« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 29 juin 2020

Le droit d'accès aux archives de François Mitterrand

La décision d'assemblée rendue par le Conseil d'Etat le 12 juin 2020 va certainement satisfaire les historiens. Elle autorise en effet M. G., un auteur préparant un livre sur l'intervention française au Rwanda entre 1990 et 1995, à consulter certaines des archives du président François Mitterrand.
Ces pièces ont été déclassifiées en 2015, mais le fait qu'elles ne soient plus couvertes par le secret de la défense nationale ne signifie pas qu'il soit possible d'y accéder librement. Il convient donc de préciser le régime juridique, ou plutôt les régimes juridiques s'appliquant aux archives des plus hautes autorités de l'Etat.


L'accès dérogatoire aux archives des hautes autorités de l'Etat



La loi du 15 juillet 2008  organise le régime actuel. Le versement des archives publiques émanant du Président de la République, du Premier ministre et des membres du gouvernement peut s'accompagner de la signature d'un protocole entre l'autorité versante et l'administration des archives. Y sont précisées les conditions de traitement, de conservation, de valorisation et de communication des fonds versés pendant la durée de vingt-cinq ans durant laquelle ces pièces sont couvertes par le secret des délibérations du gouvernement. Ce protocole n'est plus applicable en cas de décès du signataire.

Mais les archives de François Mitterrand avaient été versées avant la loi de 2008 et relèvent du régime juridique antérieur, un peu différent. A l'époque, le versement était déjà régi par un protocole, mais ce dernier permettait à l'autorité versante à la fois de définir la durée de confidentialité et de désigner un mandataire habilité à autoriser, ou non, la consultation dérogatoire de ces fonds. Dans le cas présent, le président Mitterrand avait signé le protocole en février 1995, et décidé que ces pièces ne seraient accessibles au public qu'en 2055, à l'issue d'un délai de soixante ans. S'appuyant sur ce protocole, son mandataire a donc refusé l'accès dérogatoire sollicité par le requérant. Le ministre de la culture, quant à lui, n'a pu que prendre acte de ces refus.

Voulant contester cette décision, M. G. s'est successivement heurté à un avis négatif de la Commission d'accès aux documents administratifs, puis à une décision de rejet du Tribunal administratif de Paris. La présente décision est donc le résultat d'un recours en cassation devant le Conseil d'Etat.


Le droit d'accès aux archives publiques



Avant que le Conseil d'Etat ne se prononce, le requérant avait obtenu le renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel, portant sur la conformité à la Constitution de l'article L213-4 du code du patrimoine, dans sa rédaction issue de la loi du 15 juillet 2008. Sa décision du 15 septembre 2017 n'a certainement pas immédiatement donné satisfaction au requérant.

Certes, le Conseil affirme l'existence d'un "droit d'accès aux archives publiques" qu'il fonde sur l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel ""la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". Mais, l'audace s'arrête là, car le Conseil constitutionnel affirme que ce droit d'accès aux archives n'a rien d'absolu. Il peut au contraire faire l'objet de "limitations" définies par la loi. Le régime particulier des archives du Président de la République, du Premier ministre et des membres du gouvernement constitue l'une de ces limitations. Et le Conseil estime qu'il répond à un but d'intérêt général, car il est nécessaire d'accorder une protection particulière à des pièces qui sont, pour la plupart, couvertes par le secret des délibérations du gouvernement. Enfin, cette protection est limitée dans le temps, même si la durée de 25 années du droit commun et, a fortiori, les durées encore plus longues pratiquées avant 2008, peuvent sembler interminables au requérant.

Si la décision du Conseil constitutionnel n'a eu aucun effet immédiat, elle est au coeur de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 12 juin 2020, presque trois années plus tard. Dès lors qu'il s'agit désormais d'apprécier une décision portant atteinte à une liberté publique, l'Assemblée du contentieux décide d'exercer un contrôle normal sur le refus d'accès dérogatoire à ce type d'archive.

Plantu. 9 janvier 2016. Le Monde

Le contrôle normal



Renonçant à sa jurisprudence Rouzaud de 2011 qui prévoyait un contrôle minimum, le Conseil d'Etat apprécie la proportionnalité du refus d'accès dérogatoire au droit d'accès aux archives publiques désormais consacré et aux dispositions de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantissent un droit de recevoir et de communiquer des informations. Ce contrôle est réalisée à l'aune de l'écoulement du temps, et le juge apprécie la légalité du refus d'accès dérogatoire à la date à laquelle il statue, formule rompant avec le principe selon lequel un acte est apprécié à la date de son édiction.

Après avoir cassé le jugement du tribunal administratif de Paris qui n'avait exercé qu'un contrôle minimum, le Conseil d'Etat décide de régler l'affaire au fond. Il observe d'abord que M. G. a déjà eu communication, en 2015 et 2016, de certains éléments de ces archives et qu'il est l'auteur de deux ouvrages consacrés au conflit du Rwanda. On observe sur ce point que le Conseil d'Etat ne limite pas l'accès dérogatoire aux archives aux seuls chercheurs en histoire, le demandeur étant effectivement chercheur, mais en physique. Surtout, le Conseil d'Etat dresse un inventaire des fonds demandés, et il note qu'il ne s'agit pas de pièces très sensibles. Pour l'essentiel, elles décrivent la politique française et reflètent les prises de position de François Mitterrand, déjà largement connues. On doit donc en déduire que le Conseil d'Etat s'est fait communiquer les pièces demandées, ce qu'il a le droit de faire. Il s'autorise alors à déroger au principe du contradictoire qui permettrait au demandeur d'obtenir les pièces qu'il sollicite avant même que le juge ait statué, la forme épuisant le fond.

S'agissant de documents portant "sur des événements qui sont survenus il y a plus d’une génération", le Conseil estime donc "que l’intérêt légitime du demandeur est de nature à justifier, sans que soit portée une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger, l’accès aux archives litigieuses".

De toute évidence, le Conseil d'Etat entend niveler le régime juridique de l'accès aux archives publiques des plus hautes autorités de l'Etat. Il se situe dans la droite ligne d'une évolution qui conduit à percevoir les archives, non plus comme la propriété de l'autorité de versement, mais comme des pièces appartenant à l'Etat dont elle n'est que le détenteur provisoire.

Alors que la durée de confidentialité des archives versées après 2008 est de vingt-cinq années, les protocoles signés avant 2008 pouvaient prévoir des durées dérogatoires laissées entièrement à l'appréciation de l'autorité de versement. François Mitterrand avait ainsi pu choisir une durée de soixante ans, soit plus de deux fois ce qui est désormais le droit commun. En s'attribuer le droit d'apprécier la légalité du refus d'accès à la date du jugement, le Conseil d'Etat place sous son contrôle le régime antérieur à la loi de 2008. Sans doute envisage-t-il de le placer de facto en voie d'extinction, mais, pour le moment, il conserve le privilège exorbitant de définir quelles sont les archives sensibles, et celles qui ne le sont pas.






vendredi 26 juin 2020

Les Invités de LLC : Serge Sur : Vive le Parquet national financier !

Liberté Libertés Chéries reçoit aujourd'hui Serge Sur,

Professeur émérite de l'Université Paris 2 (Panthéon-Assas).



Depuis quelques jours, depuis l’audition par une commission parlementaire de Madame Eliane Houlette, ancien Procureur national financier, une polémique entretenue par des avocats et relayée par des médias est engagée. Elle met en cause non seulement l’action de Mme Houlette à la tête du PNF, mais l’institution elle-même, qui serait en quelque sorte une atteinte permanente aux libertés, harcelant et traquant des innocents injustement persécutés. Et les avocats de dénoncer des méthodes intrusives contre les suspects, une surveillance indue à leur encontre, des atteintes à leur secret professionnel, etc… Mme Rachida Dati, ancienne garde des sceaux du président Sarkozy et comme lui en délicatesse avec la justice, n’hésite pas à dénoncer dans le PNF une « officine », formule qui relaie la thèse du « cabinet noir » qui aurait, par de basses manœuvres, détruit la candidature présidentielle de François Fillon. L’union sacrée contre le PNF est ainsi réalisée entre fillonistes et sarkozystes, qui s’étripaient voici encore quelques mois. Derrière des attaques conjoncturelles, une remise en cause plus insidieuse de l’institution, alors qu’elle est la grande réussite judiciaire de ces dernières années.

 

Le procès du Parquet national financier

 

Les attaques contre le PNF sont à trois étages : les politiques mis en examen et en attente de procès d’abord. Leurs avocats ensuite, qui font flèche de tout bois pour discréditer l’accusation et ceux qui la portent, faute d’arguments de fond plus convaincants. Les médias enfin, toujours désireux de répandre le venin du soupçon et de créer l’événement, même lorsqu’il ne repose sur aucun fondement réel. A chaque étage, la mise en cause du PNF est hautement sujette à caution. On comprend bien que les personnes visées par une accusation maudissent ceux qui les chargent et cherchent à impressionner ceux qui vont les juger – mais la disqualification n’est pas un argument. Quant à leurs avocats revendiquent hautement, par exemple par la bouche de Me Dupont Moretti, le droit de mentir, un droit qu’ils se flattent donc d’exercer. Belle déontologie ! Dès lors, quelle crédibilité accorder à leur parole, à leurs postures de pères nobles drapés dans les plis du droit puisqu’eux-mêmes nous disent qu’il ne faut pas les croire ? Les médias enfin, qui donnent volontiers unilatéralement la parole aux personnes publiques poursuivies et à leurs conseils, sans se soucier du principe du contradictoire, sans interroger les autorités compétentes pour leur permettre de donner leur analyse, et en réalité de rectifier les assertions souvent erronées des premiers.

 

Pour ne prendre qu’un exemple, les médias bruissent d’une prétendue « affaire des écoutes », parce que l’on a demandé la liste des communications téléphoniques d’un certain nombre d’avocats qui auraient pu entraver une enquête contre l’ancien président Sarkozy qui, à l’instar d’individus peu recommandables, avait choisi de mener ses conversations téléphoniques sous pseudonyme, usurpant au passage l’identité d’un honnête citoyen qui n’y pouvait mais. N’a-t-on pas, au surplus, poussé l’audace jusqu’à géolocaliser certains d’entre eux ? Et de conclure qu’il y a là une atteinte inacceptable au secret professionnel des avocats. Voilà le type même de la Fake New, de la désinformation intéressée. En effet, il ne s’agit nullement d’écoutes, puisqu’il n’y a pas d’accès au contenu des conversations, et puisque ces méthodes ne sont en rien répréhensibles et surtout pas illégales lorsque l’on a affaire à une délinquance économique et financière qui s’apparente au grand banditisme. Aujourd’hui, on voit les émeutiers demander que l’on désarme la police et les escrocs demander que l’on désarme la justice. Et nombre de politiques font chorus, à tout le moins manifestent de l’émotion devant une supposée atteinte aux libertés, en réalité défendant un milieu, une société de connivence dans laquelle les petits arrangements entre amis sont dérangés par une justice qui remplit sa mission, enquêter sur les délits et organiser la poursuite judiciaire de leurs auteurs.



La Vérité. Guy Béart

 

Apologie du Parquet national financier

 

Car derrière les attaques en cours ou en préparation contre une magistrate, c’est l’institution même qu’il s’agit d’atteindre et si possible de détruire. Le PNF, voilà l’ennemi ! On oublie les conditions de sa création au moment de l’affaire Cahuzac, et la droite politique qui brandit volontiers le reproche de partialité feint de ne plus se souvenir que c’est un ancien ministre socialiste qui, sous une présidence socialiste, a donné lieu au procès le plus retentissant découlant de l’action du PNF. On oublie surtout que la partie visible de l’iceberg PNF, les enquêtes sur des responsables politiques, ne sont qu’une partie minime de son action. La partie invisible, du moins la partie qui n’intéresse pas les médias et sur laquelle les avocats préfèrent garder le silence modeste qui convient aux causes perdues, est en effet beaucoup plus importante, et bénéfique pour le respect du droit comme pour le trésor public. Si l’on consulte la Synthèse annuelle établie par le PNF sur son activité, document en accès libre et qui devrait être davantage connu, on observe que pour 2019, le PNF est en charge de 577 procédures en cours, que 156 ont été ouvertes durant l’année ; que 50 % de ces affaires concernent des atteintes à la probité, 7 %  aux marchés financiers, 43 % aux finances publiques ; que l’activité du PNF a permis au trésor public de récupérer au profit de l’Etat 7,7 milliards d’euros. C’est un bilan qui est tout à fait à l’honneur de l’institution et de ceux qui l’animent, avec un sens de l’Etat de droit qu’il convient de saluer et non de salir.


Car, comme le note Mme Eliane Houlette dans son avant-propos de la Synthèse 2018, il faut pour parvenir à ce résultat, utiliser des méthodes, naturellement légales, mais adaptées à un type de criminalité rationnelle, inventive, cynique et rusée : "(...) Utilisation de nouvelles méthodes de renseignement, d'investigation et de traitement de l'enquête économique et financière, mise en oeuvre des réponses pénales variées et adaptées à la spécificité des dossiers. Ces principes d'action (...) portent le projet de renforcer la lutte contre la grande délinquance économique et financière dont l'aptitude au renouvellement et à l'innovation nous oblige encore et toujours à adapter nos principes de fonctionnement, nos méthodes et outils de travail."


Qu’il y ait besoin en France d’un parquet national financier disposant de moyens juridiques et matériels renforcés est démontré sans conteste possible par les résultats obtenus depuis qu’il existe. Le supprimer serait une action contre le droit, contre l’Etat, contre l’intérêt public, dont seuls les escrocs pourraient se réjouir. L’affaiblir, mettre en cause les personnes qui le servent, est un pas dans cette direction, et tous ceux qui jouent les sycophantes contre le PNF feraient bien d’y réfléchir. Sans doute pourrait-on souhaiter que, dans l’intérêt même d’un ordre constitutionnel bien compris, on institue un réel pouvoir judiciaire, indépendant, au statut constitutionnel, permettant de refondre en un même corps la justice judiciaire, administrative et constitutionnelle, que le parquet ne dispose plus d’une compétence d’enquête préliminaire et que tous les actes d’instruction soient réservés à des magistrats du siège. Il y faudra une révision constitutionnelle, mais dans l’état actuel du droit, celui d’une justice fragmentée, dotée de moyens insuffisants, peu respectée par les responsables politiques, l’existence du PNF et sa réussite sont une bénédiction pour l’Etat de droit et la démocratie.  

 

lundi 22 juin 2020

La loi Avia, un désastre annoncé

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 18 juin n'est certainement pas une surprise. En censurant une large partie de la loi Avia visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, le Conseil constitutionnel n'a fait qu'appliquer l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». En d'autres termes, ceux initiés il y a bien longtemps par Georges Morange, la liberté d'expression relève du régime répressif : chacun est libre de s'exprimer, sauf à rendre compte d'une éventuelle infraction a posteriori devant le juge pénal. En tout état de cause, la censure préventive, sans intervention d'un juge, n'est pas conforme à la Constitution.


Etat de droit et procédure législative



Le plus triste est sans doute qu'il soit nécessaire de rappeler ce principe dans un Etat de droit. Or la catastrophe pouvait sans doute être évitée. Rappelons qu'il s'agissait d'une proposition de loi en principe portée par Laetitia Avia, mais ce texte n'aurait jamais vu le jour s'il n'avait bénéficié d'un fort soutien du gouvernement et du Président de la République. Le choix d'une proposition de loi permettait surtout d'éviter l'étude d'impact, qui aurait peut-être permis de mettre en lumière les problèmes juridiques posés par le texte. Le débat, quant à lui, a été précipité, le gouvernement ayant imposé la procédure accélérée, le texte ne faisant l'objet que d'une seule lecture dans chaque assemblée, et les amendement écartés sans réel débat.

Enfin, il faut reconnaître que l'avis du Conseil d'Etat était particulièrement complaisant à l'égard du texte, se bornant à constater que la lutte contre les contenus haineux sur internet serait sans doute plus efficace si elle trouvait son fondement juridique dans le droit européen. A part cela, il ne voyait rien de choquant dans le projet. Sans doute ne l'avait-il pas bien lu, contrairement à la Commission européenne qui, elle, a fait savoir que le texte violait plusieurs dispositions de la directive du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques de la société de l'information et notamment au commerce électronique. Mais l'avertissement a été souverainement ignoré.

La loi a finalement été votée à l'Assemblée par une écrasante majorité de 434 voix, avec seulement 33 voix contre et 69 abstentions. Il ne s'est pas trouvé soixante députés pour saisir le Conseil, les intéressés imaginant sans doute que leurs électeurs les accuseraient d'être favorables aux discours de haine. Heureusement, le Sénat a témoigné d'une opposition d'autant plus résolue qu'il n'avait obtenu aucune concession lors de la commission mixte paritaire, et soixante sénateurs n'ont donc pas hésité à saisir le Conseil.


"Abus de la liberté" et contrôle de proportionnalité



Le Conseil constitutionnel rappelle que la liberté d'expression, comme d'ailleurs toutes les libertés sauf la liberté de penser, s'exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Le législateur peut certes voter des dispositions destinées "faire cesser des abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication", mais seulement dans la mesure où ces "abus" portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers. Pour la première fois, le Conseil précise que ces "abus de la liberté d'expression" se réduisent à la diffusion d'images pédopornographiques et à la provocation à des actes de terrorisme ou à l'apologie de tels actes. Dans cette définition extrêmement étroite ne saurait rentrer la simple référence à un "discours de haine" dont la loi Avia ne donne aucune définition juridique.

Le Conseil exerce donc un contrôle de proportionnalité. Selon une formule qui figure déjà dans la décision du 8 septembre 2017 : "La liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il s'ensuit que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi". On pourrait évidemment s'interroger sur le sens de cette formulation, et ce que signifie une procédure "adaptée" à son objectif. Sans doute le Conseil renvoie-t-il au principe déjà affirmé, selon lequel une mesure restreignant une liberté doit être a priori susceptible de permettre ou de faciliter la réalisation du but recherché par le législateur.

Exerçant ce contrôle de proportionnalité, le Conseil censure deux dispositions essentielles de la loi.


Le retrait dans l'heure


Il déclare d'abord non conformes à la Constitution les dispositions du paragraphe I de l'article 1er permettant à l'autorité de police de demander aux hébergeurs ou aux fournisseurs d'accès internet de retirer certains contenus à caractère terroriste ou pédopornographique dans un délai d'une heure après la demande. Le non-respect de ce délai était passible d'une peine d'emprisonnement d'un an et de 250 000 € d'amende.

La cessation de tels abus constitue, à l'évidence, une finalité licite. Mais en l'occurrence l'appréciation du caractère illicite des contenus repose exclusivement sur l'appréciation de la police. En effet l'exigence de l'administration doit immédiatement être satisfaite, ce qui signifie qu'un éventuel recours de la part de l'hébergeur n'est pas suspensif. Le juge n'intervient donc pas immédiatement dans la procédure, et la censure repose donc sur une simple décision administrative. Dans sa "porte étroite", La Quadrature du Net fait d'ailleurs observer que les hébergeurs et fournisseurs d'accès n'emploient pas nécessairement des webmasters disponibles 24 h sur 24, sept jours sur sept, pour répondre aux éventuelles demandes de retrait dans l'heure.


Le retrait dans les 24 heures



Le Conseil censure également le paragraphe II de ce même article 1er, imposant cette fois aux hébergeurs et fournisseurs d'accès de retirer ou de rendre inaccessibles, dans un délai de 24 heures, les contenus illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel, ou répondant à une qualification pénale dont la liste est fort longue (discrimination, contestation de crime contre l'humanité, incitation ou apologie de crimes, injure, harcèlement, etc).

L'absence d'intervention préalable d'un juge est sanctionnée, dans les mêmes termes que pour le paragraphe I, mais le Conseil se montre cette fois encore plus sévère. Il mentionne en effet les "difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti". Sans être formellement mentionné, le principe de légalité des délits et des peines est directement en cause. La notion de "contenu haineux" est dépourvue de sens juridique, car le droit a vocation à encadrer, voire à sanctionner, des comportements, mais pas des sentiments. Quant à la liste des infractions, elle est fort longue et donne lieu à des jurisprudences souvent subtiles. Il est donc matériellement impossible que les opérateurs puissent déterminer en 24 heures si le contenu dont le retrait est demandé est licite ou illicite. Or cette fois, la demande peut émaner, non pas des autorités de police, mais de n'importe quelle personne qui s'estime victime d'un discours de haine, à la seule condition qu'elle fasse connaître son identité.

Cette fois, la censure est donc initiée par une personne privée, l'internaute, et exercée par une autre personne privée, l'hébergeur ou le fournisseur d'accès. Ce sont eux, et eux seuls, qui sont chargés de constater l'existence d'une infraction pénale et d'en tirer les conséquences. Dès lors que le délai de 24 heures est beaucoup trop court pour s'assurer du caractère licite ou illicite d'un contenu, le Conseil observe que de telles dispositions "ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement illicites". On arrivait ainsi à un régime de censure exercé par n'importe qui. Et il appartenait à la malheureuse victime de la censure de contester ensuite la mesure dont elle était victime. Mais le mal était fait, car son propos avait déjà disparu du net.

"Retravailler le dispositif"


De ces deux annulations en découlent d'autres, par une sorte d'effet domino. Les dispositions qui mettaient en oeuvre cette procédure de retrait, six articles en tout, sont donc annulées car devenues inutiles. Et la loi Avia s'effondre comme un château de cartes. Il n'en subsiste que deux éléments, d'une part la création d’un parquet spécialisé dans la répression de la haine en ligne, d'autre part celle d'un Observatoire de la haine en ligne placé auprès du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Autant dire rien.

Après une telle défaite, il est clair que les propos de Laetitia Avia et de Nicole Belloubet qui annoncent en choeur vouloir "retravailler le dispositif" relèvent de la pure rhétorique. La loi Avia tombera bientôt dans un oubli mérité, et ne sera plus citée que dans les facultés de droit comme un magnifique exemple de crétinisme juridique. Pourtant la question essentielle n'est pas celle de la loi, mais celle de son adoption. Comment un texte bafouant les principes les plus élémentaires du droit pénal peut-il être voté par les députés à une écrasante majorité, avec la bénédiction du Conseil d'Etat et le soutien sans faille du gouvernement ? Ceux qui sont attachés à l'Etat de droit vont devoir chercher des réponses à cette question.




vendredi 19 juin 2020

Eliane Houlette, victime de Fake News

Le 10 juin 2020, Eliane Houlette, ancienne Procureur de la République Financier. était entendue à l'Assemblée nationale par la Commission d'enquête parlementaire sur les obstacles à l'indépendance de l'autorité judiciaire. A ce moment, ses propos n'ont guère suscité qu'un intérêt poli, jusqu'à ce que Marc Leplongeon, dans Le Point, fasse état de cette audition, en mentionnant que le Procureur assurait avoir "subi des pressions".

Depuis la publication de cet article, les responsables des Républicains, du moins ceux qui font partie du dernier carré de fidèles de François Fillon, se déchaînent dans les médias. Bruno Retailleau affirme sur Twitter : "Il fallait détruire le candidat Fillon et tout a été mis en oeuvre pour cela". Quant à Eric Ciotti, il "demande à E. Macron la saisine du CSM et à N. Belloubet de saisir le parquet pour qu'il ouvre une enquête judiciaire pour forfaiture". On pourrait citer une multitude d'interventions tout aussi nuancées. Leurs auteurs ont pour trait commun de ne pas avoir écouté les propos d'Eliane Houlette, ou de ne pas les avoir compris, ou encore de les avoir volontairement déformés.

Les réseaux sociaux jouent ensuite leur rôle de diffusion de l'"information", et chacun sera bientôt convaincu du bien-fondé de ces critiques, sans ressentir le besoin d'aller regarder l'audition de l'ancienne responsable du PNF. D'une certaine manière, l'affaire est exemplaire car elle fait de nous les témoins privilégiés du processus de création des "Fake News".


L'absence de pressions de l'Exécutif



Revenons donc à la réalité des choses, c'est-à-dire aux propos effectivement tenus par Eliane Houlette. Elle affirme d'abord : "D'emblée je dois vous dire qu'aucun des quatre Garde des sceaux qui se sont succédé de 2014 à 2019 (j'ai quitté mes fonctions le 30 juin 2019), ou leurs collaborateurs immédiats, ne m'a interrogée ou ne m'a incitée à agir ou à ne pas agir dans des dossiers particuliers". Aucune pression de l'Exécutif et les poursuites contre François Fillon ne sont pas le fait d'un "Cabinet noir" présidé par le Président de la République de l'époque ou son Premier ministre.


Politique pénale et action publique



Les pressions évoquées par Madame Houlette sont moins visibles car elles viennent de l'intérieur de l'institution judiciaire : "La pression que j'ai pu ressentir (...) s'est manifestée de manière plus indirecte ou plus subtile à travers le rôle du parquet général, dans le contrôle de l'action publique du PNF".  Rappelons que le procureur de la République, en l'espèce le Procureur financier, est seul compétent pour exercer l'action publique. Mais il est placé en position de subordination hiérarchique vis-à-vis du Procureur général qui diffuse des instructions générales destinées à assurer la mise en oeuvre de la politique pénale et qui peut aussi faire des demandes de "rapports particuliers" pour s'informer sur les affaire en cours. Ce sont précisément ces demandes d'informations qui, selon Madame Houlette, " peuvent constituer une entrave à l'indépendance". Elle évoque ensuite, les affaires mettant en cause des personnalités politiques, et l'on songe évidemment à François Fillon, qui l'ont contrainte à répondre souvent à plusieurs demandes de précisions par jour et à rédiger une multitude de rapports extrêmement précis sur la procédure en cours.

On peut s'interroger sur la nécessité d'une information aussi large et précise. Le procureur général a-t-il besoin de ces informations détaillées et communiquées en temps réel, alors qu'il n'a pas vraiment "intérêt à en connaître", sa fonction consistant à mettre en oeuvre la politique pénale ? La question mérite d'autant plus d'être posée que le parquet financier a une compétence nationale alors qu'il est placé sous l'autorité du procureur général compétent dans le ressort de la Cour d'appel de Paris. Autrement dit, le procureur général demande des informations sur des faits qui ne concernent pas son ressort. Certes, l'affaire Fillon, est du ressort de la Cour d'appel de Paris, mais il n'en demeure pas moins que le procureur financier est fondé à s'interroger sur les raisons profondes de ces perpétuelles demandes d'informations extrêmement précises  : "Le problème est moins dans ces interventions que dans le doute qu'il laisse planer".


La Justice châtiant l'injustice. Nattier. 1737

Un choix de procédure



On comprend alors que les relations entre le Parquet financier et le procureur général sont institutionnellement délicates. Et précisément, l'affaire Fillon a mis en lumière ces difficultés. Les "pressions" évoquées par Eliane Houlette n'ont absolument rien à voir avec les faits qui étaient reprochés à François Fillon, ni avec la qualification de ces faits en abus de biens sociaux (salaires versés par la Revue des deux mondes) ou en détournements de fonds publics (emploi fictif d'assistante parlementaire). Sur ce point, personne n'a contesté l'enquête menée par le PNF.

La seule divergence résidait dans le choix procédural qu'il convenait de faire à l'issue de l'enquête préliminaire. Dans ce cas, le procureur de la République a le choix entre deux options.

Il peut choisir la voie de la citation directe devant le tribunal correctionnel. C'est la procédure utilisée dans plus de 90 % des affaires correctionnelles lorsque les faits sont avérés, et la personne comparaît alors directement devant le juge. Estimant que les faits étaient effectivement avérés, Eliane Houlette, sensible au principe d'égalité des citoyens devant la loi, envisageait une citation directe.

Le parquet général préférait, quant à lui, l'ouverture d'une information judiciaire, c'est-à-dire la saisine d'un juge d'instruction. Et il n'a pas manqué de le faire savoir à Eliane Houlette lors d'une réunion dont elle fait état lors de son audition. Il n'est pas surprenant qu'elle ait vécu cette intervention comme une pression, car le procureur général opérait une confusion troublante entre la politique pénale qu'elle est chargée de mettre en oeuvre, et l'action publique qui relève du seul procureur financier. Or le choix entre la citation directe de François Fillon devant le tribunal correctionnel et la saisine d'un juge d'instruction relève, à l'évidence, de la compétence exclusive du procureur de la République, en l'occurrence le procureur financier.

Voilà donc les "pressions" dont fait état Eliane Houlette. Et c'est à ce niveau que l'on voit se développer les Fake News.


Une "pression" favorable à François Fillon



Car la pression du procureur général en faveur de la saisine d'un juge d'instruction ne jouait pas contre François Fillon mais en sa faveur. Dès lors que le dossier était transmis, non pas à un, mais à trois juges d'instruction, l'homme politique gagnait du temps, élément très précieux pour la personne mise en examen dans une affaire pénale. Ses avocats voyaient s'ouvrir devant eux une longue période durant laquelle ils pourraient développer les arguments de la défense, user de toutes les voies de recours possibles contre les actes d'instruction, utiliser la presse autant que possible. Contrairement à ce qui est affirmé par les représentants des Républicains, les "pressions" subies par Eliane Houlette étaient donc en faveur de François Fillon. Gageons que le procureur général de l'époque entendait "ne pas insulter l'avenir". François Fillon n'était-il pas présenté comme le candidat susceptible de faire gagner la droite aux présidentielles de 2017, alors que le président Hollande décidait de ne pas solliciter un second mandat  ?

Le parquet financier a finalement décidé, plus tard, de transmettre le dossier à trois juges d'instruction. Eliane Houlette explique que ce choix était devenu nécessaire en raison de la loi sur la prescription qui allait entrer en vigueur, des faits délictueux réalisés sur une longue durée risquant alors de demeurer impunis. Là encore, le choix était d'ordre procédural.

Il est tout de même pour le moins curieux de voir le ban et l'arrière-ban des Républicains faire dire à Eliane Houlette rigoureusement le contraire de ce qu'elle dit. Il suffit pour s'en convaincre d'aller effectivement l'écouter, mais qui a effectivement fait cette démarche ? Nul doute que cette paresse soit le moteur immobile des Fake News.


Les effets de l'interim



Ceux qui iront entendre Eliane Houlette s'apercevront aussi qu'elle ne dit nulle part avoir souhaité choisir son successeur chargé d'assurer l'interim des fonctions de procureur financier. Elle a simplement souhaité qu'il n'y ait pas d'interim, et que son successeur soit directement nommé. Elle connaissait en effet les risques de l'interim, risques notamment de classement sans suite de certaines affaires, avant que soit nommé le nouveau procureur financier. Ses craintes étaient-elles fondées ? On l'ignore en l'absence de véritable enquête menée notamment par la presse d'investigation.

Mais il est tout à son honneur de souhaiter que l'institution dont elle a été la première responsable continue d'exercer ses fonctions avec la même puissance, et avec le même succès. Car Eliane Houlette a su faire du Parquet financier une institution essentielle de la République, une institution qui, pour la première fois dans l'histoire, a pu lutter efficacement contre la corruption et la fraude fiscale. Et si c'était finalement ce succès que certains lui reprochent ?



lundi 15 juin 2020

La liberté de manifester garantie, au profit de l'Exécutif

Dans une ordonnance rendue le 13 juin 2020, le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi par la Ligue des droits de l'homme et différents syndicats, suspend l’exécution de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 interdisant les rassemblements de plus de dix personnes dans l'espace public. Il rappelle que la liberté de manifester est une "liberté fondamentale" et que l'interdiction de son exercice sur la voie publique ne peut reposer sur le risque sanitaire que si les "mesures barrières" ne sont pas respectées, ou si le cortège est susceptible de réunir plus de 5000 personnes. Le droit a immédiatement été modifié, et un décret du 14 juin 2020 précise que les manifestations sont autorisées par le préfet du département si les conditions de leur organisation sont propres à garantir le respect de ces conditions.

 

La décision a été saluée avec enthousiasme par certains commentateurs et même par certains organisateurs de cortèges, qui considèrent désormais que le droit de manifester peut s'exercer totalement librement. Le Monde affirme ainsi que "les rassemblements de moins de 5000 personnes, interdits dans le cadre de l'état d'urgence, sont de nouveau autorisés".

 

Sans doute aurait-il été utile de lire la suite de la phrase. Car si le juge des référés suspend l'article 3 du décret du 31 mai 2020, c'est seulement en tant qu'il "s'applique aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L.211-1 du code de la sécurité intérieure". Et précisément, l'article L 211-1 organise le droit commun du régime de la liberté de manifestation.

 

 

Deux régimes distincts

 

 

De fait, le juge des référés reconnaît l'existence de deux régimes distincts, ce qui d'ailleurs s'inscrit parfaitement dans le droit positif. D'une part, le régime de droit commun initié par le décret-loi du 23 octobre 1935, est aujourd'hui codifié par le code de la sécurité intérieure et plus précisément son article L 211-1. Il met en place un régime déclaratoire qui impose aux organisateurs du rassemblement de faire connaître aux autorités de police (le maire ou le préfet de police selon les cas) leur nom, l'objet de la manifestation, son itinéraire et les mesures prévues pour garantir l'ordre. D'autre part, le décret du 31 mai 2020, modifié le 14 juin, prévoit, quant à lui, un régime dérogatoire fondé sur l'état d'urgence sanitaire. Cette fois, le principe est celui de l'interdiction des rassemblements de plus de dix personnes, sauf exception lorsque le cortège compte moins de 5000 participants parfaitement respectueux des gestes barrières, et surtout lorsque ses organisateurs ont pris soin de respecter la procédure de droit commun en déclarant le rassemblement.

 

Le juge des référés indique ensuite la manière dont doit s'articuler le régime de droit commun de déclaration préalable avec le régime spécial reposant, lui, sur un principe d'interdiction. Il affirme qu'une manifestation déclarée sur le fondement de l'article L 211_1 du code de la sécurité intérieure ne peut être interdite sur la base de l'état de l'état d'urgence, dès lors qu'elle respecte le plafond des 5000 participants et les gestes barrières. Cette interprétation permet au juge des référés du Conseil d'Etat d'apparaître comme le protecteur de la liberté de manifester, tout en plaçant les organisateurs de rassemblements dans une situation délicate, et l'Exécutif dans une position confortable.



Manifestation respectant la "distanciation sociale"

Voutch. Les joies du monde moderne. 2015

 

 

La position confortable de l'Exécutif

 

 

Nul n'ignore en effet que les organisateurs d’une manifestation ont généralement une certaine tendance à exagérer quelque peu, et même beaucoup, le nombre de participants. S'ils annoncent en attendre plus de 5000, ils se retrouvent dans le régime de l'état d'urgence sanitaire, c'est-à-dire dans la régime d'interdiction, quand bien ils auraient pris la précaution de déclarer la manifestation et de prévoir des masques.

 

Quant à l'Exécutif, il conserve un usage confortable du régime d'interdiction pour les rassemblements les plus nombreux, ce qui était sans doute son souhait. Ceux de moins de 5000 personnes n'intéressent pas grand monde en effet, et on peut les autoriser sans risque sérieux de débordements et surtout sans qu'ils suscitent un véritable débat politique. Disons-le franchement, une manifestation de moins de 5000 personnes est actuellement un échec pour les organisateurs, et c’est finalement un bon choix de l’autoriser, puisqu’elle révèle surtout la faiblesse du mouvement.

 

Le juge des référés a d'ailleurs pris la précaution d'affirmer que ces manifestations de plus de dix et de moins de 5000 personnes ne peuvent être interdites, "sauf circonstances particulières", formulation qui laisse à l'Exécutif la possibilité d'interdire le rassemblement en invoquant des difficultés spécifiques dans le maintien de l'ordre public.

 

Il reste toutefois à s'interroger sur la mise en oeuvre de cette nouvelle organisation juridique. Imaginons, par exemple, que les participants à une manifestation de moins de 5000 personnes ne respectent pas les gestes barrières. Ils risquent alors de voir arriver les forces de l'ordre qui verbaliseront pour non-respect des règles imposées par l'état d'urgence sanitaire, alors même que la manifestation a été déclarée sur le fondement du code de la sécurité intérieure. Les éventuels recours conduiront les juges à s'interroger sur la nature juridique de l'opération. Une manifestation déclarée peut-elle s’analyser comme un "rassemblement" de plus de dix personnes au sens de l’état d’urgence sanitaire ? La réponse à cette question risque de se révéler délicate et de mettre à l'épreuve les commentateurs.

 

 

 

 

dimanche 14 juin 2020

L'appel au boycott, élément de la liberté d'expression

Dans un arrêt Baldassi et autres c. France du 11 juin 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), déclare que la condamnation pénale de militants ayant appelé au boycott de produits importés d'Israël viole leur liberté d'expression.


La campagne BDS



En juillet 2005, une campagne internationale intitulée "Boycott, Désinvestissement et Sanctions" (BDS) a été lancée par des ONG palestiniennes. Elle s'appuie sur l'avis consultatif de la Cour internationale de justice rendu le 9 juillet 2004, selon lequel « l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international ». La campagne BDS se présente alors comme  un  " appel au boycott, aux sanctions et aux retraits des investissements contre Israël jusqu’à ce qu’il applique le droit international et les principes universels des droits de l’homme". En France, l'appel au boycott fut relayé par différentes associations réunies dans un Collectif Palestine 68. Ils contestent en particulier le fait qu’Israël exporte des produits issus des colonies juives en Cisjordanie en les faisant passer pour des produits issus de son territoire internationalement reconnu, ce qui leur confère les mêmes avantages douaniers que les produits israéliens.

En 2009 et 2010, des membres de ce Collectif organisent différentes actions dans un supermarché de la région de Mulhouse. Ils invitent les clients à signer une pétition et à boycotter les produits en provenance d'Israël. L'action se déroule sans violence ni dégâts et le supermarché ne porte pas plainte. La Licra, Avocats sans frontières, l'Association France-Israël et le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme ont, quant à eux, porté plainte, estimant que l'appel au boycott constitue une provocation à la discrimination, délit réprimé par l'article 24 al. 8 de la loi du 29 juillet 1881. Si le tribunal correctionnel de Mulhouse relaxe les requérants, il n'en est pas de même de la Cour d'appel de Colmar qui considère que l'appel au boycott appelle les consommateurs "à ne pas acheter ces marchandises en raison de l’origine des producteurs ou fournisseurs". Les intéressés sont donc condamnés à une amende de 1000 € avec sursis, à laquelle il faut ajouter 1000 € (in solidum) à verser aux associations parties civiles à titre de réparation. La Cour de cassation confirme cette sentence le 20 octobre 2015.


Une ingérence dans la liberté d'expression



Devant la CEDH, les plaignants invoquent une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Or une ingérence dans cette liberté, selon les termes mêmes de l'article 10, ne peut être admise que si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un "but légitime" et "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, la CEDH admet rapidement que la condamnation des requérants était "prévue par la loi", ce qui n'était d'ailleurs pas contesté.

Elle admet aussi l'existence d'un "but légitime", dès lors qu'il existe un droit des producteurs ou fournisseurs d'accéder à un marché. Sur ce point, la discussion juridique aurait sans doute pu être davantage élaborée. S'il est vrai que le droit d'accéder à un marché constitue un élément essentiel du droit de la concurrence, il n'en demeure pas moins qu'il doit s'exercer conformément au droit positif. Or, le fait de faire passer des produits issus des territoires occupés pour des produits israéliens, en les faisant bénéficier des droits de douane accordés à ce pays n'est pas nécessairement une pratique licite en droit international.

La CEDH ne s'attache pas à cette question, sans doute parce qu'il dispose d'un cas plus simple de violation de l'article 10. Elle considère en effet que la condamnation des plaignants pour avoir procédé à un appel au boycott n'est pas "nécessaire dans une société démocratique".

Elle peut en effet s'appuyer sur une jurisprudence déjà ancienne, et rappelée notamment dans l'arrêt Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015. Pour la CEDH en effet, la liberté d'expression "vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent". La société démocratique impose donc le pluralisme des courants d'opinion, et le respect de l'opinion d'autrui.

Pour qu'une restriction à la liberté d'expression conforme à l'article 10 de la Convention, il faut qu'elle réponde à une "nécessité impérieuse dans une société démocratique", ce qui conduit la Cour à s'interroger sur l'appel au boycott. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une modalité d'expression protestataire, et qu'elle présente la caractéristique d'appeler à un traitement différencié. Mais un traitement différencié s'analyse-t-il nécessairement comme un appel à la discrimination, à la haine ou à l'intolérance ? C'était la position sans nuances défendue par le gouvernement français et par les associations parties civiles. La Cour européenne, et il convient de noter que la Ligue des droits de l'homme est intervenue à l'instance en ce sens, refuse précisément cet amalgame.


Campagne de boycott des Oranges Outspan, 1975


Le précédent de l'arrêt Willem



Elle est ainsi conduite à préciser sa jurisprudence Willem c. France du 10 décembre 2009. Les faits remontaient à 2002, date à laquelle le maire de Séclin déclarait, lors d'une réunion du Conseil municipal, avoir demandé aux services de restauration de la ville de boycotter les produits israéliens, afin de protester contre la politique menée par le premier ministre israélien à l'égard des Palestiniens. Il avait alors été condamné, lui aussi à 1000 € d'amende avec sursis, pour provocation à la discrimination.

Contrairement à ce qu'affirment les défendeurs devant la CEDH, les faits de l'arrêt Baldassi ne sont pas identiques à ceux de l'affaire Willem. La personne condamnée pour incitation à la discrimination est un élu qui représente l'ensemble de la commune. Il se doit de respecter un certain devoir de réserve dans les actes qui engagent la collectivité locale et, gérant les fonds de la commune, ne doit pas inciter à la dépenser de manière discriminatoire. En l'espèce, la décision du maire de Séclin avait été publiée sur le site internet de la commune, mais n'avait donné lieu à aucun débat ni à aucune délibération du Conseil municipal.

Dans l'affaire Baldassi au contraire, les condamnés sont de simples citoyens, astreints à nulle obligation de réserve. Leur influence sur les clients d'un supermarché est d'une intensité bien moindre que celle d'un maire sur les services de sa commune. Leur action n'intervient pas, comme dans l'affaire Willem, en dehors de tout débat. Au contraire, elle a pour but de le susciter parmi les consommateurs, de les mettre devant un choix qui leur appartient pleinement. L'action de M. Baldassi et des autres requérants s'inscrit donc pleinement dans le cadre du débat d'intérêt général, et plus précisément dans le débat politique que la Cour protège avec une vigilance particulière. Leur condamnation n'est donc pas "nécessaire dans une société démocratique" et emporte une ingérence excessive dans leur liberté d'expression.

La CEDH met ainsi un terme à une pratique des tribunaux français qui avait d'ailleurs été largement encouragée par une circulaire du directeur des affaires criminelles et des grâces du 12 février 2010. Au nom des nécessités de politique pénale, il incitait les procureurs généraux à poursuivre ces appels au boycott, ou à expliquer "de manière détaillée" d'éventuelles décisions de classement sans suite. Autant dire que la volonté de l'Exécutif n'était pas totalement étrangère à ces poursuites, même si les tribunaux correctionnels ont parfois refusé de s'y soumettre.


Une action protestataire licite


De fait, la CEDH réintroduit l'appel au boycott parmi les actions protestataires licites. La jurisprudence française, en effet, conduisait à considérer que tout appel au boycott conduisait à un traitement différencié entre les entreprises actives sur un marché, et s'analysait donc comme une discrimination. Autant dire qu'il était devenu une pratique illicite en droit français, alors même que, quarante ans plus tôt, une grande partie de l'opinion, à commencer par les associations de protection des droits de l'homme, pensait que l'appel au boycott des produits d'Afrique du Sud était un instrument de protestation parfaitement légitime. En appelant à boycotter les oranges Outspan, on avait alors l'impression de lutter efficacement contre l'Apartheid.

Au delà de cette réintroduction de l'appel au boycott dans le champ des actions militantes, la CEDH, de manière plus indirecte, va à l'encontre d'une tendance qui consiste à considérer que toute critique de la politique israélienne doit être sanctionnée comme discriminatoire, le spectre de l'antisémitisme planant toujours dans le prétoire. Un tel amalgame conduit à empêcher tout discussion, à geler tout débat politique, et précisément, la Cour nous rappelle que le débat politique est, en soi, un débat d'intérêt général. Et l'appel au boycott en fait partie.




mercredi 10 juin 2020

L'aide à l'enfance sanctionnée par la CEDH

Marina S., âgée de huit ans, est décédée en août 2009 à la suite des tortures et sévices infligés par ses parents, mauvais traitements qui avaient commencé alors qu'elle n'avait pas encore trois ans. En juin 2012, les parents furent condamnés chacun à trente ans d'emprisonnement.


L'aide à l'enfance



Mais l'affaire ne s'est pas arrêtée à ce procès pénal car la question de la responsabilité de l'Etat était posée. C'est précisément le sens de la décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 4 juin 2020, Association Innocence en danger et association Enfance et partage c. France

La protection de l'enfance constitue aujourd'hui un droit des personnes. Dans l'arrêt O'Keeffe contre Irlande du 28 janvier 2014, la Cour énumère ainsi toute une série de recommandations du Conseil de l'Europe dans ce domaine. Surtout, la Convention d'Istanbul du Conseil de lEurope sur la prévention et la lutte contre la violence à légard des femmes et la violence domestique définit précisément comme violence domestique, celle qui "survient entre des parents et des enfants". Ce traité a été ratifié par la France le 4 juillet 2014 et est entrée en vigueur le 1er novembre suivant. La CEDH n'a pas hésité, dans une décision Balsan c. Roumanie du 23 mai 2017, à s'appuyer directement sur cette convention pour sanctionner les carences d'un Etat dans le cas de violences conjugales.

En droit français, la protection de l'enfance repose sur l'article 375 du code civil : "Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l'un d'eux, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public". L'aide à l'enfance repose donc sur une coopération entre les services rattachés aux président du conseil général et la justice.

La procédure judiciaire se traduit par la saisine du procureur de la République. Dès la première année scolaire de Marina. S, en 2007-2008, ses professeurs ont constaté diverses lésions sur son visage et sur son corps et ont immédiatement soupçonné des actes de maltraitance. Le médecin scolaire fut alerté, et, en 2008, la directrice adressa un "signalement au titre de la protection de l'enfance" au procureur de la République. Une enquête préliminaire fut ouverte, mais le parquet classa le dossier, estimant qu'aucune infraction n'était "caractérisée", l'enquête n'ayant rien révélé de suspect.

Sur le plan administratif, une "information préoccupante" fut transmise par le directeur de l'école aux services de l'aide à l'enfance de la Sarthe. Après une visite à la famille, les agents de ces services n'observèrent rien d'inquiétant, et les rapports furent classés, en attendant d'autres visites prévues à la rentrée 2009. Hélas, Marina est morte avant ces nouvelles visites, sous les coups de ses parents.


Les enfants foutez-leur la paix. Pierre Perret 1977


L'intérêt à agir des associations



La condamnation des parents étant intervenue en 2012, on pouvait s'interroger sur la personne compétente pour engager la responsabilité de l'Etat, les frères et soeurs de l'enfant étant trop jeunes et placés en famille d'accueil. Deux associations, "Enfance et partage" et "Innocence en danger" ont donc décidé d'introduire le recours, faisant ainsi valoir les droits de Marina S. post mortem.

La CEDH admet qu'un recours soit introduit devant elle au nom d'une personne vulnérable qui n'est pas en état de donner pouvoir à ceux qui agissent en son nom. Tel était le cas dans l'arrêt du 17 juillet 2014 Valentin Campeanu c. Roumanie, un jeune Rom handicapé et atteint du Sida étant décédé sans proches connus et sans que l'Etat roumain lui ait jamais désigné un représentant légal. La Cour avait donc déclaré la requête recevable, en tenant compte de la vulnérabilité de l'intéressé et du fait qu'il n'existait aucune opposition d'intérêt entre le représentant et le représenté.

Marina S. était évidemment une personne vulnérable, incapable de saisir un juge en raison de son âge. Aucun de ses proches, frères et soeurs, n'était en mesure de saisir un juge. En revanche, les deux associations requérantes étaient parties civiles durant la procédure pénale, et ont ensuite introduit une action engageant la responsabilité de l'Etat pour le fonctionnement défectueux de la justice. Dans un arrêt du 8 octobre 2014, la Cour de cassation a écarté leur demande, estimant que les dysfonctionnements observés dans cette affaire ne constituaient pas des fautes lourdes au sens de la jurisprudence. De l'ensemble de ces éléments, la CEDH déduit que les associations n'ont jamais cessé d'exercer les droits de la partie civile et que les circonstances permettent de leur attribuer la qualité de "représentantes de facto" de Marina S.

Un désastre judiciaire et administratif


Sur le fond, la Cour condamne la France sur le fondement de l'article 3 de la Convention européenne qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants. Elle estime que le premier signalement effectué par la directrice de l'école en juin 2008 a déclenché l'obligation des autorités de procéder à des investigations pour apprécier l'existence d'actes de maltraitance. Certes, le procureur a été rapidement saisi, mais la suite des évènements est marquée par une succession de dysfonctionnements : une enquête commencée très tard, des institutrices qui n'ont pas été entendues pas plus d'ailleurs que le père de l'enfant, l'absence d'intervention d'un psychologue lors de l'audition de Marina, etc. Quant aux services de l'Aide sociale à l'enfance, ils se sont limités à faire une visite à la famille, alors que l'enfant était hospitalisée et que les médecins avaient signalé leurs interrogations sur l'existence d'actes de maltraitance.

Ce désastre aussi bien judiciaire qu'administratif conduit la CEDH à constater une violation de l'article 3 de la Convention. La décision n'est certes pas une surprise, mais elle suscite plusieurs interrogations sur le droit français.

D'une part, il est évidemment que l'aide à l'enfance fonctionne mal en raison des défauts d'articulation entre son pôle judiciaire et son pôle administratif. Il ne fait aucun doute que la petite Marina S. a été victime, non seulement des coups de ses parents, mais aussi d'un système bureaucratique qui n'a pas su entendre les appels des enseignants.

D'autre part, sur un plan plus juridique, on peut s'interroger sur l'attachement indéfectible de la Cour de cassation à la faute lourde en matière de responsabilité du service public de la justice, alors même qu'elle tend à céder dans bien d'autres domaines. Cette survivance apparaît aujourd'hui totalement inadaptée à une situation dans laquelle une succession de dysfonctionnements peut conduire à la mort d'un enfant. Un tel blocage de la jurisprudence risque de susciter des soupçons, car la Cour de cassation pourrait être accusée de vouloir protéger un service public judiciaire qui est dans un état de délabrement tel que les dysfonctionnements ne peuvent manquer de se produire. Mais la Cour européenne, de toute évidence, n'entend pas laisser les choses en l'état.