« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 30 décembre 2012

Détentions secrètes de la CIA : responsabilité du sous traitant

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 13 décembre 2012 un arrêt El Masri c. Ex-République yougoslave de Macédoine  particulièrement remarqué. La Cour s'y montre très ferme à l'égard de ce pays, qui a participé activement aux "remises extraordinaires" ("Extraordinary Renditions"). Après le 11 Septembre, les Etats Unis se déclaraient en guerre contre le terrorisme, invoquaient le GWAT (Great War against Terrorism), puis le GWOT (Global War on Terror), et faisaient pression sur leurs alliés pour qu'ils remettent secrètement à la CIA des personnes suspectées d'avoir participé à des activités terroristes. Les services américains les conduisaient alors dans des lieux de détention secrets, zones de non-droit où il était possible de torturer et de prolonger l'enfermement de ces personnes qu'aucun système juridique ne protégeait plus.

Dans sa décision Babar Ahmad et a. c. Royaume-Uni du 6 juillet 2010, la Cour définit la notion de "remise extraordinaire" comme désignant le "transfert extrajudiciaire d'une personne de la juridiction ou du territoire d'un Etat à ceux d'un autre Etat, à des fins de détention et d'interrogatoire en dehors du système juridique ordinaire, la mesure impliquant un risque réel de torture ou de traitements inhumains ou dégradants".

Un cas emblématique

La Macédoine a fait partie de ces Etats sollicités par les Etats Unis pour participer à cette entreprise de sous-traitance, ou plutôt de délocalisation de la torture et de l'internement arbitraire. Dans un rapport de 2006 effectué précisément à la demande du Conseil de l'Europe, le suisse Dick Marty mentionnait parmi les pays européens participants la Pologne et la Roumanie, mais aussi la Macédoine. M. El Masri, le requérant de l'arrêt du 13 décembre 2012 avait alors été entendu par la Commission d'enquête.

M. El Masri, citoyen allemand d'origine libanaise, s'est rendu en autocar de son domicile près de Neu Ulm à Skopje, en Macédoine, dans les derniers jours de l'année 2003. Il souhaite alors prendre quelques jours de vacances. A la frontière serbo-macédonienne, il est arrêté, au motif que son passeport présenterait des irrégularités, interrogé par la police puis transféré et détenu dans un hôtel de Skopje. Questionné sans relâche sur ses liens éventuels avec des terroristes islamistes, il se voit refuser tout contact avec l'ambassade d'Allemagne. Après vingt trois jours de détention, il est conduit à l'aéroport, subit ce que la CIA elle même qualifie de "Capture Shock Treatment", mélange de violence et d'humiliation, et embarqué dans un avion pour Kaboul. Une fois arrivé, il est roué de coups, jeté dans une cellule ou il est détenu durant quatre mois et subit bon nombre d'interrogatoires. En mars 2004, M. El Masri et plusieurs de ses co-détenus entament une grève de la faim. Après un mois, le requérant est alimenté de force, mais il peut enfin rencontrer des représentants des services américains et allemands. En mai 2004, M. El Masri est remis dans un avion qui atterrit dans un lieu inconnu, puis embarqué dans un camion qui le laisse en pleine campagne. Pris en charge par des hommes armés, il apprend qu'il est en Albanie. Accompagné à l'aéroport de Tirana, il est enfin remis dans un avion pour Francfort.

Yves Montand. Casse têtes


La recherche d'un juge

La question posée n'est pas celle de la réalité du calvaire subi par monsieur El Masri, dont le témoignage a été corroboré par de multiples éléments, considéré comme parfaitement fondé aussi bien par le rapport Marty que par la résolution du Parlement européen du 30 janvier 2007, qui fait expressément référence à son cas, que par un rapport diligenté par une commission d'enquête parlementaire du Bundestag allemand. Le problème posé est plutôt celui du juge compétent pour condamner les responsables et indemniser la victime. 

Le requérant, rentré en Allemagne, commence par saisir la justice allemande qui a émis, en janvier 2007, des mandats d'arrêt à l'encontre de treize agents de la CIA, dont les noms ne furent pas rendus publics. Le juge allemand, certainement de bonne volonté, s'est heurté à une farouche rétention d'information et un refus de toute coopération, tant de la part des autorités macédoniennes qu'américaines.

Assisté par l'American Civil Liberties Union (ACLU), le requérant a, en décembre 2005, déposé une plainte aux Etats Unis contre l'ancien directeur de la CIA et des agents non identifiés de son personnel. Elle fut rejetée au nom du secret d'Etat qui, selon le juge américain, doit primer sur l'intérêt individuel du requérant à ce que justice lui soit rendue. La Cour Suprême a confirmé cette décision en octobre 2007, refusant l'examen de l'affaire.

Restait la Macédoine, dont une première enquête administrative menée par le ministère de l'intérieur concluait que M. El Masri avait séjourné durant trois semaines dans un hôtel de Skopje, et qu'il avait passé d'excellentes vacances... La plainte pénale déposée en octobre 2008, et accompagnée de tous les éléments de preuve réunis notamment par le rapport Marty, a été déclarée sans fondement par le procureur de Skopje, dès décembre 2008. Un examen pour le moins rapide.

Face à ce qui ressemble fort à un déni de justice, la Cour européenne va introduire un peu de souplesse, voire accepter quelques entorses aux principes généraux gouvernant son contrôle. Puisque seule la Macédoine peut être condamnée, elle va s'efforcer d'aplanir les obstacles procéduraux, et la rendre responsable de l'ensemble des mauvais traitements infligés au requérant.

Aplanir les obstacles procéduraux

La règle de l'épuisement des voies de recours internes donne lieu à une interprétation compréhensive. La Cour constate ainsi que quatre années se sont écoulées entre la libération du requérant, et la saisine de la justice macédonienne. Mais ce délai s'explique par le contexte de l'affaire, les "démentis" et "dénégations" persistantes des Etats concernés, qu'elle considère comme la mise en oeuvre d'une véritable "politique de dissimulation". Il était donc logique que le requérant attende de disposer d'éléments de preuve suffisants pour saisir le juge macédonien.

La Cour se montre d'une égale souplesse en matière de preuve. Faisant observer que l'Etat défendeur nie toute implication dans l'affaire, elle autorise le requérant à fournir toutes les pièces utiles, qu'elles proviennent des différentes enquêtes internationales, des investigations menées par les autorités allemandes, voire des câbles diplomatiques diffusés sur Wikileaks. A partir de ces éléments, la Cour procède à un renversement de la charge de la preuve : dès lors que le requérant fournit des éléments sérieux à l'appui de sa requête, les autorités macédoniennes ne peuvent se borner à opposer le secret d'Etat. Elles doivent "fournir une explication plausible et satisfaisante" des évènements qui se sont déroulés lorsque M. El Masri était en Macédoine. Dès lors que ces explications font défaut, la Cour en déduit que les allégations du requérant sont établies, "au-delà du doute raisonnable".

Dès lors, la Cour peut utiliser tous les éléments de preuve apportés par le requérant, et elle ne s'en prive pas. Elle condamne très lourdement la Macédoine pour traitements inhumains et dégradants (art. 3), à la fois ceux subis par M. El Masri sur le territoire macédoniens, mais aussi pour le risque de torture encouru par sa remise à la CIA. Les autorités macédoniennes ont également violé l'article 5 de la Convention européenne, puisque la détention du requérant n'a pas été décidée ni contrôlée par un juge, l'article 8 car il y a eu une ingérence évidente dans sa vie privée, et l'article 13 puisque ses griefs n'ont jamais donné lieu à une enquête sérieuse des autorités macédoniennes. In fine, la Macédoine est condamnée à verser au requérant 60 000 € pour dommage moral, somme relativement ridicule si l'on considère le calvaire que le requérant à subi.

Et le cerveau de l'affaire ?

Dans sa note sous cette décision (RDH), Nicolas Hervieu est évidemment fondé à se réjouir de cette sévérité de la Cour et d'observer que cette jurisprudence conduit presque à reconnaître un "droit à la vérité" dont seraient titulaires les victimes de ces exactions. Force est de constater cependant que la Macédoine est, comme il le note justement, un "Etat complice". Considérer qu'elle est coupable des mauvais traitements infligés à Kaboul au requérant parce qu'elle a accepté de le livrer à la CIA relève d'une fiction juridique, une fiction louable puisqu'il s'agit de réparer le dommage qu'il a subi, mais une fictions tout de même. Les coupables principaux doivent être recherchés ailleurs, aux Etats Unis, pays qui, comme la Macédoine, refuse absolument de lever le secret sur ces affaires.

Mais les Etats Unis restent drapés dans leur splendide isolement juridique. Il ne peuvent évidemment pas être poursuivis devant la Cour européenne des droits de l'homme. Leurs agents ne peuvent pas davantage être poursuivis devant la Cour pénale internationale, puisque ce pays a retiré sa signature de la Convention de Rome. Certes, les autorités macédoniennes méritaient la condamnation qui les frappe, mais il n'en demeure pas moins qu'elles apparaissent comme le maillon faible, le sous traitant qui assume l'intégralité d'une responsabilité qui devrait incomber largement au donneur d'ordre. 


jeudi 27 décembre 2012

La peine de mort aux Etats Unis : des raisons d'espérer ?

Les Etats Unis n'ont pas la même conception des droits de l'homme que les Européens, on le sait. Récemment, la tuerie de Newtown a suscité une remise en cause très partielle du droit de porter des armes, limitée aux milieux libéraux. Mais elle a provoqué aussi, il faut bien le reconnaître, un accroissement sans précédent de la vente d'armes. De nombreux Américains ont demandé un fusil d'assaut au Père Noël, et l'ont effectivement trouvé au pied du sapin.

Cette violence de la société américaine est particulièrement illustrée par le maintien de la peine de mort dans l'ordre juridique. Elle peut punir les crimes fédéraux, mais aussi figurer dans le code pénal des Etats fédérés. Pour le moment, seuls dix-sept Etats sur cinquante ont aboli la peine de mort (le dernier en date étant le Connecticut en 2012), et vingt-neuf n'ont exécuté personne depuis au moins cinq ans. Dans ce domaine, un récent rapport publié par le Death Penalty Information Center donne, peut-être, quelques raisons d'espérer une évolution lente vers l'abolition.

Une stabilisation de la baisse

Les chiffres sont relativement encourageants. Le rapport montre une tendance durable à la diminution, avec 43 exécutions en 2012, comme en 2011. On assiste à une stabilisation de la baisse, si l'on considère qu'il y avait encore 85 exécutions en l'an 2000. Le nombre de personnes détenues dans le couloir de la mort est passé de 3222 à 3170, réduction peu sensible mais réelle, sachant qu'elles étaient 3670 en l'an 2000. Quant aux condamnations, elles ont connu une augmentation relativement marginale (de 76 à 78), mais qui n'entrave pas un mouvement général de baisse (224 condamnations en l'an 2000 et 315 en 1996). 

Ces chiffres sont encourageants, mais ils marquent davantage une stabilisation dans la baisse qu'un mouvement clairement affirmé vers l'abolition, comme s'il était impossible de faire mieux.

Plantu

Le Vieux Sud farouchement attaché à la peine de mort

Cette situation s'explique largement par les disparités entre Etats. Le rapport montre que les trois-quarts des exécutions de 2012 ont eu lieu dans quatre Etats : le Texas, l'Oklahoma, le Mississipi et l'Arizona. 65 % des condamnations sont intervenues au Texas, en Floride, en Californie et en Alabama. On le voit, les Etats du Sud restent farouchement attachés à la peine de mort, et leur population ne semble pas la remettre en cause. La baisse des statistiques provient donc des autres Etats, qui semblent s'orienter vers des moratoires, voire l'abolition. Les chiffres ne révèlent donc pas une tendance générale abolitionniste, mais bien davantage un clivage très affirmé entre le Nord et le Sud.

Verra t on une évolution dans les années qui viennent ? Peut être, car les études d'opinion, notamment celle effectuée par le Public Religion Research Institute montrent que les Américains sont désormais divisés en deux blocs à peu près égaux. A la question portant sur la peine la mieux appropriée pour punir leur meurtre, 47 % se prononcent pour la prison à la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, et 46 % pour la peine de mort. Sans doute sont-ils troublés par d'autres études, et notamment celle menée par John Donohue, de Stanford University, qui montrent que les accusés issus d'une minorité visible poursuivis pour avoir tué un blanc ont trois fois plus de risque d'être condamnés à mort que les accusés blancs dont la victime est blanche.

La peine de mort coûte trop cher


Peut-être, mais peut-être pas. Car on voit aussi apparaître un autre argument, plus surprenant, en faveur de l'abolition. La peine de mort est, en effet, très coûteuse pour les Etats qui la maintiennent dans leur ordre juridique. Le Death Penalty Information Center, toujours lui, a publié, en 2009, le rapport "Smart on Crime : Reconsidering the Death Penalty in a Time of Economic Crisis". Il montre qu'un condamné à mort passe en moyenne quinze à vingt ans dans le couloir de la mort, pour un coût qui s'élève à environ trois millions de dollars par ans. En comparaison, un condamné à perpétuité ne "coûte" qu'un million de dollars. 

La peine de mort pourrait peut être, un jour, être définitivement abolie aux Etats Unis, non pas parce qu'elle constitue une violation du droit à la vie, non pas parce qu'elle rend irrémédiables les erreurs judiciaires particulièrement nombreuses dans ce pays, mais tout simplement parce qu'elle coûte trop cher. "Appuyons nous sur les mauvais motifs pour nous fortifier dans les bons desseins", disait Vauvenargues. 



dimanche 23 décembre 2012

La Commission nationale des comptes de campagne, autorité indépendante

La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) est actuellement au coeur du débat public. Elle a eu l'outrecuidance de rejeter le compte de campagne de Nicolas Sarkozy, décision qui suscite l'irritation de l'UMP. Sur ce point, la Commission peut d'ailleurs se vanter d'être parvenue à réaliser le consensus au sein de ce parti, ce qui n'est pas un mince succès par les temps qui courent. 

Quelles sont donc les accusations formulées à l'égard de cette malheureuse autorité administrative indépendante (AAI) ? On s'en doute, elle est justement accusée de ne pas être indépendante, et c'est précisément ce point qu'il convient d'éclaircir.

La qualification d'AAI

Le terme d'"autorité administrative indépendante" trouve son origine dans la loi du 6 janvier 1978, pour qualifier la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Depuis, cette date, la formule a connu une immense succès, au point d'investir les secteurs les plus divers, du CSA à Hadopi, en passant par la Commission de prévention et de lutte contre le dopage, sans oublier le Défenseur des droits, et, bien entendu, la CNCCFP. La loi du 15 janvier 1990 qui a créé cette dernière, ne l'avait pas expressément qualifiée d'autorité administrative indépendante. Cette qualification est venue a posteriori, d'abord dans le rapport du Conseil d'Etat de 2001, qui fait figurer la CNCCFP dans la liste qu'il établit des autorités administratives indépendantes. L'ordonnance du 8 décembre 2003 portant simplification administrative en matière électorale est ensuite venue entériner ce choix. 

Composition

Dans tous les cas, l'indépendance de l'autorité est garantie par un statut qui la place en dehors de la hiérarchie administrative traditionnelle. C'est bien le cas de la CNCCFP, qui ne reçoit aucune injonction du gouvernement. S'ils sont nommés par décret du Premier ministre, ses neuf membres ne sont pas pour autant désignés par l'Exécutif. Trois sont membres (ou membres honoraires) du Conseil d'Etat, désignés sur proposition du vice président du Conseil d'Etat, après avis du bureau. Trois sont membres (ou membres honoraires) de la Cour de cassation, désignés sur proposition du premier président de la Cour, après avis du bureau. Trois enfin sont membres (ou membres honoraires) de la Cour des comptes, désignés sur proposition du premier président de la Cour, après avis des présidents de Chambre (art. L 52-14 c. élec.). 

L'actuelle composition de la Commission montre que ses membres sont nés entre 1931 et 1942, qu'ils ne semblent pas avoir faire de carrière politique, ni avoir d'ambition à court terme dans ce domaine. Désignés pour un mandat de cinq ans, ils ont été nommés en 2010, par un décret signé de M. François Fillon. Dans ces conditions, les critiques fondées sur le soutien indéfectible de la Commission à l'administration socialiste ont quelque chose de comique.

Les saisines

Il est vrai que la Commission avait été saisie par le Parti Socialiste, avant même le scrutin présidentiel. Le 29 novembre 2011, Daniel Vaillant et le député Pascal Terrasse avaient, en effet, déposé un recours pour alerter la CNCCFP sur le financement de certaines activités du Président Sarkozy, considérées comme purement électorales. En février 2012, ils ont précisé leur démarche, en contestant les déplacements du Président en exercice à Toulon (1er décembre 2011), Lavaur (7 février 2012) et à la centrale de Fessenheim (9 février 2012). La Commission est en effet compétente pour apprécier si ces déplacements avaient une visée électorale, et visaient notamment à "exposer les éléments d'un programme de futur candidat". C'est exactement ce qu'elle vient de faire, en réintégrant dans le compte de campagne de Nicolas Sarkozy certains déplacements effectués par le "candidat présumé". De fait, le plafond de 22, 509 millions d'euros fixé pour l'élection de 2012 se trouve dépassé, et le CNCCFP est fondé à demander le remboursement de la différence.



Visite pas du tout électorale de Nicolas Sarkozy à Fessenheim
Le 9 février 2012, voyage officiel avant sa déclaration de candidature


Le CSA s'était livré à une appréciation comparable, lorsque, dans une recommandation du 30 novembre 2011, il a réintégré le temps de parole du "candidat présumé" dans celui du "candidat déclaré", tenant compte ainsi de l'utilisation des médias par Nicolas Sarkozy à des fins électorales, alors qu'il n'avait pas encore officiellement fait acte de candidature. Dès lors que le CSA avait admis la réintégration des interventions électorales du Président exercice dans son temps de parole de candidat, il n'était tout de même pas absurde de demander à la CNCCFP de se livrer à une analyse identique, cette fois sur le plan des dépenses électorales. 

A l'époque, l'UMP semblait d'ailleurs avoir grande confiance dans la CNCCFP. Son secrétaire national en charge de la communication, Franck Riester, a en effet saisi la Commission, en novembre 2011, "afin de déterminer, si dans le cadre des primaires socialistes, les dépenses engagées par les chaînes de télévision et de radio doivent, ou non, être intégrées dans le compte de campagne du candidat socialiste". 

Le recours de l'UMP n'a pas abouti, contrairement à celui du PS. C'est d'ailleurs parfaitement logique, car ce n'est pas le PS qui décidait de la couverture médiatique de ses primaires, alors que c'est bien le "candidat présumé" qui décidait de ses déplacements électoraux. Autrement dit, le candidat de droite était ordonnateur de sa dépense, alors que celui de gauche ne l'était pas.

Le recours

Bien entendu, la CNCCFP, comme toutes les autorités indépendantes, prend des décisions qui peuvent faire l'objet d'un contrôle contentieux. Dans le cas particulier de l'élection présidentielle, la loi organique du 5 avril 2006, qui ne fut pas votée par la gauche, prévoit que le recours contre une décision de refus de validation du compte de campagne est examiné par le Conseil constitutionnel. 

Celui-ci est saisi, dans le délai d'un mois après la décision de la Commission. Contrairement à ce qu'affirme l'UMP dans les médias, ce n'est le parti qui fait le recours, mais le "candidat concerné" (art. 3 de la loi de 2006). Nicolas Sarkozy va donc saisir le Conseil constitutionnel, dont il est membre. La situation pourrait faire rire. Alors que l'UMP est intarissable sur la malheureuse autorité indépendante considérée comme un suppôt du PS, cette même UMP ne semble pas choquée que l'ancien Président soit membre d'une juridiction devant laquelle il est requérant. Dans ce qu'elle a d'absurde, cette situation montre bien l'urgente nécessité d'une réforme de la composition du Conseil constitutionnel permettant d'en exclure les membres de droit. 



vendredi 21 décembre 2012

La complainte des filles de joie : le racolage passif

A l'occasion de la remise du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), "Prostitutions, les enjeux sanitaires", le ministre chargé des droits des femmes, Najat Vallaut-Belkacem, a affirmé que le délit de racolage passif était "fortement préjudiciable" aux personnes qui se prostituent. 

Définition du racolage passif

L'article 225-10 al. 1 du code pénal a été introduit dans le droit positif par la loi sur la sécurité intérieure de 2003, à l'époque où Nicolas Sarkozy était ministre de l'intérieur. Elle punit de deux mois d'emprisonnement et 3 750 € d'amende "le fait, par tout moyen, y compris une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles en échange d'une rémunération ou d'une promesse de rémunération". Dans sa décision du 13 mars 2003, le Conseil constitutionnel a estimé que ce délit est défini en termes suffisamment clairs et précis pour satisfaire au principe d'intelligibilité de la loi. On a connu le Conseil plus exigeant dans ce domaine, car cette '"attitude même passive", qui constitue le coeur de l'incrimination, peut donner lieu à des interprétations diverses. 

Les juges du fond se montrent particulièrement impressionniste et utilisent trois critères essentiels pour définir ce délit. Le premier est la tenue générale de la personne poursuivie. La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 9 février 2005, mentionne ainsi que la prévenue a été interpellée, alors qu'elle était au volant d'un véhicule, "vêtue d'une nuisette non fermée et transparente, de couleur rose, laissant apparaître un body en dentelle". Le second est le lieu dans lequel l'interpellation a eu lieu. Le fait d'arborer une ombrelle multicolore pour attirer le client, dans une rue notoirement connue pour l'exercice de la prostitution est ainsi constitutif de racolage passif, aux yeux de la Cour d'appel d'Amiens, dans une décision du 30 mars 2005. Enfin, le dernier critère est celui de l'heure, car il y a manifestement une heure où les honnêtes femmes sont rentrées chez elles. Celle qui se tient à deux heures du matin dans les parties communes d'un immeuble connu pour être un lieu de prostitution commet le délit de racolage passif, d'autant qu'elle propose manifestement ses services aux passants (CA Toulouse, 15 février 2007). 

Georges Brassens. Concurrence déloyale

La Cour de cassation se montre beaucoup plus attentive au respect du principe d'interprétation stricte de la loi pénale et s'efforce d'imposer aux juges du fond une définition plus étroite. Dans une décision du 25 mai 2005, la Chambre criminelle énonce ainsi qu'une femme qui se trouve à minuit sur le bord d'un trottoir, légèrement vêtue, dans un quartier connu pour la prostitution, ne commet pas nécessairement le délit de racolage passif. Le juge de cassation rapproche finalement clairement le racolage passif du racolage actif, estimant que l'élément essentiel de l'incrimination est le contact avec le client, qu'il soit à l'initiative de la personne prostituée (racolage actif) ou à celle du client (racolage passif). Cette jurisprudence  illustre à tout le moins un malaise vis à vis d'un délit bien difficile à définir, tant dans l'élément matériel que dans l'élément moral de l'infraction.

Sur le plan contentieux, le délit de racolage passif a donc été d'une utilité pour le moins limitée, car il n'est utilisé que lorsque le dossier ne permet pas de prouver le racolage actif. 

Une prostitution clandestine

Sur un plan plus sociologique, ce délit a cependant des conséquences graves. A l'époque, il avait été voulu pour éloigner les prostitué(e)s trop visibles du centre des villes ou des parcs fréquentés par des enfants. Cet objectif a été rempli, au-delà des espérances, comme le montre le rapport de l'IGAS. Car la prostitution s'est effectivement déplacée, dans des quartiers périphériques, voire au milieu des bois, voire enfin sur internet. Dans tous les cas, ces espaces nouveaux de la prostitution sont difficilement contrôlables, et la sécurité des personnes qui s'y livrent ne peut pas être assurée. La prostitution devient, clandestine, ce qui rend également plus difficile les actions de prévention et de suivi sanitaire, notamment celles engagées par les associations actives dans ces domaines.

Présenté sous cet angle, le délit de racolage passif apparaît comme le pur produit d'une politique dont l'objet n'était pas lutter contre le proxénétisme ou le travail forcé, et pas davantage de garantir la sécurité à la fois physique et juridique de ceux et celles qui se livrent à la prostitution. Le seul objectif de la loi de 2003 était de cacher la prostitution, de la rendre invisible.

Pour le moment, on sait qu'une proposition de loi déposée au Sénat par Esther Benbassa et plusieurs sénateurs (EELV), visant à abroger le délit de racolage passif, a été retirée, car Najat Vallaut-Belkacem envisage un texte plus global sur la prostitution. Pourquoi pas ? Il conviendrait en effet  de remettre en cause un système juridique absurde qui considère les personnes prostituées comme des contribuables, mais pas comme des citoyens. La démarche abolitionniste est-elle pour autant une solution ? Certainement pas, car l'abolition de la prostitution ne se décrète pas, et une telle décision conduirait tout simplement à la déplacer dans des lieux encore plus obscurs, espaces clandestins où le seul droit applicable serait celui des proxénètes.



mardi 18 décembre 2012

Euthanasie : état du droit positif

Le Professeur Didier Sicard a remis, le 18 décembre 2012, au Président de la République, un rapport sur la fin de vie, qui devrait être suivi d'un projet de loi au printemps 2013. La presse affirme que ce texte envisage une évolution de la loi en vigueur, afin d'autoriser le "suicide assisté" lorsque l'intéressé est atteint d'une maladie grave et incurable. Les commentateurs annoncent déjà que le rapport est très en-deçà de ce qui était attendu, c'est à dire la suggestion de consacrer un véritable "droit de mourir" par l'intégration de l'euthanasie active dans le droit positif. Quoi qu'il en soit, pour le moment, seuls quelques privilégiés ont pu lire un rapport qui n'est pas encore rendu public. 

Inviolabilité du corps humain

En attendant de pouvoir étudier le rapport, il est sans doute indispensable de rappeler la situation juridique actuelle. Elle repose sur le principe d'inviolabilité du corps humain, consacré par l'article 16-1 al. 2 du Code civil. Dans sa décision du 27 juillet 1994 sur la première loi bioéthique, le Conseil constitutionnel rappelle que ce principe a valeur législative, et le rattache à la dignité de la personne. Quant à son contenu, il est fort simple, puisqu'il interdit de porter atteinte au corps humain.

Ce principe d'inviolabilité s'applique indépendamment du consentement de la personne. Dès 1837, la Cour de cassation avait ainsi déclaré illicite une convention passée entre deux duellistes, prévoyant que le vainqueur ne serait l'objet d'aucune poursuite de la part de la famille du vaincu. Pour le juge, "Une convention par laquelle deux hommes (...) s'attribuent le droit de disposer mutuellement de leur vie (...) rentre évidemment dans la classe des conventions contraires aux bonnes moeurs et à l'ordre public".


Soleil Vert. Richard Fleischer. 1973
Edward G. Robinson

Dignité de la personne

L'euthanasie, c'est à dire la "mort douce", dans son sens étymologique, peut évidemment être perçue comme une exception au principe d'inviolabilité de la personne. En réalité, le droit positif fait plutôt prévaloir le principe de dignité de la personne sur l'inviolabilité du corps humain. La loi du 22 avril 2005, dite loi Léonetti, fait ainsi peser sur les médecins une obligation de "sauvegarder la dignité du mourant", notamment en lui offrant les secours des soins palliatifs (art. L 1110-5 al. 2 csp). C'est au nom de ce même fondement que le droit positif autorise l'euthanasie passive et interdit l'euthanasie active, sans d'ailleurs que cette distinction figure explicitement dans la loi.

L'euthanasie passive, encadrée par la loi

L'euthanasie passive se définit comme une renonciation du corps médical, lorsque les soins se révèlent sans espoir de guérison et incapables de soulager les souffrances du patient. La loi Léonetti énonce ainsi  que "les actes de prévention, d'investigation ou de soins, ne doivent pas être poursuivis avec une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Pour préciser ce texte, un décret du 29 janvier 2010 organise une procédure de suspension de soins qui distingue différentes situations. 

Lorsque la patient est conscient, il peut exprimer lui-même sa volonté. Lorsqu'il est inconscient, il peut avoir pris, avant sa maladie, la précaution de rédiger des "directives anticipées" ou de désigner une "personne de confiance" que les médecins pourront entendre, sans pour autant être tenus de suivre la position qu'elle exprime. Enfin, en l'absence de tout moyen de connaître la volonté du patient, la décision repose sur l'équipe médicale, qui peut prendre la décision d'interrompre les soins, en accord avec ses proches. Dans tous les cas où le patient ne peut exprimer sa volonté, la décision est donc collégiale, en quelque sorte partagée entre la famille et l'équipe médicale. 

L'euthanasie active, interdite par la loi

La loi Léonetti interdit, en revanche, l'acte qui consiste à administrer un produit mortel, avec le consentement du patient, et que l'on peut définir comme euthanasie active. Sur ce point, le droit français est loin d'être isolé, et la Cour européenne, dans une célèbre décision Diane Pretty c. Royaume Uni du 29 avril 2002, a rejeté le recours d'une patiente britannique, atteinte d'une maladie dégénérative, qui considérait que le refus d'une euthanasie active opposé par les autorités britanniques était constitutif d'un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Sans cacher la compassion qu'elle éprouvait pour la requérante, la Cour a cependant estimé que les dispositions de la Convention ne sauraient être invoquées pour conduire un Etat à "cautionner des actes visant à interrompre la vie". La Convention européenne, en tout état de cause, ne peut donc dicter aux Etats leur position dans ce domaine. 

Le suicide assisté

Pour le moment, la solution du "suicide assisté" est présentée comme une solution du "juste milieu". La substance mortelle est alors fournie par le médecin, mais administrée par le patient lui même. Au premier abord, la différence semble bien ténue, car le médecin qui a procuré la substance a rendu possible le suicide. Il n'en demeure pas moins qu'il n'assume pas directement la responsabilité de l'acte lui-même, et ne peut donc pas être accusé d'avoir directement donné la mort. 

Avant de s'interroger sur la mise en oeuvre de ce droit de mourir dans la dignité, il convient cependant de laisser le parlement décider s'il convient, ou non, de légiférer. Le rapport Sicard est certainement un élément de cette réflexion, mais ce n'est pas le seul. Il est toujours très difficile de dégager un consensus dans un domaine aussi sensible, et le débat doit pouvoir se développer dans la sérénité. 


lundi 17 décembre 2012

La citation du jour : Danton, l'exil et la patrie

"On n'emporte pas la Patrie à la semelle de ses souliers."


Ces mots ont été prononcés par Danton, alors qu'il refuse de fuir, après avoir été informé du rapport préparé par Saint Just et le Comité de Salut Public, demandant son arrestation. 



Andrzej Wajda. Danton. 1983
Gérard Depardieu, dans un rôle de composition

dimanche 16 décembre 2012

Droit de porter des armes et universalité des droits de l'homme

Colombine, Oakland, Victoria Tech, et aujourd'hui l'école primaire de Newtown. Autant de tueries qui marquent l'histoire américaine récente, crimes aveugles commis par des jeunes gens en apparence ordinaires, le plus souvent lourdement armés.

A chaque fois, le débat s'engage aux Etats Unis sur le droit de porter des armes, garanti par le second Amendement à la Constitution américaine : "Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un Etat libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé". De plus en plus nombreux sont ceux qui contestent un système juridique qui autorise le libre achat et la libre circulation des armes. Mais ils se heurtent à un lobby très puissant incarné par la célèbre National Rifle Association (NRA). Ce lobby n'est pas sans arguments juridiques. Il s'appuie au contraire sur une jurisprudence constante qui fait du droit de porter des armes un "droit constitutionnel" (Constitutionnal Right) auquel le législateur, qu'il soit fédéral ou d'un Etat fédéré, ne saurait porter atteinte.

Hobbes et le Far West

Cette perception du port d'armes comme un droit trouve son origine dans la tradition qui veut que la défense du régime constitutionnel repose sur le citoyen américain lui-même. La vision est celle d'un état de nature inspiré de Hobbes, état de nature dominé par la violence, et dans lequel chacun doit assurer sa propre sécurité. L'Amérique d'aujourd'hui revendique ainsi l'héritage du Far West. A une époque où les frontières n'étaient pas nettement délimitées et où la police était peu développée, il était logique de faire du maintien de l'ordre l'affaire de la communauté, et d'autoriser chacun à porter une arme. De la nécessité de garantir la sécurité, le port d'armes s'est cependant peu à peu transformé en un droit politique.

Du droit de résistance à l'oppression...

A l'origine, il s'agissait de protéger les droits du citoyen, de lui permettre de résister à l'oppression, et d'y résister collectivement par l'organisation de milices ou de gardes nationales. Le Second Amendement est directement inspiré du Bill of Rights britannique de 1689 qui énonce que "les sujets protestants peuvent avoir pour leur défense des armes conformes à leur condition et permises par la loi". Ce droit, comme les autres garantis par le Bill of Rights, est accordé "aux fins d'aviser à ce que la religion, les lois et les libertés ne pussent plus être en danger d'être renversées". En Angleterre, il s'agit de lutter contre le despotisme des Stuart, aux Etats Unis, il s'agit de lutter contre toute menace, extérieure ou intérieure, susceptible de porter atteinte au régime. Madison, l'auteur du Second Amendement, le présente d'ailleurs comme le contrepoids à une éventuelle tyrannie.

Helder Battista. Né en 1964. Second Amendement Sculpture


... Au droit à l'autodéfense

Depuis cette période, les esprits ont changé. Le droit de porter des armes n'a plus aucun caractère collectif, même si certains citoyens n'hésitent pas à l'invoquer pour constituer des milices destinées à protéger leur quartier contre des menaces sécuritaires, réelles ou imaginaires. Il est aujourd'hui revendiqué comme un droit individuel à l'autodéfense. Ce n'est plus l'agression d'un Etat despotique qui est redoutée, c'est celle d'un individu. Le droit de porter les armes n'est plus un droit du citoyen, mais un droit de la personne.

Dans une décision United States v. Cruikshank de 1875, la Cour Suprême a entériné cette évolution. A propos d'un massacre d'esclaves libérés commis en Louisiane par des membres du Klu Klux Klan, la Cour énonce que le port d'armes est un droit dont est titulaire chaque citoyen des Etats Unis, y compris les anciens esclaves. Une solution favorable à la défense des victimes de ces massacres, si ce n'est que la Cour ajoute que les membres du Klan qui veulent interdire aux anciens esclaves de porter des armes ne peuvent pas être poursuivis sur le fondement du Second Amendement. Il protège en effet contre les violations du droit de porter des armes par le législateur, mais pas par les personnes privées.

Depuis cette date, la jurisprudence n'a guère évolué. Certes, la hausse de la criminalité a suscité l'adoption d'une série de lois fédérales destinées, non pas à interdire la possession d'armes, mais à la limiter. Dans un premier temps, on a développé l'idée selon laquelle l'armement devait être interdit aux "classes dangereuses". En témoignent les "Codes noirs" mis en place dans le Sud après la Guerre de Sécession, qui interdisaient le port d'armes aux anciens esclaves. Mais cette démarche a rapidement été censurée par la Cour Suprême, précisément dans l'arrêt Cruikshank. Aujourd'hui, il n'est plus de mise de porter le discrédit sur certaines catégories de population, et le législateur préfère contrôler la vente de certaines armes, jugées particulièrement dangereuses et inadaptées aux exigences de la défense de l'individu. Le National Firearms Act de 1934 soumettait ainsi à un contrôle très strict l'achat d'armes automatiques, particulièrement appréciées par les gangs de la Prohibition. De même le Gun Control Act de 1968 interdit la vente d'armes de guerre importées. Actuellement, le débat se développe sur l'interdiction éventuelle des armes semi-automatiques (assault rifles) considérées comme particulièrement meurtrières. En tout état de cause, la Cour Suprême sanctionne toujours l'initiative d'un Etat fédéré qui s'aventurerait à interdire la détention d'arme. Le District of Columbia, qui avait prohibé la détention d'armes de poing dans un domicile privé, a été ainsi sanctionné par la Cour Suprême, dans l'arrêt D.C. v. Heller de 2008.

Dans ces conditions, il y a bien peu de chances immédiates que la jurisprudence évolue. Et le Président Obama, dont on stigmatise l'abstention, ne peut rien y changer. Tout au plus peut il envisager une loi restreignant encore l'usage de certains armements. Mais elle serait probablement, inefficace, impopulaire, et évidemment combattue par la NRA très puissante, comme les industriels de l'armement qui tirent des ressources substantielles de ce marché. Le site internet de Walmart montre ainsi qu'il est possible d'acheter des armes par internet, en toute simplicité, en même temps que les Corn Flakes ou le nouveau canapé du salon. Ce droit d'acheter des armes, de les détenir dans sa maison, même si le risque est grand que les enfants s'en emparent, apparaît solidement ancré dans le système américain.

En France, un droit de la méfiance

Le contraste est saisissant, par rapport à un droit français qui s'est toujours montré très méfiant à l'égard des armes. Son port n'a jamais été considéré comme un droit ou une liberté publique, au sens de l'article 34 de la Constitution. Les armes sont en fait l'objet d'une police administrative, qui va de l'interdiction pure et simple pour les matériels de guerre au régime d'autorisation ou de déclaration pour les autres armes. La loi du 6 mars 2012 a simplifié ce régime juridique, en définissant quatre catégories d'armes classées en fonction de leur dangerosité. La vente libre est limitée aux armes de foire, aux armes historiques ou objets de décoration. Les armes de chasse sont en général soumises à déclaration. Enfin, toutes les armes, armes de poing ou armes de guerre, font l'objet d'une interdiction de principe, accompagnée de la possibilité de solliciter une autorisation de détention, accordée dans des cas précis après une véritable enquête administrative.

La différence entre les deux régimes juridiques, américain et français, saute aux yeux et suscite la réflexion. N'est il pas d'usage aujourd'hui de louer l'universalisme des droits de l'homme, qui suppose l'adoption d'un véritable standard commun dans ce domaine ? N'est il pas d'usage de considérer que la France et les Etats Unis sont les deux grand pays des droits de l'homme, ceux qui ont adopté, à peu près en même temps des textes à valeur universelle ? Et on loue volontiers la proximité aussi bien historique qu'idéologique entre la Déclaration française de 1789 et les Amendements à la Constitution américaine adoptée en 1791.

Et pourtant, la liberté d'expression n'a pas le même contenu en France et aux Etats Unis, ces derniers continuent à pratiquer la peine de mort et à consacrer le droit de porter des armes. Autant d'éléments qui montrent que l'universalisme des droits de l'homme est, avant tout, un discours sur les droits de l'homme. Il relève de  l'idéologie et de la rhétorique mais pas du droit positif. C'est bien triste, mais Charles Péguy affirmait justement "qu'il faut dire tristement la vérité triste".



vendredi 14 décembre 2012

Eloignement des étrangers en Guyane : fin du régime d'exception ? ?

La Cour européenne des droits de l'homme, et plus précisément sa Grande Chambre, a rendu le 13 décembre 2012 un arrêt de Souza Ribeiro c. France très salué par les militants associatifs actifs dans le domaine du droit des étrangers. Il sanctionne un régime d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, régime spécifique à certains départements et collectivités d'outre mer (Guyane, St Martin, St Barthélémy, Polynésie française, Mayotte, Nouvelle Calédonie), et parfaitement dérogatoire au droit commun. 

Un droit d'exception

Le droit commun prévoit, depuis la loi Joxe du 10 janvier 1990, le caractère suspensif de plein droit des recours dirigés contre une mesure d'éloignement. Celle-ci ne peut être exécutée avant que le juge ait statué sur un éventuel recours, principe qui garantit l'effectivité même de ce recours. Outre-mer en revanche, le principe est inversé, et le droit positif repose sur le caractère non suspensif du recours (art. L514-1 Ceseda). 

M. de Souza Ribeiro, né en 1988 et de nationalité brésilienne, réside avec sa famille en Guyane depuis 1995. En 2006, il est condamné à une peine de prison avec sursis pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Le 25 janvier 2007, il est appréhendé lors d'un contrôle routier et n'est pas en mesure de produire des documents attestant la régularité de son séjour sur le territoire guyanais. L'arrêté préfectoral de reconduite est  immédiat, et  le requérant est placé en rétention administrative. Il introduit, dès le lendemain, un recours devant le tribunal administratif de Cayenne accompagné d'une demande de référé suspension, enregistrée au greffe à 15 h 11. Mais à 16 heures, soit cinquante minutes après son recours, il est reconduit au Brésil. Le juge administratif déclare évidemment sans objet la mesure d'urgence, dès lors que la décision d'éloignement a déjà été exécutée. C'est seulement neuf mois après, le 18 octobre 2007, que ce même tribunal, statuant cette fois au fond, a finalement déclaré illégal l'arrêté de reconduite à la frontière, au motif que le requérant résidait de manière régulière en Guyane depuis son enfance, et avec sa famille. Il entrait donc dans la catégorie des étrangers qui ne peuvent faire l'objet  d'une obligation de quitter le territoire, au sens de l'article L 511-4 Ceseda

La décision de juin 2011

Dès lors, le recours devant la Cour européenne est dépourvu d'enjeu pour le requérant qui, au moment où statue la Cour, a, depuis longtemps, obtenu un titre de séjour. Sa situation offre cependant, à lui et aux associations qui le soutiennent, un contentieux très utile pour contester ce droit d'exception mis en oeuvre dans les collectivités d'outre mer. Le 30 juin 2011, la Cour européenne rend un premier arrêt de chambre, qui va considérer comme irrecevable moyen tiré de la violation directe de l'article 8 de la Convention, garantissant le droit de mener une vie privée et familiale normale. En effet, le requérant ne peut guère invoquer une grave atteinte à sa vie familiale. Le dossier montre qu'il est resté très peu de temps au Brésil après sa reconduite, et qu'il est retourné en Guyane auprès de sa famille. Le lien familial n'a donc pas été durablement rompu, d'autant qu'il a finalement obtenu un titre de séjour régulier. 

La décision de juin 2011 écarte également le moyen fondé sur l'atteinte au droit à un recours effectif, garanti par l'article 13 de la Convention. La Cour européenne observe que le recours du requérant a tout de même permis de faire reconnaître l'illégalité de la mesure d'éloignement et qu'il a finalement obtenu un titre de séjour. Elle en déduit que le recours a été "effectif" puisqu'il a démontré son efficacité, même avec retard. 

Après cet échec, le requérant obtient le renvoi en Grande Chambre, procédure tout à fait exceptionnelle qui montre bien que la Cour entend rendre une décision de principe, portant précisément sur l'interprétation de l'article 13. 

Impossibilité d'articuler un grief

A ses yeux, l'"effectivité" d'un recours ne dépend pas uniquement de son éventuelle issue favorable pour le requérant. Elle ne requiert pas nécessairement que le recours soit suspensif de plein droit, mais il doit comporter un examen approfondi de la situation du requérant, et offrir des garanties procédurales d'indépendance et d'impartialité (CEDH 26 juillet 2011, M. et a. c. Bulgarie). En l'espèce, le requérant n'a pas en été en mesure de se prévaloir efficacement du grief tiré du manquement à sa vie privée et familiale. L'arrêté de reconduite à la frontière a été pris si rapidement qu'il n'a pas pu être précédé d'un examen sérieux de la situation familiale de M. de Souza Ribeiro. Celle-ci n'est pas davantage examinée lors du référé-suspension, le tribunal se bornant à rejeter le recours, au motif que la reconduite à la frontière avait déjà eu lieu. C'est précisément cette absence d'examen que sanctionne la Grande Chambre. Au moment précis où il était possible d'empêcher une reconduite illégale, aucune autorité n'a exercé de contrôle sur le moyen essentiel articulé à l'appui de cette illégalité. 

Le raisonnement de la Cour est implacable, et constitue une remise en cause profonde du droit d'exception qui s'applique outre-mer. La Cour impose en effet les exigences qui sont celles du droit commun, et refuse d'évoquer un quelconque particularisme de la situation guyanaise. On s'en réjouit pour les droits du justiciable et, d'une façon générale, pour l'Etat de droit. 


Guyane. Le pont sur l'Oyapock. Frontière avec le Brésil

La culture du fleuve

Mais doit-on s'en réjouir totalement pour la Guyane ? Cette région est-elle encore un Etat de droit, précisément ? Souvenons nous que la frontière la plus longue du territoire français est celle qui sépare la Guyane du Brésil. Elle s'étend sur plus de sept cent trente kilomètres, et il est possible de la franchir aussi bien en traversant l'Oyapock qu'en passant à travers la forêt équatoriale, particulièrement dense à cet endroit. Souvenons nous aussi que de l'autre côté du Maroni, c'est le Surinam, dont la population très pauvre est naturellement très attirée par la Guyane. Les passages de la frontière sont permanents, surtout pour des populations pour lesquelles le fleuve, qu'il s'agisse du Maroni ou de l'Oyapock, est un lieu de vie et un espace de communication. Dans son rapport annuel pour 2011, la Cour des comptes relève ainsi que "les flux migratoires irréguliers présentent (...) des spécificités qui rendent leur maîtrise difficile", de sorte que "les résultats sont peu satisfaisants". Et la Cour de déplorer le manque de moyens des services chargés de lutter contre l'immigration illégale.

Dans un rapport d'information de février 2011, le Sénat estime qu'il y entre 30 000 et 80 000 immigrés illégaux en Guyane, alors que la population officielle guyanaise est de l'ordre de 220 000 personnes. Ces nouveaux nouveaux venus n'ont pas d'espoir d'intégration dans une région caractérisée par une criminalité violente, un développement constant du trafic de drogue, notamment du crack, et une situation économique catastrophique que ne parvient pas à cacher le succès du Centre spatial guyanais.

Devant une telle situation, il n'est pas possible de construire un droit d'exception, dit la Cour européenne. Elle a raison, mais cette rigueur juridique ne risque pas d'améliorer la situation guyanaise. D'autres moyens doivent donc être recherchés pour lutter contre l'immigration illégale, sans porter atteinte aux droits de la défense. La solution réside peut être dans le développement des conventions internationales, comme celle conclue avec le Brésil. Elle permet de reconduire les immigrants brésiliens, avec une réadmission immédiate. Le problème est que cette réadmission se fait impérativement à St Georges de l'Oyapock, juste sur le fleuve, qu'il est si facile de traverser en pirogue.


mardi 11 décembre 2012

L'Elysée et la séparation des pouvoirs : Plus c'est gros, plus ça passe !

L'action en diffamation engagée par Valérie Trierweiler à l'encontre des auteurs du livre "La Frondeuse" se présente, sur le plan juridique, comme un procès ordinaire, si ce n'est que l'intéressée produit en justice des attestations signées de François Hollande et de Manuel Valls. 

Les journalistes vertueux, et les constitutionnalistes d'occasion dénoncent aussitôt un épouvantable scandale, le Président de la République étant accusé de violer le principe de séparation des pouvoirs. L'accusation est grave, très grave même, et on attend  quelques arguments juridiques destinés à l'étayer. Mais on applique le principe : "Plus c'est gros, plus ça passe". On procède par affirmation, sans se soucier outre-mesure de l'argumentaire juridique. Tout au plus invoque-t-on l'article 64 de la Constitution, selon lequel "le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Sans doute, mais a-t-il pour autant violé la séparation des pouvoirs ? 

Le procès en diffamation

Rappelons d'abord que toute action en diffamation suppose la production devant le juge d'un dossier solide. Elle impose, nous dit la Cour de cassation, dans un arrêt du 14 février 2006, l'"articulation précise de faits de nature à être, sans difficultés, l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire". La personne qui s'estime diffamée doit donc faire état de "faits précis", et s'efforcer d'en administrer la preuve. La défense pourra ensuite, grâce à ce qu'il est convenu d'appeler "l'exception de vérité", démontrer, si elle le peut, la vérité des faits allégués. L'action en diffamation s'appuie donc, fort logiquement, sur des témoignages divers, des attestations souvent nombreuses, des éléments de preuve aussi solides que possible. 

Rien de surprenant donc dans le dossier de Valérie Trierweiler, si ce n'est qu'elle est la compagne du Président de la République et qu'elle est bien obligée d'aller chercher les preuves de la diffamation auprès des personnes citées dans le livre. En l'espèce, elle produit, parmi d'autres, des attestations signées de François Hollande et de Manuel Valls. Le premier dénonce comme "pure affabulation" la mention, par les auteurs, d'"une prétendue lettre jamais écrite et donc jamais parvenue à son prétendu destinataire". Le second affirme que les propos qui luis sont attribués sont "souvent approximatifs, partiels et sortis de leur contexte", et que certains n'ont même pas été tenus. 

Ces deux lettres ont pour objet commun d'établir des "faits précis", ceux là mêmes qu'il convient de mettre en évidence dans une action en diffamation. Il s'agit de témoignages qui n'ont pas pour objet de formuler une quelconque demande auprès du juge, d'autant que les deux signataires ne sont pas eux mêmes requérants. Le fait de témoigner peut-il donc emporter une violation de la séparation des pouvoirs ?

Les Guignols de l'Info. Canal +. 25 septembre 2012
Very Normal Activity

L'Autorité judiciaire

Observons d'emblée que la notion de séparation des pouvoirs n'implique pas, en droit français, une séparation stricte entre les différentes fonctions de l'Etat, et les différents organes qui les exercent. L'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen mentionne seulement que "Toute société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution".

Dans le cas qui nous intéresse, c'est à dire l'éventuel empiètement du pouvoir exécutif sur la fonction juridictionnelle, la séparation est même très souple. C'est si vrai que la Constitution de 1958 ne mentionne pas de "pouvoir" judiciaire. Son titre VIII traite "De l'autorité judiciaire", et l'article 64, si souvent cité par ceux qui accusent François Hollande mentionne, de la même manière, que le Président est garant de l'indépendance "de l'autorité judiciaire". Il est clair qu'à leurs yeux, cette différence de terminologie est sans importance, à moins tout simplement qu'ils ne l'aient pas remarquée. 

L'article 67 de la Constitution pose le principe d'irresponsabilité du Président pour les actes liés à ses fonctions. Pour les autres, les actes non liés à ses fonctions, ce même article  précise que le Président, durant son mandat, "ne peut être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite". Il n'y a donc pas immunité, mais simple privilège de juridiction, puisque les juges doivent attendre la fin de son mandat pour entendre le Chef de l'Etat. Monsieur Sarkozy connaît bien cette règle, puisque le juge Gentil a attendu la fin de son mandat pour l'auditionner dans l'affaire Bettencourt.

L'article 67 mentionne donc que le Président ne peut être "requis", mais aucune disposition ne lui interdit d'intervenir volontairement, précisément pour témoigner. La Cour de cassation, le 15 juin 2012, a même accepté qu'un Président de la République puisse se porter partie civile dans une instance pénale. Il faut reconnaître que cette décision est beaucoup plus choquante sur le plan de la séparation des pouvoirs. En effet, dans notre système juridique, cela signifie que le Président peut se présenter comme victime auprès du juge pénal et, en même temps, charger le Garde des Sceaux de donner des directives au procureur. Souvenons que, dans l'affaire Clearstream, Nicolas Sarkozy s'était porté partie civile en première instance. Après la relaxe de Dominique de Villepin, il y avait renoncé, mais le parquet, lui, avait fait appel. De sa propre initiative ? Ou sur instruction ? En tout cas, à l'époque, les journalistes vertueux n'avaient guère protesté contre cette situation.

L'égalité des armes

Dans le procès qui oppose Valérie Trierweiler à ses deux biographes, le Président de la République comme d'ailleurs le ministre de l'intérieur, n'est pas partie à l'instance. Il apporte un simple témoignage qui sera versé au dossier, parmi d'autres. 

Ceux qui le critiquent avec une telle vivacité devraient peut-être essayer de se poser la question a contrario. Imaginons un instant que Valérie Trierweiler ne puisse présenter aucun témoignage de ceux qui sont mis en cause dans l'ouvrage attaqué, pour la seule et unique raison qu'ils appartiennent au pouvoir exécutif. Dès lors qu'elle est la compagne du Chef de l'Etat, elle se verrait dans l'impossibilité matérielle d'apporter au juge ces "faits précis" qui caractérisent les poursuites en diffamation. Ses adversaires, en revanche, modestes journalistes qui n'ont dans la vie qu'un seul idéal d'information citoyenne et qui ne cherchent pas du tout à gagner de l'argent en exhibant la vie privée de Valérie Trierweiler, pourraient produire toutes les pièces possibles devant le juge. Il y aurait alors violation du principe d'égalité des armes garanti par la Convention européenne des droits de l'homme. Mais à l'égalité des armes, nos journalistes préfèrent plutôt la grosse artillerie du "Hollande Bashing".



samedi 8 décembre 2012

Les avocats contre Tracfin : la guerre est-elle finie ?

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 6 décembre 2012, un arrêt Michaud c. France, très attendu, sur la conformité à la Convention européenne de la déclaration de soupçon imposée aux avocats. Le législateur français, intégrant une série de directives communautaires, impose en effet à certains professionnels de communiquer les soupçons qu'ils peuvent nourrir concernant des opérations de corruption ou de blanchiment effectuées par leurs clients. Concrètement, cette "déclaration de soupçon" est transmise au bâtonnier, qui la communique ensuite, s'il la considère suffisamment sérieuse, à un organisme rattaché au ministère des finances dénommé Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins). 

La loi du 11 février 2004 fait peser cette obligation sur l'ensemble de la profession d'avocat, mais il convient d'observer que cette contrainte s'impose également à d'autres professionnels comme les banquiers, les experts comptables, les commissaires aux comptes, les commissaires priseurs ou les directeurs de casinos, toutes professions énumérées dans l'article L 562-1 du code monétaire et financier.

Les avocats sont cependant les plus hostiles à ce qu'ils considèrent comme une atteinte au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec leurs clients. A cet égard, ce recours devant la Cour européenne constitue l'ultime étape judiciaire d'un conflit ouvert entre les avocats et Tracfin. D'un côté, une profession qui considère le secret comme un élément si fondamental de la relation avec sa clientèle qu'il doit primer sur les intérêts publics de lutte contre le blanchiment et le terrorisme. De l'autre, Tracfin dont la mission est précisément de lutter contre la grande criminalité et le terrorisme, notamment par la connaissance des circuits de leur financement.

Le droit à un juste procès

Dans un premier temps, les avocats ont invoqué l'intérêt de leurs clients. Les avocats belges ont directement contesté les directives européennes. A leurs yeux, le droit à un juste procès était directement atteint par ces nouvelles dispositions, qui brisent la confiance entre l'avocat et son client, construite précisément sur la garantie que les confidences de ce dernier sont protégées par un secret absolu.

Cet argument a été balayé par la Cour de justice de l'Union européenne, dans une décision du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone. La Cour rappelle à ceux qui n'auraient pas bien lu les textes communautaires que la déclaration de soupçon ne s'impose aux avocats que "dans la mesure où ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de certaines transactions essentiellement d'ordre financier et immobilier". C'est donc la fonction de conseil qui est directement visée par les directives européennes, et soumise à la déclaration de soupçon. A contrario, toute activité qui se rattache à une procédure judiciaire, ou même qui a seulement pour objet de la prévenir, est déliée de cette contrainte.




Article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme

Renonçant à cet argument, notre requérant se replie sur les intérêts de la profession. Il invoque une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit de chacun à sa vie privée et familiale, son domicile et sa correspondance. Il s'appuie sur une jurisprudence de la Cour européenne, qui considère qu'il existe un espace privé pour la vie professionnelle (CEDH, 16 décembre 1992, Niemietz c. Allemagne). Dans une décision du 26 avril 2002 Société Colas Est, la Cour affirme ainsi que le siège social et les locaux professionnels d'une entreprise bénéficient de la protection juridique attachée au domicile. Est également garantie la confidentialité des "communications privées", y compris dans le cadre professionnel (CEDH, 12 juin 2007, Frérot c. France).

Sur ce fondement, le requérant a d'abord contesté la légalité du  règlement du Conseil national des barreaux du 12 juillet 2007 mettant en oeuvre la procédure de déclaration de soupçon et incitant les avocats à faire preuve dans ce domaine d'une "vigilance constante". Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 23 juillet 2010, a rejeté le recours. Il considère que ce texte ne porte pas une atteinte excessive au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec le client, car il répond à des motifs d'intérêt public que sont la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. 

Dans son arrêt Michaud, la Cour confirme la défaite des avocats pour des motifs très proches de ceux adoptés par le Conseil d'Etat dans son arrêt de 2010. Elle ne conteste en aucun cas l'ingérence dans la "vie privée" des cabinets d'avocats qu'entraîne cette déclaration de soupçon.

La Cour observe cependant que cette ingérence dans la vie privée est "prévue par la loi", au sens de l'article 8 al. 2 de la Convention. Les normes qui imposent la déclaration de soupçon sont suffisamment précises pour imposer une obligation de comportement, excluant notamment cette contrainte pour l'activité liée à une procédure juridictionnelle. Prévue par la loi, l'ingérence dans la vie privée répond aussi à un "but légitime", en l'espèce la lutte contre le blanchiment et le terrorisme. Se fondant directement sur l'arrêt du Conseil d'Etat de 2010, la Cour estime que, compte tenu du but ainsi poursuivi, l'atteinte au secret professionnel et à la confidentialité des relations avec le client n'est pas disproportionnée. Elle rappelle d'ailleurs que la déclaration de soupçon "ne touche pas à l'essence même de la mission de défense", puisqu'elle ne concerne que l'activité de conseil.

Le refus d'appliquer la loi

Cette décision constitue une lourde défaite pour le requérant et l'ensemble d'une profession qui présentait ce recours comme un combat en faveur de l'indépendance de la profession. Tracfin a gagné une bataille, mais a t il pour autant gagné la guerre ?

Les statistiques figurant dans le rapport 2011 de Tracfin, les plus récentes disponibles, révèlent surtout l'hostilité des avocats à cette procédure. Les notaires, également soumis au secret professionnel, également soucieux de garantir la confidentialité des échanges avec leurs clients, ont effectué 1069 déclarations de soupçon en 2011 (+ 59 % par rapport à 2010). Les avocats, en revanche, se caractérisent par "leur absence de participation au dispositif", formule très sévère dans un rapport officiel. C'est d'ailleurs le moins que l'on puisse dire, puisque Tracfin n'a reçu en 2011 qu'une seule et unique déclaration de soupçon émanant d'un avocat. Le rapport de Tracfin prend note que les avocats refusent purement et simplement d'appliquer la loi.

Les choses vont-elles changer après la décision de la Cour européenne ? On pourrait le penser, surtout si l'on considère l'unanimité de l'ensemble des juridictions appelées à se prononcer, Cour de justice de l'Union européenne, Conseil d'Etat, et Cour européenne. Toutes considèrent comme infondées les revendications des avocats.

Rien n'est moins sûr cependant, car la question est alors celle de la sanction. Le droit en vigueur prévoit que le pouvoir de sanction incombe à l'autorité ayant le pouvoir disciplinaire. Imagine-t-on sérieusement les barreaux sanctionnant un des leurs pour le non respect d'une obligation rejetée par l'ensemble de la profession ? Cette intransigeance pourrait un jour agacer cependant un juge d'instruction. Il pourrait relire le code pénal, aux termes duquel le délit de blanchiment vise "le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit" (art. 324-1 al. 2 c. pén.). Une consultation juridique au profit d'une personne pratiquant le blanchiment pourrait alors être sanctionnée pour complicité.


jeudi 6 décembre 2012

Nationalisations et réquisitions : Sacré droit de propriété !

Le droit de propriété est actuellement invoqué à tout propos, par ceux qui s'opposent à l'idée de réquisitionner les logements vacants,  qui rejettent la nationalisation du site de Florange d'Arcelor Mittal, voire qui refusent la tranche d'impôts à 75 % sur les revenus supérieurs à un million d'euros. Une sorte de choeur antique dénonce à l'envi d'intolérables spoliations qui mettent en péril l'ordre social.

Le propos n'a rien de nouveau. La Constitution de 1795 n'affirmait-elle pas déjà que "c'est sur le maintien des propriétés que reposent (...) toutes les productions, tout moyen de travail, et tout l'ordre" social" (art. 8 des "devoirs" du citoyen). A l'époque, le droit de suffrage était d'ailleurs réservé aux propriétaires, notamment ceux qui avaient construit des dynasties bourgeoises sur l'achat de biens nationaux. 

Une souveraineté sur les choses ?

Sur le plan juridique, ce discours absolutiste s'appuie sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Son article 2 fait figurer la propriété parmi les "droits naturels et imprescriptibles de l'homme", et son article 17 s'ouvre par sa consécration comme "droit inviolable et sacré". Ce caractère sacré rencontre un écho particulier, lorsqu'il s'agit de défendre des biens immobiliers appartenant à l'Eglise, et que l'on considère comme gravement menacés parce que Cécile Duflot a fait observer qu'ils étaient vides. Le choeur antique se transforme alors en chorale paroissiale.

De manière plus précise, est également invoqué l'article 544 du code civil qui définit la propriété comme "le droit de jouir et disposer des choses de la façon la plus absolue". L'Empereur Napoléon, lors des travaux préparatoires au Code civil s'exprimait ainsi : "La propriété, c'est l'inviolabilité dans la personne de celui qui la possède ; moi même, avec les nombreuses armées qui sont à ma disposition, je ne pourrais m'emparer d'un champ, car violer le droit de propriété d'un seul, c'est le violer dans tous". A partir de cette analyse, s'est développée la trilogie traditionnelle, selon laquelle l'exercice du droit de propriété implique l'usus, ou droit de jouir du bien, le fructus, ou droit d'en percevoir les fruits, et enfin l'abusus, ou droit d'en disposer. 

Cette analyse du droit de propriété assimilé à l'exercice d'une véritable souveraineté sur une chose n'a pas entièrement disparu. Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 30 septembre 2011, a ainsi rejeté une QPC portant précisément sur la constitutionnalité de l'article 544 du code civil. Saisi par des associations de défense du droit au logement, il a réaffirmé le droit du propriétaire de s'adresser au juge pour obtenir l'expulsion des occupants sans titre de son bien immobilier. Le droit de propriété implique donc non seulement le droit de jouir de son bien, mais aussi celui d'exclure les tiers de la jouissance de celui-ci.

Dans ma maison. Yves Montand 
Texte : Jacques Prévert. Musique : Joseph Kosma

Les limitations au droit de propriété

Notre choeur antique aurait-il donc raison de crier à la spoliation en cas de réquisition ou de nationalisation ? Certainement pas, car ce serait faire bien peu de cas d'un droit positif qui admet de larges limitations au droit de propriété. 

Dès la Déclaration de 1789, le droit de propriété n'était pas perçu comme absolu. Si l'article 17 le consacre comme "inaliénable et sacré", il ajoute immédiatement que nul ne peut en privé, "si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". Quant aux droits du propriétaire garantis par l'article 544 du Code civil, ils ne s'exercent qu'à la condition qu'"il n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements". Nos choristes oublient évidemment ces deux précisions, qui montrent que leur revendication est dépourvue de fondement juridique. 

Le droit de propriété est donc loin d'être absolu. Il peut être restreint au nom de l'ordre public ou de l'utilité publique, formule utilisée en matière d'expropriation (art. 545 c. civ.). C'est exactement la position du Conseil constitutionnel qui affirme, dans une décision du 8 avril 2011, que les pouvoirs publics peuvent apporter des limites à l'exercice du droit de propriété, à la condition qu'elles soient "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi". 

Qu'il s'agisse de la réquisition ou de la nationalisation, ces deux procédures reposent également su un motif d'intérêt général. Rappelons qu'une ordonnance du 11 octobre 1945, codifiée dans l'article L 641-1 du code de la construction et du logement autorise les réquisitions de logements vacants, et que ce texte a été utilisé de nombreuses fois, sans jamais que l'intérêt général d'une telle procédure soit mis en cause. Quant aux nationalisations, la décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982 précise qu'il appartient au législateur d'en déterminer les motifs. Est ainsi considérée comme conforme à l'article 17 de la Déclaration une nationalisation considérée "comme nécessaire pour donner aux pouvoirs publics les moyens de faire face à la crise économique, de promouvoir la croissance et de combattre le chômage". Trente ans plus tard, cette motivation pourrait être reprise en termes identiques pour justifier la nationalisation du site de Florange. 

Dans les deux cas, la condition de proportionnalité est assurée. Le Conseil constitutionnel n'exerce  qu'un contrôle restreint sur les lois mettant en oeuvre ces procédures. Il serait alors bien difficile de considérer comme disproportionnée une mesure de réquisition qui ne vise que les investisseurs institutionnels et repose sur la volonté de donner un logement à ceux qui n'en ont pas, ou une loi de nationalisation qui aurait les mêmes motifs que celle de 1982, déclarée conforme par le Conseil constitutionnel.

Le choix de procéder à une réquisition de logements vacants ou celui de nationaliser un site sidérurgique peuvent également donner lieu à débat, et le choeur des partisans du droit de propriété absolu a parfaitement le droit de s'exprimer. Mais ce découpage de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 pour n'en conserver que le caractère "sacré" de la propriété semble voué à l'échec, puisqu'il repose sur la négation du droit positif. Pourquoi ne pas reconnaître qu'il s'agit d'un débat politique et non juridique ?  Pourquoi ne pas admettre, comme en 1795, que l'on considère la propriété comme l'élément essentiel de l'ordre social, et l'intérêt des propriétaires comme devant l'emporter sur toute autre considération ?  M. Mittal pourrait alors être considéré comme un acheteur de biens nationaux, ce qu'il est.