« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 31 mai 2021

Big Brother is watching you : l'interception de masse devant la CEDH



Les deux arrêts Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni et Centrum för Rättvisa c. Suède, rendus par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 25 mai 2021 sanctionnent les systèmes britanniques et suédois d'interception de masse des données de communication car ils ne protège pas suffisamment la vie privée des citoyens et le secret des sources des journalistes. 

Au Royaume-Uni, une telle interception a été mise en oeuvre par une loi de 2000 portant régulation des pouvoirs d'enquête (Regulation of Investigatory Powers Act), ensuite été modifiée par l'Investigatory Powers Act de 2016. A l'origine du présent recours se trouvent les révélations d'Edward Snowden sur les programmes de surveillance électronique mis en oeuvre par les services de renseignement américains et britanniques. Les associations requérantes, ayant leurs activités dans le domaine des droits de l'homme, pensent que leurs communications ont été soit communiquées aux services britanniques par les services américains qui les avaient interceptées, soit directement obtenues auprès des fournisseurs d'accès par les services britanniques. En tout état de cause, la requête devant la CEDH porte donc sur l'état du droit issu de la loi de 2000. L'intervention d'un nouveau texte en 2016 ne remet cependant pas en cause l'intérêt de la décision de la Cour. 

En Suède, c'est une loi de 2009, modifiée à plusieurs reprises, relative au renseignement électronique qui est contestée par une fondation de protection des droits de l'homme. Comme au Royaume-Uni, ce texte permet aux services de renseignement linterception de toute communication traversant la frontière suédoise par câble ou transmise par voie aérienne. Comme au Royaume-Uni, ces interceptions peuvent être le fruit d'une coopération internationale en matière de renseignement.

Les deux arrêts de la CEDH ont été salués comme une victoire par les associations oeuvrant dans le domaine de la protection des données. Il est vrai que la Cour estime que les régimes d'interception mis en place étaient dépourvus de garanties suffisantes pour protéger les libertés individuelles et les sanctionne donc pour ingérence disproportionnée dans le droit au respect de la vie privée. Il n'empêche que, malgré la sanction, le principe même des interceptions de masse n'est pas contesté. 


Interceptions de masse et jurisprudence de la CJUE


Les parties requérantes soutiennent que les interceptions de masse ne sont ni nécessaires ni proportionnées au sens de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. A leurs yeux, elles ne relèvent donc pas de la marge d'appréciation accordée aux Etats, et constituent, en tant que telles, une ingérence disproportionnée dans la vie privée des personnes.

Leur analyse s'appuie sur la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), et plus particulièrement la décision Digital Rights Ireland Ltd du 8 avril 2014.  La CJUE avait alors déclaré "invalide"  la directive du 15 mars 2006 sur la rétention des donnée, accusée précisément de mettre en oeuvre une "surveillance de masse" par des moyens électroniques. Effectuant un contrôle de proportionnalité, la Cour de justice avait fait observer que la surveillance ne concernait pas seulement les personnes mêlées directement ou indirectement à une affaire pénale, mais aussi et même surtout des citoyens sur lesquels ne pesait aucun soupçon, aucune garantie de nature à protéger les données personnelles n'étant mise en oeuvre. 

Par la suite, dans un arrêt rendu le 21 décembre 2016, la CJUE avait jugé non-conforme au droit de l'Union la législation d'un Etat membre imposant aux fournisseurs d'accès à internet et aux réseaux de télécommunications une obligation de "conservation généralisée et indifférenciée des données". La CJUE rappelait alors que le principe du secret des communications imposait que toute dérogation devait nécessairement être limitée, restreinte à ce qui est strictement nécessaire. 


Big Brother is watching you. Shepard Fairey. 2006


 

Menace et interception de masse

 

La CEDH a refusé de reprendre purement et simplement la jurisprudence de la CJUE. Au contraire, elle rappelle le processus de l'interception de masse. Une première étape consiste ainsi à intercepter en masse les communications (paquets) dont la plupart ne présentent aucun intérêt pour les services de renseignements et peuvent d'ores et déjà être éliminées. La deuxième étape définit des "sélecteurs" appliqués aux paquets par la voie électronique (adresses, requêtes complexes). A ce stade, il est possible qu'un individu soit déjà ciblé. Mais c'est seulement à la troisième étape qu'intervient un analyste et c'est à la quatrième et dernière étape que les services de renseignement utilisent réellement les informations interceptées.  Autrement dit, l'ELINT (Electronic Intelligence) cède la place à HUMINT (Human Intelligence) dès la 3è étape, remettant en cause l'idée même d'une surveillance de masse.

La CEDH considère que le respect de la vie privée doit être une préoccupation à chacune de ces quatre étapes, mais l'intensité de l'ingérence augmente au fur et à mesure que se déroule ce processus complexe.

De cette analyse, la CEDH déduit que l'interception de masse de données personnelles n'emporte pas, en soi, une ingérence disproportionnée dans le droit à la vie privée. Au contraire, elle estime que le recours à un tel système est une décision qui relève de la marge d'appréciation des Etats. Et elle ajoute que cette interception peut être admise "compte tenu, d’une part, de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet à la fois pour communiquer et comme outil et, d’autre part, de l’existence de technologies sophistiquées qui peuvent permettre à ces acteurs d’échapper à la détection". La menace, et plus particulièrement la menace terroriste, justifie donc le recours à ces interceptions de masse.


Les garanties "de bout en bout"


La Cour européenne refuse ainsi de faire un amalgame, souvent réalisé, entre interception de masse et surveillance de masse. Dès la seconde étape des interceptions, telle qu'elle la décrit, l'interception se transforme en surveillance, mais elle devient plus ciblée. Cela ne signifie pas que la Cour laisse aux Etats toute latitude pour définir le régime juridique de cette technique de renseignement électronique.

Au contraire, la CEDH dresse une liste très complète des garanties que doit intégrer ce régime juridique. Il doit ainsi préciser les motifs pour lesquels une interception de masse est autorisée, les circonstances dans lesquelles l'accès aux communications d'une personne peut être autorisé, la procédure d'octroi d'une autorisation à l'autorité chargée de cette mission, les critères et procédures mis en oeuvre pour trier les informations interceptées, les précautions à prendre pour leur partage, les règles d'effacement des données. Il doit aussi prévoir l'intervention d'une autorité indépendante, chargée de contrôler le respect de ces garanties, et c'est sur ce point que les systèmes britanniques et suédois sont sanctionnés. 

 

Le partage des données

 

Ces garanties "de bout en bout" n'interdisent pas la coopération entre les services de renseignement. Les échanges de données dénoncés par Snowden entre la NSA américaine et les services britanniques ne sont donc pas, en soi, illicites, dès lors que des procédures spécifiques sont prévues pour organiser ce partage. Sur ce point, la décision Big Brother Watch va, une nouvelle fois, à l'encontre de la jurisprudence de la CJUE. 

La CEDH affirme en effet que l'État qui transfère les informations doit s'assurer que l'État destinataire a mis en place des garanties destinées à assurer une protection des données personnelles. C'est évidemment présumer que cette protection est équivalente aux États-Unis et au Royaume-Uni. Or on se souvient que la CJUE, dans une affaire Schremms 1 du 6 octobre 2015, avait écarté un premier accord Safe Harbor entre l'Union européenne et les Etats-Unis affirmant que les deux systèmes juridiques offraient un niveau de protection équivalent. Plus récemment, un second accord Privacy Shield reposant sur le même postulat a subi le même sort avec la décision Schremms 2 du 6 juillet 2020. Au contraire de l'Union européenne, la CEDH feint donc de considère que les deux systèmes ont un niveau de protection équivalente.

Il est vrai que le Brexit est passé par là, et que le Royaume-Uni n'est plus lié par les décisions de la CJUE. Il peut donc continuer à partager ses données de renseignement avec les États-Unis et la CEDH ne l'interdit pas. Certes, on pourrait conclure, avec l'opinion partiellement dissidente du juge Pinto de Albuquerque, que la CEDH est moins protectrice que la CJUE, mais pouvait-elle statuer autrement ? Les gouvernements français, des Pays-Bas et de Norvège, comme tiers intervenants, ont tous plaidé en faveur des interceptions de masse et du partage de renseignement. Tous ont invoqué l'intensité de la menace terroriste. L'interdiction de ces interceptions par la Cour n'aurait certainement pas conduit à la disparition de ces interceptions mais plutôt à leur maintien, dans une opacité juridique soigneusement entretenue par les services de renseignement. La CEDH a donc préféré faire preuve de réalisme et tolérer cette pratique, en s'efforçant de lui donner un cadre juridique.


Sur la protection des données : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5.

 

jeudi 27 mai 2021

Irresponsabilité pénale : le parlement en ordre dispersé


Après l'émotion suscitée par la décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 14 avril 2021, le temps est désormais à la réflexion et au travail législatif. On se souvient que la Cour avait alors confirmé la décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel, validant l'ordonnance du juge d'instruction par laquelle il estimait réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal. Celui-ci énonce : "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". 

Kabili Traoré qui avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, consommait du cannabis en doses massives depuis de nombreuses années. Cette surconsommation a été considérée par deux collèges d'experts comme étant à l'origine de la "bouffée délirante" qui l'a conduit au crime. Il a donc été jugé irresponsable par une décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel, confirmée par la Cour de cassation.

Mais en l'espèce, les juges n'ont fait qu'appliquer la loi. L'article 122-1 du code pénal leur impose en effet d'apprécier la situation psychique de l'individu "au moment des faits", ni avant, ni après. C'est évidemment une limite du texte et l'arrêt de la Cour de cassation s'analyse aussi comme un appel au législateur.

C'est ainsi que l'a entendu le Président de la République qui, dans un entretien au Figaro du 19 avril, quelques jours à peine après l'arrêt, déclare : "Décider de prendre des stupéfiants et devenir "comme fou" ne devrait pas à mes yeux supprimer votre responsabilité pénale". Et le Président demande alors "au plus vite" au ministre de la justice "un changement de loi". Le 25 avril, Eric Dupond-Moretti annonce donc qu'il présentera fin mai un projet de loi en conseil des ministres. Il a précisé devant le Sénat, le 25 mai, que ce texte était désormais transmis au Conseil d'État pour avis, sans pour autant donner une quelconque indication sur son contenu.



Je suis fou du chocolat Lanvin. Salvador Dali. 1976


Les réflexions existantes

 

Cette procédure surprend, si l'on considère que la réflexion parlementaire est déjà commencée et que le ministre aurait peut être pu utiliser les réflexions déjà engagées. 

Au Sénat, Nathalie Goulet (RDSE Orne) avait déposé, le 8 janvier 2020, une proposition de loi "tendant à revoir les conditions d'application de l'article 122-1 du code pénal (...)". Elle tient en un article unique : "Les dispositions de l’article 122-1 du code pénal ne s’appliquent pas lorsque l’état de l’auteur résulte de ses propres agissements ou procède lui-même d’une infraction antérieure ou concomitante". Une seconde proposition est ensuite intervenue en mars 2021, à l'initiative de Jean Sol (LR Pyrénées Orientales), plus étroite, puisqu'elle précise que seule l'"exposition contrainte aux effets d'une substance psychoactive" peut être constitutive d'une abolition du discernement". 

A l'Assemblée Nationale, la réflexion n'est pas encore concrétisée par une proposition de loi. En revanche, Nicole Belloubet, à l'époque Garde des Sceaux, avait demandé un rapport sur ce sujet à deux anciens députés, Philippe Houillon (LR) et Dominique Raimbourg (PS). Ce rapport a été remis fin avril 2021 au successeur de Nicole Belloubet, et le présent Garde des Sceaux a immédiatement décidé de n'en tenir aucun compte. Il est vrai que les rapporteurs proposaient de ne pas toucher à l'actuelle rédaction de l'article 122-1 du code pénal. 

C'est sans doute la raison pour laquelle la majorité LaRem de la commission des lois, après les propos du Président de la République s'est empressée de décider la création d'une "Mission Flash" dont les co-rapporteurs sont Naïma Moutchou (LaRem) et Antoine Savignat (LR). Rappelons qu'une "Mission Flash" n'est pas le titre d'un film américain mettant en scène des super-héros, mais, tout simplement une mission d'information créée sur un sujet d'actualité et qui se propose de rendre son rapport dans un délai... aussi bref que possible. En l'espèce, les rapporteurs devront s'interroger sur "l'application de l'article 122-1 du code pénal".

 

L'avance du Sénat

 

Le problème est que le Sénat conserve une longueur d'avance, et qu'il entend bien exploiter la situation. Le texte a donc été voté en première lecture le 26 mai et, à la surprise générale, aucune des deux rédactions proposées, celle de la proposition de Nathalie Goulet et celle de la proposition de Jean Sol, n'a été retenue. Il a, au contraire, été décidé de ne rien changer à la rédaction de l'article 122-1 du code pénal. Sur ce point, les travaux du Sénat se rapprochent des conclusions du rapport Houillon-Raimbourg.

Le Sénat préfère modifier, non pas le fond du droit, mais la procédure. Il ne remet pas en cause l'irresponsabilité des accusés dont le discernement est aboli, quelle qu'en soit la cause. Il veut simplement répondre au "besoin de procès", formule employée par le Président de la République en 2019, lors de la décision de la Cour d'appel dans l'affaire Halimi. L'idée est de renvoyer en jugement toute personne mise en examen dont le juge d'instruction estime que "l'abolition temporaire du discernement résulte au moins partiellement de son fait". Cette rédaction rejoint la position du premier expert sollicité dans l'affaire Kabili Traoré. Il avait conclu à une altération partielle du discernement, permettant la tenue d'un procès. 

Cette formulation présente le double avantage de répondre au "besoin de procès" et de permettre aux jurés d'apprécier l'étendue de l'altération du discernement. Mais Eric Dupond-Moretti se montre très opposé à une rédaction qui, selon lui, renvoie une personne aux assises pour "confirmer l'avis des experts". Rien n'interdit pourtant à un jury d'assises d'aller à l'encontre d'une expertise psychiatrique. En même temps, le Sénat a voté une disposition qui vient combler une lacune du droit, en étendant à l'ensemble des infractions criminelles et délictuelles la circonstance aggravante liée à la consommation d'alcool ou de stupéfiants.

En votant cette proposition, le Sénat entend marquer son territoire et ne pas se laisser déposséder de ce qu'il considère comme "sa" réforme. Il n'en demeure pas moins que le débat sera tendu, car le Garde des Sceaux entend, quant à lui, modifier l'article 122-1 et on peut penser que le rapport de la "Mission Flash" ira docilement dans ce sens. 

Derrière la position du ministre se cache une certaine méfiance à l'égard des cours d'assises. Comme le groupe socialiste du Sénat, il considère que l'audience qui se déroule devant la Chambre de l'instruction, avant qu'elle se prononce sur la responsabilité ou l'irresponsabilité pénale, est un "procès" dont devraient se contenter les parties civiles. Il redoute qu'un jury d'assises décide systématiquement en faveur de la responsabilité, par compassion et empathie avec les parties civiles. La justice n'est-elle pas mieux rendue par des spécialistes décidant au nom du peuple français, mais en son absence ? La position du Garde des Sceaux ne manque pas de sel, si l'on considère qu'il fut avocat d'assises, dans une vie antérieure.


dimanche 23 mai 2021

La loi sur la sécurité globale , "dynamitée façon puzzle"


La loi "pour une sécurité globale préservant les libertés" sort dynamitée, dispersée, ventilée façon puzzle de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 mai 2021. Sur ses vingt-deux articles, quatre sont assortis de réserves d'interprétation, sept sont censurés partiellement ou totalement, et cinq sont écartée car ils constituent des cavaliers législatifs, c'est-à-dire des dispositions qui n'ont aucun rapport avec l'objet du texte. 

 

L'ancien article 24, ou le nouvel article 52

 

L'attention est d'abord attirée par l'inconstitutionnalité des dispositions de l'ancien article 24, devenu article 52 au fil des débats. Rappelons qu'il s'agit de sanctionner pénalement la diffusion de l'image identifiable d'un membre des forces de l'ordre en opération. Le but n'est donc pas d'interdire de photographier ou de filmer ces opérations, contrairement à ce qui a été parfois dit, mais d'empêcher la diffusion d'images non floutées, dans le but de protéger les fonctionnaires de police les militaires de la Gendarmerie. 

Au-delà des manifestations diverses provoquées par ces dispositions, la question de leur constitutionnalité avait été posée. Le Sénat, fort de ses compétences juridiques, s'était donc engagé à proposer une rédaction nouvelle. Celle-ci a été acceptée par le gouvernement, et la loi a donc été adoptée en dernière lecture par l'Assemblée nationale le 15 avril, avec ce nouvel article qui punit de cinq d'emprisonnement et 75 000 € d'amende « la provocation, dans le but manifeste qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, à l'identification d'un agent de la police nationale, d'un militaire de la gendarmerie nationale ou d'un agent de la police municipale lorsque ces personnels agissent dans le cadre d'une opération de police, d'un agent des douanes lorsqu'il est en opération ». 

Cette nouvelle rédaction avait d'abord pour objet de couper court aux critiques fondées sur l'éventuelle atteinte à la liberté de presse. Les nouvelles dispositions ont donc été sorties de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse pour figurer dans le code pénal. Au regard de leur contenu, le Sénat avait supprimé la référence, très large, à la "diffusion" des images des forces de l'ordre, pour limiter le champ de l'infraction à la "provocation à l’identification du fonctionnaire dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique". 

Mais le mieux est l'ennemi du bien, car la nouvelle rédaction se révèle très floue. La notion d'"intégrité psychique" a un contenu beaucoup trop incertain pour fonder une infraction pénale, de même que celle de "provocation à l'identification d'un agent". On imagine mal le malheureux juge pénal contraint de rechercher si l'accusé a eu, oui ou non, "l'intention de porter atteinte à l'intégrité psychique" d'un policier ou d'un gendarme. De même, la disposition demeure-t-elle très incertaine sur la notion d'"opération" car on ignore si l'infraction ne concerne que la provocation à l'identification commise au moment où l'agent est en opération ou si elle s'étend à l'identification d'agents ayant participé, à un moment ou à un autre, à une opération.

Ces incertitudes conduisent le Conseil à censurer cette disposition comme portant atteinte au principe de légalité des délits et des peines consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ne subsiste donc de l'article 52 que le nouvel article 226-16-1 du code pénal réprimant la constitution de fichiers visant des fonctionnaires et personnes chargées d’un service public dans un but malveillant. Cette infraction nouvelle répond à une demande formulée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), dans son avis du 26 janvier 2021.



Les Tontons flingueurs. Georges Lautner, dialogues de Michel Audiard. 1963. 

Bernard Blier


L'usage des drones


Si les dispositions de l'ancien article 24 ont particulièrement retenu l'attention des commentateurs, d'autres articles sont également censurés. Il en est ainsi de l'article 47 sur l'utilisation des drones par les forces de police aux fins de recherche, de constatation ou de poursuite des infractions pénales, ou aux fins de maintien de l'ordre. De manière très concrète, il devenait possible de filmer les manifestations et de conserver les images durant trente jours. De la même manière, les drones pouvaient être utilisés pour filmer des points de drogue, des zones de rodéo etc. 

Le Conseil constitutionnel ne conteste pas l'intérêt que peuvent représenter les drones pour ces différentes missions. Il affirme au contraire que le législateur peut autoriser de telles pratiques "pour répondre aux objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions". Mais il note que la mobilité des drones, et la hauteur à laquelle ils peuvent évoluer, rendent possible la captation de l'image d'un grand nombre de personnes et le suivi de leur déplacement, alors même qu'elles n'ont rien à voir avec les finalités d'ordre public poursuivies. Le Conseil censure donc ces dispositions car le législateur aurait dû assortir l'usage des drones de garanties particulières destinées à garantir le respect de la vie privée des personnes.

Il est tout de même surprenant que cette garantie n'ait pas été prise en compte lors de la rédaction de la loi. Dans une ordonnance du 18 mai 2020, le juge des référés du Conseil d'État avait déjà suspendu une décision autorisant l'usage des drones pour surveiller le premier déconfinement. Il avait affirmé que l'image des personnes constituait une donnée personnelle et que l'usage des drones devait donc être subordonné à un avis de la CNIL. On peut se demander si les rédacteurs de la loi avaient connaissance de cette décision. 


Police municipale et séparation des pouvoirs


Enfin, le Conseil constitutionnel déclare non conforme à la Constitution l'article 1er de la loi qui décidait d'attribuer la qualité d'agents de police judiciaire ou d'officiers de police judiciaire aux membres des polices municipales et aux gardes champêtres. L'idée est qu'ils pourraient ainsi constater des infractions ne nécessitant pas d'enquête particulière, telles que l'usage de stupéfiants, l'occupation des halls d'immeuble ou la conduite sans permis. 

Pourquoi pas, si ce n'est que les rédacteurs de la loi ont cette fois purement et simplement oublié le principe de séparation des pouvoirs. Le Conseil constitutionnel leur rappelle l'existence de l'article 66 de la Constitution qui fait de l'autorité judiciaire la gardienne de la liberté individuelle. Sur le fondement de ce principe, la police judiciaire est toujours placée sous le contrôle de l'autorité judiciaire. En omettant d'établir ce lien, le législateur laissait les policiers municipaux sous la seule autorité du maire, plaçant ainsi des personnes chargées de constater des infractions sous le contrôle de l'Exécutif.

Sur ce point, on constate que le Conseil aurait parfaitement pu se fonder directement sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui garantit le principe de séparation des pouvoirs. La référence à l'article 66 constitue peut-être une sanction moins humiliante pour les auteurs de la loi, même si le résultat est identique.

D'autres dispositions importantes sont annulées comme celle qui durcissait les peines infligées aux occupants illicites de logements et qui est sanctionnée comme sans rapport avec le projet de loi, ayant d'ailleurs été ajoutée par amendement. 

Certains penseront sans doute que ce dynamitage de la loi est lié à la présence d'un ancien Premier ministre socialiste à la présidence du Conseil constitutionnel. Mais, à dire vrai, il n'est pas besoin d'invoquer une quelconque opposition politique, car les rédacteurs des lois réussissent actuellement parfaitement à saborder les textes qu'ils prétendent rédiger. 

A cet égard, la loi sur la sécurité globale est un véritable cas d'école. Il s'agit en effet d'une fausse proposition de loi, portée par Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot, tous deux membres du groupe LaRem. Ce choix du gouvernement de ne pas déposer un projet de loi mais de faire défendre un texte par les parlementaires de la majorité trouve son origine dans la volonté d'échapper aux avis du Conseil d'État et à l'étude d'impact. Dans le cas présent, les parlementaires ont donc rédigé un texte en bénéficiant sans doute des avis des lobbies, mais pas des juristes. C'est regrettable, d'autant que certaines dispositions n'étaient pas dépourvues d'intérêt et qu'il était possible de les rédiger convenablement. Devant la catastrophe constitutionnelle qui s'annonçait, le texte a ensuite été bidouillé, tripatouillé, avant d'être tout simplement dynamité par le Conseil constitutionnel.



mercredi 19 mai 2021

Doctrine.fr : le Conseil d'État rend hommage à Kafka


Dans un arrêt du 5 mai 2021, le Conseil d'État se livre à une opération de contorsionnisme juridique tout-à-fait intéressante. Il s'agit concrètement d'affirmer le principe de l'Open Data des décisions de justice qui suppose le droit à leur réutilisation, tout en vidant de son contenu le droit à la communication de ces mêmes décisions de justice. En d'autres termes, on a le droit de réutiliser des décisions... qui ne peuvent être communiquées. 

On ne peut comprendre cette étrange situation qu'en revenant à l'origine de cette affaire. D'un côté,  Doctrine.fr, une entreprise bien décidée à collecter l'ensemble des décisions de justice pour les mettre à la disposition de ses abonnés après les avoir anonymisées. De l'autre, une alliance entre l'État, les éditeurs juridiques et les juridictions suprêmes qui entendent conserver la maîtrise de la diffusion des décisions de justice. 

En 2016, les responsables de Doctrine.fr ont demandé au greffe du tribunal de grande instance de Paris la communication des jugements prononcés en audience publique par ce tribunal en vue de la réutilisation, après anonymisation, des informations publiques qu'ils contenaient. Leur demande a été rejetée en janvier 2017 par le greffe. Deux contentieux distincts ont alors été engagés.

 

Une étrange procédure judiciaire

 

Devant le juge judiciaire, Doctrine.fr s'appuie sur les articles 1440 et 1441 du code de procédure civile. Ces dispositions prévoient que, dans le contentieux du refus d'accès aux documents détenus par les greffes, le recours est porté devant... le président du TGI. N'ayant pas obtenu gain de cause, l'entreprise se tourne vers la Cour d'appel qui, dans une décision du 18 décembre 2018, constate que les minutes des jugements sont des pièces communicables, aux frais du demandeur, et que l'entreprise bénéficie d'un droit de réutilisation. La Cour s'appuie sur la loi du 5 juillet 1972 qui prévoit que les tiers ont le droit de se faire délivrer copie des jugements prononcées publiquement.

Elle enjoint alors au greffe de procéder à la communication, ou de laisser Doctrine accéder à ces documents "dans les mêmes conditions que les autres opérateurs autorisés, à charge d’en faire un usage autorisé par la loi ". Hélas, dès le lendemain, une circulaire du ministère de la justice datée du 19 décembre 2018  donne aux greffes l'instruction de ne pas appliquer la décision de la Cour d'appel. En même temps, celle-ci est saisie d'une requête, rarissime, de référé-rétraction, et elle accepte d'infirmer sa décision le 25 juin 2019. L'affaire a donné lieu à un pourvoi en cassation qui n'est pas encore jugé.

 

 

Le Château. Kafka. Flammarion. 2018

 

 

L'avis de la CADA

 

Devant le juge administratif, les dirigeants de Doctrine.fr ont commencé par saisir la Commission d'accès aux documents administratifs. Dans un avis du 7 septembre 2017, celle-ci rend un avis favorable à la communication et à la réutilisation de ces informations. 

Comme la Cour d'appel de Paris, elle s'appuie sur la loi de 1972 pour affirmer le droit à la communication des jugements. Elle ajoute qu'aux termes de l'article L321-1 du code des relations entre le public et l'administration (crca), "les informations publiques figurant dans des documents communiqués ou publiés par les administrations (...) peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus". Pour la CADA, le droit à réutilisation des informations contenues dans les jugements est donc la conséquence logique du droit à la communication de ces mêmes jugements.

Forts de cet avis, les dirigeants de Doctrine.fr ont saisi le tribunal administratif de Paris. Sa décision est indisponible, sans doute parce que le service public de la diffusion du droit par internet, prévu par le décret du 7 août 2002 tarde un peu à entrer en vigueur. On sait toutefois qu'elle a été négative, puisque les requérants ont saisi le Conseil d'État. 

 

Une opération de dissociation

 

L'arrêt rendu le 5 mai 2021 conduit évidemment à empêcher la communication à Doctrine.fr des jugements qu'elle demande. Pour parvenir à un tel résultat, le juge dissocie les fondements juridiques des droits qui sont l'essence même de l'Open Data des décisions de justice.

Le Conseil d'État commence donc par exhumer une jurisprudence ancienne, remontant à l'époque où la communication des documents était gérée par la seule loi du 17 juillet 1978. Depuis un arrêt du 27 juillet 1984 Association SOS Défense, repris dans la décision Bertin du 7 mai 2010, il rappelle en effet que les pièces juridictionnelles ne sont pas des documents administratifs, et ne sont donc pas communicables au titre des dispositions qui figurent aujourd'hui dans l'article L311-1 crca.

Certes, cette jurisprudence n'est pas officiellement abandonnée, mais son articulation avec les articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique semble bien délicate. Celle-ci consacre en effet un principe de "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice. S'inscrivant dans le principe d'ouverture des données publiques, cet Open Data des décisions de justice implique un droit à leur réutilisation, qui figurait déjà dans un arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA avant d'être consacré dans la loi Lemaire.

Le plus logique aurait sans doute été de reprendre l'analyse de la CADA. Celle-ci écartait l'ancienne jurisprudence SOS Défense pour s'appuyer sur le principe de libre accès aux décisions de justice posé par la loi de 1972, qu'elle complétait par l'exercice du droit à réutilisation de la loi Lemaire. 

Mais le Conseil d'Etat ne veut pas poser un principe de transparence. Il affirme que les décisions de justice, n'étant pas des documents administratifs, n'entrent pas dans le champ de compétence du code des relations entre l'administration et le public. Dans leur cas, le droit à la réutilisation des données publiques se trouve ainsi vidé de son contenu. Les propos du rapporteurs révèlent parfaitement le raisonnement : "Ce n'est pas parce que les jugements civils comportent des informations publiques en principe réutilisables que ces jugements deviennent des documents communicables (...)". Autrement dit, les requérants ont le droit de réutiliser des informations qui ne peuvent pas leur être communiquées.

Les requérants ont certainement dû percevoir cette analyse comme un petit chef d'oeuvre de construction kafkaïenne. 

 

La remise en cause de la transparence

 

La décision s'inscrit pourtant dans un mouvement général de remise en cause de la transparence administrative. Rappelons que le processus d'Open Data a été mis en oeuvre par la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui inscrit la diffusion des décisions de justice dans le cadre plus général de l'ouverture des données publiques. 

Depuis l'alternance de 2017, le pouvoir réglementaire s'efforce de remettre en cause cette ouverture. A d'abord été voté l'article 33 de la loi Belloubet du 23 mars 2019  qui prévoit "l'occultation des noms et prénoms des personnes physiques lorsqu'elles sont parties ou tiers, à l'occultation, lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, de tout élément permettant d'identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe et enfin à l'interdiction de réutiliser les données d'identité des magistrats et des membres du greffe pour évaluer, analyser, comparer ou prédire leurs pratiques professionnelle". On comprend que l'opération va être compliquée, et longue. Précisément, le pouvoir réglementaire s'est appuyé sur la loi Belloubet pour s'abstenir de prendre le moindre texte d'application de la loi Lemaire. Ne convient-il pas de consacrer les dix prochaines années, au moins, à réfléchir sur ce qu'il faut occulter dans les décisions de justice ?

Un décret du 29 juin 2020 est intervenu, précisément consacré aux restrictions ainsi imposées à l'Open Data des décisions de justice et non pas à sa mise en oeuvre. Il donne quelques éléments sur les conditions de leur anonymisation et confie aux juridictions suprêmes, Cour de cassation et Conseil d'Etat une compétence générale pour mettre en place l'Open Data, chacun dans son ordre juridictionnel. C'était exactement ce que souhaitaient ces hautes juridictions, soucieuses de maîtriser l'ensemble de la procédure. On avait donc décidé de prendre son temps, et l'article 9 du décret précise qu'un arrêté du Garde des Sceaux devrait intervenir pour préciser la date à laquelle les décisions de justice seront mises à la disposition du public. 

Finalement, une association "Ouvre-boîte", active en matière de transparence administrative, a obtenu du Conseil d'État, cinq ans après la loi Lemaire, une décision du 21 janvier 2021, enjoignant au ministre de la justice de prendre, dans un délai de trois mois, l'arrêté indispensable à la mise à la disposition du public des décisions de justice. Le décret a certes été pris, le 29 juin 2020, avec seulement deux mois de retard. Mais sur le fond, il renvoie à un arrêté du Garde des Sceaux le soin de fixer "pour chacun des ordres judiciaire et administratif, et le cas échéant par niveau d'instance et par type de contentieux, la date à compter de laquelle les décisions de justice sont mises à la disposition du public".  Le décret vide donc de son contenu l'injonction faite au Garde des Sceaux et la transparence est renvoyée aux Calendes.

 


dimanche 16 mai 2021

La CEDH s'intéresse à la cour constitutionnelle polonaise


Avec l'arrêt Xero Flor w Polsce sp. z.o.o. c. Pologne rendu le 7 mai 202, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se penche sur les conditions de désignation des membres de la Cour constitutionnelle polonaise qui ont jugé l'affaire portée devant elle. Elle parvient à la conclusion que la formation de jugement n'était pas un "tribunal établi par la loi" au sens où l'entend la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

A l'origine de l'affaire, une histoire de gazon. L'entreprise requérante veut obtenir la réparation intégrale par l'État des dommages causés en 2010 et 2011 à l'un de ses produits, du gazon, par des animaux sauvages. A l'occasion de ce contentieux, elle conteste, par voie d'exception, la loi qui lui est appliquée. Mais les juges du fond n'hésitent pas à couper l'herbe sous le pied du requérant. Ils refusent de transmettre sa demande à la Cour constitutionnelle. Saisie finalement d'un recours direct, elle déclare la requête irrecevable en 2017.

 

La prise de contrôle du tribunal constitutionnel polonais 

 

Examinant l'ensemble de cette procédure, la CEDH estime que l'article 6 § 1 de la Convention est applicable à un tribunal constitutionnel. Rappelons qu'il énonce que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (...)". En l'espèce, l'opération de prise de contrôle du tribunal constitutionnel par la majorité conservatrice menée par le Président Duda est au coeur de l'affaire. 

A l'automne 2015, trois membres du tribunal avaient été élus par la Diète et leur investiture avait donné lieu à un avis favorable du tribunal lui-même, conformément au droit en vigueur. Mais après les élections législatives marquant le succès des conservateurs, le Président Duda avait récusé cet avis et refusé d'assermenter les nouveaux élus. Trois nouveaux juges avaient donc été désignés par la nouvelle Diète conservatrice fin octobre 2015, en même temps qu'une nouvelle loi de décembre 2015 réformait le fonctionnement du tribunal, imposant une majorité qualifiée pour les décisions les plus importantes et lui retirant la maîtrise de son ordre du jour.

 




12e étude en ut mineur "révolutionnaire". Chopin

Maurizio Pollini

 

Un "tribunal établi par la loi"

 

Or le recours déposé par Xero Flor a été jugé par ce nouveau tribunal constitutionnel et c'est précisément tout l'intérêt de l'affaire. Sur le plan juridique, la CEDH s'attache à déterminer si la cour constitutionnelle polonaise s'analyse comme un "tribunal établi par la loi" au sens de l'article § 1. Conformément à sa jurisprudence du 1er décembre 2020 Gudmundur Andri Astradsson c. Islande, la CEDH réalise un test en trois étapes pour répondre à cette question. 

Elle commence par se demander s'il y a eu violation du droit interne. Il se trouve que le tribunal constitutionnel polonais s'était prononcé le 3 décembre 2015, et avait estimé parfaitement régulière la décision de trois juges par l'ancienne Diète. De fait, elle avait considéré comme illégales les décisions postérieures à l'alternance. Elles étaient en effet dépourvues de fondement légal, dès lors que les emplois n'étaient pas vacants. La violation  du droit interne a ainsi été reconnue par le tribunal constitutionnel polonais.

La seconde question est la suivante : la juridiction a-t-elle pu remplir sa mission en préservant la prééminence du droit et le principe de séparation des pouvoirs ? Concrètement il s'agit cette fois de se demander si l'atteinte au droit interne déjà contestée emporte la violation d'un principe fondamental gouvernant la désignation des juges. En l'espèce, la CEDH observe que le tribunal constitutionnel n'a pu exercer pleinement ses fonctions après l'alternance, la nouvelle Diète et le Président Duda ayant imposé trois nouveaux juges au moment précis où le tribunal rendait sa décision sur la légalité des désignations précédentes.

Enfin, la troisième question n'appelle guère de commentaires. La Cour regarde en effet si les juridictions polonaises ont eu la possibilité de contrôler la nomination des juges ainsi imposés après l'alternance. La réponse est évidemment négative, dès lors que les gouvernants ont refusé de se soumettre aux décisions du tribunal constitutionnel. 

De la réponse à ces trois questions, la CEDH déduit que Xero Flor s'est vu privé de son droit à un "tribunal établi par la loi".

 

L'étau se resserre, ou pas

 

Cette décision, qui n'est pas vraiment surprenante, constitue un nouveau pas dans l'accroissement des tensions entre l'Europe et la Pologne. Jusqu'à présent, elles s'étaient cristallisées au sein de l'Union européenne. La Commission a ainsi ouvert, en juillet 2017, une procédure d'infraction à l'encontre de la Pologne, à propos d'une loi qui avançait l'âge du départ à la retraite des juges, dans le but de pouvoir remplacer des hauts magistrats considérés comme un peu trop indépendants à l'égard de l'Exécutif par des juges plus dociles. Le 5 novembre 2019, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a déclaré cette loi comme contraire au droit de l'Union dès lors qu'elle porte atteinte à l'indépendance des juges.

En décembre 2017, la Commission a invoqué pour la première fois la procédure prévue à l'article 7 § 1 du traité sur l'Union européenne. Cette disposition permet au Conseil, statuant à la majorité des 4/5è de ses membres, de constater qu'il existe un risque clair de violation grave par un État membres des valeurs communes mentionnées à l'article 2 du même traité. In fine, la procédure peut conduire à suspendre le droit de vote de la Pologne au sein du Conseil. Plus récemment, la Commission s'est inquiétée de la "loi muselière" qui permet de sanctionner les juges polonais qui oseraient mettre en question les réformes judiciaires.

L'arrêt Xero Flor s'analyse ainsi comme un soutien affirmé de la CEDH à la position de la CJUE. Le projet est sans doute de favoriser l'émergence d'un état de droit de européen qui dépasserait les frontières de l'Union européenne pour s'étendre à l'ensemble des membres du Conseil de l'Europe. L'étau se resserre sans doute sur la Pologne, mais les résultats se font attendre. Les autorités polonaises ne semblent pas tellement effrayées par cette situation, car elles n'ignorent pas que si les juges condamnent volontiers, les politiques, eux, privilégient le dialogue. On constate ainsi que la Pologne demeure l'un des plus gros bénéficiaires du plan de relance européen mis en place pour faciliter la reprise après l'épidémie de Covid-19.

Au-delà de la situation polonaise, on se demande si la décision Xero Flor ne devrait pas être étudiée de très près par les autorités françaises. Que se passerait-il si la composition du Conseil constitutionnel était mise en cause devant la CEDH ? La question ne s'est pas encore posée, mais il n'est pas impossible qu'elle se pose, un jour ou l'autre.


Sur le tribunal indépendant et impartial : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1, § 1, D

jeudi 13 mai 2021

Le bulletin de paie du Président de la République : Touchez-pas au grisbi



Les bulletins de paie du Président de la République resteront secrets. Cette décision est celle du Directeur du cabinet du Président, écartant la demande de Lucie Sponchiado, membre de l'Observatoire de l'éthique publique, un think tank créé en 2018. Désireuse d'étudier comment les règles fixant la rémunération du Président édictées en 2012 étaient appliquées, elle s'est vu opposer un refus très sec. Patrick Strzoda, lui écrit en effet que "La communication des documents sollicités apparaît inutile pour vos travaux de recherche". 

La formulation peut surprendre. On n'ignorait rien des immenses connaissances du Président de la République et des services de l'Elysée, couvrant notamment l'épidémiologie, mais on découvre désormais qu'elles sont de nature encyclopédique, au point de pouvoir apprécier quels sont les documents utiles à une recherche que ni le Président ni son directeur de cabinet ne dirige.

L'analyse de cette réponse conduit à constater qu'elle écarte allègrement le droit positif, comme si la Présidence de la République estimait qu'il ne lui est pas opposable.


Coup de frein à la transparence


Pourtant, voilà plusieurs années que le mouvement de transparence administrative engagé depuis les lois de la "troisième génération des droits de l'homme" de la fin des années 1970 s'était quelque peu élargi à la présidence de la République. Dès 2006, le député René Dosière avait obtenu des réponses circonstanciées à des questions écrites portant sur les effectifs des personnels de l'Elysée ou sur le coût de la protection du domicile privé du Président.

Le quinquennat Sarkozy a ensuite été marqué par quelques effets d'annonce. Dans la lettre de mission adressée au "Comité Balladur" chargé de réfléchir à la réforme constitutionnelle, le Président demandait aux participants de s'interroger sur les moyens "de permettre au Président de la République d'exercer ses fonctions de manière transparente et naturelle". De belles paroles qui ne seront accompagnées d'aucune action concrète.

Il faut attendre le quinquennat de François Hollande pour voir bouger les lignes. Un décret du 23 août 2012 précise le régime juridique du traitement perçu par le Président de la République, ainsi que de ses indemnités de résidence et de fonction. Mais ce texte demeure parcellaire, notamment sur le régime de retraite du Président, et il ne donne pas des éléments aussi précis qu'un bulletin de paie. La demande formulée par Mme Sponchiado n'avait donc rien de redondant, et il n'était pas absurde de vouloir étudier comment les dispositions du décret de 2012 étaient mises en oeuvre.

 


 La réponse de l'Elysée 

à la demande de communication de la feuille de paie du Président

Touchez-pas au grisbi

Jeanne Moreau et Jean Gabin. Film de J. Becker. 1954

 

Évolution de la jurisprudence de la CADA

 

C'est ainsi que la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) a compris sa demande d'avis. Après un premier refus des services de la Présidence, la demanderesse s'est en effet tournée vers la CADA pour une demande d'avis, comme l'y autorise la loi du 17 juillet 1978. Les avis de la CADA sont purement consultatifs, mais les rapports de la CADA montrent qu'ils sont largement suivis par les services concernés. 

L'Elysée espérait bien obtenir un avis négatif, dans la suite de celui rendu le 19 mars 2009.  A l'époque, la CADA avait estimé que la loi sur l'accès aux documents administratifs devait être interprétée à la lumière de l'article 67 de la Constitution affirmant l'irresponsabilité du Chef de l'État. Elle considérait donc qu'il ne figurait pas parmi les autorités tenues de communiquer des documents à toute personne en faisant la demande. Il est en effet incontestable que le Président n'est pas une autorité "administrative" au sens où l'entend la loi de 1978. Mais cette jurisprudence de 2009 conduisait à faire de l'irresponsabilité du Président le fondement d'un secret absolu concernant l'ensemble des services de l'Élysée.  La Présidence de la République était ainsi placée à l'écart de toute politique de transparence.

Hélas, les juristes de l'Elysée n'avaient pas tenu compte, dans leur analyse, de l'intervention du décret de 2012. Dans son avis du 10 décembre 2020, la CADA fait évoluer radicalement sa jurisprudence. Elle prend note que la rémunération du Président est désormais fixée par un texte réglementaire, "en fonction de considérations étrangères à la personne ou à l'exercice des fonctions du Président de la République, dont elle est donc détachable". Elle en déduit que les pièces produites ou reçues par le Secrétariat général de la présidence dans le cadre de ses missions sont des documents communicables. Et la CADA de conclure que l'irresponsabilité du Président ne saurait s'opposer à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui énonce un droit de la société "de demander compte à tout agent public de son administration". 

Un avis favorable à la communication du bulletin de paie du Président est donc rendu, sous la réserve du "caviardage" des mentions touchant à la vie privée du Président. On ne peut que se réjouir de cette référence à l'article 15 qui, dans l'ancienne jurisprudence de 2009, était demeuré lettre morte.

L'avis n'a guère impressionné l'Elysée, puisque le secrétaire général persiste dans son refus, sans même se donner la peine de chercher quelques arguments juridiques susceptibles de le justifier. A cet égard, l'éventuel recours de Mme Sponchiado devant le juge administratif sera certainement fort intéressant.

L'enjeu de cette affaire demeure modeste, mais, précisément, elle révèle comment la Présidence de la République entend traiter les citoyens. Alors que la loi de 1978 précise que la simple curiosité de l'administré suffit à justifier une demande de communication d'un document, l'Elysée n'entend pas satisfaire cette curiosité. Alors que la Constitution confie au Président de la République le soin de veiller au respect de la Constitution, l'Elysée se veut au-dessus des lois. 

Surtout, la lecture de la réponse apportée à la demande de communication de ces feuilles de paie laisse l'impression d'une grande incohérence. Le directeur de cabinet affirme en effet qu'une fois occultées les mentions relatives à la vie privée et à la situation fiscale de l'intéressé, il ne subsistera dans le bulletin de paie que "des éléments déjà publics de cette rémunération". Sans doute, mais alors pourquoi refuser l'accès si les éléments sont déjà publics ? 


lundi 10 mai 2021

La dissolution de Génération Identitaire


Après l'association Barakacity et le Comité contre l'islamophobie en France (CCIF), deux groupements proches d'une mouvance islamiste radicale, c'est au tour d'un mouvement de la droite extrême d'être l'objet d'une dissolution administrative. Intervenue par un décret du 3 mars 2021, la dissolution de Génération Identitaire a donné lieu à un référé devant le Conseil d'Etat. L'association et ses dirigeants ont demandé la suspension d'un texte qui, à leurs yeux, portait une atteinte excessive à la liberté d'association. 

La liberté d'association est un principe fondamental reconnu par les lois de la République depuis la célèbre décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 et elle a, en conséquence, une valeur constitutionnelle. Il appartient donc au gouvernement, lorsqu'il envisage la dissolution d'une association, d'"opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré." Une association ne peut donc être dissoute que si cette mesure est indispensable à l'ordre public.

Dans une ordonnance du 3 mai 2021, le juge des référés du Conseil d'État, intervenant en formation collégiale, écarte le recours et considère donc que la dissolution de Génération Identitaire était indispensable à la protection de l'ordre public.

 

La dissolution administrative 

 

Comme dans le cas de Barakacity et du CCIF, la dissolution est juridiquement fondée sur l'article L212-1 du code de la sécurité intérieure, lui-même largement issu d'une ancienne loi du 10 janvier 1936. A l'époque, il s'agissait précisément de permettre au gouvernement de prononcer la dissolution des "ligues" et groupements d'extrême-droite qui avaient participé aux manifestations violentes et bien peu républicaines du 6 février 1934.

Les conditions d'une telle dissolution sont précisément définies par l'article L212-1. Le groupement doit soit être constitué comme un groupe armé, soit avoir pour but de porter atteinte à la forme républicaine du Gouvernement, soit se livrer à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger, soit enfin provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence.

 

Une QPC sans espoir

 

Avant toute chose, Génération Identitaire commence par invoquer l'inconstitutionnalité de ces dispositions et dépose donc une demande de question prioritaire de constitutionnalité. La démarche semble pour le moins désespérée. 

L'association s'appuie en effet sur l'article L332-18 du code du sport qui permet la dissolution ou la suspension pour une durée inférieure ou égale à douze mois d'une association de supporters sportifs dont les membres se sont livrés à "des actes répétés ou un acte d'une particulière gravité et qui sont constitutifs de dégradations de biens, de violence sur des personnes ou d'incitation à la haine ou à la discrimination contre des personnes (...)". Elle invoque également l'article L227-1 du code de la sécurité intérieure qui permet la fermeture d'un lieu de culte, pour une durée qui ne peut excéder six mois,  dans un but de prévention du terrorisme, lorsque "les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la violence, à la haine ou à la discrimination, provoquent à la commission d'actes de terrorisme ou font l'apologie de tels actes". Génération Identitaire voit dans l'article L212-1 du code de la sécurité une disposition qui porte atteinte au principe d'égalité devant la loi, dès lors qu'un mouvement de la droite extrême n'est pas traité de la même manière qu'un groupe de supporters ou les gestionnaires d'un lieu de culte. 

Le juge des référés du Conseil d'Etat ne peut que rappeler une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, selon laquelle le principe d'égalité s'applique aux situations qui sont juridiquement identiques. Tel n'est évidemment pas le cas en espèce, et il rappelle que les groupements de supporters ou les gestionnaires de lieux de culte ne sont pas dissous ou suspendus pour les mêmes faits que les groupements visés par l'article L212-1. 

 

Actualités Pathé du 6 février 1934. Archives de l'INA


Un délai plus que suffisant

 

Le juges des référés commence par écarter rapidement un moyen de procédure. Génération Identitaire se plaint en effet de n'avoir pas bénéficier de suffisamment de temps pour exercer les droits de la défense, mais ses avocats n'ont pas eu l'idée de démontrer cette difficulté en rendant leur mémoire en défense au dernier jour du délai imparti. Informés le 12 février de la mesure de dissolution projetée, ils ont rendu leur mémoire dès le 21 février, soit plus de dix jours avant la fin du délai. Le juge des référés en déduit, logiquement, que ce délai était suffisant.


Des discours et des actes

 

Sur le fond, le juge des référés s'appuie sur deux motifs. L'objet social de l'association est "la défense et la promotion des identités locales, régionales, française et européenne (...) ", objet qui, en soi, n'a rien d'illicite. Mais le juge observe que "sous couvert de participer au débat public", le groupement tend à justifier ou encourager la discrimination, la haine ou la violence envers les étrangers et la religion musulmane". Il cite notamment des slogans ou prises de position mentionnant la lutte contre "la racaille", ainsi que des actes illicites comme l'occupation du toit de la Caisse d'allocations familiales de Bobigny en mars 2019, où avait été déployée une banderole "de l'argent pour les Français pas pour les étrangers ". Certains de ses dirigeants ont d'ailleurs fait l'objet de poursuites ou de condamnations pénales sans que le groupement se soit désolidarisé de leurs agissements. 

Il s'agit, pour le juge des référés, de montrer que Génération Identitaire n'est pas une association dont l'unique objet est de "participer au débat d'intérêt général", au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. La référence à l'occupation du toit de la CAF est destinée à montrer que l'association se livre à des activités illégales portant atteinte à l'ordre public. 

Sur ce point, le juge des référés se réfère à l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 30 juillet 2014, Association "Envie de rêver". On se souvient qu'après le décès du jeune Clément Méric lors d'une rixe avec des militants de la droite extrême, un décret du 12 juillet 2013 prononçait la dissolution de trois mouvements impliqués dans l'agression. Deux étaient des groupements de fait, "Troisième voie" et "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR). Le troisième, "Envie de rêver" était une association qui prêtait le local occupé par les deux précédents. Les trois mouvements étaient proches les uns des autres, et le Premier ministre avait alors estimé impossible de les considérer de manière différenciée. Mais précisément, le juge administratif avait refusé l'amalgame. Il avait estimé que l'activité des deux premiers portaient atteinte à l'ordre public et justifiait donc la dissolution. En revanche, le troisième groupement, celui qui prêtait le local, n'avait commis aucun acte de nature à fonder une telle mesure.

Le juge des référés affirme que Génération Identitaire souhaite " entrer en guerre", et "utilise une imagerie et une rhétorique guerrières". A cette analyse du discours s'ajoute, comme dans le précédent motif, une référence à des faits. Il est ainsi affirmé que l'association "organise des camps d'été au cours desquels des exercices de combat sont proposés (...)". Il s'agit évidemment de se rapprocher du texte même de l'article L212-1 du code de la sécurité intérieure qui permet la dissolution de "groupes de combat ou de milices privées".  

Le juge des référés considère donc, in fine, que la dissolution n'est pas une mesure disproportionnée au regard de la menace que représente Génération Identitaire pour l'ordre public.

Il serait sans doute intéressant de comparer la motivation du décret de dissolution et les motifs développés par le juge des référés. Car le décret se réfère bien davantage aux actes commis qu'à l'idéologie prônant le racisme et la discrimination. Il fait état de la condamnation pénale de certains des membres, des dons reçus émanant notamment de l'auteur de la tuerie de Christchurch, et de la location d'un navire pour tenter d'empêcher les sauvetages et repousser des embarcations de migrants se dirigeant vers les côtes européennes. Tout cela ne figure pas dans les motifs développés par le juge administratif. Sans doute préfère-t-il se concentrer sur l'éventuel recours devant la Cour européenne des droits de l'homme ? 

Celle-ci en effet admet la dissolution d'un groupement au seul regard du "discours de haine" qu'il développe. Dans un arrêt du 13 février 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et a. c. Turquie, la CEDH affirme ainsi que la dissolution d'une association prônant l'instauration de la Charia ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d'association. Cette jurisprudence a ensuite été confirmée dans une décision du 11 décembre 2006, Kalifatstaat c. Allemagne. Il suffit donc qu'un groupement prône publiquement une remise en cause des principes républicains pour justifier la dissolution. Cette jurisprudence est-telle totalement satisfaisante ? Ne risque-t-elle pas, à terme, d'autoriser la dissolution d'associations qui ne représentent aucun danger sérieux pour l'ordre public ? Un groupement doit-il être jugé à travers l'idéologie qu'il promeut ou à travers ses agissements ? Le juge des référés n'apporte pas de réponse précise à cette questions qui se reposera tôt ou tard.


 

 

Sur la dissolution des groupements : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 2, § 1, B  

vendredi 7 mai 2021

Un nouveau projet de loi anti-terroriste, pas si nouveau


Le projet de loi anti-terrorisme relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement est le 35e texte intervenu dans ce domaine depuis la loi du 9 septembre 1986. A l'époque, la loi se voulait une réaction aux attentats qui avaient frappé Paris, issus d'une mouvance islamiste proche du Hezbollah iranien. Aujourd'hui, le projet est présenté, une nouvelle fois, comme une réponse à l'assassinat d'une fonctionnaire de police à Rambouillet, commis par ressortissant tunisien, semble-t-il récemment radicalisé. 

Derrière cet aspect conjoncturel se cache un texte prévu de longue date, destiné d'abord à compléter la loi relative à la sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme (SILT) du 30 octobre 2017, qui avait elle-même pour objet de pérenniser le droit issu de l'état d'urgence, ensuite à toiletter la loi renseignement du 24 juillet 2015. Derrière cette double préoccupation en apparaît une troisième, évidemment moins clairement formulée. Le but est en effet de contourner une jurisprudence parfois très dérangeante du Conseil constitutionnel, démarche qui n'a pas échappé au Conseil d'État qui a rendu son avis sur le texte le 21 avril 2021. 

 

Pérenniser les dispositions de la loi SILT

 

Lors des débats sur la loi SILT, le gouvernement avait limité l'application des dispositions relatives à la prévention du terrorisme à la période s'étendant jusqu'au 31 décembre 2020. Par la suite, la loi du 24 décembre 2020 en a prorogé l'application au 31 juillet 2021. L'actuel projet de loi se propose tout simplement d'abroger les dispositions de l'article 5 de la loi du 30 octobre 2017, celui-là même qui prévoyait le caractère temporaire des dispositions.

De fait, les dispositions provisoires deviennent définitives. Dans son avis, le Conseil d'État, peut-être avec un brin de malice, ne manque pas d'observer que le caractère temporaire ou non des dispositions est rigoureusement sans influence sur l'étendue du contrôle de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel en a en effet jugé ainsi dans sa décision QPC du 16 février 2018, rendue précisément à propos de l'assignation à résidence issue de la loi du 30 octobre 2017.

Parmi ces dispositions ainsi pérennisées figurent les interdictions administratives de fréquenter certains lieux ou de déclarer son changement de domicile, mesures qui peuvent concerner "toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics".

L'un des points les plus contestés du projet réside dans l'allongement des "mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance" (MICAS)  créées par la loi du 30 octobre 2017 et qui s'analysent en fait comme des assignations à résidence. Il s'agit de mesures prises, à l'issue de leur peine, à l'encontre des personnes condamnées pour terrorisme à des peines égales ou supérieures à cinq ans, ou trois ans en cas de récidive. Le projet Darmanin propose d'abord, une "mesure judiciaire de réinsertion sociale antiterroriste", prise par le tribunal d'application de Paris et imposant à la fois des obligations de résidence, de contrôle, de soins, voire de formation. Il prévoit en outre un allongement de douze à vingt-quatre mois la durée maximale d'une mesure individuelle de surveillance.

La constitutionnalité de cette disposition est loin d'être acquise et le Conseil d'État, dans son avis, met en garde le gouvernement sur ce point. En effet, dans sa décision QPC du 29 mars 2018, le Conseil constitutionnel prend en considération la durée limitée de la mesure dans son contrôle de proportionnalité. Considérera-t-il comme proportionnée une mesure donc la durée sera doublée ? En tout état de cause, le risque d'inconstitutionnalité n'est pas inexistant.

D'autres dispositions édictées en ce domaine n'ont pas d'autre but que de réécrire certaines dispositions de la loi SILT, à l'époque plutôt mal rédigées. Il en est de la fermeture des lieux de culte, désormais étendue "aux locaux dépendant des lieux de culte, dont il existe des raisons sérieuses de penser qu'ils seraient utilisés aux mêmes fins pour faire échec à l'exécution de la mesure de fermeture (...)". Cette réécriture s'imposait, pour empêcher qu'une fermeture soit vidée de son contenu par le transfert immédiat du lieu de culte dans un autre local. 



Chappatte. International Herald Tribune. 10 mai 2005

 

Toiletter la loi renseignement


Bon nombre de dispositions de la loi visent à toiletter la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Pour justifier ces modifications, le gouvernement fait état de deux avis favorables émis par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) dans des délibérations du 7 et du 14 avril 2021. A dire vrai, on ignore si la CNCTR donne un avis favorable à l'action du gouvernement, ou si c'est le gouvernement qui s'efforce de donner satisfaction à des demandes formules par les services de renseignement.

Dans sa rédaction actuelle, le projet prévoit d'abord la mise en place de procédures fluidifiant les échanges de renseignement entre les services concernés, y compris les services de police. Sur ce point, le texte n'apporte rien de bien nouveau, et le but est plutôt d'affirmer dans la loi une volonté d'améliorer la circulation de l'information, dans une préoccupation de meilleure efficacité. Cette disposition ne pose pas de difficulté sérieuse, dès lors qu'elle ne modifie pas réellement le droit existant. 

L'extension des interceptions des correspondances à celles échangées par voie satellitaire semble également se borner à intégrer ce mode de communication, sans modifier le principe même de l'interception. En réalité, cette interception pose bon nombre de problèmes car les procédés techniques ne permettent pas réellement de cibler l'échange recherché. Le risque est alors grand d'intercepter toutes les correspondances émises ou reçues par voie satellitaire, pour, ensuite, faire un tri. Le risque d'une collecte de masse des données personnelles est alors important, et il est probable que le débat parlementaire sera vif sur ce point. D'ores et déjà, le Conseil d'État suggère de ne mettre en oeuvre de telles dispositions qu'à titre expérimental, tant que les procédés techniques de captation n'ont pas été améliorés.


Surveillance et algorithmes


L'aspect le plus contesté du projet réside, en matière de renseignement, dans l'inscription dans la loi de l'utilisation des algorithmes à des fins de renseignement. L'idée n'est pas nouvelle et l'article L 851-3 du code de la sécurité intérieure, issu de la loi de 2015, autorise le Premier ministre, après avis de la CNCTR, à imposer aux opérateurs et fournisseurs d'accès la mise en oeuvre d'algorithmes de nature à détecter des connexions susceptibles de révéler une menace terroriste. Ils ne peuvent porter que sur les données de connexion, sans permettre l'identification immédiate des personnes. C'est seulement si la menace est avérée que l'identité de l'intéressé peut être recherchée.

Après une période d'expérimentation, le projet de loi se propose d'améliorer l'efficacité des algorithmes en étant leur usage aux URL, c'est-à-dire aux adresses web complètes. A l'appui de cette mesure, le ministre de l'intérieur invoque le fait que Facebook ou Google utilisent déjà cette technique à des faits de marketing commercial et que l'on ne voit pas sur quel motif elle serait interdite à des services qui ont pour finalité de protéger la sécurité publique. L'argument n'est pas sans valeur, mais il faut aussi noter que cette technique consiste en un large filet dérivant qui traite un nombre considérable de données, dans le but d'identifier une menace. 

Le débat sera certainement vif sur cette question, mais le gouvernement a déjà reçu un appui indirect du Conseil d'État, non pas dans sa formation administrative mais dans sa formation contentieuse. Dans sa décision French Data Networks et autres du 21 avril 2021, il a en effet admis la légalité de plusieurs décrets de 2015 qui imposent aux opérateurs de télécommunication de conserver pendant un an toutes les données de connexion des utilisateurs pour les besoins du renseignement et des enquêtes pénales. De fait, cette décision rend possible l'utilisation des algorithmes et le traitement de ces données. 

Ce type de projet de loi suscite toujours des débats très vifs entre d'un côté un gouvernement qui veut, à tout prix, trouver des moyens de nature à lutter efficacement contre une menace terroriste actuellement très importante, et des de l'autre côté des associations qui ont tendance à rejeter toute collecte de données personnelles à des fins de sécurité. Entre ces deux approches, un équilibre devra être trouvé, recherchant notamment un encadrement juridique de ces techniques. On peut regretter, sur ce point, que le Conseil d'État ne puisse jouer totalement son rôle de conseil du gouvernement et du parlement. En effet, sa formation administrative est, en l'espèce, liée par l'arrêt récent rendu par sa formation contentieuse. A cet égard, la préparation de ce projet de loi illustre parfaitement l'impossibilité de séparer totalement les deux missions remplies par le Conseil d'État.


Sur les fichiers de police : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5 § 3, A.