« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 30 septembre 2020

Courage fuyons


Une nouvelle fois, le juge des référés du Conseil d'Etat vient de rendre, le 25 septembre 2020, l'une de ces ordonnances de "tri" dont il a le secret. C'est bien de secret dont il s'agit car précisément cette ordonnance est plus ou moins introuvable. On ne la trouve ni sur Légifrance, ni sur Ariane, la base de jurisprudence de la juridiction administrative. Heureusement, Dalloz-Actualité en a eu connaissance et l'a publiée dans son édition du 28 septembre, répondant ainsi aux attentes de bon nombre de lecteurs.


Une ordonnance de tri


Pour le Conseil d'Etat en revanche, ces ordonnances, prévues par l'article L 522-3 du code de la justice administrative, sont sans importance. Ne s'agit-il pas de rejeter une demande de référé, sans audience, au motif qu'elle s'appuie sur des moyens manifestement infondés, irrecevables et inopérants, ou qui ne reposent sur aucun fait établi ?

La question traitée était pourtant d'une grande actualité. L'Association de défense des libertés constitutionnelles (ADELICO) et le syndicat Unité Magistrats SNM-FO demandaient au juge des référés d'ordonner la suspension de l'exécution d'une décision du 18 septembre par laquelle le Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, a chargé l'Inspection générale de la justice d'une enquête administrative sur trois magistrats qui exercent ou ont exercé leurs fonctions au Parquet national financier (PNF). Observons à ce propos que l'ordonnance commence par une erreur factuelle. Le juge des référés affirme que les magistrats sont "affectés" au PNF, ce qui est faux dans le cas d'Eliane Houlette qui a quitté ses fonctions à la direction du Parquet depuis l'été 2019. 

Cette erreur factuelle témoigne de la manière dont la demande a été traitée. Le but était de l'écarter discrètement en utilisant l'ordonnance de tri, et il était donc indispensable de trouver un motif la justifiant, un motif qui surtout éviterait soigneusement au juge des référés de se prononcer au fond. 

 

 

Le Magicien d'Oz. Victor Fleming. 1939
 

 

Le détournement de pouvoir

 

Les requérants s'appuyaient sur rien de moins que le détournement de pouvoir. Selon la définition classique, un acte est entaché de détournement de pouvoir lorsque ses motifs sont étrangers à l'intérêt général théoriquement poursuivi par la décision. En simplifiant quelque peu, on peut considérer qu'il s'agit d'un acte qui ne comporte aucun vice de forme et de procédure mais qui a été pris dans un autre but que l'intérêt général, par exemple l'intérêt d'un parti politique ou l'intérêt personnel de son auteur. 

La question méritait d'être posée, mais le juge des référés entendait précisément ne pas la poser, pour ne pas avoir à y répondre. Pourtant, on sait que la décision d'Eric Dupond-Moretti constitue la seconde saisine de l'Inspection générale de la Justice sur le Parquet financier. Celle-ci avait déjà rendu un rapport, il y a à peine quinze jours, dans lequel elle affirmait que le Parquet avait agi dans le respect des dispositions du code de procédure pénale, lorsqu'il avait mené une enquête recherchant un éventuel informateur de Nicolas Sarkozy et de son conseil, impliquant la communication des fadettes de certains avocats. Pourquoi donc susciter une seconde enquête, en feignant de croire que le premier rapport révélait des faits justifiant des poursuites disciplinaires ? La simple lecture du rapport permet de comprendre que c'est faux.

Se poser la question du détournement de pouvoir impose donc de rechercher le but poursuivi par le Garde des Sceaux. Ses motifs sont-ils étrangers à l'intérêt général ? Il y avait tout de même un élément de fait de nature à nourrir le doute. L'avocat Dupond-Moretti avait en effet porté plainte contre le PNF, plainte que le ministre Dupond-Moretti avait ensuite retiré en hâte, le jour même de sa nomination ?  Comment ne pas penser que le ministre poursuit l'objectif de l'avocat ? Comment ne pas penser que cette mise en cause du PNF intervient au moment opportun pour décrédibiliser ses réquisitions dans l'affaire Paul Bismuth qui va très bientôt être jugée devant le tribunal correctionnel ? L'acte a-t-il été pris dans un but d'intérêt général ou dans l'intérêt personnel de son auteur ? Pour ne pas avoir à répondre à cette question, le juge préfère ne pas le poser.

 

L'absence d'intérêt pour agir

 

Il a donc choisi la solution la plus simple et la moins courageuse. Il a déclaré la requête "manifestement irrecevable", au motif que les requérants n'avaient pas un intérêt pour agir suffisant. Il estime ainsi que le syndicat Unité Magistrats SNM-FO n'a pas intérêt pour agir, car la décision de saisine de l'Inspection générale de la justice ne porte pas atteinte aux droits et prérogatives de ses membres. Cette définition de l'intérêt pour agir pour agir semble étroite, et même très étroite. En droit, les agents publics et leurs groupements sont en effet recevables à contester toutes les mesures susceptibles de "porter atteinte aux droits qu'ils tiennent de leur statut". En mettant en cause trois agents du PNF sans motif, le ministre de la justice ne porte-t-il pas atteinte, de manière générale, au principe d'indépendance des juges ? Là encore, on aurait aimé connaître la réponse à cette question. 

Quant à l'intérêt pour agir de l'association ADELICO, il est écarté au motif que ses statuts définissent son objet social d'une manière trop générale. Et le juge des référés de citer in extenso cet objet social qui est "d'assurer en France la promotion et la garantie des droits fondamentaux et de veiller à la séparation des pouvoirs". Pour le juge des référés du Conseil d'Etat, la décision d'un membre du gouvernement qui cherche à décrédibiliser l'autorité judiciaire appelée à requérir dans un affaire prochainement jugée n'a vraiment rien à voir, mais rien du tout, avec la séparation des pouvoirs.

On comprend pourquoi le Conseil d'Etat préfère enfouir ses ordonnances de tri, et plus particulièrement celle du 25 septembre 2020, dans l'oubli le plus profond. Une telle décision n'est évidemment pas digne de la prochaine édition des "Grands Arrêts", ne s'intègre pas très bien dans l'élément de langage sur le "Conseil-d'-Etat-protecteur-des-libertés". N'aurait-il pas été préférable d'organiser une audience, de débattre de l'éventuel détournement de pouvoir, probablement pour l'écarter in fine car il est toujours bien difficile à prouver ? Au moins le Conseil d'Etat aurait donné l'impression de rendre un arrêt, et non pas un service.

 

Sur l'indépendance des juges  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1, § 1D

 

dimanche 27 septembre 2020

La mère est amère et le père perd ses re-pères : Filiation et changement de sexe


Dans un arrêt du 16 septembre 2020, la première chambre civile de la Cour de cassation confirme le rejet d'une demande de transcription de la reconnaissance de maternité d'une femme transgenre, Mme X. La décision semble étrange dans la mesure où ce lien biologique est bel et bien présent. Mais il s'agit, en l'espèce d'une filiation paternelle. 

Il convient d'expliquer un peu une situation tout-à-fait exceptionnelle. Mme Y et M. X. se sont mariés en août 1991 et ont eu deux enfants en 2000 et 2004. Par la suite, M. X. a pris conscience de son identité sexuelle féminine. Il a donc demandé un changement de sexe dans les actes de l'état civil, et il est devenu Mme X par un jugement de 2011. Le couple était toujours marié, union de deux femmes avant même l'intervention de la loi sur le mariage des couples de même sexe. Mais Mme X. n'a pas, à l'époque, achevé sa conversion sexuelle. En témoigne la naissance du troisième enfant du couple, en 2014. Mme X. entend donc avoir avec cet enfant un lien de filiation maternelle, conforme à son état civil, alors qu'il a été  conçu par la méthode artisanale, par ses gamètes masculins.

Le transsexualisme se définit comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et de prénom dans le registre d'état-civil. C'est exactement ce qu'a fait Mme X., et elle est ainsi la victime inattendue d'une jurisprudence libérale.

 

Victime d'une jurisprudence libérale

 

En effet, le changement de sexe est une opération de très longue durée. Pendant de nombreuses années, la jurisprudence, incarnée dans deux arrêts de la Cour de cassation intervenus le 13 février 2013. Dans les deux cas, la Cour refusait la modification de l'état-civil des requérants, au motif qu'ils ne produisaient pas "la preuve médico-chirurgicale" de leur changement de sexe. Autrement dit, le changement de sexe et de prénom ne pouvait être prononcé qu'à l'issue de longues années de traitement hormonal et de plusieurs interventions chirurgicales.

Mais tout a changé avec un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) du  6 avril 2017 A. P. Garçon et Nicot c. France. Pour la Cour, en subordonnant le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique", le droit français portait une atteinte excessive à la vie privée des intéressés. Les juges ont alors abonné définitivement le critère de la stérilité, jusqu'alors largement utilisé pour démontrer l'effectivité de la conversion sexuelle. Cette jurisprudence libérale a été largement saluée, la personne n'étant plus contrainte durant de longues années de vivre dans un état civil ne correspondant pas à son identité profonde. La loi du 18 novembre 2017 de modernisation de la justice du XXIe siècle a finalement démédicalisé la procédure. Il est désormais possible de prouver le transsexualisme par tout autre moyen, comme le fait de se présenter publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ou d'avoir déjà changé son prénom. Il n'est plus impossible de demeurer biologiquement un homme en se revendiquant psychologiquement comme une femme. 

Précisément, Mme X. est demeurée biologiquement un homme,  capable d'avoir un enfant. Et le problème est que la loi est parfaitement muette sur le cas des enfants nés pendant la période de conversion.

 

 

T'es plus dans l'coup, Papa. Ludivine Sagnier

 Huit Femmes. François Ozon. 2002

 

Les enfants nés pendant la période de conversion


La Cour d'appel de Montpellier, statuant sur cette même affaire le 14 novembre 2018, s'était trouvée face à une situation juridique inextricable. 

Il était impossible de répondre positivement à la demande de Mme X, qui désirait qu'un lien de maternité soit établi. La Cour d'appel constate que le droit positif ne reconnaît pas l'existence de deux liens de filiation de même sexe, dualité qui irait à l'encontre du principe "mater semper certa est". Seule subsiste alors l'adoption, mais Mme Y. déclare la refuser, ce qui est évidemment son droit le plus strict, la mère biologique pouvant toujours s'opposer à l'adoption de son enfant. Bien entendu, le couple écarte une solution par laquelle Mme X. se verrait contrainte d'adopter son enfant biologique.

Il n'était pas davantage possible d'imposer une filiation paternelle, même si celle-ci était conforme à la vérité biologique. Mme X. a désormais l'état civil d'une femme, et c'est au nom du respect de sa vie privée qu'elle a obtenu cet état civil. Lui imposer une identité sexuelle qui n'est plus la sienne reviendrait à porter atteinte à sa vie privée, alors même qu'elle continue les opérations de conversion sexuelle. 

 

Le refus du "parent biologique"

 

Devant cette situation inédite, la Cour d'appel de Montpellier avait fait oeuvre créatrice en décidant l'inscription de Mme X. sur l'acte de naissance de l'enfant comme "parent biologique", sans mention de sexe. Ce choix présentait l'avantage de faire en sorte que le troisième enfant d'une famille se trouve dans la même situation juridique que ses frères. Mais il ne satisfaisait pas la requérante qui voulait être reconnue comme mère de son enfant, conformément à sa nouvelle identité sexuelle.

La Cour de cassation, quant à elle, ne considère que le droit positif. Elle se borne à constater que la cour d'appel a créé une nouvelle catégorie juridique qui n'est pas prévue par la loi, le code civil ne connaissant que "le père" et "la mère". Quant à l'intérêt supérieur de l'enfant, il n'est pas si évident à établir. En effet, l'égalité au sein de la fratrie peut être invoquée par la Cour de cassation pour justifier le choix d'attribuer à celui né en 2014 une filiation identique à celle de ses frères nés avant 2011. Mais si l'intérêt de l'enfant exige qu'il ait une filiation établie à l'égard de ses parents, il n'est pas certain que son intérêt soit que cette filiation corresponde au sexe choisi par son parent transgenre. Pour la Cour, le choix d'une filiation paternelle correspond la réalité biologique et n'emporte pas de conséquences excessives sur la vie privée du parent transgenre qui n'est évidemment pas contraint de renoncer à sa nouvelle identité sexuelle.

Dans une telle affaire, il n'y avait sans doute pas de bonne solution. On peut toutefois regretter que la Cour de cassation n'ait pas cherché, elle aussi, à faire oeuvre constructive. Son avocat général l'y incitait pourtant, faisant observer que la loi bioéthique actuellement en cours de discussion, ouvrait l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes, imposerait bientôt une double filiation maternelle des enfants. Par ailleurs, il peut sembler étrange que la jurisprudence soit plus sévère à l'égard de Mme X., parent biologique de son enfant, qu'à légard de la mère d'intention d'un enfant né à l'étranger par gestation pour autrui. Dans un arrêt du 4 octobre 2019, la Cour de cassation a en effet accepté, après bien des réticences, la  transcription de la filiation maternelle des jumelles Mennesson, se pliant à l'avis de la CEDH qui affirmait, en avril 2019, que les parents sont ceux qui apportent aux enfants "l’environnement dans lequel ils vivent et se développent et (...) qui ont la responsabilité de satisfaire à leurs besoins et d’assurer leur bien-être". Mme X. n'a pas droit à un traitement identique, alors même que le couple n'a eu recours à aucune technique de gestation illicite en droit français.

Derrière cette rigueur se cache sans doute une volonté de susciter l'intervention du législateur, alors même que les débats sur les débats de la loi bioéthique ne sont pas clos. En renvoyant l'affaire à la cour d'appel de Toulouse, elle laisse le temps d'une évolution législative. Car le responsable de cette situation est le législateur qui ne s'est jamais réellement intéressé au statut des transgenres, laissant les juges élaborer un droit purement réactif, au fil des affaires qui se présentent à eux et des décisions de la CEDH.


lundi 21 septembre 2020

Les conflits d'intérêts du Garde des Sceaux




Le vendredi 18 septembre 2020, un communiqué d'Eric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux a annoncé l'ouverture d'une enquête dirigée contre trois magistrats, deux exerçant leurs fonctions au Parquet national financier (PNF), et Eliane Houlette, ancien Procureur national financier, aujourd'hui retraitée. Cette enquête administrative est présentée comme se déroulant "en amont d’éventuelles poursuites disciplinaires, portant sur un dysfonctionnement de service ou sur la manière de servir d’un magistrat (...)". 

A l'évidence, le Garde des Sceaux entend régler les comptes de l'avocat Dupond-Moretti. Celui-ci n'a pas apprécié l'enquête préliminaire menée par le PNF qui, en 2014, avait obtenu les relevés téléphoniques ("fadettes") de certains avocats. Cette réquisition avait pour but d'identifier la personne susceptible d'avoir informé Nicolas Sarkozy et son avocat, Maître Thierry Herzog, qu'ils étaient sur écoute, dans le cadre de l'affaire de trafic d'influence. A l'époque, l'ancien président était accusé d'avoir promis à un ex-haut magistrat un poste à Monaco en échange d'informations sur l'affaire en cours. Maître Dupond-Moretti faisait partie des avocats dont les fadettes ont été communiquées, et lorsqu'il l'a appris, au printemps 2020, il a déposé une plainte pour  "atteinte à la vie privée", plainte retirée le jour même de sa nomination comme garde des Sceaux.

Devenu Garde des Sceaux, l'avocat entend bien se venger et, dans ce but, il n'hésite pas à organiser l'intimidation des magistrats du PNF, et, derrière le PNF, de l'ensemble de la magistrature. 

 

Intimidation des magistrats

 

Le Garde des Sceaux saisit donc l'Inspection générale de la Justice (IGJ). Deux jours plus tôt, cette même Inspection, déjà saisie par Madame Belloubet quelques jours avant le changement de gouvernement, avait pourtant rendu un rapport ne constatant aucune violation du droit dans la gestion de cette affaire par le PNF. Et le rapport de préciser que "les dispositions du code de procédure pénale relatives aux réquisitions adressées aux opérateurs de téléphonie ne prévoient aucune protection liée à l'exercice de la profession d'avocat". Pourquoi le droit interdirait-il l'accès aux fadettes des avocats, alors qu'il autorise l'interception de leurs conversations, sous la seule condition d'information du bâtonnier ? Dans un arrêt du 16 juin 2016 Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, la Cour européenne des droits de l'homme refuse de considérer comme confidentielle toute conversation entre un avocat et son client. La Cour de cassation elle-même, dans une décision du 22 mars 2016 avait refusé de prononcer la nullité des écoutes touchant les conversations entre Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog. Rien dans le code de procédure pénale ne laisse penser que l'accès aux fadettes dans le cadre d'une enquête préliminaire serait illégal. Mais précisément, l'avocat Dupond-Moretti ne l'entend pas de cette oreille. Le droit ne lui convient pas, et il entend bien le changer.

L'IGJ a rendu un rapport exonérant totalement le PNF et se bornant à suggérer quelques améliorations organisationnelles pour lutter contre la lenteur des procédures. Qu'à cela ne tienne ! le Garde des Sceaux demande un second rapport à la même Inspection générale. Etrange choix. Certes la règle Non bis in idem n'est pas directement en cause, car le rapport de l'IGJ n'a pas l'autorité de chose jugée et le rapport qu'elle est invitée à faire n'aura rien de disciplinaire. Mais cette institution est de nature purement administrative et elle demeure placée sous l'autorité du Garde des Sceaux. Sera-t-elle en mesure de résister à la pression du ministre qui exige un second examen de la même affaire dans le but d'obtenir des conclusions différentes ?

Cet acharnement du Garde des Sceaux est d'autant plus étrange que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), cette fois saisi par le Président de la République a, lui aussi, rendu un avis rendu public le même jour que le rapport de l'IGJ. La déception du Garde des Sceaux a dû être grande, car le CSM se prononce cette fois sur l'affaire Fillon évoquée lors de l'audition de Mme Houlette  devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Le CSM mentionne que les relations entre le pouvoir exécutif et le PNF se sont déroulées "dans le strict respect du cadre légal", même si les relations avec le parquet général "ont pu être marquées par une certaine tension, dans un contexte politico-médiatique hors-norme". Aucune irrégularité n'est donc reprochée au PNF, ce qui doit agacer le ministre. Mais cet agacement a dû confiner à l'irritation lorsque le CSM ajoute que pour résoudre les problèmes liés aux relations institutionnelles entre le parquet général et le PNF, "il conviendrait "d'aligner intégralement le statut des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège". Le CSM suggère donc de mettre fin au pouvoir hiérarchique du Garde des Sceaux sur les magistrats du parquet. Inutile de dire que ce rapport n'a certainement pas été du goût d'Eric Dupond-Moretti.
 
Si l'on s'en tient à cette analyse, on peut simplement déduire que les magistrats du PNF ne risquent rien, dans la mesure où aucun manquement à la discipline ne semble devoir être retenu contre eux. Reste la question essentielle : Pourquoi le Garde des Sceaux se livre-t-il à une telle mascarade ?  
 
 

Bygmalion. Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2016


Protéger Nicolas Sarkozy

 

L'ancien président de la République doit être jugé devant le tribunal correctionnel de Paris, d'abord fin novembre pour corruption et trafic d'influence dans l'affaire dite "des écoutes", puis au mois de mars 2021 pour financement illégal de sa campagne électorale, dans l'affaire Bygmalion. Or le Garde des Sceaux voudrait entraver le cours normal de la justice qu'il ne procéderait pas autrement. Déjà, le numéro de duettistes auquel il s'est livré à l'Assemblée avec Éric Ciotti, sarkozyste historique, ne manquait pas de saveur. Il ne fait aucun doute, en effet, que Nicolas Sarkozy et ses avocats vont user de tous les moyens juridiques à leur disposition pour repousser ces procès, QPC et... mise en cause de l'accusation. N'est-il pas envisageable qu'ils demandent que le report du premier procès au motif qu'une inspection est en cours ? Ensuite, peut-être espèrent-t-ils que ces procédures saperont la crédibilité de l'accusation, en l'occurrence portée par le PNF ? Les enquêtes diligentées par le Garde des Sceaux ont exactement le même objet : décrédibiliser et fragiliser le Parquet financier.


Menacer le Parquet national financier



Eric Dupond-Moretti ne peut ignorer que les accusations qu'il formule contre les trois magistrats du PNF sont totalement dépourvues de fondement juridique. Mais peu importe, un avocat sait qu'il n'y a pas de fumée sans feu, qu'il suffit de prendre une posture pour provoquer le soupçon... et c'est ce qu'il fait, en vieil habitué des prétoires. La procédure diligentée contre les trois magistrats vise en réalité l'ensemble du PNF, invité à se tenir tranquille. Il est vrai que l'avocat Dupond-Moretti n'est sans doute guère satisfait car il n'a jamais gagné une seule affaire initiée par le Parquet financier. De Cahuzac à Balkany, cela s'est toujours mal passé et certains dossiers défendus par Maître Dupond-Moretti sont toujours devant le PNF. Il a certes officiellement renoncé à son cabinet d'avocat, au moins provisoirement, mais le problème reste entier. En démolissant le Parquet financier, le ministre agit dans l'intérêt objectif de ses anciens clients.
 
Une institution qui a rapporté plus de dix milliards d'euros à l'Etat, en sanctionnant les produits de la corruption et de la fraude fiscale ne plaît pas à tout le monde. Au moment où va bientôt s'ouvrir une nouvelle campagne électorale, avec des besoins en financement toujours plus grands, il est peut-être temps d'inviter le PNF à se faire discret, sinon... 
 
L'analyse est évidemment confortée par l'attitude générale du ministre vis-à-vis de la magistrature. Après avoir affirmé sa volonté de protéger son indépendance, il la poursuit de sa vindicte, d'abord en attaquant de front le PNF, ensuite en proposant la nomination d'une avocate à la direction de l'Ecole nationale de la magistrature.
 
 

Au coeur du conflit d'intérêts

 

Nous nous trouvons ainsi au coeur du conflit d'intérêts. Ces décisions sont-elles prises par le Garde des Sceaux dans un but d'intérêt général ou par l'avocat Dupond-Moretti profitant de son poste ministériel pour régler ses comptes ? Le simple fait de poser la question témoigne de l'ampleur du problème. 

Le conflit d'intérêts est défini par plusieurs textes, car il peut concerner aussi bien les ministres que les parlementaires, les magistrats ou les élus locaux. Dans tous les cas, la même définition a cours, inspirée du rapport Sauvé remis au Président de la République en janvier 2011 : "constitue un conflit d'intérêts toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction". Il faut insister sur cette notion d'apparence du conflit d'intérêts : il suffit que la situation suscite le doute sur son existence pour qu'il soit constitué. Car l'institution ainsi soupçonnée ne peut plus, en effet, inspirer le respect.

Il est vrai qu'Eric Dupond-Moretti ne semble guère préoccupé par ces questions. La déclaration d'intérêts qu'il devait remettre à la Haute autorité sur la transparence de la vie politique dans les deux mois suivant sa nomination ne figure toujours pas sur son site. Mais il ne s'agit là que d'un détail par rapport au conflit d'intérêts que représentent ses démarches visant à intimider, voire détruire, le PNF.  Les décisions du ministre mériteraient sans doute une réflexion juridique plus approfondie sur l'existence même de ce conflit d'intérêts ? La Haute Cour de Justice ne pourrait-elle être saisie d'une plainte sur ce fondement ?



jeudi 17 septembre 2020

La loi sur les séparatismes et la liberté d'association


Le contenu du futur projet de loi sur les séparatismes n'est pas encore réellement connu. De ce mot "séparatisme", le président de la République a fait un slogan. En février 2020, dans un discours prononcé à Mulhouse, il a ainsi affirmé : "Notre ennemi est le séparatisme". Puis dans celui du Panthéon, célébrant le 150è anniversaire de la IIIè République, il a évoqué le "patriotisme républicain", ajoutant aussitôt : "La République indivisible n'admet aucune aventure séparatiste". Belles paroles certainement, mais qui ne donnent aucune information, ni sur la définition du séparatisme, ni sur le contenu de la future loi. 

Marlène Schiappa, nouvelle ministre "chargée de la citoyenneté" s'est efforcée d'apporter quelques précisions dans une interview donnée au Parisien du 6 septembre 2020. A ce stade, elle a surtout évoqué la liberté d'association qui, au nom de la lutte contre les séparatisme, pourrait être l'objet de restrictions. Les associations "ennemies de la République" se verraient ainsi privées de toute aide financière publique et celles qui ne respectent pas "les valeurs de la République" pourraient être fermées.

Les juges vont certainement être plongés dans un abime de perplexité quand il vont devoir distinguer les associations "ennemies de la République" et celles qui n'en respectent pas "les valeurs". Une association "ennemie de la République" est-celle celle qui refuse le régime républicain ? Il existe ainsi une multitude de petits mouvements politiques non républicains. Tel est le cas des différentes obédiences des partisans de la restauration monarchique, plus folkloriques que dangereux pour la République. Et on ne voit pas en quoi il serait illicite de se déclarer monarchiste, de la même manière qu'il n'est pas illicite de se déclarer anarchiste révolutionnaire et dernier défenseur de la pensée marxiste léniniste. Quant aux "valeurs" de la République, personne n'en a jamais dressé une liste exhaustive. Et celles auxquelles on songe comme la dignité ou le principe de non-discrimination sont d'abord des normes juridiques dont le non-respect est déjà sanctionné par les juges. Il en est de même du principe de laïcité, qui n'est pas tant une "valeur" qu'une norme constitutionnelle consacrée dans l'article 1er de la Constitution. La considérer comme une "valeur" revient ainsi à l'affaiblir alors que le but de la loi devrait être de la faire respecter.

Si jamais ils parviennent à surmonter cette douloureuse épreuve terminologique, les juges vont aussi devoir se poser la question du caractère redondant de ces réformes.

 

La Charte de la laïcité

 

L'idée est loin d'être nouvelle. Dès 2007, le Premier ministre François Fillon avait signé une circulaire invitant l'ensemble des membres du gouvernement à diffuser une "Charte de laïcité" dans l'ensemble des services, Ce texte, élaboré à l'époque par le Haut conseil à l'intégration, devait même être affiché "de manière visible et accessible dans les lieux qui accueillent du public ». La démarche était claire : il s'agissait d'une simple opération d'affichage.

Par la suite, l'idée d'une Charte plus contraignante a fait son chemin. La Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) a ainsi mis en oeuvre une Charte de la laïcité dans toute la branche famille par une circulaire du 23 septembre 2016. Les associations ne peuvent alors obtenir une aide que si elles ont signé ce document par lequel elles s'engagent notamment à respecter l'égalité entre les hommes et les femmes, le principe de dignité etc. En soi, l'idée n'a rien de choquant, si ce n'est qu'il serait peut-être plus simple et plus dissuasif de poursuivre systématiquement les responsables d'associations coupables des infractions graves que constituent des faits de discrimination ou d'atteinte à la dignité de la personne. 

Les collectivités locales, y compris les conseils régionaux, ont adopté des chartes identiques applicables aux mouvements associatifs actifs dans la collectivité et sollicitant aides et subventions. C'est à ce niveau qu'a été posée pour la première fois la question de la légalité d'une telle mesure. Le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a été saisi de la délibération du conseil municipal d'Aix-en-Provence conditionnant l'octroi de subventions à la signature d'une charte de la laïcité. Les associations devaient afficher dans leurs locaux la Déclaration des droits de l'homme et intégrer dans leurs statuts "les principes et valeurs de la République ainsi que le principe de laïcité qui en découle". Le juge des référés a suspendu cette délibération, non pas parce que la collectivité exigeait le respect de la laïcité, mais parce qu'elle imposait aux associations une modification de leurs statuts. Or la liberté d'association implique la liberté de s'organiser et de définir ses statuts, dès lors qu'ils ne contreviennent pas aux lois en vigueur, principe affirmé notamment par la Cour européenne des droits de l'homme dans son arrêt Lovric c. Croatie du 4 avril 2017.

Quoi qu'il en soit, l'efficacité d'une telle procédure semble bien difficile à évaluer. On ne trouve pas d'exemple dans la jurisprudence de recours effectués par des associations qui se seraient vu refuser une subvention au motif qu'elles n'auraient pas signé la charte. S'agirait-il d'une mesure cosmétique visant davantage les électeurs de la commune que les associations ? En tout cas, cette réforme ne permet en rien de sanctionner une association qui écarte le principe de laïcité, dès lors qu'elle ne demande pas de subvention. Le problème des groupements affichant une finalité sociale pour mieux pratiquer le prosélytisme religieux ne risque donc pas d'être résolu.


Étude "La Séparation". Glinka

Alexandre Sokolov, piano


La fermeture des associations

 

La seconde réforme mentionnée par Marlène Schiappa dans Le Parisien est bien plus surprenante. Elle consiste à fermer une association qui diffuserait une parole contraire aux "valeurs de la République". La ministre ignorerait-elle l'existence même de la grande décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 juillet 1971, celle-là même par laquelle il s'est approprié le contrôle de constitutionnalité ? En faisant de la liberté d'association un principe fondamental reconnu par les lois de la République et en l'érigeant ainsi au niveau constitutionnel, le Conseil la protégeait contre d'éventuelles atteintes de l'Exécutif. C'est ainsi qu'un préfet ne saurait refuser le récépissé de déclaration d'une association. Dans l'hypothèse où son objet est illicite, il doit alors saisir le juge pour demander la dissolution judiciaire du groupement. 

En proposant, non sans naïveté, une fermeture des associations par l'Exécutif, la future loi sur les séparatisme prendrait évidemment le risque énorme d'une déclaration d'inconstitutionnalité. Il est vrai que les travaux parlementaires récents nous ont habitué à ce type d'errement, qu'il s'agisse de la loi Avia sur les discours de haine, ou des mesures de sûreté prises à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes par la loi du 10 août 2020. Ces deux textes grossièrement inconstitutionnels ont été annulés, presque dans leur totalité, par le Conseil. Si le gouvernement ne se livre pas, pour une fois, à une véritable analyse juridique, la loi sur les séparatismes pourrait connaître un sort identique.

Serait-ce volontaire ? Certains pensent que la loi sur les séparatismes n'a pas d'autre but que d'affirmer le principe de laïcité à des fins électorale.  Il est vrai que la politique menée depuis plusieurs années s'oriente vers un sécularisme à l'américaine visant à protéger la liberté religieuse contre les ingérences de l'Etat, alors même que le principe de laïcité a précisément l'objet contraire de protéger l'Etat contre les ingérences des religions. Dans ce cas, peu importe une éventuelle déclaration d'inconstitutionnalité. Le gouvernement pourra dire qu'il a fait ce qu'il a pu, et que si les choses restent en l'état, c'est bien la faute du Conseil constitutionnel. D'autres pensent plus simplement que les projets de loi sont aujourd'hui rédigés par des spécialistes de la communication, parfois par des cabinets privés, quelquefois par des ONG, mais jamais par des juristes. Au moins, ces derniers ont la consolation de rire un peu, moment de gaîté qui n'a rien de négligeable.


Sur la liberté d'association  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 2, § 1 B


dimanche 13 septembre 2020

Nom de Dieu ! Le salafisme serait-il soluble dans l'injure ?


Dans un arrêt du 1er septembre 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation casse sans renvoi une décision de la Cour d'appel de Paris qui avait confirmé la condamnation du requérant, M. Y., pour injure publique envers une personne à raison de son appartenance à une religion et avait accordé à la victime une réparation civile.

M. Y. était en effet poursuivi pour avoir publié sur Twitter les deux messages suivants, tous deux marqués par un style particulièrement fleuri : « Si tu as un peu de courage enfant de putain de salafiste de merde suis moi et on se rencontre @M.. » et « Tu me RT petite merde, follow moi si ta des couilles qu’on se parle, je viens te voir où tu es @M.. ».  Le fondement des poursuites résidait dans l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881 qui "punit d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende l'injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de (...) leur appartenance (...) à une religion déterminée". La condamnation ne saurait donc, en l'espèce, être prononcée que si le juge répond de manière positive à la question suivante : le salafisme peut-il être considéré comme témoignant de l'appartenance à une religion déterminée ? Précisément, la Cour casse la décision de la Cour d'appel parce qu'elle ne s'est pas posé la question avant de condamner le requérant.

 

Le salafisme, doctrine politique ?


La jurisprudence sur ce point manque de clarté et on a le sentiment que les juges préfèrent contourner l'obstacle plutôt que l'affronter directement. En témoigne l'arrêt de la Chambre criminelle rendu le 17 septembre 2019. Cette fois, une plainte avait été déposée par certaines associations, dont le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance (...) à une religion déterminée. M. N., historien et rédacteur en chef de la revue d'histoire de la Shoah avait en effet mis en cause, dans une émission de France Culture, les "musulmans salafistes", accusés de faire "régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés" et de promouvoir un "antisémitisme violent viscéral". M. N. avait été relaxé, décision évidemment contestée par les associations plaignantes, devant la Cour d'appel puis devant la Cour de cassation. 

Celle-ci confirme l'analyse de la Cour d'appel qui affirme que les propos de M. N. ne visaient pas l'ensemble des musulmans de France, mais seulement ceux rattachés à la mouvance salafiste. Elle en donne pour preuve une autre partie de l'émission, dans laquelle l'intervenant affirmait que "dans les territoires où la présence musulmane est salafiste (...), il n'y a plus de femmes dans l'espace public". Dès lors, un élément constitutif du délit fait défaut, puisque les propos de M. N. ne visaient pas à provoquer à la discrimination ou à la haine à l'égard des musulmans de France. Doit-on en déduire, a contrario, que le salafisme n'est pas considéré comme une religion mais comme une doctrine politique ?


 Les cigares du Pharaon. Hergé. 1955

 

Le droit pénal ne fractionne pas

 

La Cour ne répond pas clairement, pas plus en 2017 qu'en 2020. Il est en effet bien délicat de déclarer clare et intente que le salafisme n'est pas lié à une idéologie religieuse, tant il est vrai que l'islam ignore la distinction entre le politique et le religieux. La Cour de cassation adopte donc une démarche quelque peu biaisée, en limitant la sanction pénale aux cas où la provocation (en 2017) ou l'injure (en 2020) vise l'ensemble d'un groupe religieux identifié comme tel. Le droit pénal ne fractionne pas. 

Dans un arrêt du 15 octobre 2019, la Cour de cassation avait déjà usé de ce raisonnement en matière de diffamation publique envers une personne ou un groupe de personnes à raison (...) de leur appartenance (...) à une religion déterminée. La Cour était alors saisie d'un article publié sur le site local d'un parti politique, reprochant au maire de Saint Nazaire d'avoir prêté un gymnase aux associations musulmanes pratiquant l'abattage rituel lors de l'Aïd-el-Kébir. La Cour censure la condamnation pour diffamation du directeur du site, au motif que ce n'était pas la communauté musulmane dans son ensemble qui était visée, mais la partie d'entre elle qui pratiquait cet abattage rituel, et surtout l'élu local accusé de leur apporter un soutien actif. 

On pourra certes reprocher à la Cour de cassation ce refus de qualifier le salafisme soit comme une conviction religieuse, soit comme une conviction politique. Mais cette absence de définition est loin d'être sans intérêt. En évitant de la qualifier de religion, la Cour refuse à cette idéologie la protection particulière accordée à la liberté religieuse. En évitant de la considérer comme une idéologie politique, elle refuse de donner des arguments aux partisans de l'islam politique. Sur ce plan, elle se situe dans la ligne de la jurisprudence du tribunal des conflits qui, le 15 novembre 2004, estimait que le fait, pour un journaliste du service public, d'évoquer, dans une émission de télévision, les convictions salafistes d'un agent des aéroports de Paris dont l'identité n'est pas mentionnée, ne s'analyse pas comme une faute personnelle détachable du service. 


Les critiques contre tous les intégrismes


En même temps, et de manière plus positive cette fois, cette jurisprudence facilite la liberté d'expression et autorise les critiques contre tous les intégrismes, considérés en quelque sorte comme détachables de la religion à laquelle ils déclarent se rattacher. Dans un arrêt du 20 juin 2017, la Cour de cassation était ainsi saisie d'un texte publié sur un site favorable à l'élargissement du mariage aux couples homosexuels et accusé de provoquer à la discrimination à l'égard des catholiques. Il reprochait notamment à "ces groupes catholiques (de La Manif pour Tous) de s'approprier l'espace public afin d'y déverser leur discours putride et haineux". La Cour a écarté l'incrimination de diffamation à l'égard d'une religion, au motif que ces propos ne concernaient pas la religion catholique, mais seulement "certains catholiques qualifiés d'intégristes". La dénonciation des intégrismes, d'où qu'ils viennent, est alors perçu comme un élément du débat politique. Et les salafistes, comme les autres intégrismes, ne doit pas pouvoir s'appuyer sur le principe de non-discrimination pour diffuser un discours discriminatoire.


Sur l'injure publique : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2, § 1 A

 

mercredi 9 septembre 2020

Derrière le masque : le Conseil d'Etat administrateur


En 1932, Léo Goldenberg, devenu Léo Hamon après la guerre, obtenait le prix de thèse de la Faculté de droit de Paris pour son travail sur "Le Conseil d'Etat, juge du fait, Etude sur l'administration des juges". C'était faire preuve d'une grande clairvoyance, à une époque où le contrôle des faits par le juge administratif se réduisait à celui de leur exactitude matérielle et de leur qualification juridique. Aujourd'hui, "l'administration des juges" est une réalité et les deux ordonnances rendues par le juge des référés le 6 septembre 2020 en témoignent. 

La première refuse de suspendre l'arrêté du préfet du Rhône portant obligation du port du masque pour toutes les personnes âgées de plus de onze ans dans l'ensemble des voies publiques et des lieux ouverts au public des villes de Lyon et Villeurbanne. La seconde enjoint au contraire à la préfète du Bas-Rhin de réécrire son arrêté ou d'en prendre un nouveau dans le délai de 24 heures. Si le juge estime qu'elle pouvait imposer le port du masque à l'ensemble des habitants de Strasbourg, une contrainte identique est jugée trop lourde pour les habitants de cités plus petites comme Bischeim, Bischwiller, Obernai, Saverne etc. 

 

Un pouvoir hiérarchique ? 


Les deux décisions semblent placées sous le sceau du bon sens. Il est difficile en effet de considérer comme une atteinte à la liberté le fait d'imposer le port du masque aux habitants de villes dans lesquelles le virus circule largement et marquées par une très forte densité de population. En revanche, dans des cités moins denses, il devient possible de limiter cette contrainte au seul centre ville. Une solution de bon sens sans doute, mais une décision par laquelle le Conseil d'Etat en vient à exercer une sorte de tutelle hiérarchique sur le préfet. Le pouvoir hiérarchique s'exerce en effet "sans cause déterminée", c'est-à-dire aussi bien pour des motifs de légalité que de pure opportunité. Il implique à la fois le pouvoir d'annulation des décisions prises par le subordonné mais aussi le pouvoir de réformation. C'est exactement ce que fait le juge des référés du Conseil d'Etat dans les deux référés du 8 septembre 2020. Il fait acte d'administrateur pour définir les critères d'exercice du pouvoir discrétionnaire, et impose la réformation de l'arrêté de la préfète du Bas-Rhin.

 

Les normes de référence

 

Cette analyse est confortée par la légèreté des références juridiques invoquées par le juge des référés. Les visas des décisions se bornent à rappeler la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'urgence sanitaire et le décret du lendemain qui, dans son article 50, confère aux préfets de larges compétences dans les zones de circulation active du virus. On ne retrouve pas le visa habituel : "Vu la Constitution et notamment son Préambule" et il est clair que le juge ne s'appuie que sur les textes qui fondent la compétence préfectorale en matière de lutte contre le Covid-19. Il ne juge pas ces arrêtés par rapport à la norme supérieure mais en substituant son appréciation à celle des préfets. 

En dehors des visas, dans le texte même des ordonnances, on trouve tout de même la référence suivante : "La liberté d'aller et de venir et le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle (...) constituent des libertés fondamentales". Il s'agit de justifier la compétence du juge des référés, au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative. Le juge doit impérativement citer une "liberté fondamentale" pour pouvoir se prononcer dans le cadre d'un référé-liberté. Il le fait donc, s'acquittant à la hâte d'une obligation de pure forme. 

 


Choeur des Bohémiennes et des Matadors. La Traviata. Verdi

 

 

Liberté personnelle ou vie privée

 

La formulation suscite en effet une certaine perplexité. La référence à la liberté d'aller et de venir en matière de masque ne semble pas la plus pertinente. En quoi la fait d'être contraint de porter un masque empêche-t-il de circuler ? La formulation liant "la liberté d'aller et de venir et le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle" a certes déjà été utilisée par le juge des référés, mais dans un autre contentieux, celui du burkini. Dans une ordonnance du 26 août 2016, rendue cette fois par une formation collégiale compétente en matière de référé, le Conseil d'Etat suspend l'arrêté du maire de Villeneuve-Loubet interdisant l'accès à la plage aux personnes portant une tentant manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse. En l'espèce, il considère que le maire ne faisait pas été de circonstances particulières témoignant d'un risque avéré pour l'ordre public. Là encore, on ne voit pas très bien dans quelle mesure la liberté de circulation était affectée, puisqu'il suffisait de changer de tenue pour se rendre à la plage.

La "liberté personnelle" doit donc être comprise comme celle de s'habiller comme on l'entend, y compris sans masque. Certes, mais cette "liberté personnelle" se ramène alors au droit au respect de la vie privée, telle que la définit notamment la Cour européenne des droits de l'homme. Elle considère en effet que le choix de l'apparence relève de la vie privée car elle reflète la personnalité de chacun. Tel est le cas de la coiffure (CEDH, 13 juin 2013, Popa c. Roumanie), voire le fait de se montrer nu en public (CEDH, 28 octobre 2014, Gough c. Royaume-Uni). Le juge des référés du Conseil d'Etat aurait pu d'autant plus se fonder sur la vie privée que la Cour européenne reconnait assez volontiers que les Etats peuvent imposer à leurs ressortissants des restrictions à ce droit à l'apparence, dès lors qu'elles sont justifiées par une "nécessité impérieuse". En l'espèce, il est bien clair que le risque épidémiologique constitue l'une de ces nécessités justifiant une telle atteinte. 

La décision du juge aurait donc pu s'appuyer sur des fondements juridiques plus solides et notamment sur la jurisprudence de la CEDH. Elle aurait pu, mais elle ne l'a pas fait, oubliant la Convention européenne dans les visas. On peut se demander si le Conseil d'Etat n'a pas désormais tendance à se considérer comme le supérieur hiérarchique de toute l'administration, sorte d'administrateur suprême qui n'a pas réellement besoin de motiver ses décisions. Une nouvelle démonstration du fait que le Conseil d'Etat n'est pas le juge de l'administration, mais un juge qui administre.


Sur le contrôle de l'administration par le Conseil d'Etat: Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 3, section 3, § 2 A






dimanche 6 septembre 2020

Les Invités de LLC : Serge Sur - La société civile contre les libertés


Liberté Libertés Chéries reproduit l'article publié par ThucyBlog le 26 août 2020. Serge Sur est professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2).

 

 

 

La doxa des droits de l’homme enseigne la méfiance à l’encontre de l’Etat, toujours suspect de méconnaître voire de menacer ou d’enfreindre les libertés. Appareil de coercition publique, il tendrait à assujettir les individus et aurait toujours un fond oppressif. La virulente campagne en France contre les « violences policières » en est une illustration. Est-ce bien exact ? Aujourd’hui, particulièrement dans les pays démocratiques, n’est-ce pas plutôt la société civile qui met en péril les libertés ?

 

L’Etat contre les libertés ?

 

Les militants des droits de l’homme instruisent souvent le procès de l’Etat, qui pour eux serait une menace permanente. Les exemples se multiplient de gouvernements qui portent atteinte aux libertés individuelles et collectives, même si elles sont théoriquement reconnues par des textes déclaratoires, qu’il s’agisse de normes internes ou de normes internationales. Les systèmes judiciaires qui sont en principe chargés de protéger les droits et libertés sont souvent insuffisants pour plusieurs raisons, alternatives ou cumulatives : leur indépendance n’est pas suffisamment garantie, les recours sont mal organisés, la jurisprudence est obscure et incertaine, les procédures sont tellement longues et complexes que la satisfaction qu’elle peuvent apporter aux requérants est tellement tardive qu’elle n’est plus que symbolique. Les trois acteurs publics de la protection des droits et libertés, la puissance normative, la puissance gouvernementale, le pouvoir judiciaire seraient ainsi le plus souvent défaillants en tout ou partie. D’où le devoir de vigilance à leur encontre, nourri par un devoir de méfiance, qui incombe aux acteurs privés, aux sociétés civiles, dont ONG et autres experts sont la voix autorisée.

Cette vision comporte beaucoup d’arguments à son appui, inégalement convaincants. Elle est certainement fondée lorsque les droits et libertés ne sont tout simplement pas proclamés par les Etats, ou ne le sont que de façon artificielle parce qu’ils sont des régimes autoritaires, tyranniques voire théocratiques. Les exemples abondent. Lorsque certains pays subordonnent les droits de l’homme au respect de la Charia, on se moque du monde. Dans des pays démocratiques, des atteintes sont possibles en fonction de législations d’exception ou de contrôles judiciaire insuffisants pour diverses raisons. Dans ces situations, qui ne sont pas si rares, le rôle des acteurs privés est à la fois indispensable et positif. Ils ont des fonctions de surveillance, d’analyse, d’alerte, de mobilisation intellectuelle et politique pour apporter les réponses qui permettent de maintenir ou d’améliorer les droits et libertés en cause. Le cadre de la démocratie politique leur donne toute latitude pour s’exprimer, se faire entendre, convaincre par des voies régulières, juridiquement encadrées.

Mais dans d’autres situations, toujours dans le cadre démocratique, vivifié par des élections intervenant suivant des rythmes assez rapprochés, l’Etat peut-il être considéré comme une menace pour les libertés ? N’en est-il pas plutôt le protecteur ? D’abord parce qu’il les proclame, et que sans lui on ne voit pas quelle autorité pourrait le faire, en dehors des utopies. Même les déclarations ou conventions internationales résultent de l’accord des Etats et reposent sur leur autorité. Ensuite, seuls les Etats sont en mesure de les garantir et d’assurer leur respect. Même lorsqu’existent des juridictions internationales, dont la Cour européenne des droits de l’homme est l’exemple le plus achevé, leurs décisions ne peuvent prendre effet qu’avec le concours des Etats qui ont accepté sa juridiction. Ainsi, loin d’être l’ennemi des libertés, une menace latente qu’il faudrait toujours tenir en méfiance et en lisière, l’Etat est la source et la garantie des droits et libertés, sous la forme des libertés publiques. La fameuse formule de Lacordaire, « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » est toujours d’actualité. Le danger le plus pernicieux pour les droits et libertés ne proviendrait-il pas de la société civile, du comportement déréglé des citoyens ?

 

Viva la Liberta. Don Giovanni. Mozart.
Samuel Ramey, Metropolitan Orchestra & Chorus. Direction : J. Levine. 1990
 

Les sociétés civiles, menace pour les libertés

 

D’où viennent aujourd’hui les atteintes et menaces aux droits et libertés dans les pays démocratiques ? Pour les libertés individuelles, il s’agit par exemple de la captation des données personnelles par des multinationales américaines, de façon plus diffuse de la démolition de la vie privée, y compris de son cœur, l’intimité, par des réseaux sociaux difficilement traçables. Il s’agit aussi, surtout aux Etats-Unis, des atteintes au droit à la vie du fait du droit de porter des armes. C’est aussi, dans nombre de pays libéraux, la contestation de la liberté d’expression, la political correctness qui repousse, disqualifie, voire lynche sur les médias et les réseaux sociaux tous porteurs d’idées non conformistes, alors même qu’elles ne sont pas condamnées par la loi – ainsi la censure dans les universités de conférences qui ne sont pas dans le mainstream. C’est encore la mise en cause de la justice lorsqu’elle s’attaque aux puissants. Les émeutiers demandent que l’on désarme la police, les escrocs que l’on désarme la justice.

Pour les libertés collectives, particulièrement en France, les pratiques récentes des manifestations et des grèves, quels qu’en soient les motifs, illustrent l’atteinte que l’usage immodéré de certains droits portent à d’autres libertés publiques, qui ne sont pas moins respectables. Ces droits ont comme caractéristique d’entrer en conflit avec la liberté d’aller et venir lorsque leur exercice bloque l’espace public, la liberté de l’industrie et du commerce quand il entrave consciemment le fonctionnement de l’économie, la liberté du travail lorsque des pressions sont imposées aux travailleurs récalcitrants aux mots d’ordre de grève.

Ces droits sont souvent vécus, surtout les droits collectifs, comme ne souffrant d’aucune limitation, la moindre d’entre elles étant assimilée à l’oppression – à laquelle précisément on a le droit de résister, comme le rappelle la Déclaration de 1789. Ceci alors même que la loi subordonne leur usage à des conditions qui visent à harmoniser les différentes libertés entre elles. Ainsi, la déclaration préalable d’une manifestation, ou le service minimum en cas de grève dans les services publics. Ces conditions sont vécues comme oppressives, et le gouvernement qui voudrait les faire respecter comme autoritaire. Ces droits sont-ils absolus et sacrés ? Aux Etats-Unis, c’est le cas pour la liberté d’expression et le droit de porter des armes, parce que l’individu est supérieur à toute organisation sociale. En France, les droits sont des éléments de l’appartenance à une société politique, ils sont ceux de l’homme en société, ce qui est très différent. D’où la prédominance des droits collectifs sur les libertés individuelles.

Absolus et sacrés : c’est comme ils ne dérivaient pas du droit positif, établi par l’Etat, mais qu’ils lui préexistaient et lui étaient supérieurs. Dès lors, il ne pourrait en aucune manière les réglementer ou le limiter, ils s’imposeraient par eux-mêmes contre toute restriction. Le droit d’asile, par exemple, serait un devoir impératif de l’Etat, non une obligation consentie par lui et soumise à certaines conditions. Alors on entre dans l’idéologie des droits de l’homme, une dérive libertaire c’est-à-dire anarchiste, une logique autiste. Par-là les droits de l’homme s’opposent aux libertés publiques, toujours organisées par l’Etat et protégées par lui, mais supposant une conciliation, et même une double conciliation, entre droits individuels d’un côté, entre droits individuels et intérêt général de l’autre.

Pour les intérêts des individus, la Déclaration de 1789 dit l’essentiel : la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Il faut donc harmoniser les libertés entre elles, ce qui suppose un exercice de proportionnalité des atteintes portées par une liberté à une autre liberté – ainsi la liberté d’aller et venir et le droit de grève. Pour la conciliation entre libertés et intérêt général, le service minimum ou les régimes d’exception tels que l’état d’urgence ou autres réponses à une menace contre l’Etat ou la société. Seul l’Etat et ses organes sont en mesure, avec le régime des libertés publiques, d’opérer ces compromis. Faute de quoi la conception absolutiste des droits mène directement à l’anarchie et comporte des germes de guerre civile. Ce sont des droits par définition extérieurs à tout pacte social et pour lui menaçants. Alors la société civile devient une menace pour les libertés au nom de ses droits. Le culte des droits de l’homme n’est pas ainsi le parachèvement des libertés publiques mais leur négation.

 

 

vendredi 4 septembre 2020

Les supporters de football et l'effet d'aubaine du Covid-19


Les ordonnances de "tri" rendues par le juge des référés du Conseil d'Etat sont des décisions bien étranges. Il s'agit de rejeter une demande de référé, sans audience, au motif qu'elle s'appuie sur des moyens manifestement infondés, irrecevables et inopérants, ou qui ne reposent sur aucun fait établi. Elles sont bien peu étudiées par la doctrine, parce qu'elles sont pratiquement inaccessibles, et généralement peu motivées. Or voilà qu'une ordonnance du 28 août 2019 (n° 443387) comporte deux pages de motivation, au point que l'on se demande si les moyens développés n'auraient pas mérité au moins une audience. Celle-ci aurait peut-être permis de lever les incertitudes sur la légalité du texte contesté.

Le juge des référés du Conseil d'Etat était saisi par l'Association nationale des supporters (ANS). Elle lui demandait de suspendre un arrêté du préfet du Finistère qui, le 20 août, avait prononcé une interdiction d'entrée dans le stade de Brest et de circulation dans ces abords immédiats, cette interdiction étant valide pour la journée du 30 août, un match de football opposant le Stade Brestois à l'Olympique de Marseille ayant lieu ce jour-là.

 

Le fondement juridique


L'interdiction concerne les personnes "se prévalant de la qualité de supporter du Club de l'OM ou se comportant comme tel"., formule directement inspirée du code du sport, dont l'article L 332-16-2 autorise l'autorité administrative à "restreindre la liberté d'aller et de venir des personnes se prévalant de la qualité de supporter d'une équipe ou se comportant comme tel sur les lieux d'une manifestation sportive et dont la présence est susceptible d'occasionner des troubles graves pour l'ordre public". Certes, mais précisément, en l'espèce le préfet ne se fonde pas sur ces dispositions mais sur la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'état d'urgence et le décret du 10 juillet qui prescrit les mesures nécessaires pour sortir de l'épidémie de Covid-19. Autrement, les supporters marseillais sont interdits dans le quartier du stade de Brest, non parce qu'ils sont susceptibles d'exercer des violences, mais parce qu'ils risquent de diffuser l'épidémie.

Dans le cas présent, la rédaction de l'arrêté ne peut manquer de surprendre. En désignant les personnes "se prévalant de la qualité de supporter du Club de l'OM ou se comportant comme tel", le préfet du Finistère semble considérer qu'un supporter se reconnaît à son maillot, aux divers drapeaux qu'il peut brandir, voire aux hurlements divers par lesquels il manifeste son enthousiasme pour l'équipe qui a ses faveurs. Certes, mais n'est-il pas possible d'imaginer qu'un supporter de l'Olympique de Marseille, informé de l'existence de cet arrêté, pourrait avoir l'idée de changer de maillot, de plier son drapeau et de s'abstenir de crier, avant de pénétrer tranquillement dans l'espace interdit ? 

Le préfet sans doute pu se fonder sur l'article L 332-16-2 du code du sport, issu de la la loi du 14 mars 2011, qui l'autorise à définir un périmètre de sécurité à l'intérieur duquel les supporters violents ne sont pas autorisés à pénétrer. Saisi d’une demande de suspension d’un arrêté du préfet de Corse interdisant à certains supporters l’accès à une zone située autour du stade de Bastia, le juge des référés du Conseil d’État considère ainsi, dans une ordonnance du 12 septembre 2014, que les incidents violents dont ils s’étaient rendus coupables le mois précédent suffisaient à justifier une telle mesure. Mais le préfet de Corse invoquait le caractère violent des supporters bastiais, facile à démontrer en l'espèce, puisque de graves incidents avaient eu lieu quelques semaines plus tôt, précisément avec des supporters de l'Olympique de Marseille. 

Dans le cas présent, aucune violence antérieure ne semble imputable aux supporters marseillais et le préfet du Finistère se fonde donc sur le risque de contagion. Mais le choix de ce fondement juridique ne semble pas meilleur.



Les voilà, les footballeurs. Les Frères Jacques. 1953

 

L'erreur de droit

 

L'arrêté préfectoral motive la mesure par le fait que le département des Bouches-du-Rhône a été classé en zone de circulation active du virus Covid-19 le 13 août 2020, alors que celui du Finistère est "beaucoup moins affecté à ce jour".  Sans doute, et il n'est pas question de contester cette situation. Mais on doit observer que les Marseillais ne se voient pas interdire de venir à Brest ni même de pénétrer dans la zone de sécurité. Ils ont seulement l'obligation de ne pas y pénétrer, avec une apparence et comportement de supporter. Le fait de leur retirer leur maillot va-t-il empêcher le virus de circuler ? Et celui-ci ne risque-t-il pas de se répandre dans les bistrots situés hors de la zone interdite, mais dans sa proximité ? En d'autres termes, la mesure prise par la préfet est clairement inadaptée à la menace. On ajoutera d'ailleurs que le stade brestois était soumis aux conditions habituelles d'accueil du public imposées par l'épidémie : jauge de 5000 personnes et distanciation. 


Les atteintes aux libertés


Le juge des référés ne se déclare pas incompétent, ce qui signifie que le référé-liberté peut être invoqué en l'espèce. Le code du sport, dans ce même article L 332-16-2 autorise l'autorité administrative à "restreindre la liberté d'aller et de venir" des supporters, même si la restriction repose en l'espèce sur le risque de violences. L'ingérence dans la liberté d'aller et venir que constitue l'interdiction de se rendre à un match est donc admise par le législateur lui-même, et confirmée par le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance de référé du 8 novembre 2013.

Des jurisprudences concordantes ont également jugé que l'interdiction d'accès au stade faite à des supporter porte atteinte à la liberté d'association, puisque celle-ci ne concerne pas seulement le droit de constituer un tel groupement, mais aussi le droit d'agir librement, conformément à ses statuts et dans le respect des lois. Le Conseil d'Etat en a jugé ainsi dans un arrêt du 29 mars 2013 visant précisément le déplacement de supporters de l'Olympique de Marseille. De la même manière, l'interdiction de stade porte également atteinte à la liberté de réunion, principe rappelé par le Conseil d'Etat dans un arrêt Association Magic Fun du 10 février 2015.

La décision du juge des référés rendue le 28 août 2020 est un nouveau témoignage de la pratique du Conseil d'Etat dans la crise du Covid-19. Ses motifs se bornent à reprendre les moyens développés par l'administration pour justifier la légalité de son acte, moyens qui se réduisent à rappeler l'existence de l'épidémie. Aucune réponse n'est en revanche apportée à ceux développés par l'association requérante, comme s'ils n'existaient pas, alors même que la légalité de l'arrêté préfectoral est pour le moins sujette à caution. On voit ainsi se développer une forme d'effet d'aubaine du Covid-19. Pour l'administration, il permet de prendre des mesures purement dissuasives. En l'espèce en effet, il ne s'agit pas tant d'interdire les abords du stade que de dissuader les supporters marseillais de se déplacer, supporter dont la ville redoute sans doute diverses violences. Pour le Conseil d'État ensuite, auquel le Covid-19 donne l'opportunité de soutenir l'autorité administrative sans défaillance et surtout sans doute. En l'espèce en effet, la victime est l'Etat de droit, car le Covid-19 met aussi en lumière cette procédure de "tri" qui prive les requérants du droit de se défendre dans une audience publique, alors même que précisément, cette affaire aurait largement mérité la grâce d'une audience.

 

Sur la liberté de circulation des hooligans : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 1, § 1 B