« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 30 décembre 2018

"Nique la France " et le débat d'intérêt général

Le 11 décembre 2018, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision qui témoigne de l'imprégnation du droit européen dans la protection de la liberté d'expression. L'affaire à l'origine de cet arrêt est presque caricaturale, car elle porte sur des propos qui non seulement n'attirent aucune sympathie, mais au contraire suscitent rejet ou indignation. 

En 2010, dans sa chanson "Nique la France", le groupe de rap ZEP traite ainsi les "Français de souche" de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". Il ajoute, pour faire bonne mesure :  "c'que je pense, de leur identité nationale, de leur Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles, j'vais pas te faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche avec leurs symboles écoeurants". Enfin, il affirme : "Le racisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont vous êtes si fiers. Omniprésents, il est banal et ordinaire, il est dans vos mémoires et impossible de s'en défaire". Ces quelques extraits ne constituent qu'une petite partie d'un texte entièrement tourné vers ce type de provocation.


Un second pourvoi



L'association Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF) a porté plainte pour injure raciale. Dans un premier temps, le tribunal correctionnel, puis la Cour d'appel de Paris, avaient considéré que le terme " Français de souche" ne renvoyait pas un "groupe de personnes" identifiées au regard "de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée", aux termes de l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881. La Cour de cassation, intervenant dans un premier arrêt le 28 février 2017, avait rejeté cette interprétation, estimant que les références aux représentations de la République, drapeau et hymne national notamment, permettaient l'identification d'un groupe précis, à savoir "les personnes appartenant à la nation française". 

Après renvoi de l'affaire à la Cour d'appel de Lyon, celle-ci avait donc condamné pour injure, en janvier 2018, le groupe de rap à un euro symbolique de dommages et intérêts, et au paiement des frais de justice engagés par l'Agrif. La décision de la Cour de cassation du 11 décembre 2018 est donc issue d'un second pourvoi, initié celui-là par le rappeur contre sa condamnation. 

Cette seconde décision de 2018 témoigne d'une complète rupture par rapport au premier pourvoi de 2017. Cette fois, la Cour ne recherche plus si les "Français de souche" peuvent être identifiés comme un groupe au sens de la loi de 1881. Elle se place résolument sur le terrain de la liberté d'information telle qu'elle est définie par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), interprétant l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Pierre Alechinsky. la liberté, c'est d'être inégal

Le débat d'intérêt général



De manière purement prétorienne, la CEDH a en effet créé la notion de "débat d'intérêt général", permettant de justifier certains propos tenus dans la presse qui, propos qui sans cette justification, seraient susceptibles de donner lieu à des poursuites. 

L'usage le plus fréquent de cette jurisprudence se trouve dans l'atteinte à la vie privée. La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler dans qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel. 

De la diffamation à l'injure, il n'y a qu'un pas et c'est précisément ce pas que franchit la Cour de cassation, dans sa décision du 11 décembre 2018. Elle affirme que "compte tenu du langage en usage dans le genre du rap, les propos poursuivis, pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés, entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, qu'elle aurait hérité de son passé colonialiste, et s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général". Ce ne sont donc pas les propos tenus qui, en tant que tels, sont d'intérêt général, mais le débat sur le racisme dans la société française qu'ils entendent susciter. La Cour se fonde donc sur l'intention des auteurs, appréciation certes subjective mais qui présente l'avantage d'autoriser une expression volontairement grossière ou caricaturale pour diffuser un message qui relève de la liberté d'opinion. La Cour de cassation applique cette jurisprudence et considère donc que "Nique la France" relève bel et bien du débat d'intérêt général.

La Cour pose tout de même une limite à cette tolérance particulière dont bénéficient les artistes. Leur liberté d'expression ne saurait en effet aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque", ce qui serait "excéder les limites" de la liberté d'expression. Autrement dit, le débat d'intérêt général peut permettre d'échapper à des poursuites pour atteinte à la vie privée, injure ou diffamation, mais pas aux infractions d'incitation à la discrimination.

Cette utilisation de la notion de débat d'intérêt général témoigne d'un véritable phénomène d'acculturation du droit européen dans le droit français. Celui-ci, sans doute influencé par le droit américain du Premier Amendement, repose sur un postulat libéral et une liberté d'expression aussi large que possible, les ingérences de l'État demeurant extrêmement réduites. Or, depuis une quarantaine d'années, le législateur français a choisi une voie totalement opposée, visant à multiplier les lois destinées à lutter contre les "discours de haine" ou toutes les formes de discrimination. De toute évidence, les contentieux vont se multiplier et le débat d'intérêt général sera invoqué dans le but de revenir à une vision libérale de la liberté d'expression, évidemment sous le contrôle du juge, mais pourquoi pas changer de juge et de procédure ? En matière de liberté d'expression en effet, de solides dommages et intérêts accordés lors d'une audience civile sont parfois bien plus efficaces que des amendes pénales fort modestes qui ne font que donner de la publicité aux propos dénoncés. Qui en effet se serait intéressé à la chanson "Nique la France" si elle n'avait pas fait l'objet de poursuites ?



Sur les délits de presse : Chapitre 9 section 2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






jeudi 27 décembre 2018

La Cour européenne écarte la Charia

Dans un arrêt de Grande Chambre Molla Sali c. Grèce du 19 décembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la Grèce qui, à l'époque des faits, soumettait à la Charia les membres de la communauté musulmane, écartant l'application du code civil grec. Ce régime dérogatoire est en effet considéré comme discriminatoire. 


La Charia en Grèce



Au décès de son époux en 2008, Molla Sali, ressortissante grecque, hérite de tous les biens de son époux, conformément au testament qu'il avait rédigé devant notaire. Les deux soeurs du défunt contestent la validité de ce testament, invoquant son appartenance à la communauté musulmane de Thrace. Elles s'appuient sur le traité de Sèvres de 1920 et le traité de Lausanne de 1923 qui prévoient "l'application des coutumes musulmanes et de la loi sacrée musulmane aux ressortissants grecs de confession musulmane", c'est-à-dire concrètement la compétence du mufti pour régler les questions successorales.

Les juges du fond et la cour d'appel ont rejeté le recours et considéré que le défunt, comme tout citoyen grec, avait parfaitement le droit d'établir un testament et de choisir ses héritiers. Mais la Cour de cassation grecque en a décidé autrement. A ses yeux, le droit applicable est la Charia, droit musulman qui s'applique aux membres de cette communauté religieuse, en particulier la minorité musulmane de Thrace. Inconnu dans le système de la Charia, le testament doit donc être écarté. De fait, la succession devient ab intestat et les biens sont répartis par le mufti entre les membres de sa famille. Le résultat est que Molla Sali a été privée de 75 % des biens qui lui avaient été attribués par testament. 

Le plus surprenant de l'affaire réside sans doute dans le fait que la Cour de cassation grecque est intervenue deux fois, d'abord en 2013, puis en 2017 sur renvoi, et qu'elle a, à deux reprises, décidé de porter atteinte à la volonté du défunt, qui se déclarait non religieux et avait choisi de faire un testament, dans les conditions du droit commun. Surtout, la Cour de cassation tolère que les citoyens soient soumis à des régimes juridiques distincts, sur le seul critère de la communauté religieuse à laquelle ils sont censés appartenir. Conscientes des risques de condamnation devant la CEDH, les autorités grecques n'ont pas attendu le présent arrêt pour faire voter un nouveau texte, entré en vigueur le 15 janvier 2018. Il énonce que la compétence du mufti ne pourra plus désormais intervenir "qu'exceptionnellement, (...) à condition que les deux parties lui demandent conjointement de régler le litige". Autrement dit, le code civil sera présumé s'appliquer, sauf si à la fois le testateur et ses héritiers réclament l'application de la Charia.

Le principe de non discrimination



La Grande Chambre de la Cour européenne n'examine même pas certains moyens développés par la requérante, comme la violation de l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme protégeant le droit à un procès équitable. Il est pourtant évident que la cour de cassation grecque a refusé d'appliquer les règles de droit commun applicables à tous les citoyens grecs, alors même que le testament avait été établi conformément à leurs dispositions. De manière plus percutante, la CEDH préfère se fonder directement sur l'article 14 de la Convention qui énonce le principe de non-discrimination, précisant que le droit lésé est le droit de propriété garanti par le protocole n° 1 à la Convention européenne. Dans plusieurs décisions, et notamment l'arrêt Mazurek c. France du 1er février 2000, la Cour considère en effet qu'une discrimination dans l'exercice des droits successoraux peut être à l'origine d'un recours fondé sur le protocole n° 1.

Rappelons qu'une différence de traitement ne constitue une discrimination que si la différence de traitement ne peut être justifiée par un "but légitime" et l'existence d'un rapport "raisonnable" de proportionnalité entre les moyens employés et ce but. Ainsi la France a-t-elle été condamnée, dans l'arrêt Fabris c. France du 7 février 2013, pour avoir traité de manière différente les enfants adultérins en matière successorale, distinction qui n'était ni raisonnable ni proportionnée au but poursuivi, en l'espèce la sécurité juridique des enfants légitimes. 

Il suffit au requérant de démontrer l'existence d'une différence de traitement, et il appartient ensuite à l'État mis en cause de prouver qu'elle répond aux conditions posées. En l'espèce, Molla Sali n'a pas de difficulté à montrer que sa situation est celle d'une femme mariée, bénéficiaire du testament de son mari, situation analogue à celle qui pourrait concerner n'importe quelle veuve grecque. La différence de traitement réside dans le fait que son défunt mari était musulman. 

Chez le notaire, le testament. Pierre de Belay, 1890-1947

Les traités de Sèvres et de Lausanne



Cette différence de traitement liée à la religion du testateur répond-elle à un but légitime ? Les autorités grecques invoquent la protection de la minorité musulmane de Thrace. Se pose alors la question, délicate pour la CEDH, de l'application des traités de Sèvres et de Lausanne, car la Grèce peut évidemment invoquer ses obligations internationales pour justifier ce maintien de la Charia dans son système juridique. Certes, la Cour européenne "doute, au vu des circonstances particulières de l’espèce, que la mesure dénoncée concernant les droits successoraux de la requérante soit appropriée pour réaliser ce but". Mais elle considère qu'elle "n'a pas à se forger une opinion définitive sur ce point". En effet, il lui suffit de démontrer que la règle mise en oeuvre n'était pas proportionnée au but poursuivi pour conclure au caractère discriminatoire du recours à la Charia. La question délicate des traités est donc poliment écartée.

Elle est d'autant plus écartée qu'en signant et en ratifiant ces conventions internationales, la Grèce ne s'est engagée qu'à respecter les coutumes de la minorité musulmane, ce qui ne signifie pas qu'elle se soit engagée à imposer la Charia. Aucune disposition des traités ne mentionne la compétence du mufti en matière successorale et il existe de grosses divergences de jurisprudence entre les juges grecs, notamment entre la Cour de cassation et le Conseil d'État sur ces questions. Aux yeux de la Cour, ces divergences créent une insécurité juridique et affaiblissent les arguments développés par l'État.


Charia et ghetto juridique



La CEDH observe enfin que l'application de la Charia demeure bien isolée en Europe. La Grèce est même, au moment des faits, le seul pays à l'appliquer à ses citoyens sans leur consentement, depuis que la France a renoncé à la mettre en oeuvre sur le territoire de Mayotte. Quant au Royaume-Uni, les Sharia Councils appliquent la Charia, mais seulement avec l'accord de l'ensemble des parties. En l'espèce, ce caractère impératif de l'application de la Charia interdisait aux citoyens grecs de choisir d'appartenir à la minorité musulmane ou de choisir de s'en extraire. Le caractère discriminatoire du droit grec ne peut donc qu'être constaté.

La Cour ne pouvait, en tout état de cause, poser un principe général d'interdiction de la Charia, même si on aurait sans doute aimé qu'elle se penche sur l'ensemble des règles qu'elle impose, règles qui reposent notamment sur la subordination et la soumission des femmes. Mais elle n'est saisie que d'un contentieux particulier portant sur la conformité à la convention européenne des droits de l'homme d'une jurisprudence des tribunaux grecs en matière successorale. En l'espèce, elle refuse que des citoyens européens, un testateur et son héritière, se retrouvent enfermés dans une identification à une religion qu'ils ne pratiquaient pas, enfermés dans leur appartenance à une minorité, prisonniers d'un ghetto juridique. Même limitée à la simple question du droit testamentaire, la décision s'analyse comme une véritable destruction de la Charia comme système juridique. Car si elle ne peut s'appliquer sans l'accord de ceux, et surtout de celles, qui y sont soumis, ses effets risquent de se réduire comme une peu de chagrin. On ne peut que s'en réjouir, car les citoyens musulmans des États européens sont avant tout des citoyens, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que l'ensemble de la communauté nationale à laquelle ils appartiennent.



samedi 22 décembre 2018

Fake News : les réserves du Conseil constitutionnel

Tout le monde attendait la décision du Conseil constitutionnel relative aux lois sur la manipulation de l'information, une loi organique et une loi ordinaire qui lui ont été déférées par soixante députés et soixante sénateurs, la loi organique faisant en outre l'objet, conformément à la Constitution, d'une saisine du Premier ministre. Le principe même d'une législation destinée à lutter contre les Fake News en période électorale était vivement contesté. Les uns craignaient que soit ainsi mise en place une procédure utilisable pour museler la liberté d'information précisément au moment où la diffusion des idées et des opinions constitue un élément essentiel du débat démocratique. Les autres estimaient qu'un tel dispositif était inutile car incapable d'empêcher la diffusion virale des Fake News. Même le Conseil d'État avait émis d'importantes réserves dans son avis publié en mai 2018.

Dans deux décisions rendues le 20 décembre 2018, le Conseil constitutionnel déclare pourtant les textes conformes à la Constitution. Mais il accompagne ces décisions de telles réserves que l'on peut se demander comment la loi pourra effectivement être mise en oeuvre. L'essentiel de l'analyse se trouve dans la décision portant sur la loi ordinaire, celle relative à la loi organique se bornant à faire allusion à une conformité "sous les mêmes réserves" que celles énoncées à propos de la loi ordinaire. Quelles sont donc ces réserves ? Elles portent sur les deux dispositions les plus contestées de la loi.


Le nouveau référé



La première est la création d'une nouvelle procédure qui permet la saisine du juge des référés, afin qu'il prescrive aux hébergeurs ou aux fournisseurs d'accès toutes mesures nécessaires pour "faire cesser la diffusion artificielle et massive, par le biais d’un service de communication au public en ligne, de faits constituant des fausses informations". Un juge unique doit ainsi se prononcer dans les 48 h, délai que le Conseil d'État avait jugé inadapté : "la réponse du juge des référés, aussi rapide soit-elle risque d'intervenir trop tard, eu égard à la vitesse de propagation de fausses informations, voire à contretemps, alors même que l'empreinte de ces informations s'estompe dans le débat public". Le Conseil constitutionnel aurait pu trouver dans ces propos un fondement juridique pour un test de proportionnalité. En effet, il lui arrive de censurer des dispositions législatives "manifestement inappropriées à l'objectif poursuivi", par exemple dans une décision du 28 décembre 2000, pour censurer l'inadéquation d'une taxe par rapport aux objectifs qu'elle poursuivait. Mais le Conseil n'a pas choisi ce moyen d'inconstitutionnalité.

Il aurait pu s'appuyer sur le fait que le juge unique est appelé à se prononcer sur des notions au contenu incertain, puisqu'il doit apprécier la diffusion sur internet de "fausses informations" définies comme "des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir". Comment devra-t-il définir une "allégation" ou une "imputation" ? La fausse information sera-t-elle celle qui est totalement inexacte, ou seulement en partie ? Peut-elle être constituée lorsque les propos sont tenus par un humoriste sous forme de caricature ou de pastiche ? Surtout, et c'est sans doute la plus grande des incertitudes, le juge des référés est invité à se prononcer sur l'impact de ces fausses informations sur la sincérité d'un scrutin "à venir". Or la notion de sincérité du scrutin a toujours été appréciée a posteriori, sur un scrutin qui à eu lieu et dont le résultat est contesté. Et cette appréciation est toujours effectuée au regard de l'écart des voix entre les candidats. Or la loi ne donne aucune indication sur les critères que le juge des référés pourrait prendre en considération pour apprécier la sincérité d'un scrutin qui n'a pas eu lieu, l'écart des voix n'étant, par hypothèse, pas utilisable.

Le Conseil constitutionnel aurait donc pu annuler ces dispositions au motif qu'elles allaient à l'encontre du principe de clarté et de lisibilité de la loi. Dans sa décision du 10 mars 2011, il avait déjà sanctionné sur ce fondement un article de la Loppsi qui définissait l'activité d'intelligence économique comme celle aidant les entreprises à se protéger des risques pouvant menacer leur activité et à "favoriser leur activité en influant sur l'évolution des affaires  ou leurs décisions". Le Conseil avait alors constaté l'imprécision tant dans la définition de ces activités que dans la finalité justifiant le régime d'autorisation. Or les notions employées par la loi sur la manipulation de l'information pour justifier l'intervention du juge des référés ne sont pas réellement plus précises.

Quoi qu'il en soit, le Conseil choisit de ne pas censurer ces dispositions et admet  la constitutionnalité de ce référé d'une nouveau type. Il réduit cependant très sensiblement leur portée. 


Limitation du champ d'application 



Le Conseil interprète le champ d'application de la procédure de référé de manière aussi étroite que possible, Il précise d'abord, ce qui ne figurait pas dans le texte législatif, qu'elle ne saurait être utilisée à l'encontre "d'opinions, de parodies, d'inexactitudes partielles ou d'exagérations". Sur ce point, le Conseil se situe dans la ligne de la Cour européenne des droits de l'homme qui rappelle que l'article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme "ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique". (par exemple : CEDH, 9 janvier 2018, Damien Meslot c. France, § 40).

Le Conseil ajoute que seules sont susceptibles de donner lieu à référé les "allégations dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective". Cette fois, il se rattache à la jurisprudence des juges internes en matière de "fausse nouvelle", jurisprudence à laquelle le législateur souhaitait pourtant échapper en se référant à la "fausse information". La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 7 janvier 1988, déclarait ainsi que la "fausse nouvelle" est celle "qui est mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité des faits". Autrement dit, la preuve de l'inexactitude doit être immédiate et facile. Cela peut sembler évident, mais on doit néanmoins se demander comment il sera possible d'apporter cette preuve. En matière pénale, il appartient au ministère public d'apporter la preuve de l'infraction. Mais devant le nouveau référé civil, le plaignant sera dans une situation délicate car il devra fournir des éléments de preuve purement négatifs. Comment prouver que l'on n'a pas de compte aux Bahamas ? Comment démontrer qu'il n'existe pas de cabinet noir chargé de détruire votre réputation ? Considérée sous cet angle, la décision du Conseil constitutionnel devrait inciter les victimes de Fake News à se tourner vers la bonne vieille action en diffamation, finalement plus efficace.


Enfin, le Conseil constitutionnel rappelle que la diffusion de la fausse information doit répondre aux trois conditions fixées par le législateur : être artificielle ou automatisée, massive et délibérée. Certes, la loi les mentionnait, mais il n'est pas inutile de préciser que ces conditions sont cumulatives, ce qui limite en pratique le champ d'application du texte aux fausses informations diffusées par des robots, c'est à dire à celles qui font l'objet d'un traitement de masse.

Le Gorafi. Couverture du 9 novembre 2018

Le rôle du CSA



L'article 5 de la loi permet au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de s'opposer à la conclusion d'une convention de diffusion d'un service de radio ou de télévision s'il comporte "un risque grave d'atteinte à la dignité de la personne humaine, (...) à la sauvegarde de l'ordre public, aux besoins de la défense nationale ou aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions". Le Conseil constitutionnel ne fait que mentionner cet article sans s'interroger sur sa constitutionnalité. La question aurait tout de même pu être posée de la compétence d'une autorité indépendante pour apprécier la notion d'intérêts fondamentaux de la Nation ou de fonctionnement régulier des institutions. Le dossier sera-t-il établi par les services du renseignement extérieur ? Si tel est le cas, nous sommes à l'évidence dans la théorie des actes du gouvernement, et il peut sembler surprenant que le domaine des relations extérieures de la France soit géré par le CSA.

L'article 6 suscite davantage l'intérêt du Conseil constitutionnel. Il attribue à ce même CSA le pouvoir de suspendre une convention existante de diffusion d'un service de radio ou de télévision "conclue avec une personne morale contrôlée par un État étranger ou placée sous l'influence de cet État" en cas de diffusion de fausses informations en période électorale. Là encore, le principe de clarté et de lisibilité de la loi aurait pu être utilisé, tant les notions employées semblent obscures. Avec le talent pour l'Understatement qui le caractérise, le Conseil d'Etat, dans son avis, avait estimé que la référence à l'influence exercée par un État sur un service constitue un critère "inédit et plus incertain dans ses contours". Il est vrai que ce même Conseil d'État déclarait que la décision du CSA serait placé sous son propre contrôle, ce qui signifie qu'il se débrouillerait bien pour trouver des "éléments concrets et convergents" prouvant que la personne morale est sous l'influence d'un Etat étranger. Le Conseil constitutionnel, toujours respectueux à l'égard du Conseil d'État a sans doute pensé la même chose..

Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel se borne finalement à poser une réserve identique à celle déjà mentionnée à propos de l'action en référé. Il précise que la décision de suspension ne peut intervenir que si le caractère inexact ou trompeur des informations diffusées est manifeste, de même que le risque d'altération de la sincérité du scrutin. On attend avec impatience de voir comment le CSA appréciera l'influence des informations diffusées par Russia Today ou  Sputnik sur une élection qui n'a pas encore eu lieu.

Certains regretteront sans doute que le Conseil constitutionnel n'ait pas eu l'audace, ou simplement le courage, de déclarer inconstitutionnelles les dispositions les plus marquantes d'une loi mal écrite, simple produit du désir de régler quelques comptes après une campagne présidentielle de 2017 marquée par la multiplication des Fake News, visant en particulier, mais pas seulement, Emmanuel Macron. Agissant ainsi, il laisse subsister dans le droit positif des dispositions qui, si elles sont jamais appliquées, risquent fort d'être sanctionnées pour violation de différentes conventions internationales qui affirment que la liberté de l'information s'exerce "sans considération de frontières".

Mais le Conseil a choisi une voie plus discrète, moins susceptible de donner immédiatement lieu à des réactions politiques. Cette voie plus discrète est aussi efficace, car il s'agit de rendre la loi parfaitement inapplicable; de siphonner son contenu normatif pour en faire une sorte de coquille vide. Les contraintes liées au caractère "manifeste" de la fausse information et de l'altération à la sincérité du scrutin, sont en effet telles que ne seront désormais susceptibles d'être sanctionnées que les Fake News tellement énormes, qu'elles entreront immédiatement dans l'exception tirée de l'opinion purement politique ou du caractère parodique du propos. On se réjouit donc que le principal bénéficiaire de la décision du Conseil constitutionnel soit... le Gorafi.


Sur les Fake News et la campagne électorale : Chapitre 9 section 1 § 1 C du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



lundi 17 décembre 2018

La vérité sur l'Affaire Blanquer

On va certainement beaucoup parler du projet de loi Blanquer "pour une école de la confiance" qui a été déposé à l'Assemblée nationale le 5 décembre 2018. Le texte affiche des ambitions diverses, mêlant, comme c'est désormais l'usage, des considérations très pragmatiques à un discours qui relève davantage d'une politique de communication que de l'écriture de règles juridiques.


Des formulations... républicaines



L'exposé des motifs affirme ainsi vouloir "transmettre les savoirs fondamentaux à tous les élèves", savoir définis comme "lire, écrire, compter et respecter autrui".  Nul ne conteste un tel objectif qui était déjà à la base de l'enseignement obligatoire mise en place par la loi Jules Ferry du 28 mars 1882, même si, à l'époque, il s'agissait de soustraire l'enseignement à l'emprise des congrégations. Le texte actuel précise ensuite que "ce projet s'inscrit dans la tradition républicaine des lois scolaires de la République". Et comme décidément, on aime beaucoup la République, on ajoute une référence à la "geste républicaine pour la liberté, l'égalité et la fraternité".

Derrière ces formulations que l'on pourrait qualifier de... républicaines, apparaissent des dispositions qui, il y a encore quelques années, auraient été regroupées dans une loi "portant diverses dispositions relatives à l'enseignement". La disposition la plus notable est sans doute celle qui impose l'obligation scolaire aux enfants, dès l'âge de trois ans. A cela s'ajoute un nouveau mécanisme d'évaluation de l'école qui s'incarnera dans une nouvelle institution : le Conseil national d'évaluation du système scolaire (CNESCO). Le reste, sans doute pas inutile, se ramène à une série de dispositions techniques qui vont du contrôle de l'enseignement dispensé au sein de la famille à la création d'un rectorat à Mayotte, en passant par la modification des modalités de recrutement des directeurs d'école.


"Engagement et exemplarité"



Parmi cet ensemble un peu disparate, une disposition doit être remarquée, parce que, sous des dehors sympathiques, elle peut donner lieu à une utilisation pour le moins inquiétante. L'article 1er du projet introduit dans le code de l'éducation un article L 111-3-1 ainsi rédigé : "Par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l'établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l'éducation (...)". A priori, la disposition semble totalement dépourvue de contenu juridique, ce qui n'est pas rare dans les projets de loi actuels. Une lecture un peu rapide laisse penser qu'il s'agit de flatter l'ego un peu meurtri des enseignants, de rendre hommage à leur "engagement" et à leur "exemplarité" dans leurs relations avec leurs élèves et leurs familles, ainsi qu'avec leur hiérarchie. C'est vrai qu'ils ont du mérite et on se réjouit que le législateur rende ainsi hommage à ceux qui sont précisément chargés de transmettre les "savoirs fondamentaux".

Le problème est qu'une formulation gratifiante peut aussi servir d'autres buts moins clairement avoués. Il est en effet absolument nécessaire de lire l'étude d'impact du texte pour mieux comprendre l'article 1er du projet de loi. Les termes "engagement et exemplarité" prennent en effet un tout autre sens. Il est en effet précisé que la confiance que doit inspirer la "communauté éducative" est "intimement liée à ses comportements". L'étude d'impact ajoute que les juridictions administratives ont eu l'occasion de souligner l'importance de ce lien de confiance qui doit unir les personnels du service public aux élèves et à leurs familles et "en ont tiré toutes les conséquences, notamment en matière disciplinaire".

 Le professeur est un rêveur. Bernard Sauvat. 1974

L'usage à des fins disciplinaires



On comprend cette fois que l'article 1 n'a hélas pas pour objet de rendre hommage au travail difficile des professeurs mais a plutôt pour finalité de permettre d'engager à leur encontre des poursuites disciplinaires. Le projet de loi reprend en effet la formulation qui est celle du Conseil d'Etat dans un arrêt du 18 juillet 2018. A propos d'une sanction de mise à la retraite d'office infligée à un professeur de lycée, le juge s'appuie en effet sur "l'exigence d'exemplarité et d'irréprochabilité qui incombe aux enseignants dans leurs relations avec les mineurs, y compris en dehors du service". Cette formule a déjà été reprise dans deux décisions, l'une de la Cour administrative d'appel de Marseille du 27 novembre 2018, l'autre de la Cour administrative d'appel de Douai du 18 novembre 2018. Certes, ces trois décisions ont pour point commun de porter sur des sanctions justifiées par des faits très graves, notamment des atteintes sexuelles sur mineur, mais l'intégration de ces notions dans la loi autorise un élargissement de leur champ d'application.

C'est d'ailleurs exactement ce que prévoit l'étude d'impact. Elle affirme que l'arrêt du 18 juillet 2018 portait sur des faits "portant atteinte à la réputation du service public", oubliant sans doute que les premières victimes étaient d'abord des mineurs victimes d'abus sexuels. Quoi qu'il en soit, la loi propose d'étendre les poursuites disciplinaires aux cas dans lesquels les personnels de l'éducation nationale "chercheront à dénigrer auprès du public par des propos gravement mensongers ou diffamatoires leurs collègues et, de manière générale, l'institution scolaire". Comme tous les fonctionnaires, les enseignants sont soumis aux obligations de discrétion et de réserve. La discrétion figure dans l'article 25 du statut de la fonction publique. Elle impose la non-divulgation de faits, informations ou documents dont l'agent a connaissance dans l'exercice de ses fonctions. La réserve, quant à elle d'origine jurisprudentielle, impose une certaine retenue dans l'expression, et interdit d'utiliser ses fonctions pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées. L'obligation de réserve est ainsi intimement liée à l'obligation de neutralité du service public.

La lutte contre l'expression #Pasdevagues


Cette fois, on comprend mieux où les rédacteurs du projet de loi veulent en venir. En effet la nouvelle obligation d'"exemplarité" pourrait parfaitement être utilisée pour sanctionner les milliers d'enseignants qui ont réagi, en octobre 2018, sur les réseaux sociaux, après qu'un lycéen de Créteil a menacé une enseignante avec une arme, dont on a su ensuite qu'elle était factice. Sous le hashtag #Pasdevagues, ils se sont plaints de l'absence de soutien de leur hiérarchie dans des faits comparables, violences ou agressions verbales par leurs élèves ou les familles de leurs élèves. Le manquement à l'obligation de réserve ne pouvait pas leur être reproché car ils s'exprimaient en dehors de leurs fonctions. Quant à la discrétion, elle ne concerne que les informations non communicables dont l'agent a connaissance lors de son activité, c'est à dire la divulgation des secrets du service à des personnes non habilitées à en connaître. L'obligation de discrétion pèse ainsi essentiellement sur les magistrats, les militaires ou les policiers. Les enseignants, quant à eux, n'y sont soumis que pour des données particulières, par exemple les dossiers personnels des enfants.

L'obligation d'exemplarité est suffisamment imprécise pour permettre de contrôler l'expression des enseignants en dehors du service, pour renforcer le poids de la hiérarchie qui avait été accusée de ne pas suffisamment protéger ses agents lors de l'affaire de #Pasdevagues. Pour le moment, ces dispositions du projet de loi avancent masquées, derrière une formulation volontairement ambiguë, sans doute dans l'espoir qu'elles passeront inaperçues et que le vote sera, lui aussi, acquis "sans vagues". Il ne reste plus qu'à espérer que les parlementaires verront le piège et mettront la question sur la place publique.


vendredi 14 décembre 2018

Le référendum d'initiative citoyenne

Les revendications des Gilets Jaunes se déplacent au fil du mouvement. D'abord centrées sur les taxes sur les produits pétroliers, puis sur le thème général du pouvoir d'achat, elles prennent aujourd'hui une coloration plus institutionnelle. Ils demandent en effet un "référendum d'initiative citoyenne" (RIC), dont certains pensent qu'il doit constituer le socle d'une "VIe République" que Jean-Luc Mélenchon appelait déjà de ses voeux, dans son discours de la place de la République, en mars 2012. Les opinions divergent cependant sur la manière dont ce référendum doit être introduit et organisé, et il convient peut-être de dresser une sorte d'état des lieux constitutionnel, avant d'envisager une évolution.

Démocratie représentative et démocratie directe



Parmi la multitude de textes en faveur du RIC, une pétition, dont on ignore le ou les rédacteurs, affirme en introduction que l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 "n'a jamais été appliqué". Cette disposition, bien connue, affirme que "la loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants à sa formation". Les rédacteurs de la Déclaration n'entendaient pas établir le suffrage universel. En 1791, n'auront le droit de vote que les "citoyens actifs", ceux qui paient l'impôt et ont donc, dans l'esprit de 1789, un intérêt naturel pour les affaires publiques. Les autres, ceux qui ne paient pas l'impôt sont des "citoyens passifs" qui bénéficient de certains droits, mais certainement pas du droit de vote. Heureusement, les temps ont changé et le suffrage universel a finalement été acquis. Quoi qu'en disent les auteurs de la pétition, les citoyens français participent aujourd'hui à la fabrication de la loi en élisant leurs représentants lors des élections dites précisément "législatives". L'article 6 est donc appliqué régulièrement, à chaque fois que nous élisons nos députés et même nos sénateurs, puisque le suffrage universel indirect demeure tout de même un suffrage universel.

Cette remise en cause radicale de l'effectivité de l'article 6, même si elle est dépourvue de tout fondement juridique, constitue tout de même un témoignage intéressant de la crise que traverse notre système démocratique. Certes des élections ont lieu, élections disputées et pluralistes, et ceux qui sont élus ne sont aucunement dépourvus de légitimité. Mais la loi elle-même est mise en cause. Pervertie par les lobbies, dénaturée par un Exécutif qui a tendance à l'utiliser à des fins de communication, la loi n'est plus perçue comme l'expression de la volonté générale. Le référendum d'initiative populaire apparaît alors comme une solution.


La nostalgie de 1793



Contrairement à ce qu'affirment certains de ses promoteurs, l'idée est loin d'être nouvelle. La Constitution montagnarde de l'an I comportait un article 59 qui énonçait que les lois votées par le Corps législatif n'entreraient en vigueur qu'à l'issue d'une période de quarante jours. Durant ce délai, il était possible à au moins 1/10e des assemblées primaires, dans la moitié des départements, de faire opposition pour qu'un référendum national soit organisé. Le peuple pouvait donc opposer un véritable veto à la loi votée.

Comme on le sait, la constitution de 1793, "suspendue jusqu'à la paix", ne fut jamais appliquée. Elle a disparu avec ses promoteurs, lors de la chute de la Montagne, le 9 Thermidor an II. Mais elle est demeurée une icône de la gauche et lors du débat constitutionnel de juillet 2018, les députés de France Insoumise suggéraient même d'inscrire la Déclaration des droits de l'homme de 1793 dans l'actuel bloc de constitutionnalité aux côtés de la Déclaration de 1789.

L'idée d'un référendum d'initiative citoyenne va évidemment bien au-delà du dispositif de 1793. Il s'agit cette fois de leur offrir à la fois l'initiative et le vote de la loi. Cette revendication s'inscrit aussi dans une histoire beaucoup plus récente,

La Carmagnole, chant révolutionnaire. 1792


Le référendum d'initiative partagée



La révision constitutionnelle initiée par Nicolas Sarkozy a conduit en effet à une modification de la rédaction de l'article 11, la disposition qui précisément a trait au référendum. A l'époque, le Président de la République avait annoncé vouloir "redonner la parole au peuple français", mais la procédure adoptée ne correspondait guère à la présentation qui en avait été faite.

L'article 11 était modifié par l'ajoute des dispositions suivantes : "Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an".  Cette procédure ne peut intervenir que dans le champ de l'article 11, ce qui signifie que la consultation populaire ne peut concerner que l'organisation des pouvoirs publics, ou les réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale.

Adoptées par la révision de 2008, ces dispositions sont demeurées lettre morte durant tout le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Une loi organique et une loi ordinaire destinées à assurer leur mise en oeuvre ont bien été votées en première lecture, en janvier 2012, soit quatre ans après la révision. Mais la procédure n'a été achevée qu'après l'alternance, durant le quinquennat de François Hollande. Les parlementaires ont alors adopté la loi organique et la loi ordinaire du 7 décembre 2013 sans aucun enthousiasme.

L'examen de la procédure ne peut que décevoir les partisans du RIC. L'initiative n'appartient pas aux électeurs mais au parlement dont 1/5è des membres doivent déposer une proposition de loi, dans les conditions du droit commun. Le peuple n'intervient qu'ensuite, pour appuyer l'initiative parlementaire par une sorte de droit de pétition modernisé. Pour qu'un référendum ait lieu, il faut en effet le soutien d'1/10e de l'électorat, soit environ 4 500 000 électeurs.

Mais cela n'est pas encore suffisant, car le parlement conserve le contrôle de la procédure. Si le nombre de 4 500 000 signatures est atteint, le Conseil constitutionnel publie au Journal officiel une décision mentionnant que l'initiative parlementaire a obtenu le soutien du 1/10e des électeurs. A l'issue d'un délai de six mois après cette publication, le Président de la République la soumet à référendum... sauf si le parlement en décide autrement. Cela peut sembler compliqué, mais c'est très simple. Le texte exige seulement que le parlement "examine" le texte une fois (art. 9 de la loi organique). Il n'a pas besoin de susciter un vote, mais doit seulement inscrire le texte à l'ordre du jour et susciter un unique débat dans chaque assemblée. Une fois cette procédure respectée, la proposition de référendum peut tranquillement être enterrée par le parlement, comme sont enterrés les espoirs de ceux qui auraient eu la naïveté de croire que cette réforme avait pour but de "redonner la parole au peuple".

Dans de telles conditions, la procédure n'a guère séduit. Elle est d'autant moins attractive que l'initiative ne peut intervenir hors du champ d'application du référendum de l'article 11, ce qui interdit toute intervention dans le domaine des libertés publiques. Il est en outre pratiquement impossible de réunir la signature d'1/10e des électeurs. On se souvient que les groupes hostiles au mariage des couples de même sexe, pourtant extrêmement mobilisés, ne sont parvenus qu'à 690 000 signatures, nombre bien éloigné des 4 500 000 exigées par le texte.

Le référendum d'initiative partagée est donc un leurre et les Français sont certainement conscients d'avoir été dupés. La revendication d'aujourd'hui témoigne de cette frustration et rend nécessaire une nouvelle réflexion sur le sujet. Il existe des pays comme la Suisse, où le référendum d'initiative populaire existe, dans une organisation pacifiée et consensuelle. Ce nouveau débat est d'autant plus urgent que ces thèmes ne doivent pas demeurer le monopole de mouvements politiques qui confondent la démocratie avec le pouvoir de la rue. Le Président Macron a, quant à lui, souhaité une révision constitutionnelle. Le débat sur ce projet a commencé à l'Assemblée, mais il a été interrompu il y a plusieurs mois après une première discussion désultoire et peu convaincante. Pourquoi ne pas reprendre la discussion en mettant à l'ordre du jour le référendum d'initiative citoyenne ? La réforme présenterait bien des avantages, muscler la révision existante, renforcer la démocratie et accessoirement donner satisfaction aux Gilets Jaunes sans aucune ponction budgétaire.


lundi 10 décembre 2018

La Déclaration universelle des droits de l'homme a 70 ans


La Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) fête ses soixante-dix ans. Le 10 décembre 1948, elle était en effet adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unis, au Palais de Chaillot. Il était important, surtout après les très graves violations des droits de l'homme intervenues durant le second conflit mondial, de rappeler la nécessité de leur garantie par les États. La démarche s'inscrit dans la droite ligne de la Charte des Nations Unies pour laquelle le respect des droits de l'homme est un instrument destiné à "créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales". A l'époque, les droits de l'homme ne sont pas tant un objectif à atteindre à travers une reconnaissance universelle qu'un instrument au service de la paix.

La perception de la DUDH a aujourd'hui considérablement évolué. On oublie volontiers les conditions de son adoption pour affirmer qu'elle constitue le socle du droit international des droits de l'homme. On dénonce volontiers les violations de la DUDH, on la présente comme un texte impératif qui s'impose aux États. Le seul problème est que tout cela est faux. La DUDH n'a pas grand chose à voir avec le droit positif, ce qui ne l'empêche pas d'être un texte de référence, au plan purement symbolique.

Valeur juridique de la DUDH


Sur le plan juridique, la Déclaration est une résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies, la résolution 217 (III) sur la "Charte internationale des droits de l'homme". Or une résolution de l'Assemblée générale est dépourvue de valeur obligatoire, y compris pour les États qui l'on votée. La situation n'a pas changé depuis soixante-dix ans, au point qu'en 1985, Jeane Kickpatrick, ambassadeur des États Unis auprès de l'ONU durant l'ère Reagan a osé qualifier la Déclaration de "lettre au Père Noël".

C'est ainsi que la DUDH ne saurait servir de fondement à une décision de la Cour internationale de Justice. Ses dispositions ne peuvent pas davantage être utilement invoquées devant les juridictions internes. Dans une formulation toujours identique, le Conseil d'Etat affirme ainsi que "la seule publication faite au Journal Officiel du 9 février 1949 du texte de la Déclaration (...) ne permet pas de ranger cette dernière au nombre des textes diplomatiques qui, ayant été ratifiés et publiés en vertu d'une loi, ont aux termes de l'article 55 de la Constitution, une autorité supérieure à celle de la loi". La DUDH n'est donc pas un texte susceptible d'être invoqué à l'appui d'une procédure devant les tribunaux français.

Timbre. La Déclaration universelle des droits de l'homme. 2000



Un texte de compromis



Les auteurs de la Déclaration se sont efforcés de parvenir à un consensus, dans le but d'affirmer l'existence d'une conception universelle des droits de l'homme, qui s'incarnerait dans le texte. Malheureusement, cet objectif s'est révélé de plus en plus difficile à atteindre, au fur et à mesure que les négociations se prolongeaient. Les puissances alliées de 1945 se sont rapidement divisées, et le bloc soviétique n'a pas tardé à manifester son refus de la conception libérale des droits de l'homme.

Le résultat a été un texte de compromis, marqué par des formules ambiguës et des silences pesants. Au nombre des premières, figure le droit de propriété, l'article 17 énonçant que son titulaire peut être "toute personne, aussi bien seule qu'en collectivité". Autant dire qu'un États peut renoncer à la propriété privée et ne garantir que la propriété collective, concession de nature à satisfaire l'URSS de l'époque. Une constatation identique peut être réalisée à propos de l'article 21 qui prévoit des "élections honnêtes", formulation dépourvue de sens juridique et qui autorise les États du bloc soviétique de considérer comme "honnête" une consultation organisée autour d'un parti unique. Car des élections "honnêtes" ne sont pas des élections "pluralistes"... Quant aux silences pesants, il suffit de mentionner l'absence du droit de grève, de la liberté du commerce et de l'industrie, et même de la liberté de presse.

Toutes ces concessions ont pourtant été vaines, car le consensus n'a pas été obtenu. Au moment du vote, huit États se sont abstenus, dont l'URSS et un bon nombre de pays de l'Est. Comptaient également parmi les abstentionnistes l'Afrique du Sud, à l'époque pratiquant un régime d'Apartheid qui refusait l'égalité sans distinction de race figurant dans la DUDH, ainsi que l'Arabie Saoudite qui n'avait pas de sympathie pour la liberté religieuse garantie dans l'article 18. Au moment où elle est votée, la DUDH ne reflète donc pas un consensus.

Ce consensus existe-t-il aujourd'hui ? Au moment du vote de la DUDH, les États membres de l'ONU sont 58, et ils sont aujourd'hui 193. Les 2/3 des États n'ont donc jamais voté la DUDH et s'ils déclarent généralement l'accepter, il s'agit là de propos qui n'emportent aucun engagement particulier. Sur le plan strictement juridique, rien n'interdit donc de proclamer son immense respect pour la DUDH tout en violant allègrement les droits qu'elle consacre.


La dimension symbolique des droits de l'homme



Doit-on pour autant rejeter la malheureuse DUDH en la considérant comme un simple leurre destiné à proclamer les droits de l'homme sans pour autant être tenu de les respecter ? Pas totalement, car sa faiblesse même permet de mesurer le travail réalisé depuis 1948. C'est parce qu'elle n'avait pas de puissance obligatoire que des traités ont ensuite été négociés, d'abord les pactes de 1966, le premier sur les droits civils et politiques, le second sur les droits sociaux. S'ils ne disposent pas de systèmes de garanties réellement efficaces, ils présentent tout de même l'intérêt de lier les États qui les ont signés et ratifiés. D'autres conventions portant sur des domaines particuliers ont suivi, mais le plus important réside dans l'effort réalisé au plan régional.

La convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme a été signée à peine deux ans après le vote de la DUDH, le 4 novembre 1950 et il faut bien reconnaître qu'elle apparaît comme étant d'une extraordinaire modernité par rapport à la Déclaration. Alors que la DUDH se veut universelle mais se montre incapable d'imposer le respect des droits qu'elle garantit, la Convention européenne n'a qu'une ambition régionale mais repose sur un contrôle effectué par une juridiction, la Cour européenne des droits de l'homme. Alors que la DUDH proclame des principes flous et lacunaires, la Convention européenne consacre des droits précis. Si l'on compare les deux instruments internationaux, la DUDH assure ainsi la dimension symbolique et déclaratoire des droits de l'homme, alors que le Cour européenne offre une garantie efficace, mais limitée au plan européen. Autant dire que l'universalité des droits de l'homme, telle qu'elle s'incarne dans la DUDH, est d'abord un beau mythe que chacun s'efforce de faire vivre, sans oublier que l'efficacité est ailleurs.


Sur la Déclaration universelle des droits de l'homme : Chapitre 1 section 2 § 1 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



vendredi 7 décembre 2018

Les reculs de la transparence administrative

La loi du 17 juillet 1978 consacrant, pour la première fois en France, une liberté d'accès aux documents administratifs, avait été saluée comme un élément essentiel de la "3è Génération des droits de l'homme". La transparence administrative était désormais revendiquée comme une liberté, et l'on s'inspirait clairement du Freedom of Information Act américain qui, voté par le Congrès américain en 1966, avait permis à la presse de lancer l'affaire des Pentagon Papers. La presse a été en effet un utilisateur régulier de ces législations nouvelles qui donnaient de nouveaux outils au journalisme d'investigation.

Aujourd'hui, la transparence administrative recule, même si elle ne fait pas l'objet d'une attaque frontale. La loi du 17 juillet 1978 ne semble pas directement mise en cause, et la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) demeure en fonctions. Saisie par les personnes qui se sont vu opposer un refus de communication, elle rend un avis sur le caractère communicable du document demandé au sens de la loi du 17 juillet 1978. Cet avis est purement consultatif, mais l'administration s'y plie généralement... sauf si elle préfère encore affronter un contentieux plutôt que de divulguer le document. Ces réticences de l'administration sont peu nombreuses, même si elles concernent surtout affaires les plus sensibles.

Ce qui est nouveau en revanche, ce sont des dispositions législatives qui ne modifient pas directement la loi de 1978, mais viennent en réduire la portée, en restreignant l'espace de la transparence administrative. Liée par la loi, la CADA se voit désormais contrainte de rendre des avis négatifs sur des documents qui auraient été communicables il y a encore quelques mois et les juges administratifs sont bien obligés d'entériner une évolution législative qui contribue à renforcer le secret. Deux exemples illustrent ce subtil et invisible grignotage de la transparence.


L'Open Data par défaut

 


Le premier exemple réside dans une articulation particulièrement étrange entre la loi du 17 juillet 1978 et la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016. Celle-ci introduit dans le code des relations avec le public un article L 312-1-1 qui prévoit l'"Open Data par défaut". L'idée en est fort simple : un document déjà communiqué à un administré sur le fondement de la loi sur la transparence administrative doit ensuite être mis en ligne, afin qu'il soit accessible à toute personne intéressée.

Précisément, X. Berne, responsable de NextInpact a obtenu communication en avril 2017, sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978, d'un rapport d'évaluation de l'usage des caméras-piéton portées par certains policiers. Le chef d'entreprise, très investi en faveur de l'Open Data par défaut, a ensuite demandé au ministre de l'intérieur la publication en ligne de ce document, conformément à l'article L 312-1-1 du code des relations avec le public. En l'absence de réponse du ministre, une décision implicite de rejet est née, que X. Berne a contestée devant le tribunal administratif de Paris.

Sa requête a toutefois été déclarée irrecevable, alors qu'il ne demandait que l'application de la loi. L'article 13 de cette même loi pour une République numérique offre en effet la possibilité "de saisir la CADA pour avis en cas de refus de publication d'un document administratif". Le tribunal administratif en déduit donc que toute demande de publication doit être précédée d'un nouveau recours à la CADA. Cela signifie que le malheureux demandeur devrait saisir une seconde fois la CADA pour obtenir la simple application de la loi. A cela s'ajoute le fait qu'il n'a plus intérêt à agir puisque, par hypothèse, il a déjà obtenu communication, à titre personnel, du document dont il demande la mise en ligne. La décision de rejet fait ainsi prévaloir une loi de procédure (les dispositions qui imposent la saisine préalable de la CADA) sur la loi numérique qui pose un principe général de transparence. Et le problème est que la procédure imposée à l'administré vide de son contenu le devoir imposé à l'administration.

S'agit-il d'une atteinte volontaire au principe de transparence administrative ? Peut-être pas, et il est possible que le législateur n'ait pas vu cette difficulté d'application des textes. Il n'empêche que ni la CADA ni le tribunal administratif n'ont observé que cette saisine préalable de la CADA imposait à l'administré une procédure préalable à l'application d'une loi qui entendait imposer un devoir de publication à l'administration, en l'absence de toute demande.

Pentagon Papers, Steven Spielberg, 2017
Meryl Streep, Tom Hanks.


La directive secret des affaires



La seconde restriction à la transparence réside dans la mise en oeuvre de la directive secret des affaires du 8 juin 2016 par la loi du 30 juillet 2018. Dans le cadre de l'enquête sur l'affaire Implant Files menée par un consortium de journalistes et portant sur d'éventuelles lacunes dans le contrôle des implants médicaux, Le Monde s'est adressé à la filiale médicale du Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE), établissement public industriel et commercial placé auprès du ministère de l'industrie et organisme certificateur, y compris en matière médicale. Le journal voulait obtenir la communication de la liste des dispositifs ayant obtenu une certification ainsi que celle des dispositifs ne l'ayant pas obtenu. Ces éléments étaient à l'évidence précieux dans le cadre d'une enquête sur la certification des implants. Le LNE refuse pourtant cette communication, au nom du secret des affaires.

Le Monde se tourne donc vers la CADA qui, le 25 octobre 2018, rend un avis défavorable. Certes, elles reconnaît que l'organisme de certification, le LNE, remplit une mission de service public. Même si, en l'occurrence, la certification est effectuée par une filiale qui a le statut d'entreprise, l'intégralité de ses actions est détenue par LNE. De ces éléments, la CADA déduit que les documents demandés ont bien un caractère administratif.

Mais la directive secret des affaires réduit considérablement le champ des informations communicables. Dans sa rédaction issue de la loi du 30 juillet 2018, l'article L 311-6 du code des relations avec le public affirme que "ne sont communicables qu'à l'intéressé les documents dont la communication porterait atteinte au secret des affaires, lequel comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles". L'accès des tiers, et donc de la presse, est donc désormais impossible, car la CADA estime que les informations demandées font apparaître "le nom des fabricants de ces dispositifs". Observons ainsi qu'il ne s'agit pas de protéger les savoir-faire et en particulier les brevets, mais simplement de garantir l'anonymat des entreprises qui fabriquent les implants. Un tel avis développe une conception extrêmement large du secret des affaires et empêche purement et simplement l'activité des journalistes d'investigation.

Le Monde annonce un recours contentieux devant le juge administratif pour contester ce refus de communication. Mais force est de constater que le droit positif ne lui est pas nécessairement favorable. Certes, l'article L 151-8 du code de commerce prévoit que "à l'occasion d'une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n'est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue (...) pour exercer le droit à la liberté d'expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse". Cette même disposition élargit la protection aux lanceurs d'alerte. Certes, mais en l'espèce, Le Monde n'est pas poursuivi pour avoir diffusé une information couverte par le secret des affaires. Il se voit seulement opposer un refus de communication, en l'absence de toute diffusion. Le résultat est, une fois encore, digne de Kafka, car la liberté de presse serait mieux traitée si le journal avait obtenu l'information par une source anonyme. Il pourrait alors invoquer à la fois l'article 151-8 du code de commerce et le secret des sources.
 
En tout état de cause, le plus inquiétant est que ces avis de la CADA vont tous dans le sens d'une restriction du champ de la transparence administrative. Il convient cependant de ne pas se tromper de responsable. Comme l'administré, la CADA se trouve liée par des lois mal rédigées (cas de l'affaire NextInpact) ou qui ont pour objet de limiter la liberté de presse (cas de l'affaire des Implant Files). Dans tous les cas, le plus triste de l'affaire est sans doute que la transparence administrative ne semble plus préoccuper les citoyens. A une époque où tout le monde réclame de nouvelles formes de participation "citoyenne", c'est un peu regrettable.




mardi 4 décembre 2018

Menaces sur la loi

Le gouvernement a décidé de sous-traiter au Cabinet Dentons la rédaction de l'exposé des motifs et de l'étude d'impact de la loi "mobilités". Il ne s'agit donc pas, à proprement parler, d'externaliser le contenu normatif de la loi, mais des travaux qui la préparent. L'information surprend cependant, choque même, dans la mesure où la loi, dans sa globalité, est censée exprimer la volonté générale, et être votée par les représentants du peuple français. Tel n'est plus réellement le cas, et cette étrange initiative n'est que l'épisode le plus récent d'une évolution engagée depuis longtemps, considérablement accélérée durant la présente législature.

La dénonciation du déclin de la loi n'est pas un phénomène récent. Déjà, sous les IIIe et IVe Républiques, la pratique des décrets-loi avait été contestée comme portant atteinte aux droits du parlement. En 1958, la définition matérielle de la loi est aussi discutée. Elle limite en effet l'intervention du parlement à la liste des matières énumérées dans l'article 34 de la Constitution, laissant le reste à la compétence du pouvoir réglementaire. Ses détracteurs voyaient dans cette nouvelle définition de la loi une atteinte à la toute puissance du parlement, qui avait caractérisé les Républiques précédentes et suscité un affaiblissement de l'Exécutif. Considéré sous cet angle, l'article 34 s'analyse plutôt comme un renforcement de la fonction gouvernementale, dans un régime d'équilibre des pouvoirs. 

La situation est bien différente aujourd'hui. Ce n'est plus le champ d'application de la loi qui est en cause mais sa puissance même. L'attaque est menée de manière insidieuse, sans que le constituant, c'est-à-dire le peuple souverain, soit consulté, ni même informé. Elle prend différentes formes qui toutes ont pour point commun d'affaiblir la loi, et dont nous prendrons quelques exemples.

Les lois provisoires


Depuis la fin du XXe siècle, des lois ont été votées comme "ballon d'essai", pour une durée limitée. La loi Veil sur l'IVG est dans ce cas, qui suspendait les poursuites pénales "pendant une période de cinq ans", à la condition que l'intervention ait lieu dans les conditions posées par la loi. Cette disposition ne portait toutefois qu'une atteinte très limitée aux droits du parlement car elle ne lui imposait aucun comportement précis à l'issue du délai ainsi posé.

On est ensuite passé à des mesures plus contraignantes, imposant au Parlement une "clause de revoyure", c'est-à-dire une disposition qui impose un réexamen de ses dispositions dans un certain délai. On comprend une préoccupation qui vise à adapter l'évolution législative à celle des techniques et à celle des moeurs, par exemple en matière de bioéthique. Le premier texte à comporter une telle clause fut ainsi la loi bioéthique du 29 juillet 1994 (art. 21), formule reprise dans la loi bioéthique suivante du 6 août 2004 (art. 26) et enfin dans celle du 7 juillet 2011 (art. 47). 

Mais les bonnes intentions produisent parfois de dangereux effets pervers. Ces "clauses de revoyure" suscitent le sentiment que la loi est provisoire, qu'elle peut être votée à l'essai, et qu'elle est donc contestable. Aussitôt votée, on attend sa modification ou on l'espère. On n'hésite plus à refuser de la mettre en oeuvre, par exemple en invoquant une clause de conscience, ou à la contester avec l'aide de  lobbies, voire en descendant dans la rue.  

Les lois ultra-rapides


La procédure législative est aussi remise en cause, de manière plus ou moins insidieuse. La révision constitutionnelle de 2008 a introduit une procédure accélérée mise en oeuvre à l'initiative du gouvernement (art. 45 al. 2), et qui réduit le débat à une seule lecture dans chaque assemblée. A l'époque, la mesure avait été présentée comme un moyen de lutter contre l'encombrement du parlement. Aujourd'hui, la procédure accélérée est devenue le droit commun. Depuis 2017, elle s'applique à l'ensemble des projets de loi présentés devant l'Assemblée nationale  (par exemple la loi du 8 mars 2018 sur l'orientation et la réussite des étudiants, la loi du 30 juillet 2018 sur la protection du secret des affaires, la loi du 20 juin 2018 sur la protection des données personnelles, la loi police et sécurité du 27 février 2018, la loi du 31 octobre 2017 sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme , la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.  Encore cette liste ne concerne-t-elle que les lois qui touchent aux libertés publiques et ne prétend-elle pas à l'exhaustivité. 

Les pseudo-propositions


Parfois même, il arrive que la procédure accélérée soit mise en oeuvre pour des propositions de loi. Tel est le cas de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, de la loi "Fake News" sur la manipulation de l'information actuellement en cours d'examen par le Conseil constitutionnel, ou de la loi du 30 juillet 2018 sur le renforcement du secret des affaires. Cet usage de la procédure accélérée illustre une autre dérive qui consiste à déposer des pseudo-propositions de loi. Attribuées à l'initiative d'un député, elles sont en réalité le produit de l'Exécutif, le parlementaire étant invité à porter un texte qu'il n'a pas rédigé. En témoigne le fait que les deux premières propositions citées étaient défendues par Richard Ferrand, alors responsable du groupe "LREM" à l'Assemblée, et la troisième par Richard Gauvain, député LREM de Saône et Loire. 

On peut évidemment se demander quel intérêt présente ce choix de demander à un député "ami" de défendre un texte. Certes, il peut exister un intérêt politique, et les propositions de loi permettent ainsi aux parlementaires Modem de jouer un rôle politique. C'est ainsi que Marc Fesneau, président du groupement parlementaire Modem, a porté plusieurs propositions de loi, avant de devenir ministre des relations avec parlement. Mais l'intérêt essentiel de la pseudo-proposition réside dans le fait qu'elle est dispensée d'étude d'impact. Ce document, élaboré en même temps qu'un projet de loi, a pour finalité de préciser les objectifs poursuivis, de recenser les différentes options possibles et de justifier le choix de l'une d'entre elles, ainsi que de mesurer les conséquences des dispositions nouvelles sur le droit positif. On l'a compris, la pseudo-proposition accélère la procédure, au prix de la cohérence d'ensemble. Il appartiendra ensuite aux juges de se débrouiller dans un maquis de dispositions au mieux obscures, au pire parfaitement contradictoires.

Conseiller d'État travaillant dans un grand cabinet international
Ça plane pour moi. Plastic Bertrand. 1978

Les lois inutiles


Il est vrai que la question de la nécessité de la loi n'est pas toujours posée, qu'il y ait eu ou non étude d'impact. C'est ainsi que la disposition phare de la loi Schiappa du 3 août 2018 sur les violences sexuelles, créant une nouvelle contravention d'outrage sexiste, demeure aujourd'hui largement inappliquée. Le harcèlement de rue est un comportement évidemment inacceptable, mais la définition donnée par la loi n'est pas extrêmement claire. Elle est en effet de nature essentiellement psychologique. L'outrage sexiste est celui que la victime considère comme "dégradant ou humiliant", ou la mettant en situation "intimidante, hostile ou offensante". Le problème est que tout le monde n'est pas humilié ou offensé par les mêmes propos ou par les mêmes attitudes. A cela s'ajoutent des difficultés matérielles de mise en ouvre de l'infraction, la preuve n'étant pas facile à apporter.

Dans son avis, le Conseil d'Etat ne s'est pas penché sur cette question, tout simplement parce qu'il a renvoyé ces dispositions au pouvoir réglementaire, estimant qu'elles ne relevaient pas du domaine de la loi... Il appartiendra aux juges du fond de donner une définition claire des comportements incriminés et, éventuellement, de transmettre une QPC reposant sur l'atteinte éventuelle aux principes de clarté et de lisibilité de la loi. Encore faudrait-il qu'il y ait des personnes poursuivies pour pouvoir introduire cette QPC.

On pourrait faire des observations identiques à propos de la proposition sur les violences éducatives ordinaires déposée par Madame Maud Petit (Modem, investiture LREM Val de Marne) le 17 octobre 2018. Le code pénal offre en effet déjà tout l'arsenal juridique pour réprimer les violences infligées aux enfants, y compris par leurs parents.

Les lois symboliques


Ces exemples nous renseignent sur une nouvelle fonction attribuée à la loi. Elle n'a pas toujours pour objet de modifier le droit existant, d'imposer une règle nouvelle, mais on lui demande d'affirmer des valeurs. Qui serait hostile à la poursuite des crétins qui pratiquent le harcèlement de rue ? Qui oserait défendre mordicus le rôle de la fessée dans l'éducation des enfants ? Ces textes vendent du consensus, affirment des symboles, et donnent aussi une image favorable du pouvoir en place.
Dans le cas le plus fréquent, cette fonction symbolique ne concerne qu'une partie des dispositions de la loi, mais elle apparaît clairement dans son intitulé. La présente législature se caractérise ainsi par une boursouflure des titres donnés aux lois. Un texte relatif à la lutte contre la corruption devient ainsi une loi "rétablissant la confiance dans l'action publique", le projet constitutionnel ne vise rien moins qu'une "démocratie plus représentative, responsable et efficace", un des nombreux textes sur la formation professionnelle se propose de donner "la liberté de choix de son avenir professionnel". On pourrait en citer beaucoup d'autres... On observe que la loi est définie par son objet, le but qu'elle se propose d'atteindre. On ne définit pas des règles. On donne des satisfaction symboliques, quand bien même la règle posée n'aurait aucun impact effectif.

 

Les lois privatisées


Dès lors, la privatisation de la loi engagée avec la décision de sous-traiter l'exposé des motifs et l'étude d'impact du texte sur les mobilités n'a rien de tellement surprenant. C'est le point d'aboutissement d'un affaiblissement constant qui ne rencontre guère d'opposition. Les parlementaires eux-mêmes ne se défendent pas. Dès lors qu'ils acceptent de défendre des textes qu'ils n'ont pas écrits, avec des éléments de langage dont ils ne sont pas les auteurs, ils tolèrent aussi qu'une partie du travail législatif du parlement français sois sous-traité à un cabinet qui est une structure de droit suisse, issue d'une fusion entre deux cabinets, un anglo-américain et un canadien.

L'Exécutif, quant à lui, semble considérer la loi comme un service parmi d'autres, que l'on peut librement externaliser, au même titre que le restaurant administratif ou les flottes de véhicules. Peut-être a-t-il oublié que la Cour des comptes et le Conseil d'État ont aussi une fonction de conseil juridique et que leurs services sont gratuits ? A une époque où la contrainte budgétaire est considérée comme indépassable, il semble surprenant de dépenser de l'argent public pour rémunérer les services d'un cabinet dont l'antenne française est dirigée par... un conseiller d'État. Cette manière désinvolte de considérer la loi contribue certainement à éloigner les Français de leurs institutions, à accroître leur indifférence, voire leur mépris, à l'égard d'institutions dont ils se sentent exclus.


Sur la loi : Chapitre 3 section 2  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.