librement accessible en ligne dans les archives du journal, et même parfaitement référencé par Google. Ils saisissent donc de nouveau la justice, pour demander le retrait de cette publication du site de Rzeczpospolita ainsi que la publication de nouvelles excuses. C'est le refus des juges polonais de donner suite à cette double demande qui est à l'origine de la présente décision.

Observons d'emblée que M. Smolczewski a vu son recours déclaré irrecevable, car il l'avait introduit après l'expiration du délai de six mois après la dernière décision de justice rendue par les juridictions polonaises. L'autre requérant, M. Wegrzynowski, voit en revanche, sa requête examinée au fond et rejetée. Cette solution était loin d'être acquise. La Cour européenne aurait pu estimer que la diffamation n'avait pas cessé, puisque l'article n'avait pas été rendu inaccessible. Au contraire, la Cour considère comme fondée la décision des juges polonais qui ont accepté d'examiner la seconde requête, mais ont estimé que l'atteinte aux droits du requérant ne justifiait pas que soit ordonnée la suppression de l'article. 

Le droit au juge et la règle "non bis in idem"

La Cour reconnaît que le droit au juge a été parfaitement respecté. Les juges polonais ont en effet considéré que la règle "non bis in idem"ne s'appliquait pas en l'espèce, l'article sur internet créant un préjudice distinct de la première diffamation. Les recours ont donc été déclarés recevables, et les juges se sont penchés sur le fond de la question, c'est à dire sur l'équilibre entre les droits de la personne diffamée et le droit à l'information. 

Jean Hélion. Le journaliste. 1947


L'équilibre entre l'article 8 et l'article 10

Les droits de la personne diffamée relèvent de l'article 8 de la Convention qui protège l'individu dans sa vie privée. Certes, ces dispositions sont habituellement utilisées pour protéger les droits de la personnes des ingérences de l'Etat dans ce domaine. Mais l'article 8 peut aussi être invoqué lors d'une ingérence d'une personne privée, lorsque l'Etat a manqué à son obligation de prendre des mesures législatives et réglementaires de nature à assurer le droit au respect de la vie privée (par exemple : CEDH, 26 mars 1985, X et Y c. Pays Bas). L'Etat conserve néanmoins une certaine autonomie dans ce domaine, lorsqu'il s'agir d'assurer l'équilibre entre l'article 8 qui protège la vie privée et l'article 10 de cette même Convention européenne qui garantit la liberté d'expression (CEDH, 26 avril 2009 Karako c. Hongrie).

La Cour européenne contrôle cette adéquation entre l'article 8 et l'article 10 opérée par les Etats. Dans une affaire Axel Springer AG c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour reconnaît aux journaux allemands le droit de publier plusieurs articles relatifs à l'arrestation pour détention et consommation de cocaïne d'un acteur célèbre, incarnant un commissaire de police dans une série télévision très célèbre Outre-Rhin. Alors même que l'intéressé n'avait pas été jugé, et était donc juridiquement innocent, et que l'atteinte à sa réputation était irréparable, la liberté de presse est considérée comme supérieure à la fois à sa vie privée et au respect de la présomption d'innocence. Il en est de même dans une décision du même jour Von Hannover, à propos d'un journal ayant publié des photos du prince de Monaco très malade. Alors même que ces clichés portaient atteinte à sa vie privée en montrant un homme âgé diminué par la maladie, la liberté de presse l'a une nouvelle fois emporté. Dans les deux cas, la Cour se réfère aux nécessités du "débat public" qui justifient, à ses yeux, l'ingérence dans la vie privée des personnes. 

En l'espèce, la Cour évalue l'équilibre réalisé par les juges polonais entre le droit du requérant de ne pas être diffamé, et le droit à l'information du journal. Elle estime que le maintien de l'article jugé diffamatoire il y a dix ans dans les archives du journal conservées sur internet ne porte pas une atteinte excessive aux droits du requérant. Sur ce point, la Cour prend en considération la spécificité des archives dont la conservation repose sur la volonté de permettre les recherches futures. Elle reconnaît que l'intérêt légitime du public à accéder aux archives de la presse est protégé par l'article 10 de la Convention. Pour la Cour, il ne saurait être question de modifier des archives, de réécrire l'histoire pour la modifier. 

On pourrait évidemment considérer que ce respect des droits des chercheurs, louable en soi, est consacré au détriment de la vie privée des personnes. En réalité, la Cour sanctionne une erreur grossière des requérants. Au lieu de demander la suppression de l'article litigieux, ou à titre subsidiaire, ils auraient dû demander au juge d'ordonner au journal de mentionner la condamnation sur l'article archivé. Tout lecteur de cette archive était ainsi informé que l'article avait été jugé diffamatoire lors de sa publication, avertissement qui réduisait évidemment la crédibilité des accusations qu'il contenait. Les requérants ont omis cette précaution élémentaire, omission particulièrement surprenante si l'on considère qu'ils exercent la profession d'avocat. Rien ne dit cependant qu'ils ne puissent pas faire un nouveau recours, dans l'unique but cette fois de demander au juge d'enjoindre au journal de mentionner la condamnation lors de toute consultation de cette archive.

Après les affaires Axel Springer et Von Hannover du 7 février 2012, la décision du 16 juillet 2013 vient, une nouvelle fois, faire prévaloir la liberté de la presse sur les droits de l'individu. La Cour européenne semble ainsi s'inspirer assez largement du droit américain, qui fait du Premier Amendement relatif à la liberté d'expression une garantie presque absolue. On ne peut que s'en réjouir, même s'il convient désormais de développer d'autres techniques juridiques de nature à protéger les droits des personnes dans ce domaine, en particulier le droit de réponse et le droit de joindre un jugement de condamnation à toute pièce conservée en archive.


vendredi 12 juillet 2013

Dissolution des Jeunesses nationalistes révolutionnaires

Le Conseil des ministres du 10 juillet 2013 annonce la dissolution de trois mouvements de la droite extrême. Les deux premiers "Troisième voie" et "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR) sont des groupements de fait, le second étant généralement considéré comme le service d'ordre du premier. Le troisième, "Envie de rêver" est une association qui abrite le local occupé par les deux précédents. Autant dire que cette dissolution concerne trois mouvements si proches les uns des autres qu'il est impossible de les traiter de manière différenciée. On sait que le décès du jeune Clément Méric est à l'origine de cette triple dissolution. Les cinq personnes mises en examen à la suite de ces faits sont tous sympathisants ou membres de "Troisième voie".

Dissolution, auto-dissolution et intérêt pour agir

Serge Ayoub, le leader de ces groupements, prévoyant l'issue de la procédure, avait déjà annoncé l'auto-dissolution de deux d'entre eux ("Troisième voie" et JNR) après la mort de Clément Méric. Ce même Serge Ayoub annonce aujourd'hui un recours pour excès de pouvoir (qu'il qualifie de recours pour "abus de pouvoir") contre le décret de dissolution. Il annonce même une demande de référé, ce qui montre que l'annonce de l'auto-dissolution relevait de la rhétorique, discours d'autant plus facile que l'auto-dissolution d'un groupement de fait n'implique aucune démarche juridique particulière. En tout cas, le juge devrait reconnaître l'intérêt pour agir du requérant, ne serait-ce que parce que "Envie de rêver", le seul des trois mouvements structuré en association, ne figurait pas parmi les groupements dont Serge Ayoub avait annoncé l'auto-dissolution.

Sur le fond cependant, le recours n'a guère de chances de prospérer. Pour en juger, il convient d'étudier les motifs susceptibles de fonder la dissolution d'un groupement.

Les motifs de dissolution

En l'espèce, il s'agit d'une dissolution administrative, prononcée par décret sur le fondement de la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées. A l'époque, le texte avait été voté pour dissoudre les ligues et groupes armés qui étaient à l'origine des émeutes du 6 février 1934. Dans sa rédaction actuelle, codifiée à l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (csi), les motifs de dissolution sont énoncés sous forme d'une liste. Certains sont évidemment inapplicables en l'espèce. Il est clair que l'activité des groupements dirigés par Serge Ayoub n'a pas pour objet de "faire échec à aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine", dès lors que cette dernière n'a heureusement pas disparu. Ces groupes ne rassemblent pas davantage d'individus condamnés pour "collaboration avec l'ennemi", ne serait-ce que parce qu'ils sont trop jeunes pour avoir connu la seconde guerre mondiale. Enfin, il est évident qu'ils ne se livrent pas sur le territoire, ou à partir du territoire français, à des actes susceptibles d'être qualifiés de "terroristes".

En revanche, le caractère de "groupe de combat ou de milice privée" peut évidemment être invoqué, notamment dans la mesure où ces groupements remplissaient des fonctions de service d'ordre dans différentes manifestations de la droite extrême, service d'ordre parfois pour le moins musclé. De même, ces mouvements, et plus particulièrement les JNR reconnaissent pratiquer des "actions coup de poing" (ACP), qui sont quelquefois violentes. L'agression de Clément Méric, quand bien même sa finalité n'était pas nécessairement de le tuer, révèle cependant cette violence.

A ce motif s'en ajoute un autre, l'article L 212-1 csi permettant aussi de fonder une dissolution sur le fait que les groupes "soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence (...), soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence". Ce caractère discriminatoire est affirmé par les mouvements eux mêmes qui n'hésitent pas à afficher des idées racistes et xénophobes.

L'article L 212-1 csi autorise aussi la dissolution des groupes qui "soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence". Ce motif de dissolution est probablement le plus simple à invoquer, dès lors que ces mouvements affirment ouvertement des idées xénophobes.




Qui sème le vent...

La légalité de la dissolution de ces mouvements ne fait guère de doute, comme il ne fait aucun doute qu'ils renaîtront bientôt sous un autre nom. Pour le moment, il s'agit de groupuscules, d'ailleurs parfaitement bien connus des services de police. Les trois groupes concernés par la dissolution réunissent, en réalité, les mêmes membres, le nombre des activistes étant estimé à quelques dizaines de personnes.

L'enjeu actuel est leur maintien dans la marginalité. Or, force est de constater que ces groupuscules se sont montrés particulièrement actifs durant le débat sur le mariage pour tous. A l'origine peu présents, ils se sont peu à peu imposés, alors même que leur idéologie relève davantage du paganisme que de la foi chrétienne et de l'apologie de la famille. Quatre personnes ayant participé à l'attaque d'un bar gay de Lille le 18 avril 2013 appartenaient ainsi aux JNR. Certes, il ne fait guère de doute que les papas et mamans de la "Manif pour tous" ont été débordés par ces extrémistes et qu'ils ne souhaitaient pas de telles actions violentes. Mais ils devraient tout de même méditer sur le vieux proverbe selon lequel "qui sème le vent récolte la tempête"...






mardi 9 juillet 2013

Le pouvoir de sanction de l'ARCEP

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 5 juillet 2013 sur QPC porte sur le pouvoir de sanction des autorités indépendantes. L'une d'entre elles, l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), a infligé une amende de cinq millions d'euros à la société Numéricable en décembre 2011, pour ne pas avoir exécuté une de ses décisions réglant le différend entre cette entreprise et France Télécom, intervenu à propos d'une cession de réseaux câblés. A l'occasion de la contestation de cette amende, la société dépose une QPC portant sur la constitutionnalité de l'article L 36-11 du code des postes et des communications électroniques (cpce), celui-là même qui organise la procédure de sanction mise en oeuvre par l'Arcep.

Des sanctions administratives

L'Arcep n'est pas la seule autorité indépendante à disposer d'un pouvoir de sanction. La plus ancienne de ces autorités, la CNIL, s'est vu attribuer par la loi du 6 janvier 1978 un pouvoir de ce type. Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 12 octobre 2012 affirme d'ailleurs, à propos de l'Autorité de la Concurrence qu'"aucun (...) principe ou règle de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce qu'une autorité administrative indépendante, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l'accomplissement de sa mission (...)". Encore faut-il, précise ensuite le Conseil, que l'exercice de ce pouvoir de sanction soit "assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis".

Bien entendu, les sanctions prises par les autorités administratives sont de nature administrative et non pas pénale. La plupart du temps, elles font l'objet de recours devant le juge administratif car elles sont l'expression de la puissance publique. C'est le cas dans la présente procédure, la QPC ayant été transmise par le Conseil d'Etat. Dans certains cas, comme en matière de concurrence, le législateur peut cependant décider que la compétence est celle du juge judiciaire, dérogation admise par le Conseil constitutionnel lorsqu'il s'agit d'unifier les contentieux et de faciliter ainsi les démarches du requérant.

Chagall. Jugement de Salomon. Circa 1980


Le principe d'impartialité

En l'espèce, la question posée au Conseil porte sur le respect du principe d'indépendance et d'impartialité que la jurisprudence rattache directement à la séparation des pouvoirs garantie par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Aux termes de l'article L 36-11 cpce, l'Arcep a en effet le droit de s'autosaisir en cas de manquement à la loi ou à une décision . Elle a donc à la fois l'initiative de la poursuite et la compétence pour prononcer la sanction. Pour dire les choses simplement, il est donc reproché à l'Arcep d'être à la fois juge et partie.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel ne laisse guère de doute sur l'inconstitutionnalité de la procédure de sanction mise en oeuvre par l'Arcep. Dans une décision du 2 décembre 2011 relative au pouvoir disciplinaire de la Commission bancaire, le Conseil avait déjà affirmé que la séparation des fonctions de poursuite et de jugement s'imposait aux autorités administratives indépendantes. A l'époque cependant, les commentateurs avaient fait observer que la Commission bancaire exerçait dans ce cas des fonctions que la loi qualifiait de juridictionnelles. Moins d'un an plus tard cependant, le Conseil a précisé, dans sa décision du 12 octobre 2012, à propos de l'Autorité de la concurrence, que cette jurisprudence s'applique à toutes les autorités indépendantes, même lorsqu'elles prennent des décisions non pas juridictionnelles mais administratives.

Sur ce point, la décision du 5 juillet 2013 constitue la mise en oeuvre de la jurisprudence antérieure. L'argument selon lequel l'initiative du déclenchement de la procédure de sanction appartient au Directeur général de l'Arcep et non pas au collège de cette institution, dissociant ainsi la poursuite et la sanction, apparaît comme bien faible. En effet, le Directeur ne bénéficie d'aucune garantie d'impartialité et se trouve placé sous l'autorité du Président de l'Arcep.

C'est sans doute la raison pour laquelle le représentant du Premier ministre a préféré plaider l'irrecevabilité de la QPC, au motif que le Conseil avait déjà statué sur l'exercice du pouvoir de sanction de l'Arcep, dans sa décision du 23 juillet 1996. Hélas, cette jurisprudence est déjà lointaine. Depuis cette date, la loi de 1996 créant l'Autorité de régulation des communications a été modifiée à plusieurs reprises, notamment pour céder la place à l'Arcep en 2005. Le Conseil constitutionnel a, de son côté, énoncé que le principe d'impartialité s'applique aux sanctions prises par les autorités administratives indépendantes. Autant dire que les circonstances de droit ont largement changé depuis 1996, changement de circonstances justifiant pleinement un nouvel examen par le Conseil.

Vers l'élaboration d'un droit processuel unique

Cette décision témoigne d'un mouvement général vers l'élaboration de principes de procédure communs aux sanctions administratives et aux décisions juridictionnelles. Les principes fondamentaux issus du droit pénal tendent ainsi à devenir le socle sur lequel se construit un droit processuel unifié. Le législateur a, sur ce point, un rôle fondamental à jouer, puisqu'il va devoir se pencher de nouveau sur le pouvoir de sanction de l'Arcep. Ce serait peut être le moment de réfléchir aux principes généraux de procédure gouvernant l'ensemble de l'activité des autorités indépendantes.

vendredi 5 juillet 2013

Nicolas Sarkozy et sa "démission" du Conseil constitutionnel

Après la décision du Conseil constitutionnel du 5 juillet 2013 confirmant le rejet de son compte de campagne, l'ancien président de la République a annoncé Urbi et Orbi qu'il démissionnait "immédiatement" du Conseil constitutionnel," afin de retrouver sa liberté de parole". La formule fait sourire, car elle comporte deux inexactitudes, l'une de de droit car un ancien président de la République ne peut pas "démissionner" du Conseil, l'autre de fait car Nicolas Sarkozy n'avait jamais renoncé à sa liberté de parole.

Un membre de droit ne démissionne pas

Nicolas Sarkozy est "membre de droit" du Conseil constitutionnel, ce qui signifie qu'il n'a pas été nommé. L'article 56 al 2 de la Constitution énonce simplement : "Font partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens présidents de la République". Nicolas Sarkozy, comme tous les anciens présidents de la République, n'a donc eu qu'à signer son procès verbal d'installation, avant de venir siéger et de toucher chaque moins un traitement extrêmement confortable. Il est vrai qu'il ne s'est pas déplacé très souvent, et qu'il a même dû renoncer lorsqu'il a déposé un recours contre la décision de la Commission nationale des comptes de campagnes. N'aurait-il pas été un peu étrange qu'il délibère sur un recours dont il est l'auteur ? Son abstention a permis de protéger un tant soit peu le principe d'impartialité. 

N'ayant pas été nommé, Nicolas Sarkozy ne peut pas démissionner. Tout juste peut-il se retirer et renoncer à son traitement. C'est exactement ce qu'avait fait Vincent Auriol, qui s'est retiré en 1960 pour protester contre le refus du général de Gaulle de convoquer le parlement en session extraordinaire. Rien n'interdit cependant à l'ancien président de la République de revenir siéger plus tard, dans l'hypothèse par exemple où il serait battu à des primaires ou à de nouvelles élections présidentielles.

Lorsqu'il a annonce sa "démission", Nicolas Sarkozy fait donc un gros contresens, qui serait lourdement sanctionné chez un étudiant en droit constitutionnel de première année. De la part de quelqu'un qui, pendant cinq ans, a été celui qui, selon les termes de l'article 5, "veille au respect de la Constitution", cette lacune a quelque chose de surprenant. Pour faire respecter la Constitution, il est tout de même préférable de la connaître un peu. 


 Membre de l'UMP sollicitant les électeurs pour renflouer le parti après l'invalidation du compte de campagne de Nicolas Sarkozy. 
David Teniers II (atelier de). Mendiant. XVIIè s.


Retrouver sa liberté de parole

A l'ignorance succède une certaine mauvaise foi, car Nicolas Sarkozy n'a jamais renoncé à sa liberté de parole. Souvenons-nous qu'en août 2012, il a publié un communiqué mentionnant qu'il s'était "entretenu longuement" avec le Président du Conseil national syrien, ce qui n'a d'ailleurs rien changé à la situation dans ce pays. En même temps, il n'a pas hésité à intervenir dans la crise qui a secoué l'UMP, lorsque messieurs Copé et Fillon se disputaient la direction du parti. Là encore, l'intervention de Nicolas Sarkozy n'a eu aucun effet concret, et avait sans doute pour unique objet de montrer aux militants admiratifs qu'il est là pour les protéger et les sauver, ultime rempart contre les divisions et peut-être, un jour, ultime recours. Bref, l'homme providentiel.

Quoi qu'il en soit, il est vrai que Nicolas Sarkozy récupère une liberté de parole qu'il avait théoriquement perdue. En effet, l'article  7 de l'ordonnance de 1958 interdit aux membres du Conseil de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel".  Il pourra donc désormais critiquer librement la décision qui invalide son compte de campagne. Douce consolation, qu'il partage avec le Comte qui, dans le Barbier de Séville, affirme "que l'on a vingt quatre heures au Palais pour maudire ses juges ? " Il est vrai que Figaro répond "que l'on a vingt quatre ans au théâtre. La vie est trop courte pour user un pareil ressentiment".


Deux levées de l'immunité parlementaire : des paroles et des actes

Ces derniers jours ont vu l'instruction de deux demandes de levée d'immunité parlementaire. La première, adressée au Sénat et concernant Serge Dassault, n'a pas prospéré. La seconde, formulée devant le parlement européen, a conduit à la levée de l'immunité parlementaire de Marine Le Pen. Deux résultats opposés, qui conduisent à s'interroger sur les principes gouvernant cette procédure. 

Définition

L''immunité parlementaire est la conséquence du principe de séparation des pouvoirs. Il s'agit de mettre le pouvoir législatif à l'abri de poursuites judiciaires qui seraient introduites dans un but d'intimidation, qu'elle vienne du pouvoir politique ou des lobbies privés. Pour assurer l'indépendance du parlement, la Constitution assure donc, dans son article 26, celle des parlementaires.

L'immunité parlementaire ne se confond pas pas avec l'impunité, ne serait-ce que parce qu'elle elle limitée à la durée du mandat. Elle offre au parlementaire une double garantie, d'une part une irresponsabilité pour les actions directement liées à ses fonctions, d'autre part, une inviolabilité pour les activités détachables des fonctions. Dans ce second cas, le parlementaire peut être poursuivi, mais toute mesure coercitive est subordonnée à une levée préalable de l'immunité parlementaire.

Pour les parlementaires européens, les principes garantissant l'immunité sont identiques et formulés dans les articles 8 et 9 du protocole n° 7 sur les privilèges et immunités de l'UE. Le règlement du parlement européen EP 006, dont la rédaction actuelle remonte à juin 2012, précise, dans son article 5, que par son régime d'immunité, "le Parlement vise avant tout à conserver son intégrité en tant qu'assemblée législative démocratique et à assurer l'indépendance des députés dans l'accomplissement de leurs tâches".

Procédures

Devant le parlement européen, la demande de levée de l'immunité est adressée au président, puis examinée par la commission à laquelle appartient le parlementaire concerné. Une procédure contradictoire est organisée, et on sait que Marine Le Pen a refusé de venir plaider sa cause devant la commission. Cette dernière établit ensuite un rapport et fait une proposition de décision qui donne ensuite lieu à un vote en séance plénière. 

Sur ce point, la procédure européenne est plus démocratique que la procédure en vigueur devant le parlement français. Aux termes de l'article 9 bis de l'ordonnance du 17 novembre 1958, dans sa rédaction issue de la loi du 29 janvier 1996,  la levée de l'immunité est décidée par le bureau de l'Assemblée concernée, sans aucune vote plénier. 

La demande de levée est formulée par un juge d'instruction, afin de pouvoir prendre à l'égard d'un parlementaire, une mesure restrictive de liberté, par exemple une garde à vue. Elle est d'abord transmise au procureur général près la cour d'appel compétente, qui donne un avis, puis au Garde des Sceaux, qui la transmet au président de l'assemblée concernée. Le bureau de l'assemblée va ensuite désigner en son sein une délégation des immunités, représentative des groupes parlementaires. Après audition de l'intéressé, la délégation établit un rapport, et bureau se prononce sur la levée de l'immunité. 

Le bureau du Sénat est constitué à la représentation proportionnelle des différents groupes parlementaires, et l'écart entre la gauche et la droite est deux sièges (quatorze à gauche et douze à droite). Dans le cas de M. Dassault, la presse mentionne que dix-sept membres du bureau du Sénat sur vingt six auraient participé au scrutin. Sans doute certains sénateurs de gauche ont ils refusé de se prononcer, peut-être ébranlés par l'avis négatif rendu par le procureur. Au delà de ce cas particulier, on voit que cette procédure est le fruit d'un vote émanant d'un petit groupe de sénateurs, qui se déterminent sans doute davantage en fonction de préoccupations politiques que dans l'intérêt de la justice.

Serge Dassault est donc, au moins provisoirement, à l'abri. Marine Le Pen, en revanche, peut désormais faire l'objet d'une audition, d'une garde à vue ou d'une mise en examen. Le premier bénéficie d'un vote bien peu transparent du bureau du Sénat. La seconde fait l'objet d'un vote très médiatisé du parlement européen, et l'opinion est ainsi conduite à considérer que les charges qui pèsent contre elles sont à la fois graves et avérées. 

Les poursuites justifiant les deux demandes de levée d'immunité parlementaire suscitent pourtant des interrogations relatives au fond des requêtes.


 Un exemple d'immunité parlementaire. 
Débat du 18 avril 2013. Assemblée Nationale


Des actes et des paroles

Dans le cas de Serge Dassault, il s'agit de plusieurs enquêtes judiciaires portant sur des manipulations électorales, mais aussi sur une tentative d'homicide. Sur le fond, le refus de levée de l'immunité reposerait sur le fait que le juge envisageait une mesure de garde à vue, sans pour autant montrer l'existence d'indices graves et concordants d'une implication du sénateur. Autrement dit, il peut être entendu comme témoin, sans que son immunité soit levée.

Il n'empêche que les faits visés par l'enquête sont particulièrement graves, et certains relèvent même de la Cour d'assises. Les différentes instructions mettent en cause d'autres personnes que le sénateur Dassault, et le refus de lever son immunité risque, à l'évidence, d'entraver une enquête en cours.

Dans le cas de Marine Le Pen, l'origine de la procédure réside dans une plainte du MRAP, qui lui reproche les termes d'un discours prononcé le 16 janvier 2011 devant les militants du Front National, qu'il convient de citer avec exactitude :

 "Il y a quinze ans on a eu le voile, il y avait de plus en plus de voiles. Puis il y a eu la burqa, il y a eu de plus en plus de burqas. Et puis il y a eu des prières sur la voie publique (...) maintenant il y a dix ou quinze endroits où de manière régulière un certain nombre de personnes viennent pour accaparer les territoires (…). Je suis désolée, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s'il s'agit de parler d'occupation, on pourrait en parler, pour le coup, parce que ça c'est une occupation du territoire (…). Certes y'a pas de blindés, y'a pas de soldats, mais c'est une occupation tout de même et elle pèse sur les habitants."

Il n'y a qu'une seule personne mise en cause, non pas pour des actes mais pour des paroles, non pas pour un crime mais pour un éventuel délit. La levée de l'immunité parlementaire de Marine Le Pen est ainsi demandée "dans le cadre d'une éventuelle action judiciaire relative à une infraction présumée d'incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence contre une catégorie de personnes en raison de leur appartenance religieuse". 
 
Il ne fait aucun doute que les propos de Marine Le Pen font amalgame aussi choquant qu'erroné entre l'occupation du territoire par une armée étrangère et la présence d'immigrés sur l'espace public, et c'est précisément cet amalgame qui est à l'origine de la plainte du MRAP. De telles idées doivent  certainement être combattues sur le plan politique, mais constituent elles pour autant une incitation à la haine au sens de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 ? Cela reste à démontrer, et cette qualification reposera finalement sur la libre appréciation du juge. En tout cas, la levée de son immunité parlementaire permet à Marine le Pen de se présenter comme la victime d'un délit d'opinion, une excellente opération sur le plan électoral.

mardi 2 juillet 2013

Garde à vue et rétention en mer

Le 27 juin 2013, la Cour européenne a rendu un arrêt Vassis et autres c. France qui précise l'articulation entre la rétention en mer de personnes arrêtées après l'arraisonnement de leur navire et la garde à vue à laquelle elles peuvent être soumises. En l'espèce, la durée de la garde à vue est jugée excessive, alors même qu'elle ne dépasse pas la durée légale. La Cour prend en effet en considération la longueur d'une traversée maritime, durant laquelle les autorités ont eu le temps de nourrir leur dossier pénal.

Les requérants sont des ressortissants grecs, sierra léonais et guinéens, repérés en janvier 2008 lors de leur passage à Roissy vers l'Afrique de l'Ouest par l'Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS), service rattaché à la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur. Informé qu'ils avaient loué un navire immatriculé au Panama, le Junior,  pour se livrer à un trafic de stupéfiants, l'OCRTIS demande le concours de la Marine nationale pour procéder à l'interception du navire et à l'arrestation de son équipage. Le porte-hélicoptères Tonnerre remplit cette double mission le 7 février 2008 et réussit à récupérer plus de trois tonnes de cocaïne que l'équipage avait jeté par dessus le bord, au moment de l'arraisonnement. 

Après l'opération, l'équipage du Junior est placé sous le contrôle de douze fusiliers-marins, et le navire dérouté vers Brest sous escorte de bâtiments de la marine nationale. Arrivés le 25 février à 9 h 45, les membres de l'équipage ont été placés en garde à vue à 10 h 50, avec prolongation le lendemain par le procureur de la République, puis le surlendemain par le juge des libertés et de la détention (JLD). Le 29 février enfin, le procureur se dessaisit du dossier au profit de la juridiction interrégionale spécialisée du TGI de Rennes, et la garde à vue s'achève par des mises en examen. En février 2012, les trois principaux accusés sont condamnés par la Cour d'assises spéciale de Rennes à des peines allant de dix à seize ans de réclusion criminelle, les autres membres de l'équipage étant acquittés. 

 Le trésor de Rackham Le Rouge. 1944
Le recours

Le recours devant la Cour européenne ne repose pas sur les peines prononcées mais sur la garde à vue. Les requérants font observer qu'ils n'ont été déférés à un juge d'instruction que plus de vingt jours après leur arrestation, soit dix huit de traversée vers Brest auxquels s'ajoutent un peu plus de deux jours de garde à vue. A leurs yeux, cette durée est excessive et conforme à l'article 5 § 3 de la Convention européenne qui prévoit qu'une personne arrêtée doit être "aussitôt" traduite devant un juge.

Observons d'emblée que, depuis la loi Perben II du 9 mars 2004, la garde à vue peut durer jusqu'à 96 heures en matière de trafic de stupéfiants. Le fait que la garde à vue des requérants ait été prolongée à deux reprises n'est donc pas illicite. De même, le fait que les requérants ait été déférés à une Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) est sans influence sur la question posée. Les JIRS ne sont pas un ordre de juridiction spécifique, mais des juridictions "ordinaires" auxquelles des moyens un peu plus importants sont attribués pour juger des affaires complexes de la criminalité organisée, particulièrement celles nécessitant une coopération internationale. Tel est le cas de l'arrestation des membres de l'équipage du Junion, puisqu'il y a eu coopération avec les Etats Unis qui avaient repéré les suspects mais aussi avec le Panama, l'Etat du pavillon, qui a autorisé l'arraisonnement du navire et le transfert de compétence au profit des autorités françaises.

Une traversée aussi brève que possible

Dans sa décision, la Cour européenne se montre à la fois modérée et ferme. Modérée tout d'abord, parce qu'elle tient compte des "circonstances tout à fait exceptionnelles". Les requérants ayant été arrêtés à 4000 kms de la France, il était indispensable de les ramener sur le territoire pour les juger. Sur ce point, la Cour observe que rien n'indique que le voyage ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu du choix d'un acheminement par la voie maritime, et du fait que le Junior est un navire ancien, conçu à l'origine pour faire du cabotage sur les côtes norvégiennes.

Sur ce point, la Cour applique les jurisprudences Rigopoulos c. Espagne et Medvedyev et autres c. France, dans lesquelles elle a estimé que des délais d'acheminement respectivement de seize et treize jours ne sont pas incompatibles avec l'obligation de célérité mentionnée à l'article 5 § 3 de la Convention.  Celui-ci impose seulement à l'Etat de faire en sorte que l'intéressé soit déféré devant le juge dans un délai aussi bref que possible. Une telle solution laisse ainsi une grande latitude aux Etats pour ramener les intéressés par la voie maritime, avec leur navire. La Cour s'interdit ainsi d'apprécier le moyen de transport employé, entre la voie maritime ou aérienne, voire le choix de remettre les personnes aux autorités d'un Etat plus proche du site de l'arraisonnement.
 

La comparution devant un juge

La fermeté de la Cour apparaît cependant dans l'appréciation de la garde à vue. Elle sanctionne le fait que les requérants n'ont finalement comparu devant un juge que quarante huit heures après leur mise en garde à vue. Elle motive cette fermeté par l'absence de coïncidence temporelle entre le début de la garde à vue et la privation de liberté, cette dernière étant intervenue dix huit jours plus tôt. Dans ce cas particulier, les autorités judiciaires ont eu le temps de préparer le dossier et d'organiser la comparution rapide devant un juge d'instruction, en vue d'une mise en examen. La période de plus de quarante huit de garde à vue était donc inutile, d'autant que toutes les preuves de l'infraction étaient déjà réunies et la Cour donne le détail de tous les éléments découverts lors de l'arraisonnement et de la fouille du navire.

En se plaçant sur le fondement de la durée excessive de la garde à vue, la Cour évite soigneusement le débat sur le rôle du procureur. La question a déjà été tranchée par le célèbre arrêt Moulin du 23 novembre 2010, qui estime que le parquet n'est pas une autorité judiciaire, au sens de la Convention. Cette jurisprudence ne fait cependant pas obstacle à ce que le procureur décide la mise en garde à vue d'une personne, à la condition que celle-ci comparaisse ensuite très rapidement devant un juge du siège. Dans l'affaire Rigopoulos, toute la procédure était, dès l'origine, placée sous le contrôle d'un magistrat du siège, et dans l'affaire Medvedyev la présentation au juge d'instruction a suivi de seulement quelques heures la mise en garde à vue. Ce n'est évidemment pas le cas dans l'affaire Vassis, puisque plus de deux jours s'écoulent entre l'arrivée à Brest et la mise en examen par le juge d'instruction rennais.

La Cour européenne se montre ainsi particulièrement attentive au déroulement de la garde à vue, dans le cas précis de personnes ramenées sur le territoire français après leur arrestation, à l'issue d'un voyage relativement long. Dans ce cas, affirme t elle, les preuves ont été réunies lors de l'arrestation, et il n'y a pas de raison majeure à la prolongation de la garde à vue. Les autorités françaises devront donc, dans l'avenir, veiller à accélérer cette procédure.

En revanche, et c'est sans doute l'essentiel de la décision, en matière de lutte contre la grande criminalité et le trafic de stupéfiants, la coopération internationale ne doit pas être entravée par une jurisprudence trop rigoureuse qui empêcherait de procéder à l'arraisonnement de navires soupçonnés de participer à ce type d'activité. Ce qui est vrai pour le trafic de stupéfiants l'est tout autant pour la piraterie. Sur ce point, la jurisprudence Vassis est une bonne nouvelle pour les militaires français qui participent à l'opération Atalante de lutte contre la piraterie.