La notion de « haine » ou l’influence américaine
La Haine. Mathieu Kassovitz. 1995 |
« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
La Haine. Mathieu Kassovitz. 1995 |
Il faut toujours se méfier des lois "portant diverses dispositions", surtout lorsqu'elles sont votées au mois d'août, à un moment où l'opinion est davantage préoccupée par la météo que par l'évolution du droit. Elles sont souvent le vecteur d'atteintes discrètes aux libertés, dont on s'aperçoit trop tard, à la rentrée.
En l'espèce, la "loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière de prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne" impose, dans un article unique, à tous les fournisseurs de services internet de retirer, sur seule demande de l'autorité administrative et dans un délai d'une heure, les contenus à caractère terroriste accessibles en ligne. Dans sa décision du 13 août 2022, le Conseil constitutionnel déclare cette disposition conforme à la Constitution.
Sur le fond, il n'est évidemment pas question de contester cette possibilité offerte aux autorités publiques d'ordonner le retrait des contenus à caractère terroriste. Cette disposition se présente d'ailleurs comme la simple mise en oeuvre du règlement de l'Union européenne daté du 29 avril 2021 et relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste. Sans davantage préciser, ce texte européen confie à l'"autorité compétente" de chaque État membre la mission d'ordonner ce retrait. Mais la loi française, elle, traduit "autorité compétente" par "autorité administrative". En l'espèce, l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC), sera compétent concrètement pour émettre des injonctions de retrait. Sans mettre en cause la qualité de son travail, force est de constater le caractère administratif de cette décision.
D'un seul trait de plume, l'autorité judiciaire est tout simplement exclue de la procédure. Rappelons que ce texte est une "fausse" proposition de loi, présentée par des députés Renaissance, mais préparée par le gouvernement. Cette pratique, désormais habituelle, permet de le soustraire à l'avis du Conseil d'État.
C'est bien dommage, car celui n'aurait pas manqué de rappeler le parcours pour le moins difficile de la célèbre loi Avia. Cette célébrité ne tient pas tant à son contenu qu'au fait qu'elle a été pratiquement intégralement annulée par le Conseil constitutionnel, dans une décision du 18 juin 2020. A l'époque, il avait déclaré inconstitutionnelle une disposition absolument identique, le non-respect du délai d'une heure par l'hébergeur étant passible d'une peine d'emprisonnement d'un an et de 250 000 € d'amende.
Pour le Conseil constitutionnel, en juin 2020, le retrait de contenus terroristes était, à l'évidence, une finalité licite. Mais en l'occurrence l'appréciation du caractère illicite des contenus reposait exclusivement sur l'appréciation de la police. En effet l'exigence de l'administration doit immédiatement être satisfaite, ce qui signifie qu'un éventuel recours de la part de l'hébergeur n'est pas suspensif. Le juge n'intervient donc pas immédiatement dans la procédure, et la censure repose sur une simple décision administrative.
La loi examinée par le Conseil en août 2022 s'analyse ainsi comme un retour des dispositions de la loi Avia, abritées cette fois derrière le paravent européen. La seule différence réside dans la sanction, qui peut atteindre 4 % du chiffre d'affaires de l'entreprise concernée. Sur le fond, on constate que le Conseil constitutionnel se prononce dans un sens résolument contraire à sa décision de 2020. Comment peut-on expliquer un tel revirement, intervenu en deux ans ?
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, il n'est pas question ici d'une quelconque supériorité de la norme européenne sur la Constitution. Le Conseil rappelle en effet que la loi portant transposition d'une directive ou adaptant le droit interne à un règlement européen "résultent d'une exigence constitutionnelle". Le fondement de ces dispositions législatives se trouve donc dans la Constitution.
Il invoque ensuite sa célèbre décision QPC du 15 octobre 2021 Société Air France, dans laquelle il donne en effet un réel contenu juridique à la notion de '"principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France", principe que le législateur doit respecter, y compris lorsqu'il est appelé à mettre en oeuvre le droit de l'Union. Mais en l'espèce, le Conseil note que l'injonction de retrait des contenus terroristes ne viole aucun "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".
Sans doute aurait-il pu statuer autrement car la séparation des pouvoirs pourrait fort bien être considérée comme un tel principe. Le droit français garantit généralement l'intervention d'un juge judiciaire lorsqu'il s'agit de censurer un contenu. En l'espèce, le Conseil constitutionnel se livre à un raisonnement quelque peu jésuitique. Il fait observer que le juge se prononce, puisqu'il existe un recours possible devant la juridiction administrative, recours facilité par la motivation de l'injonction de retrait et qui intervient dans les 72 heures. L'analyse est tout de même un peu courte. D'une part, ce recours n'intervient qu'a posteriori, une fois que le contenu a été retiré, procédure qui va à l'encontre du régime répressif qui caractérise la liberté d'expression. D'autre part, le Conseil semble considérer, implicitement, que le juge administratif relève du pouvoir judiciaire, affirmation quelque peu aventurée.
La lettre de saisine rédigée par des parlementaires LFI ne permettait guère, cependant, d'envisager la mise en oeuvre de la jurisprudence issue de la loi Avia. On ne saurait trop, à cet égard, leur conseiller de s'entourer des quelques vrais juristes. Ils s'appuient en effet exclusivement sur l'atteinte à la liberté d'expression qu'emporte la disposition litigieuse. Certes, il est incontestable qu'elle s'analyse comme une ingérence dans cette liberté, mais sa proportionnalité à la finalité recherchée ne fait aucun doute. Il y avait bien peu de chances que le Conseil voit une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression dans une disposition dont le seul but était de lutter contre les contenus terroristes. Imagine-t-on un instant que le Conseil constitutionnel puisse invoquer la liberté d'expression au profit des terroristes ?
Ceci d'autant plus que le juge constitutionnel refuse de donner son plein effet à l'article 66 de la Constitution qui dispose que "l'autorité judiciaire, (est) gardienne de la liberté individuelle", faisant de cette protection une norme constitutionnelle. L'intervention du juge judiciaire devrait donc être de droit. Mais sa jurisprudence restrictive, allant contre le texte même de la Constitution, considère que la liberté individuelle se limite au principe de sûreté. Or, on ne voit pas comment il est possible de considérer que la liberté d'expression n'est pas une liberté individuelle. Le Conseil constitutionnel malmène ainsi le texte constitutionnel.
On pourra aussi penser que le Conseil constitutionnel a changé depuis 2020. Trois nouveaux membres ont été désignés en février 2022, modifiant l'équilibre de l'institution au profit des amis de la majorité présidentielle. Sur ce point, il faut attendre d'autres décisions pour apprécier, de manière un peu plus informée, l'indépendance du Conseil constitutionnel.
L'heure est au bilan du quinquennat, et les commentateurs s'intéressent au pouvoir d'achat, à la dette, à la politique étrangère, à l'enseignement et à d'autres sujets, mais très peu aux libertés. Quant au débat électoral, si tant est que la succession de monologues organisée par les médias puisse être qualifiée de débat, il ignore également cette question. Des sujets tels que la laïcité, le pluralisme dans la presse ou la protection des données personnelles ne sont pas évoqués. Le bilan du quinquennat d'Emmanuel Macron en matière de libertés n'est donc pas un sujet de campagne électorale.
Tout au plus peut-on lire quelques articles et interviews, dans une presse plus spécialisée, qui présentent le quinquennat Macron comme une sorte d'état d'urgence permanent, une succession ininterrompue de régimes d'exception. Cette analyse est un peu rapide. L'état d'urgence lié aux attentats terroristes de 2015 a pris fin le 31 octobre 2017, six mois après l'élection d'Emmanuel Macron. L'état d'urgence sanitaire initié avec l'arrivée de la pandémie de Covid a été déclaré deux ans et neuf mois plus tard, en mars 2020. Il a ensuite été interrompu en juillet 2020, pour reprendre en octobre 2020 jusqu'au 1er juin 2021. Plutôt qu'un état d'urgence permanent, il s'agit plutôt de deux périodes distinctes, d'abord quatre mois, puis huit mois, périodes durant lesquelles les mesures prises ne sont pas identiques, avec notamment l'allègement progressif du confinement. In fine, l'état d'urgence sanitaire aura duré, en tout, un peu moins d'un an.
Plus grave, mais moins remarqué, est une tendance du gouvernement à ancrer des mesures qui devaient demeurer exceptionnelles dans le droit positif. En matière de terrorisme, la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a été présentée comme une loi de sortie de l'état d'urgence, un retour au droit commun. En même temps, ce texte intègre au droit commun des dispositifs qui figuraient dans l'état d'urgence. Les préfets peuvent ainsi continuer à prendre des mesures d'assignation à résidence ou de surveillance. De la même manière, la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'urgence sanitaire autorise l'administration à prendre des dispositions qui figuraient déjà dans l'état d'urgence, notamment en matière d'interdiction des libertés de circulation, de réunion, de manifestation ou d'entreprise. La tendance du quinquennat a donc été d'affirmer la fin des différents états d'urgence, mais, en même temps, de pérenniser les mesures administratives qu'ils autorisaient.
Liberté, j'écris ton nom. Paul Éluard et Francis Poulenc
Maîtrise et Choeur de Radio-France. Direction Simone Young. 2021
La crise sanitaire a cependant empêché une vision plus globale du quinquennat. Il est évidemment difficile d'en dresser un bilan exhaustif en matière de libertés. On observe d'emblée qu'Emmanuel Macron n'est à l'origine d'aucune grande loi de société, comparable par exemple à la loi sur le mariage des couples de même sexe, promesse du président Hollande, dans le précédent quinquennat. La nouvelle loi bioéthique du 2 août 2021 fait pâle figure. Présentée comme un véritable bond en avant dans le domaine de l'assistance médicale à la procréation, elle se borne toutefois à ouvrir l'ouvrir aux femmes seules ou en couples. C'est certainement un progrès mais les intéressées avaient depuis longtemps pris le chemin de la Belgique pour pratiquer des inséminations avec donneur. En même temps, les inséminations post mortem sont interdites alors que la jurisprudence avait commencé à évoluer. Il en est de même de l'interdiction de mentionner le parent d'intention dans l'état civil d'un enfant né par GPA, disposition destinée à bloquer la jurisprudence contraire initiée par la Cour de cassation dans trois décisions du 18 décembre 2019. Le libéralisme est apparent, les mesures attentatoires aux libertés plus discrètes.
Ces textes du "en même temps" montrent rapidement leurs limites, et certains ont été éreintés par le Conseil constitutionnel. Tel est le cas de la loi du 22 décembre 2018 sur la manipulation de l'information. A l'origine, il s'agissait de lutter contre les Fake News diffusées sur les réseaux sociaux. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 décembre 2018 réduit considérablement le champ du nouveau référé introduit par le texte, en précisant qu'il ne s'applique qu'aux "allégations dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective". Inutile de dire que ce texte n'a jamais été utilisé, d'autant qu'il ne peut s'appliquer qu'en période électorale. Alors qu'il comporte des dispositions destinées à sanctionner les fausses nouvelles diffusées par des médias étrangers, et les débats parlementaires visaient déjà Russia Today, il ne s'est donc révélé d'aucune utilité dans l'affaire ukrainienne.
Parmi les textes éreintés durant le présent quinquennat figurent aussi la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Le Conseil constitutionnel a en effet annulé, dans sa décision du 4 avril 2019, sa principale disposition permettant au préfet de prononcer des interdictions individuelles de manifester. De même, ne reste-t-il pratiquement rien de la célèbre loi Avia du 24 juin 2020 visant à lutter contre les "contenus haineux" sur internet. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 juin n'en a laisser subsister qu'un obscur "observatoire de la haine en ligne" rattaché au Conseil supérieur de l'audiovisuel et donc l'activité semble modeste.
Ce carnage constitutionnel s'explique largement par la légèreté du pouvoir exécutif. Fausses propositions de loi téléguidées par l'Exécutif, ces textes sont défendus par des parlementaires qui ne les ont pas écrits. Elles ne sont pas soumises à étude d'impact, et leur unique objet est d'affirmer une posture politique. Sur ce point, la grande innovation du quinquennat réside peut-être dans l'introduction dans l'ordre juridique de textes qui ne servent à rien.
On pourrait multiplier les exemples, mais sans doute est-il préférable d'essayer de comprendre les mouvements profonds, et souvent souterrains, qui ont marqué le quinquennat Macron.
Le retour du secret est peut-être le mouvement qui a été le moins remarqué, mais qui est aussi le plus profond. Grâce à l'intervention généreuse du Garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti, le secret professionnel des avocats a été renforcé de manière substantielle avec la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire. L'activité de conseil est désormais protégée, y compris si par hasard elle portait sur l'évasion ou la fraude fiscale. Le secret des affaires a connu aussi une protection accrue et elle a été transposée dans l'ordre juridique par la loi du 30 juillet 2018. Les entreprises peuvent désormais se prémunir efficacement contre une éventuelle action des lanceurs d'alerte. En témoigne le rapport de l'IGAS et de l'IGF sur la gestion des EHPADS du groupe Orpea, qui a été publié caviardé, amputé des dispositions que l'entreprise estime couvertes par le secret. N'oublions pas la nouvelle rédaction de l'instruction interministérielle 1300 qui renforce le secret de la défense nationale, mettant nombre d'archives de la période contemporaine à l'abri de l'oeil curieux des historiens.
D'une manière générale, l'ambiance est au secret. Le quinquennat Macron a été marqué par un profond mépris des services à l'égard de toute demande de communication de documents. Les archives des autorités indépendantes ont été retirées des sites internet comme celles des ministères. Les avis de la Commission d'accès aux documents administratifs ne sont plus accessibles, à moins de connaître leur référence exacte. Ils ont d'ailleurs une influence de plus en plus modeste. Alors que les avis favorables à la communication d'un document étaient encore suivis par les administrations à 66,92 % en 2016, ils n'étaient plus suivis qu'à 58, 56 % en 2020.
Le quinquennat qui s'achève a été marqué par de nombreux incidents entre le pouvoir en place et la Justice. On se souvient qu'en janvier 2020, la première présidente de la Cour de cassation, Chantal Arens, et le procureur général près cette Cour, François Molins, ont dû rappeler dans un communiqué "que l’indépendance de la justice, dont le Président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie". Ce communiqué était une réponse à une intervention du Président de la République devant la communauté française en Israël. A propos de l'assassinat de Sarah Halimi, et alors que la Cour de cassation ne s'était pas encore prononcée sur l'irresponsabilité pénale de son auteur, le Emmanuel Macron déclarait : "Le besoin de procès est là". Peut-être, mais le rôle du Président est d'être garant de l'indépendance de la Justice, pas d'intervenir dans ses délibérations.
Ces ingérences intempestives ont marqué l'ensemble du quinquennat et les efforts pour intimider les magistrats ont été constants. Éric Dupont-Moretti était tout désigné pour remplir cette fonction et le ministre a entrepris de régler les comptes de l'avocat. Le Parquet national financier avait-il osé, en 2014, se faire communiquer les fadettes d'Éric Dupont-Moretti dans une enquête connexe à l'affaire de trafic d'influence mettant en cause Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog ? Son ancienne responsable se trouve aujourd'hui poursuivie pour faute disciplinaire devant le Conseil supérieur de la magistrature, alors même que deux enquêtes de l'Inspection générale de la Justice ont reconnu qu'elle n'avait commis aucune faute dans la gestion de cette affaire. Un magistrat en poste à Monaco avait-il eu l'outrecuidance de poursuivre un oligarque défendu par Éric Dupont-Moretti ? Le voilà lui aussi devant le Conseil supérieur de la magistrature.
Les pratiques pour le moins curieuses du Garde des Sceaux ont suscité sa mise en examen pour conflit d'intérêts par la Cour de justice de la République. On se trouve désormais dans une situation dans laquelle des magistrats sont poursuivis par un ministre lui-même mis en examen.