« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 31 janvier 2020

Le naufrage de la circulaire Castaner

Le juge des référés du Conseil d'Etat a décidé, dans une ordonnance du 31 janvier 2019, de suspendre trois dispositions essentielles de la circulaire " relative à l’attribution des nuances politiques aux candidats aux élections municipales et communautaires des 15 et 22 mars 2020 ». La circulaire Castaner, attaquée en référé par Les Républicains, le Parti socialiste, Debout la France, ainsi que par un certain nombre d'élus locaux, ressemble désormais à une coquille vide. 

On se souvient que l'objet du texte était d'établir une "grille des nuances" que les préfets devraient attribuer aux listes candidates aux municipales. Pour les scrutins se déroulant dans les communes de 9000 habitants et plus, étaient répertoriées 24 nuances politiques individuelles concernant les candidats, et 22 nuances de listes. L'ensemble de ces nuances était ensuite regroupé en six grands groupes : extrême gauche, gauche, courants politiques divers (parmi lesquels les listes régionalistes et gilets jaunes), centre (dont LaRem), droite, extrême droite. La plupart des commentateurs avaient considéré que cette "grille des nuances" avait surtout pour effet de brouiller l'analyse des résultats. Le juge des référés ne s'y est pas trompé et suspend finalement les dispositions les plus contestées.

Le recours en référé, fondé sur le premier alinéa de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, énonce que le juge peut suspendre la décision, ou certains de ses effet, "lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».


L'urgence



La condition d'urgence est remplie, et le juge des référés observe que "l'enregistrement des candidatures aux élections municipales débute d'ici quelques jours".  La lecture de la décision laisse penser que le ministre de l'intérieur a osé invoquer l'inopposabilité aux tiers de la circulaire, dans la mesure où elle n'avait pas été publiée. Le juge des référés rappelle, quant à lui, que l'urgence s'apprécier in concreto, par rapport aux circonstances de l'espèce et il considère donc que le texte devait, en tout état de cause, être publié. Une manière élégante de dire que le ministre de l'intérieur ne pouvait tout de même pas invoquer l'irrégularité qu'il avait lui-même commise en ne publiant pas le texte immédiatement. Nemo auditur ejus propriam turpitudinem allegans.


Dans le cas présent, le doute sérieux porte sur trois éléments essentiels qui constituent autant d'erreurs manifestes d'appréciation.

Membre du gouvernement victime d'une seconde attaque du Conseil d'Etat dans la même semaine
Astérix et les Normands, René Gosciny et Albert Uderzo, 1966


Le seuil de 9000 habitants



Le juge des référés commence par sanctionner ce seuil de 9000 habitants, en deçà duquel aucune nuance n'est accordée aux listes candidates. Il s'appuie sur le termes du décret du 9 décembre 2014 relatif à la mise en oeuvre des fichiers "Application élection" et "Répertoire national des élus". Il rappelle que son article 5 interdit d'appliquer des nuances politiques aux candidats aux élections municipales dans les communes de moins de 1000 habitants. Aux yeux du ministre, cette prohibition n'empêche pas d'élargir ce seuil jusqu'à 9000 habitants.

Le juge des référés estime pourtant que ce raisonnement, digne des meilleurs jésuites, n'est pas compatible avec la finalité même du fichier qui est de permettre "aux pouvoirs publics et aux citoyens de disposer de résultats électoraux faisant apparaître les tendances politiques locales et nationales et de suivre ces tendances dans le temps". Cette finalité est d'ailleurs précisée dans la délibération du 19 décembre 2013 rendue par la CNIL à propos de ces mêmes traitements automatisés.

En l'espèce, l'élargissement du seuil à 9000 habitants conduit à ne pas attribuer de nuance politique aux candidats dans plus de 95 % des communes, et à ne pas prendre en compte les suffrages exprimés par près de la moitié des électeurs. Le juge fait d'ailleurs observer que, lors des élections municipales de 2014, il avait été possible d'attribuer une nuance "divers droite" ou "divers gauche" à 80 % des candidats dans les communes de moins de 9000 habitants.

Le juge des référés invoque ainsi, implicitement, une erreur manifeste d'appréciation constituée par ce considérable élargissement du seuil d'attribution des nuances.


 L'égalité entre les partis



Le juge des référés sanctionne également la nuance "Listes divers centre". La circulaire Castaner précisait ainsi que cette nuance serait attribuée aux listes qui auront obtenu l'investiture de LaRem ou du Modem. Une liste se déclarant "Les Républicains" pouvait donc être catapultée dans le "divers centre" si elle était soutenue par LaRem. Là encore l'opération était relativement transparente : faire apparaitre comme un succès électoral de LaRem la victoire d'une liste ayant l'étiquette "LR".

Cette logique du "en même temps", n'a pourtant pas séduit le juge des référés qui y a vu une atteinte au principe d'égalité entre les partis. Il fait observer en effet que le soutien du PS ou de LR à une liste ne permettait pas de la qualifier "divers gauche" et "divers droite", les deux partis intéressés ne tirant donc aucun bénéfice de ce soutien, dans la présentation des résultats. Cette rupture d'égalité fait naître évidemment un "doute sérieux" sur la légalité de la circulaire.


Le cas de "Debout la France"



Enfin, la dernière illégalité mentionnée par le juge des référés réside dans la nuance "extrême-droite" des listes "Debout la France". En 2014, le parti de M. Dupont-Aignan, était classé comme "divers droite". Et s'il a été qualifié d'"extrême-droite" aux législatives de 2017, c'est exclusivement parce que son président avait ouvertement rallié Marine Le Pen aux présidentielles. Mais, par la suite, Debout la France n'a plus passé aucun accord électoral avec le Rassemblement national et ses représentants au parlement européen siègent dans un autre groupe. Le requalifier aujourd'hui en "extrême-droite" constitue donc une erreur manifeste d'appréciation.
La circulaire Castaner est ainsi vidée de son contenu par un juge des référés extrêmement sévère. Pour reprendre une formule chère au commissaire du gouvernement Kahn, on peut se demander si les erreurs relevées ne s'analysent pas comme des "erreurs manifestes de courtoisie", cachant en réalité un détournement de pouvoir. Disons le franchement, l'élargissement du seuil n'avait pour objet de disposer de résultats électoraux fiables, mais plutôt de masquer l'absence d'implantation de LaRem dans les zones rurales. De même, la possibilité pour LaRem d'attirer dans sa nébuleuse toutes les listes auxquelles elle donne son soutien, même si elles revendiquent une autre étiquette politique, visait, à l'évidence, à masquer un éventuel échec électoral en "gonflant" artificiellement les résultats du parti présidentiel. La manoeuvre était grossière, et le juge des référés n'a pas été dupe.



lundi 27 janvier 2020

Le crime de Mila

Mila a seize ans et elle est aujourd'hui insultée, menacée de mort, déscolarisée, obligée de vivre en paria pour avoir osé s'en prendre directement à l'islam. Quel est son crime ? Comme beaucoup d'adolescents de son âge, elle a un compte Instagram, où elle partage sa passion de la musique. Selon le magazine Marianne, un internaute lui a alors fait des avances de plus en plus pressantes, et elle lui a répondu un peu sèchement en se déclarant ouvertement homosexuelle. Il l'a alors accusée de racisme et d'islamophobie, propos repris par bon nombre d'internautes. Elle reçoit bientôt une multitude de messages, l'accusant d'avoir insulté "notre dieu Allah, le seul et l'unique" et lui souhaitant de "brûler en enfer". Ses données personnelles sont diffusées sur les réseaux sociaux, les appels au viol et au meurtre se multiplient.

Excédée, Mila, avec les mots de ses seize ans, finit par répondre : « Je déteste la religion, le Coran il n'y a que de la haine là-dedans, l'islam c'est de la merde, c'est ce que je pense (...) Je ne suis pas raciste, pas du tout. On ne peut pas être raciste envers une religion. Votre religion, c'est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir ». 

Ces mots, diffusés sur les réseaux sociaux, constituent tout le crime de Mila. Et elle a bien peu de défenseurs. L'Observatoire de la laïcité fait preuve d'un mutisme remarquable, mais prévisible. De son côté, le délégué du Conseil français du culte musulman (CFCM), déclare à Sud Radio : "Qui sème le vent récolte la tempête". Autrement dit, elle l'a bien cherché, discours qui n'est pas sans rappeler les tristes jours qui ont suivi l'attentat contre Charlie Hebdo. Heureusement, Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l'islam de France, déclare, quant à lui : " La liberté d'expression et d'opinion est un droit absolu dans notre pays. Elle ne souffre aucune tergiversation. Menacer une personne de mort est extrêmement grave, en particulier lorsqu'il s'agit d'une mineure".

Ghaleb Bencheikh se place ainsi sur le terrain du droit, et il convient en effet de se demander quel crime Mila a donc bien pu commettre.


Le blasphème



Ecartons d'emblée le blasphème qui, considéré comme une infraction pénale, apporte la protection judiciaire de l'Etat à une ou plusieurs religions. A cet égard, son incrimination constitue la négation de la séparation des églises et de l'Etat, la négation aussi du principe de laïcité. C'est la raison pour laquelle la dernière tentative pour sanctionner pénalement le blasphème en France remonte à la Restauration, plus précisément sous le règne de Charles X.

Le projet de loi sur le sacrilège, en 1825, prévoyait la condamnation à mort par décapitation, après avoir eu la main coupée, de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. Après débats, ce châtiment fut finalement adouci en peine de mort, après amende honorable. La loi se heurtait cependant à l'opposition des doctrinaires qui y voyaient une atteinte intolérable à la séparation du temporel et du spirituel. Lanjuinais affirmait que la loi n'a pas à sanctionner les offenses à Dieu, dont lui seul est juge. Quant à Benjamin Constant, de religion protestante, il refusa de la voter au motif qu'elle établissait des incriminations différentes pour le vol d'un vase sacré vide et celui d'un ciboire contenant des hosties consacrées. Il affirmait que ce texte reposait sur une croyance qu'il ne partageait pas, et qu'il avait le droit de ne pas partager. La loi fut finalement votée mais jamais réellement appliquée et elle disparut avec la Révolution de 1830.

Le projet de loi, ironiquement qualifié "de justice et d'amour" de 1827 visait, quant à lui, à museler la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion. Concrètement, il s'agissait purement et simplement de soumettre toute publication à l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur. Il fut voté, mais tellement modifié par la Chambre des pairs que le gouvernement Villèle décida finalement de retirer le texte.  Ce projet de 1827 constitue la dernière tentative du droit français pour sanctionner juridiquement le blasphème.



Les Indégivrables. Xavier Gorce, avril 2019


Le blasphème "modernisé" 



S'il a disparu du droit français, le blasphème semble faire une timide réapparition dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans l'arrêt Murphy c. Irlande du 10 juillet 2003, la CEDH admet la survivance d'une loi sur le blasphème en Irlande, à la condition d'en réserver l'usage aux seuls croyants de la religion chrétienne. Plus récemment, dans son arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, elle ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse", figurant dans l'article 188 du code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement. Dans les deux cas cependant, la Cour reconnaît qu'il s'agit d'Etats dont la population pratique massivement la religion catholique. Et, heureusement, aucun texte de cette nature n'existe en droit français.

Le principe demeure donc celui posé dans l'arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, qui affirme que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Bien plus, ils doivent aussi tolérer le discours provocateur. La Cour admet en effet que l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le message considéré (Par exemple : CEDH, 25 juillet 2001, Perna c. Italie). Il ne fait guère de doute que les propos de Mila peuvent heurter les personnes de confession musulmane, mais elles doivent admettre, comme chacun d'entre nous, que la liberté d'expression ne peut exister que si elle protège précisément les discours que nous n'aimons pas entendre.

Si Mila ne peut pas être poursuivie pour blasphème, il n'en demeure pas moins que le procureur de la République de Vienne annonce l'ouverture de deux enquêtes. L'une concerne les appels au meurtre dont Mila est victime, l'autre, pour provocation à la haine raciale, est dirigée contre Mila.


La provocation à la haine raciale



Mila est-elle coupable de provocation à la haine raciale, délit prévu par l'article 24 al. 7 de la loi du 29 juillet 1881 ? En dépit de la violence des propos tenus, rien n'est moins certain. Selon la Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 7 juin 2017, cette infraction n'est caractérisée que "si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence ou un groupe de personnes déterminées". Elle en déduit que le fait de considérer la naturalisation des étrangers présents sur le territoire comme une "invasion", et d'illustrer l'article par la photo d'un buste de Marianne recouvert d'un voile islamique, peut "légitimement heurter les personnes de confession musulmane", mais n'emporte aucune "exhortation à la discrimination, à la haine ou à la violence à leur égard".

La jurisprudence de la Cour européenne n'est guère différente. Elle sanctionne le "discours de haine", dès lors qu'il comporte une incitation réelle et sérieuse à l'extrémisme. Tel est le cas d'un dessin publié dans un hebdomadaire basque le 13 septembre 2001, qui faisait l'apologie des  attentats de New York survenus deux jours auparavant (CEDH, 2 août 2008, Leroy c. France). Tel n'est pas le cas, en revanche, d'un dessin humoristique, simplement provocateur. La Cour estime alors que la liberté d'expression doit s'exercer pleinement, y compris lorsque les propos  tenus risquent de "heurter, choquer ou inquiéter" autrui, lorsqu'ils "comportent une certaine dose d'exagération ou de provocation".

La provocation est donc protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Les idées peuvent circuler librement, y compris celles qui déplaisent ou qui dérangent, et celles que les croyants considèrent comme blasphématoires. Or que dit Mila ? Elle prend bien soin de distinguer la religion musulmane qu'elle critique violemment de ceux qui la pratiquent. Elle affirme clairement : "Je ne suis pas raciste, pas du tout. On ne peut pas être raciste envers une religion". Il n'y a donc aucune provocation, aucune incitation à la haine ou à la violence contre des personnes. Il y a seulement une adolescente de seize ans qui n'en peut plus du harcèlement dont elle est victime et qui en voit la cause dans l'obscurantisme religieux.

Il ne reste plus qu'à espérer que les poursuites dirigées contre les harceleurs, soigneusement cachés derrière des pseudonymes, aboutiront rapidement. Ceux qui ont menacé de mort une jeune femme de seize ans doivent être identifiés et poursuivis. Il est important que la justice passe, pour montrer que nous vivons dans un pays qui reconnaît la liberté d'expression, le droit au blasphème, le droit de critiquer les religions. Mila, du haut de ses seize ans, n'a rien fait d'autre qu'exercer ce droit, comme l'avait fait Charlie-Hebdo en publiant les caricatures de Mahomet. Elle ne doit donc pas être poursuivie, mais protégée.



 


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10, Section 1 du manuel de Libertés publiques sur internet

jeudi 23 janvier 2020

La circulaire Castaner : 22 nuances de cris

La Chaine Public-Sénat doit être remerciée car elle vient de suppléer efficacement à la négligence de l'Exécutif en matière de transparence administrative. Elle publie en effet sur son site la circulaire " relative à l’attribution des nuances politiques aux candidats aux élections municipales et communautaires des 15 et 22 mars 2020 », circulaire qui, mystérieusement, n'avait pas été rendue publique. Une fois connue, la circulaire n'a pas manqué de susciter les cris scandalisés des élus locaux d'opposition, qui se préparent à la contester devant le Conseil d'Etat.


22 nuances de listes



Ce texte établit une "grille des nuances" que les préfets devront attribuer aux listes candidates aux municipales. Pour les scrutins se déroulant dans les communes de 9000 habitants et plus, sont ainsi répertoriées 24 nuances politiques individuelles concernant les candidats, et 22 nuances de listes. L'ensemble de ces nuances est ensuite regroupé en six grands groupes : extrême gauche, gauche, courants politiques divers (parmi les quels les listes régionalistes et gilets jaunes), centre (dont LaRem), droite, extrême droite. Certes, on peut évoquer le côté artificiel de d'une classification qui place Europe Ecologie Les Verts à gauche, et les autres listes écologistes parmi les "divers". On pourrait aussi se demander si Debout la France peut justement est classé à l'extrême-droite, alors que certains élus Les Républicains développent des programmes proches, et sont, eux classés à droite.

Les commentateurs ont déjà envisagé l'aspect strictement politique de ce texte. Il est évident que sa finalité est de brouiller l'analyse politique des résultats du scrutin. Le texte précise ainsi que la nuance attribuée aux listes par le préfet "doit être distinguée de l'étiquette politique (...). La nuance est attribuée de manière discrétionnaire par vos services (...) Il est tout à fait possible qu'elle soit différente de l'étiquette librement déclarée par le candidat". 

Comment parvenir à un tel prodige ? En utilisant comme critère l'investiture ou les investitures, voire le simple soutien dont bénéficient les listes. Le ministre précise ainsi que la nuance "Divers centre" sera attribuée aux listes qui auront obtenu l'investiture de plusieurs partis, dont LaRem ou le Modem. Une liste qui se déclare "Les Républicains" sera donc récupérée par LaRem si elle a lui a donné son investiture, ou son soutien. Bref, tout le monde se retrouve au "centre", en compagnie de LaRem. On peut ainsi envisager un vrai succès électoral, au moins sur le papier.



Complainte du candidat aux municipales d'une commune de moins de 9000 habitants
Qui suis-je ? Guy Béard. Archives INA, 9 février 1967


Les communes de moins de 9000 habitants



Mais le problème le plus grave est ailleurs, dans le fait que les listes présentes dans les communes de moins de 9000 habitants sont exclues de toute classification. S'il est vrai que la pratique des nuances par le ministère de l'intérieur n'est pas récente, on observe tout de même qu'en 2014, l'élargissement du scrutin de liste avait conduit à n'exclure de la classification que les communes de moins de 1000 habitants. A l'époque, cette pratique avait paru normale car les candidats aux élections municipales dans ces petites communes se revendiquent généralement de l'intérêt local. Mais la situation est évidemment bien différente lorsque la commune se rapproche du seuil des 9000 habitants.

En 2020, cette exclusion concerne 96 % des communes, et plus de la moitié de la population. Pour ne prendre qu'un exemple, le département de l'Ain ne compte que dix communes de plus de 9000 habitants sur 393 villes et villages. Sur l'ensemble de la France, les résultats des élections municipales seront donc présentés à partir de ceux de 4 % des communes. On comprend évidemment que LaRem n'a pas très envie de diffuser des résultats qui mettraient en lumière sa faible implantation dans les zones rurales. 

Les mobiles politiques sont transparents et pourraient suffire à expliquer les réticences du ministre à publier la circulaire. La justification juridique, de son côté, semble très peu élaborée. 

Pour les nuances attribuées dans les communes de 9000 habitants, la circulaire se borne à mentionner que "la grille des nuances est dépourvue de tout effet juridique". A l'appui de cette affirmation, elle cite l'arrêt Parti des travailleurs rendu par le Conseil d'Etat le 2 avril 2003. La lecture de cette décision montre pourtant qu'elle dit précisément le contraire : "Considérant que la grille contestée a été utilisée pour présenter les résultats des élections législatives de 2002 ; qu'elle a ainsi produit des effets et continue de constituer la référence lorsque les résultats de ces élections sont rappelés (...)". Elle ajoute ensuite que la qualification du Parti des travailleurs à l'extrême-gauche de l'échiquier politique n'est pas entachée d'erreur manifeste d'appréciation. Non seulement le nuancier a des effets juridiques, mais il est susceptible de recours.



La sincérité du scrutin




Dans le cas de la circulaire de 2020, la question est donc celle de l'éventuelle erreur manifeste d'appréciation, puisque c'est effectivement le contrôle exercé par le Conseil d'Etat. La jurisprudence antérieure se réduit au contentieux électoral, celui qui a lieu non pas avant, mais après les élections. Certains candidats battus ont en effet considéré que l'attribution d'une nuance politique avait eu pour effet de vicier la sincérité du scrutin. Jusqu'à aujourd'hui, le Conseil d'Etat n'a annulé aucune élection sur ce fondement, mais il a toutefois défini des critères de nature à justifier une éventuelle annulation.

Le premier d'entre eux, comme toujours en matière électorale, est le faible écart de voix. Il ne saurait évidemment concerner un recours contre la circulaire de 2020, qui peut être antérieur au scrutin, et ne concerne pas une élection particulière. Le second critère est beaucoup plus intéressant, et se trouve tout entier dans un phrase que le Conseil d'Etat reprend dans tous les arrêts concernés, par exemple dans la décision du 17 novembre 2010 : " Il ne résulte pas de l'instruction que cette nuance ait reçu un écho dans le débat électoral". En effet, la sincérité ne peut être atteinte si les électeurs n'ont pas eu connaissance de cette nuance ou ne s'y sont pas intéressés. Or précisément, malgré les tentatives du ministre de l'intérieur pour que la circulaire passe inaperçue, elle est aujourd'hui connue, diffusée et débattue. Elle a donc reçu "un écho dans le débat électoral".



Le principe de pluralisme




Au-delà de la sincérité du scrutin, c'est aussi le principe constitutionnel de pluralisme des courants d'opinion qui est en cause, et cette fois le problème concerne l'ensemble des communes françaises, quelle que soit leur population. L'article 4 de la Constitution énonce en effet que "la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation". Là encore, les décisions concernent l'annulation de consultations électorales, mais on a vu le Conseil d'Etat confirmer celle de Vitrolles en 1996, en se fondant précisément sur le non respect du principe de pluralisme des opinions. Les principales chaines de télévision avaient en effet réalisé plusieurs reportages sur cette consultation, en oubliant systématiquement de mentionner la candidature du requérant.

Pour apprécier l'éventuelle atteinte au principe de pluralisme, le Conseil d'Etat devra inverser l'analyse. L'attribution d'une nuance politique est-elle un pouvoir discrétionnaire du ministre ou constitue-t-elle un droit des candidats ? Une tête de liste Les Républicains qui se voit rangée parmi les centristes parce qu'il a reçu le soutien de LaRem ne peut-il invoquer une atteinte à son droit d'affirmer une position politique, quand bien même certains de ses colistiers ne seraient pas membres du même parti ? En tout état de cause, s'il est élu, il sera ensuite un maire Les Républicains. N'aurait-il pas été possible de situer cette liste à droite, le soutien LaRem n'étant pas nécessairement incompatible avec une telle qualification ? De son côté, le maire d'une commune d'une centaine d'habitants n'a-t-il pas le droit de voir respecter son étiquette politique, s'il a choisi d'en afficher une ?

Le Conseil d'Etat pourrait consacrer un droit au respect de l'affichage politique d'une liste aux élections municipales, élément du principe de pluralisme. Aura-t-il le courage de le faire ? Nous allons le savoir rapidement, car deux candidats Les Républicains, précisément dans l'Ain, ont déposé une demande de référé. A suivre.





dimanche 19 janvier 2020

La comparution dans un box vitré : quelques précisions de la CEDH

Depuis 2017, les avocats français protestent contre la tendance qui consiste à sécuriser toujours davantage les salles d'audience. Le box des accusés a ainsi été modifié, pour mettre en place un espace vitré les séparant physiquement de la salle d'audience. Ils communiquent alors par micro avec les juges, et par des interstices plus ou moins larges avec leur avocat. De tels dispositifs relèvent de l'architecture de la salle d'audience, et sont dus à l'initiative du ministère de la justice. 

Dans un premier temps, ils ont été adoptés, au cas par cas, dans le but de protéger un accusé particulièrement susceptible d'être la cible d'un attentat. Il n'est pas surprenant que le premier à comparaître derrière une vitre ait été Klaus Barbie, en 1987. Encore ne s'agissait-il que d'une vitre blindée placée devant Barbie, sans qu'il soit enfermé. Aujourd'hui, l'accroissement de la menace terroriste et la crainte des évasion ont conduit à faire de cet équipement un élément permanent de la salle d'audience, certes destiné aussi à protéger l'accusé, mais qui peut avoir pour conséquence de l'isoler, voire d'influencer les jurés en le présentant comme déjà enfermé, en quelque sorte déjà condamné.


L'affaire Ioukos



L'arrêt rendu le 14 janvier 2010 Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) énonce les critères gouvernant l'usage d'un tel équipement, pour qu'il soit jugé conforme aux exigences du droit au procès équitable, garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le litige soumis à la CEDH porte sur le second procès de deux anciens dirigeants de Ioukos, L'arrêt du 14 janvier 2019 condamne, sans surprise, une procédure menée en violation manifeste du droit à un juste procès, les avocats des accusés n'ayant pas obtenu du juge l'autorisation d'interroger les témoins, et n'ayant pas eu communication de certains rapports d'expertises et d'éléments à décharge. En clair, le procès a été mené uniquement à charge, et les droits de la défense ont été largement bafoués.

Une condamnation sans surprise qui ne présenterait qu'un intérêt modeste, si elle ne s'étendait à la comparution des requérants dans une cage de verre qui n'offrait aucune confidentialité des échanges avec leurs avocats. 


Les cages de verre devant la CEDH

 

D'une manière générale, la CEDH se déclare consciente des nécessités d'assurer la sécurité dans le prétoire, particulièrement dans le cas d'affaires sensibles. Dans un arrêt Ramishvili et Kokhreidze c. Georgie du 27 janvier 2009, elle affirme que l'organisation de l'audience doit présenter toutes les garanties montrant que les débats se dérouleront dans la sérénité et conformément au droit à un juste procès. De même, la communication de l'accusé avec son avocat doit être parfaitement libre. L'arrêt de Grande Chambre Sakhnovski c. Russie, rendu le 2 novembre 2010, affirme avec force qu'"aucune restriction éventuellement apportée aux relations entre des clients et leurs avocats, qu'elle soit implicite ou expresse, ne doit faire obstacle à l'assistance effective d'un défenseur à laquelle un accusé a droit. Nonobstant les difficultés et restrictions possibles, l'importance attachée aux droits de la défense est telle que le droit à l'assistance effective d'un défenseur doit être respecté en toute circonstance". Enfin, la décision Yaroslav Belousov c. Russie du 4 octobre 2016 fait une synthèse de cette jurisprudence en l'appliquant à l'usage d'un box de verre, dont il est précisé qu'il ne saurait entraver le procès équitable et la présomption d'innocence.

Cette importance accordée aux droits de la défense conduit la Cour à n'admettre des restrictions à la participation du requérant aux débats ou à sa communication avec ses défenseurs que lorsqu'elles sont nécessaires et proportionnées aux risques spécifiques que présente le procès. Or, en l'espèce, il n'est pas contesté que la comparution des accusés dans un box de verre n'est pas liée à un risque spécifique, mais relève d'une organisation de pure routine. Les juges n'ont pas cherché à améliorer la relation des acuser avec leurs avocats, alors même que le procès Ioukos a duré plus d'un an.

La CEDH ne condamne pas, en soi, l'utilisation de ces installations de verre. Elles peuvent être utilisées si la sécurité l'impose et si la communication avec l'avocat est assurée dans les conditions habituelles de confidentialité.

Les oiseaux qu'on met en cage. Notre Dame de Paris. 1998
Hélène Ségara et Garou


La pratique française : la police de l'audience

 

La pratique française est-elle conforme à cette jurisprudence ? Le code de procédure pénale se borne à affirmer, dans son article 318 que "l'accusé comparaît libre et seulement accompagné de gardes pour l'empêcher de s'évader".  De son côté, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité, n'a pas jugé bon, le 28 novembre 2018, de demander au Conseil constitutionnel d'apprécier la constitutionnalité de ces dispositions, comme fondement de l'usage d'un box vitré.

Sur le fond, la Cour de cassation a soigneusement évité de prendre une position de principe. Dès une décision du 15 mai 1985, elle avait considéré que des accusés peuvent comparaître dans un "enclos de verre", dès lors qu'ils sont libres de leurs mouvements, et que des aménagements sont prévus pour qu'ils puissent communiquer librement et secrètement avec leur conseil. Sa jurisprudence a aujourd'hui évolué, et elle renvoie désormais la décision au président de la Cour d'assises qui exerce la police de l'audience, précision qu'elle avait déjà mentionnée dans son arrêt du 28 novembre 2018. Il appartient donc au président  "de choisir les aménagements de sécurité les plus appropriés à une affaire donnée, en tenant compte de la nécessité de préserver une bonne administration de la justice, l'apparence d'une procédure équitable ainsi que la présomption d'innocence", compte tenu des nécessités liées à la sécurité de l'audience. Cette formulation est celle d'un arrêt du 10 avril 2019 qui se réfère explicement à la jurisprudence Yaroslav Belousov de la CEDH.

Ce renvoi à la police de l'audience permet au droit français de ne pas se heurter à la jurisprudence de la CEDH. Les présidents de Cour d'assises n'hésitent pas à faire usage de cette faculté et l'on a vu, par exemple, le président de la Cour d'assises de Pontoise ordonner, en 2017, l'extraction du box de verre d'un homme accusé de viol sur mineur de quinze ans. Le juge observe en effet que l'accusé "comparaît dans un box recouvert d'une grille, entièrement fermé par des vitres, dont les seules ouvertures sont deux bandes longitudinales, disposées à une vingtaine de centimètres l'une de l'autre, d'une hauteur de quinze centimètres chacune, situées sur l'intégralité de la longueur de la paroi frontale de celui-ci, la plus basse des deux se trouvant à moins d'un mètre du sol ; qu'un tel aménagement oblige l'accusé à une gesticulation particulière, tout aussi mal aisée que peu discrète et encore moins secrète, pour communiquer avec son avocat ; que la configuration de ce dispositif de sécurité limite et empêche confidentialité ou secret de cette dernière, ce qui constitue une entrave manifeste à la liberté de sa défense".   


Une fâcheuse improvisation

 

La formulation de la décision est accablante. En l'espèce, il ne s'agissait plus d'un box de verre mais d'une cage non équipée pour satisfaire aux obligations posées par la CEDH. La question demeure ainsi posée d'une pratique initiée par le ministère de la justice, mais qui donne l'impression d'une improvisation totale. Aucune réflexion globale ne semble avoir été diligentée sur cet équipement, conçu de manière différente selon les cours d'assises par des architectes sans doute mal informés des contraintes liées au juste procès. Pourquoi ne pas avoir organisé une concertation entre tous les acteurs concernés ? Mystère.

jeudi 16 janvier 2020

Ségolène Royal s'est démis les pôles

Le 15 janvier 2019 aura été une bien mauvaise journée pour Ségolène Royal. Le Parquet national financier (PNF) annonce ouvrir une enquête pour détournement de fonds publics, car l'ambassadeur aux pôles est soupçonnée d'avoir confié à des agents du ministère de l'Europe et des affaires étrangères des missions bien éloignées des questions glaciaires. Surtout, elle-même publie sur Facebook la lettre qui lui a été envoyée par le Secrétaire général du Quai d'Orsay, lui annonçant qu'"il est envisagé de mettre fin à ses fonctions". Si l'enquête du Parquet ne mérite guère de commentaire à ce stade, il n'en est pas de même de cette décision administrative.

Car l'intéressée n'est pas restée de glace devant une mesure qu'elle conteste avec véhémence, véhémence sans doute d'autant plus grande que les arguments juridiques qu'elle avance fondent comme neige au soleil.

Les emplois à la discrétion du gouvernement



La lettre qui a été adressée à Ségolène Royal lui annonce une intention de "mettre fin à ses fonctions", sans doute lors du prochain conseil des ministres. Elle en déduit immédiatement qu'il s'agit d'un "licenciement". Avouons que c'est un amalgame étrange de la part d'une personne qui, à l'issue de sa scolarité à l'ENA, a intégré le corps des magistrats des tribunaux administratifs.

Elle devrait donc savoir que les "emplois supérieurs pour lesquels la nomination est laissée à la décision du gouvernement", sont précisément ceux pour lesquels l'Exécutif se voit offrir une liberté de déroger aux règles gouvernant l'accès à la fonction publique pour nommer la personne de son choix. Ces emplois sont précaires par définition, car leur titulaire peut être révoqué pour n'importe quel motif. Pour justifier cette pratique, il est généralement fait état du lien que ces emplois établissent entre le pouvoir politique et l'action administrative, ce qui explique aussi une obligation de loyauté tout à fait spécifique.

Depuis la loi du 11 janvier 1984, il est précisé que l'accès à ce type d'emploi n'entraine pas la titularisation dans un corps de l'administration et qu'un décret en Conseil d'Etat en dresse la liste. C'est l'objet du décret du 24 juillet 1985 et dans cette liste, d'ailleurs assez courte, on trouve les préfets, les recteurs d'académie et surtout les "chefs de mission diplomatique ayant rang d'ambassadeur". L'ambassadeur aux pôles est donc, à l'évidence, un emploi à la discrétion du gouvernement.

Il était une dame Tartine. Pinpin et Lili

Un emploi bénévole



Ségolène Royal insiste sur le caractère bénévole de cette fonction, même si elle est exercée avec les moyens mis à sa disposition par le Quai d'Orsay. Cette question budgétaire sera sans doute importante dans l'enquête diligentée par le PNF, mais elle est sans influence sur la question de la cessation des fonctions.

L'intéressée ne devrait d'ailleurs pas l'ignorer. En février 2016, on se souvient que Laurent Fabius avait fait valoir le caractère bénévole de la présidence de la COP 21 pour tenter de cumuler cette fonction avec celle de président du Conseil constitutionnel. A l'époque, la ministre de l'environnement l'avait écarté sans trop de ménagement. Elle s'appelait Ségolène Royal.


L'absence de procédure contradictoire



L'intéressée s'offusque aujourd'hui que son "licenciement" ait lieu "sans entretien préalable". Mais précisément, dès lors qu'il ne s'agit pas d'un licenciement, la procédure contradictoire est très allégée. Dans le cas des emplois figurant dans la liste établie par le décret de 1985, le Conseil d'Etat exige uniquement le respect de la règle de la communication du dossier.

Dans un  arrêt du 12 novembre 1997, le Conseil d'Etat a ainsi annulé le décret mettant fin aux fonctions d'un ambassadeur au Kazakhstan, car l'intéressé n'avait pas été "mis à même de demander la communication du dossier". Est aussi annulée une décision annonçant par téléphone à un recteur qu'il allait être "muté" (26 mai 2014). Le Secrétaire général du Quai d'Orsay prend soin de se conformer à cette jurisprudence et écrit à Ségolène Royal que, conforment aux dispositions de l'article 65 de la loi du 22 avril 1905, elle "peut demander la consultation de son dossier administratif, ou désigner un mandataire pour effectuer cette démarche".

Rien n'interdira ensuite à Ségolène Royal de contester la mesure qui la frappe devant le Conseil d'Etat. Avant de s'aventurer sur ce terrain glissant, elle devrait pourtant regarder la jurisprudence, car dans ce même arrêt du 26 mai 2014, le Conseil d'Etat précise que son contrôle ne s'étend pas aux motifs de la révocation qui demeurent, par hypothèse, à la discrétion du gouvernement.


L'obligation de réserve

 

 

Le gouvernement peut mettre fin aux fonctions du titulaire d'un emploi à la discrétion du gouvernement pour quelque motif que ce soit, y compris des divergences partisanes. Il est entendu en effet que ce type de fonction exige une loyauté sans faille. Or Ségolène Royal n'a pas cessé de manifester clare et intente ses critiques à l'encontre d'Emmanuel Macron et du gouvernement. Tweets, interviews diverses, tous les moyens étaient bons pour attirer l'attention de la presse par des propos qui n'avaient rien à vois avec le discours policé des ambassadeurs.

Ségolène Royal affirme sur Facebook qu'elle n'a "pas l’intention de renoncer à (s)a liberté d’opinion et d’expression garantis par la Constitution".  Sans doute ignore-t-elle, ce qui est un peu surprenant, que si la liberté d'opinion d'un ambassadeur existe évidemment, elle est assortie d'une obligation de réserve dans son expression.


Le devoir de réserve est d'origine jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on se rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais admet, en revanche,  qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore.  

Les juges apprécient le manquement à l'obligation de réserve à partir de deux critères, d'une part l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux, d'autre part la place de son auteur dans la hiérarchie administrative. Ceux qui sont dans une position particulièrement élevée, et c'est le cas d'un ambassadeur, y sont soumis de manière plus rigoureuse. Et la sanction ne peut manquer d'intervenir s'ils agitent les médias comme l'a fait Ségolène Royal. Dans un arrêt du 24 septembre 2010 G. L., le Conseil d'Etat a ainsi admis la légalité d'une sanction de mise à la retraite d'office visant un préfet, autre emploi à la discrétion du gouvernement, qui avait tenu, à plusieurs reprises, des propos virulents à l'encontre du ministre de l'intérieur. 

Le devoir de neutralité




Conséquence de l'obligation de réserve, le devoir de neutralité impose à l'agent, selon la formule de Georges Morange en 1953 de ne pas transformer les services publics "en clubs où les fonctionnaires discuteraient entre eux et avec les usagers des grandes questions politiques et sociales du jour". Les opinions, qu'elles soient politiques, religieuses ou philosophiques, doivent demeurer dans le for intérieur et le pouvoir hiérarchique est donc fondé à exiger un comportement standardisé dans l'expression. La retenue de l'expression est donc la règle, et un agent public ne saurait utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, qu'il s'agisse de propagande politique ou de dénigrement politique. Cette obligation de neutralité figure dans l'article 25 du statut de la fonction publique auquel les diplomates sont soumis.

Certes, ce même article 25 précise que le devoir de neutralité s'impose à l'agent "dans l'exercice de ses fonctions". Il est vrai que Ségolène Royal n'a pas pris de positions politiques hostiles dans le cadre des organisations et conférences internationales portant sur les zones polaires, préférant sans doute la douce chaleur des plateaux de télévision français. Mais elle ne s'est pas privée, invitée dans les médias en sa qualité d'ambassadeur aux pôles, de critiquer la politique actuellement menée. Agissait-elle dans ses fonctions ou hors de ses fonctions ? En pratique, la distinction n'a aucun intérêt, car si elle est considérée comme étant hors de ses fonctions, elle peut alors être poursuivie pour manquement à la réserve.

De toute évidence, Ségolène Royal, si elle veut avoir une once de crédibilité, va devoir trouver d'autres arguments pour étayer sa contestation. La théorie du complot destiné à l'évincer d'une élection présidentielle de 2022 qu'elle aurait vocation à remporter risque de ne pas convaincre le Conseil d'Etat. Le mieux serait donc de se faire oublier en attendant d'être élue à cette haute fonction. Mais rien n'est jamais certain, et la prudence s'impose. Peut-être serait-il utile d'aller s'inscrire à Pôles Emploi ?



dimanche 12 janvier 2020

CEDH : Le contentieux des étrangers, un contentieux sans requérants ?

La décision B. L. et autres c. France rendue le 9 janvier 2020 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est un arrêt d'irrecevabilité qui ne devrait guère susciter l'intérêt. Vingt-trois requérants, albanais, kosovars, arméniens, azerbaïdjanais, serbes, bosniens et togolais, soit seuls, soit accompagnés de leur famille, se sont installés en juin 2013 dans un campement de fortune, avenue de Blida à Metz. Tous se présentaient comme des demandeurs d'asile, mais aucun n'a obtenu le statut de réfugié, et certains n'ont pas fourni les pièces nécessaires aux autorités français pour l'instruction de leur demande. 

Le recours ne porte pas, en effet, sur l'obtention ou le refus de la qualité de réfugié. Il porte exclusivement sur les conditions précaires d'hébergement dans un campement de tentes, plusieurs fois fermé, jusqu'à sont démantèlement définitif en novembre 2014. Tous invoquent donc une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants. 

Encadrés par des avocats spécialisés dans le droit des étrangers, les requérants ont d'abord saisi le juge administratif d'un référé-liberté. Invoquant la directive "Accueil" du 27 janvier 2013, ils ont demandé qu'il soit enjoint aux autorités françaises de leur indiquer les centres d'hébergement susceptibles de les accueillir, dans le délai de 24 heures après notification de l'ordonnance de référé. Le juge a fait observer que les demandeurs, au moment du recours, étaient entrés sur le territoire depuis peu de temps, le plus souvent moins d'un mois. La ville de Metz s'était efforcée par ailleurs de procurer à ces demandeurs d'asile des équipements d'un confort élémentaire, sanitaires, eau, électricité. Aux yeux du juge, la condition d'urgence nécessaire en matière de référé-liberté, n'était donc pas remplie. Sur ce point, les juges français ne faisaient que reprendre une jurisprudence constante du Conseil d'Etat, formulée par exemple dans une ordonnance de référé rendue le 18 février 2014. Après épuisement des voies de recours, la CEDH a donc été saisie.

Le problème est qu'au moment où la Cour est saisie, la requête n'intéresse plus personne, ou presque. 


Les 22 radiations du rôle



Appliquant l'article 37 al 1 de la Convention européenne, le greffe de la CEDH, le 10 avril 2017, a demandé aux avocats de 22 requérants s'ils entendaient maintenir leur requête. La réponse devait être apportée le 10 mai, mais c'est seulement le 9 juin que l'avocat répondit, sans doute avec un peu d'embarras, qu'il avait perdu de vue ses clients. Il entendait toutefois maintenir le recours, dès lors qu'il pensait que les questions des conditions d'accueil des demandeurs d'asile et de l'ineffectivité des recours en France n'avaient rien perdu de leur actualité.

La Cour écarte cet argument, en affirmant que d'autres recours sont actuellement en cours d'instruction devant elle, avec cette fois des requérants actifs. Elle rappelle qu'il "importe que les contacts entre le requérant et son représentant soient maintenus tout au long de la procédure". Ils sont essentiels pour garantir la "persistance de l'intérêt du requérant à la continuation de l'examen de sa requête". Cette radiation s'inscrit d'ailleurs dans la droite ligne de l'arrêt V.M. et autres c. Belgique du 17 novembre 2016, dans une affaire à peu près identique. 

Le Chat. Gelück



Le cas de Madame B. L.



Seule une requérante, d'origine kosovare mais ayant acquis la nationalité monténégrine, avait gardé le contact avec son avocat et entendait maintenir son recours. Entrée en France en janvier 2012,  B. L. s'est vu refuser la qualité de réfugiée et, en mai 2012, une obligation de quitter le territoire français lui a été notifiée (OQTF). Dans sa requête, elle déclare toutefois être entrée en France le 13 février 2014 et s'être présentée à la préfecture le 2 avril suivant pour déposer une demande d'asile. Convoquée le 30 avril 2014 pour déposer des justificatifs, elle ne s'est pas présentée au rendez-vous. Cela ne l'avait pas empêchée, dès mars 2014, de saisir le juge des référés sur ses conditions d'hébergement dans le campement de Metz, pour obtenir la même injonction que celle demandée par les 22 autres requérants. Abritée finalement dans différents foyers gérés par des associations humanitaires, elle a fait l'objet d'une seconde OQTF en novembre 2016.

La CEDH, dans une jurisprudence constante, affirme qu'un traitement doit atteindre un minimum de gravité pour être considéré comme inhumain ou dégradant. Cette appréciation est effectuée à partir de l'ensemble du dossier, durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. ( CEDH, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce ). En l'espèce, la Cour prend en considération le refus de la requérante de verser des pièces justifiant sa demande d'asile ainsi que le fait qu'elle ait été finalement prise en charge, et que ses besoins élémentaires aient été satisfaits. Elle en déduit donc que le traitement qu'elle a subi ne dépasse pas le seuil de gravité indispensable pour qu'il soit qualifié d'inhumain ou de dégradant.

La décision de la Cour parait pleine de bon sens, mais le problème posé n'est pas celui de la décision des juges européens, décision à laquelle on devait s'attendre. Le problème est plutôt celui du rapport entre les avocats spécialisés dans le droit des étrangers et leurs clients.


Un recours sans requérants

 

La Cour affirme que l'avocat des 22 requérants évaporés durant la procédure entendait poursuivre le contentieux, espérant obtenir une condamnation de la France, sanctionnant les conditions d'accueil des demandeurs d'asile. Pour l'avocat, il s'agit donc de parvenir à un but qui dépasse les requérants. Il s'agit de défendre une cause, indépendante du cas particulier soulevé devant les juges. Peu importe qui sont les requérants, peu importe ce qu'ils deviennent, dès lors qu'ils ont signé le recours. Quant aux requérants eux-mêmes, ils ont accepté de signer, mais le recours n'a aucun intérêt à leurs yeux. Ils veulent seulement disparaître, se fondre dans la population pour rester sur le territoire, même si leur séjour est irrégulier.  Le cas de Mme L. G. est un peu différent, et il faut bien reconnaître que la seule requérante qui reste est aussi celle qui a le plus mauvais dossier, ayant montré à plusieurs reprises son refus de se plier aux contraintes du droit français et du droit européen. 

Que doit-on en déduire sur la manière dont sont perçus les requérants ? Aux yeux de leur avocat, ils semblent être davantage des objets de droit que des titulaires de droits. Ils sont utilisés pour essayer de faire modifier les procédures. Une fois le recours déposé, l'intérêt est entièrement centré sur le combat juridique, et celui qui l'a suscité disparait purement et simplement des écrans radar. Il n'intéresse plus personne, sauf la CEDH, qui rappelle que le requérant, ce n'est pas son avocat. 



Sur le droit d'asile : Chapitre 5 , Section 2 § 1 du manuel de Libertés publiques sur internet.





mercredi 8 janvier 2020

La mère, la mère toujours recommencée

L'intérêt supérieur de l'enfant ne peut justifier que le lien avec sa mère soit totalement coupé, sauf dans des conditions très spécifiques et sous un rigoureux contrôle des juges du fond. Pour ne pas s'être conformée à ce principe, la Norvège a été sanctionnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans deux arrêts du 17 décembre 2019, A.S. c. Norvège et Abdi Ibrahim c. Norvège.  Dans les deux cas, la Cour relève une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit de mener une vie familiale normale. 

La Norvège, comme d'autres pays scandinaves, a développé une politique publique de protection de l'enfance extrêmement intrusive, qui n'hésite pas à séparer définitivement les enfants, dès leur plus jeune âge, de leurs parents, si ces derniers sont considérés comme défaillants. L'intérêt de l'enfant est donc considéré comme justifiant une atteinte irréversible au droit de mener une vie familiale normale.

Dans l'affaire A.S. c. Norvège, un enfant né en 2009 d'une insémination artificielle, est placé en famille d'accueil en 2012, l'administration considérant que sa mère, arrivée de Pologne en 1968, ne lui apporte pas les soins physiques et psychologiques qui lui sont nécessaires. Depuis cette date, l'administration refuse de lui accorder un droit de visite et ne lui a pas communiqué l'adresse de la famille d'accueil. Dans l'affaire Abdi Ibrahim, il s'agit d'un enfant également né en 2009, cette fois au Kénya, d'une mère somalienne qui a obtenu le statut de réfugiée en Norvège. Pris en charge d'urgence en 2010, l'enfant fut placé dans une famille d'accueil, qui fut ensuite autorisée à l'adopter. La mère, déchue de ses droits parentaux, n'a pu avoir aucun contact avec lui, et n'a pas davantage pu exercer un droit de visite.


Le droit d'être ensemble



"Pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale au sens de l'article 8 de la Convention européenne". Cette formule est reprise dans bon nombre d'arrêts de la CEDH, en particulier la décision Monory c. Roumanie et Hongrie du 5 avril 2005. Ce principe emporte deux conséquences essentielles. D'une part, le parent qui se voit privé de l'exercice de ce droit a toujours intérêt à agir devant la Cour. C'est évidemment le cas de la mère biologique, qui agit non seulement en son nom propre mais aussi au nom de son enfant, afin de protéger ses intérêts (CEDH, 17 juillet 2012, M. D. et autres c. Malte). D'autre part, la CEDH exerce un contrôle de proportionnalité particulièrement étendu dans ce domaine, contrôle qui intègre à la fois l'intérêt supérieur de l'enfant et la question de savoir si l'ingérence dans ce droit est "nécessaire dans une société démocratique". Sur de tels sujets, la Cour affirme, dans sa décision Penchevi c. Bulgarie du 10 février 2015, qu'il convient d'éviter une approche trop formaliste et automatique.

Allo Maman bobo. Alain Souchon. 1978. Archives INA

L'écoute de la mère



Dans ses deux décisions, la Cour s'appuie sur sa jurisprudence Strand Lobben et autres c. Norvège du 30 novembre 2017 qui affirme que ces mesures de placement en famille d'accueil ont d'abord pour but de rétablir, à terme, les liens familiaux. S'il est démontré que c'est impossible, l'adoption pourra alors être envisagée. Dans cette affaire, les juges s'étaient penchés sur la procédure suivie, et notamment sur l'écoute des arguments de la mère. Précisément, dans les deux décisions du 17 décembre 2019, les autorités norvégiennes, administratives comme judiciaires, ont fait preuve sur ce point d'une légèreté fautive.

Dans l'affaire A.S. c. Norvège, la Cour observe que la situation a été figée dès l'origine, car les juges du fond ont précisé, dès le premier recours déposé par la mère, que le placement de l'enfant serait "de longue durée", les visites étant extrêmement limitées. Le jugement de 2015 s'appuyait des expertises réalisés en 2012, et les rapports pris en compte sur le développement de l'enfant étaient ceux remis par la famille d'accueil. Cette même famille a invoqué les réactions négatives de l'enfant lors des visites de la mère, sans que ce point ait été sérieusement vérifié. La CEDH déduit donc que la mère n'a pas été entendue et que ses intérêts n'ont pas été sérieusement pris en considération.

Dans l'arrêt Abdi Ibrahim c. Norvège, la requérante ne demandait pas le retour de son fils près d'elle, mais refusait son adoption et la déchéance des droits parentaux qu'elle entrainait. En l'espèce, la Cour constate une violation de la jurisprudence Strand Lobben, car les autorités n'ont rien fait pour assurer le maintien du lien familial. Alors que la mère avait demandé le placement chez des cousins à elle, ou bien dans une famille somalienne, l'enfant a été placé dans une famille chrétienne norvégienne et le droit de visite de la mère a été réduit au minimum. Lorsque celle-ci a fait un recours pour s'opposer à la déchéance de ses droits, les juges n'ont pas eu de difficulté pour constater la rupture des relations familiales, situation qui avait été créée par l'administration norvégienne elle-même. Les parents d'adoption avaient d'ailleurs refusé une "adoption ouverte" permettant le maintien des liens avec la mère biologique. La Cour constate donc une violation de l'article 8 de la Convention puisque la requérante comme son fils ont été privés de leur droit de mener une vie familiale normale.

Ces deux décisions ne sont finalement surprenantes que par leur existence même. On découvre en effet que la Norvège, pays présenté comme un modèle social et comme un exemple dans le domaine des droits des femmes, n'hésite pas à arracher des enfants à leur mère, sans trop se préoccuper des droits de la défense. L'enfant est perçu comme l'objet d'une politique publique autoritaire, politique qui justifie la rupture du lien familial, surtout lorsque la mère est polonaise ou somalienne. Nous voilà bien loin du "modèle" norvégien.



Sur la vie familiale : Chapitre 8 , Section 2  du manuel de Libertés publiques sur internet.



dimanche 5 janvier 2020

Une commune peut-elle subventionner une grève ?

Le 26 décembre 2019, le conseil municipal d'Ivry, à majorité communiste, a décidé de contribuer à une "caisse de grève" pour un montant de 2 000 €. Il s'agit donc très concrètement de faire un "geste immédiat" en faveur des salariés grévistes de la commune. La légalité d'une telle décision demeure cependant très douteuse, et le maire Philippe Bouyssou (PCF) semble en être conscient. N'a-t-il pas souligné la nécessité  de « trouver la bonne caisse », « quelque chose d’assez neutre », afin que l’initiative ne puisse pas être rejetée par la préfecture ? Il aurait peut être été préférable de se poser la question de la légalité de la délibération avant son vote, car elle est loin d'être acquise.


L'intérêt public local



Le principe est simple : un conseil municipal, pas plus qu'un conseil département ou régional, ne peut fonder son action que sur l'intérêt public local. L'article L 2121-29 du code général des collectivités locales affirme ainsi que "le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune".

Dès un arrêt du 16 juillet 1941 Syndicat de défense des contribuables de Goussainville, le Conseil d'Etat avait estimé que l'achat, par une commune, d'une ambulance et de médicaments destinés aux Républicains espagnols ne présentait aucun intérêt communal. Il est vrai qu'en 1941, la guerre d'Espagne était terminée par la victoire des troupes franquistes. Cette jurisprudence n'a cependant pas disparu. Le 23 octobre 1989, une décision Commune de Pierrefitte-sur-Seine et autres censurait le financement, par des communes, d'associations de soutien aux populations du Nicaragua. Là encore, l'intérêt public local ne sautait pas aux yeux.

Cette jurisprudence a été transposée au cas d'une commune apportant un soutien matériel à des grévistes. Dans l'arrêt Commune d'Aigues-Mortes du 20 novembre 1985, le Conseil d'Etat censure la délibération d'un conseil municipal qui décidait, "pour manifester sa solidarité à l'égard des travailleurs en grève d'une important entreprise de la commune", d'accorder une subvention à l'un des syndicats à l'origine du mouvement social. Le juge administratif affirme alors nettement que les communes "ne peuvent intervenir dans un conflit collectif du travail en apportant leur soutien à l'une des parties en litige". Cette jurisprudence a ensuite été réaffirmée, à de multiples reprises, lorsque bon nombre de communes ont entrepris de subventionner la grève des cheminots de 1986-1987, en particulier avec la décision Commune de Gardanne du 11 octobre 1989. Le maire d'Ivry risque donc, s'il subventionne directement les grévistes, de susciter un déféré préfectoral, conduisant à l'annulation de la délibération. 

Peut-il envisager une subvention indirecte ? Certainement pas, car le Conseil d'Etat sanctionne également ce qui peut être considéré comme un détournement de l'interdiction de subvention directe. L'arrêt du 19 novembre 1990 Commune de Blénod-les-Pont-à-Mousson annule ainsi une délibération du conseil municipal décidant de financer le transport de manifestants désirant se rendre à Paris pour protester contre une réforme de la Sécurité sociale. Il y a donc bien peu de chances que le maire d'Ivry parvienne à trouver "la bonne caisse", car précisément toute subvention à une caisse destinée à aider les grévistes est illégale.

La ville en grève, Andrée Pollier, 1981

Les oeuvres sociales



La seule chose que puisse faire l'élu local est de transformer son aide directe aux grévistes en lui conférant une dimension sociale. Il ne s'agit plus alors d'aider les grévistes, mais de faire en sorte que leur famille n'en souffre pas de manière excessive, au nom du principe de solidarité.

Dans sa décision du 11 octobre 1989 Commune de Port-Saint-Louis-du-Rhône, le Conseil d'Etat fait ainsi une distinction très claire. D'un côté, il censure la subvention de 10 000 € attribuée au comité régional d'entreprise de la SNCF. De l'autre côté, il déclare légale la délibération qui accorde la gratuité des cantines scolaires aux enfants des cheminots grévistes. L'intérêt public local est alors présent. Pour le juge, l'élu "ne s'est pas immiscé dans un conflit collectif du travail mais a entrepris, à des fins sociales, une action présentant un objet d'utilité communale". De même, une décision du 4 avril 2005 admet la licéité de conventions conclues par la commune d'Argentan avec trois organisations syndicales, dans le but notamment d'élaborer des projets de formation professionnelle.

Ce n'est donc pas une "caisse" que doit trouver le maire d'Ivry, mais plutôt une réelle finalité d'intérêt local.  Concrètement, il s'agit de substituer une dimension sociale à la dimension politique. Mais sans doute cette dimension politique lui est-elle indispensable, à quelques mois des élections municipales ? Dans ce cas, il importe peu que la délibération du conseil municipal soit annulée sur déféré préfectoral. C'est le geste qui compte, ou plutôt la gesticulation. 



Sur le droit de grève : Chapitre 13 , Section 2 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet.

mercredi 1 janvier 2020

GPA : le parent d'intention sur le registre d'état civil, enfin

Dans trois décisions du 18 décembre 2019, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation affirme qu'une gestation pour autrui (GPA) ou une opération de procréation médicalement assistée (PMA) conforme au droit de l'Etat où elle a été effectuée ne fait pas, à elle seule, obstacle à la transcription de l'acte de naissance des enfants désignant à la fois le parent biologique et le parent d'intention. Cela signifie que les parents de même sexe d'un enfant né par GPA ou par PMA pourront désormais directement obtenir la transcription sur les registres français de l'état civil de leur enfant.


L'abandon de la primauté du biologique



Des années auront été nécessaires pour que la Cour de cassation renonce à sa conception traditionnelle, toujours attachée à la primauté du lien biologique. Dans deux arrêts du 13 septembre 2013, cette même 1ère Chambre civile appliquait ainsi l'adage Fraus omnia corrumpit, considérant que la nullité initiale de la convention de GPA, au regard du droit français, entrainait celle de tous les actes juridiques liés à la naissance de l'enfant. A l'époque, elle refusait donc à la fois la transcription de l'acte de naissance sur les registres de l'état civil français et la reconnaissance de paternité considérée comme frauduleuse.

Cette sévérité s'est rapidement heurtée à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui, se fondant sur l'article 3 de la Convention sur les droits de l'enfant, rappelait aux juges français que toute décision le concernant devait être guidée par son "intérêt supérieur". Or, il est de l'intérêt supérieur de l'enfant d'avoir un état-civil français, élément essentiel de son identité, dès lors qu'il est élevé au sein d'une famille française. C'était le sens même des arrêts Mennesson c. France et Labassee c. France du 26 juin 2014, analyse à laquelle l'Assemblée plénière s'est ralliée le 3 juillet 2015.


Les réticences de la Cour



A partir de cette date, les réticences de la Cour de cassation se sont déplacées sur un autre terrain, celui de la transcription à l'état civil du lien avec le parent d'intention, celui qui n'a pas donné ses gamètes. Dans quatre arrêts du 5 juillet 2017, la Cour reconnaissait que la transcription pouvait être effectuée pour le parent biologique. En revanche, le parent d'intention devait passer par une procédure d'adoption de l'enfant de son conjoint. La Cour s'appuyait sur l'article 47 du code civil qui affirme que " Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité". Pour la Cour, statuant alors sur le cas d'un couple hétérosexuel, la mère d'intention n'ayant pas accouché ne peut être considérée comme la mère de l'enfant. L'acte d'état civil produit à l'étranger ne "correspond pas à la réalité". La CEDH, sollicitée pour avis par l'Assemblée plénière, a décidé, le 10 avril 2019, de laisser les Etats choisir le mode d'établissement de la filiation du parent d'intention, entre la transcription directe dans les registres d'état civil français ou l'adoption.

Le problème est que cette solution n'est pas satisfaisante. D'une part, l'adoption simple ne coupe pas nécessairement tout lien avec la mère porteuse, et ne donne au parent d'intention que des droits "de basse intensité" par rapport à l'adoption plénière. D'autre part, il est conduit, au moins à ses yeux, à adopter son propre enfant.

Le 8 octobre 2019, dans le dernier arrêt consacré à l'affaire Mennesson, la Cour de cassation, tenant compte de l'avis de l'Assemblée plénière, avait choisi la transcription directe de la filiation de la mère d'intention sur l'état civil français. A ses yeux, c'est la durée même du contentieux qui justifiait ce choix. Au moment de la décision, les jumelles Mennesson ont dix-neuf ans, et leur mère a toujours été Mme Mennesson, qui leur a apporté "l’environnement dans lequel (elles) vivent et se développent".  

La fille aux deux papas. Dave. 2018


Revirement sur l'article 47



Dans les décisions du 18 décembre 2019, la 1ère Chambre civile revient résolument sur la fâcheuse jurisprudence de juillet 2017 et elle le fait de manière éclatante à propos de trois décisions concernant des couples homosexuels. En ce qui concerne la GPA, il s'agit de deux couples d'hommes, l'un franco-belge non marié et l'autre français marié. La Cour précise alors que son raisonnement "n’a pas lieu d’être différent lorsque c’est un homme qui est désigné dans l’acte de naissance étranger comme « parent d’intention ». La précision n'est pas inutile si l'on considère les réticences habituelles de la Cour de cassation dans ce domaine.

Surtout, la Cour revient sur son interprétation rigoureuse de l'article 47 du code civil. Son seul objet est d'apprécier la régularité formelle de l'acte d'état civil établi à l'étranger, au regard du droit local. En aucun cas, il ne peut être apprécié à l'aune de l'interdiction de la GPA sur le territoire français. Certes, le couple va à l'étranger pour échapper à cette prohibition, mais ce n'est pas l'objet de l'article 47. 

La Cour de cassation tire les conséquences de cette interprétation, en précisant que la transcription de l'état civil de l'enfant est de droit, si le parent d'intention montre que "l'acte étranger est régulier, exempt de fraude, et conforme au droit de l'Etat dans lequel il a été établi". Dans le cas présent, la durée des contentieux n'a rien à voir avec l'affaire Mennesson, et la Cour ne s'interroge plus sur ce point. Les parents d'intention peuvent donc désormais obtenir rapidement la transcription de l'état civil de l'enfant, en produisant un acte régulier au regard du droit de l'Etat dans lequel ils ont bénéficié d'une GPA.

Les décisions du 18 décembre 2019 marquent ainsi un tournant dans l'évolution du droit. Il est désormais acquis que l'interdiction de la GPA ne concerne que le territoire français et qu'elle ne saurait avoir de conséquence sur le statut d'un enfant né à l'étranger, dans un pays dans lequel elle est parfaitement licite. Cette solution est conforme au droit international privé qui considère qu'un jugement relatif à l'état des personne doit être automatiquement reconnu. Cette solution est surtout conforme, enfin, à l'intérêt supérieur de l'enfant, qui n'a pas à souffrir des conditions de sa naissance, situation dont il n'est évidemment pas responsable. Certes, la Cour a mis du temps à évoluer et la pression de la CEDH n'est pas étrangère à cette évolution. Mais enfin, c'est fait.


Sur la GPA : Chapitre 7, Section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet.