L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs une lettre de Madame d'Épinay à l'abbé Galiani, dans laquelle elle éreinte l'"essai sur le caractère, les moeurs et l'esprit des femmes" publié en 1772 par M. Thomas, de l'Académie française. L'auteur est bien oublié, l'ouvrage aussi, mais Élisabeth Badinter étudie le débat qu'il a suscité dans son livre "Qu'est-ce qu'une femme", publié chez Flammarion en 2022. La question posée est la suivante : la femme est-elle le produit de son éducation ou est-elle façonnée prioritairement par les lois de la Nature ? A une époque où certains courants féministes réinventent la "nature féminine", la question demeure actuelle.
Madame d'Epinay
Lettre à l'abbé Galiani sur le livre de M. Thomas
14 mars 1772
Louise d'Épinay. Carmontelle
À Paris, le 14 mars 1772.
Vous ne m’avez point écrit cette semaine, mon cher abbé. Je ne me porte pas bien : aussi n’ai-je pas grand’chose à vous dire. Je vais donc prendre le parti de lire au coin de mon feu le livre de monsieur Thomas : sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes. Cet ouvrage paraît depuis quelques jours ; et, s’il me fait naître quelques idées, je vous en ferai part. Je vous dirai, comme de coutume, tout ce qui me passera par la tête, pourvu que mon avis reste entre vous et moi.
Eh bien ! je l’ai lu et je me garderai de dire à d’autre qu’à vous ce que j’en pense, ni de prendre dans le monde un ton aussi tranché ; mais je vous avoue que cela ne me paraît qu’un pompeux bavardage, bien éloquent, un peu pédant et très monotone. On y trouve quelques petites phrases pomponnées, de ces phrases qui, entendues dans un cercle, font dire de leur auteur, le jour et le lendemain : « Il a de l’esprit comme un ange ! il est charmant ! il est charmant ! » Mais, quand je les trouve dans un ouvrage qui a la prétention d’être grave, j’ai bien de la peine à m’en contenter. Celui-ci n’a point de résultat. On ne sait, quand on l’a lu, ce que l’auteur pense, et si son opinion sur les femmes est autre que les opinions reçues. Il fait avec beaucoup d’érudition l’historique des femmes célèbres en tout genre. Il discute un peu sèchement ce qu’elles doivent à la nature, à l’institution de la société et à l’éducation ; et ensuite, en les montrant telles qu’elles sont, il attribue sans cesse à la nature ce que nous tenons évidemment de l’éducation ou de l’institution, etc.
Et puis tant de lieux communs ! – Sont‑elles plus sensibles ? – Plus sûres en amitié que les hommes ? – Sont‑elles plus ceci ? – Sont‑elles plus cela ? « Montaigne, dit‑il, décide nettement la question contre les femmes, peut-être comme ce juge qui craignait tant d’être partial qu’il avait pour principe de faire toujours perdre le procès à ses amis. » Et puis, dans un autre endroit : « La nature, dit‑il, les fit comme les fleurs pour briller doucement sur le parterre qui les vit naître. Il faudrait donc peut-être désirer un homme pour ami dans les grandes occasions, et pour le bonheur de tous les « Il prétend qu’elles ne sont pas susceptibles d’apporter aux affaires autant de suite et de constance que les hommes, ni autant de courage dans leurs résolutions. C’est, je crois, une vue bien fausse ; on a mille exemples du contraire ; on en a même d’assez récents et d’assez remarquables. D’ailleurs, la constance et le courage dans la poursuite d’un objet pourrait être, ce me semble, calculé en raison du désœuvrement ; et ce serait un fort argument en notre faveur. Je n’ai pas le temps de donner à cette idée toute l’étendue que je voudrais. Mais heureusement cela n’est pas nécessaire avec vous, et vous me devinerez de reste.
On a vu, dit monsieur Thomas, dans de grands dangers, des exemples d’un grand courage chez les femmes ; mais c’est toujours lorsqu’une grande passion ou une idée qui les remue fortement, les enlève à elles-mêmes », etc. Mais le courage est‑il autre chose chez les hommes ? L’opinion ou l’ambition sont ce qui les remue fortement. Attachez, dans l’institution et dans l’éducation des femmes, le même préjugé de valeur, il se trouvera autant de femmes courageuses que d’hommes, puisqu’il se trouve des poltrons parmi eux, malgré l’opinion, et que le nombre des hommes poltrons.
De la somme générale des maux physiques, répandus sur la surface de la terre, les femmes en ont plus de deux tiers en partage. Il est bien constant aussi qu’elles les supportent avec infiniment plus de constance et de courage que les hommes. Il n’y a là ni préjugé ni vanité qui soutienne : la constitution physique est même devenue par l’éducation plus faible que celle de l’homme. On peut donc en conclure que le courage est un don de la nature chez elles, tout comme chez les hommes, et, en portant ses vues plus loin, qu’il est de l’essence de l’humanité en général de lutter contre la peine, les difficultés, les obstacles, etc. On pourrait, avec bien plus d’avantage, faire le même calcul sur les peines morales.
En parlant de la minorité de Louis XIV, il dit : « Les femmes à cette époque eurent toutes cette espèce d’agitation inquiète que donne l’esprit de parti : esprit moins éloigné de leur caractère qu’on ne pense. » Cela est vrai, monsieur Thomas. Mais, puisque vous vouliez être scientifique, c’était là le cas d’examiner si cette disposition inquiète, qu’elles tiennent de la nature, leur est particulière et ne se trouve pas également chez les hommes ; si les hommes dénués, comme elles, d’occupations sérieuses, exclus des affaires et étrangers à tous les grands objets, n’étaleraient pas cette même disposition inquiète, qui s’éteint, à vos yeux, par l’aliment que lui donne le rôle qu’ils jouent dans la société. La preuve en est qu’elle ne se remarque nulle part autant que chez les moines et dans les maisons religieuses. Votre ouvrage n’est point du tout philosophique, vous n’y examinez rien en grand, et encore une fois je ne vous vois point de but.
Comment ! Vous osez blâmer le rôle de Chrysale dans Les Femmes savantes ! Vous dites que ce rôle nous rejetterait à deux cents ans. Pauvre homme ! Vous ne voyez pas que ce rôle, mis en opposition avec les femmes savantes, attaquait en même temps les deux extrêmes : l’abus de l’esprit et l’abus des mœurs simples et de l’esprit économique.
Il finit son ouvrage par faire des vœux pour le retour des mœurs et de la vertu. Ainsi soit‑il assurément ! Ces quatre dernières pages sont les plus agréables de son livre par le tableau qu’il fait de la femme telle qu’elle devrait être ; mais il le regarde comme une chimère.
Il est bien constant que les hommes et les femmes sont de même nature et de même constitution. La preuve en est que les femmes sauvages sont aussi robustes, aussi agiles que les hommes sauvages : ainsi la faiblesse de notre constitution et de nos organes appartient certainement à notre éducation, et est une suite de la condition qu’on nous a assignée dans la société. Les hommes et les femmes, étant de « même nature et de même constitution, sont susceptibles des mêmes défauts, des mêmes vertus et des mêmes vices. Les vertus que l’on a voulu donner aux femmes en général sont presque toutes les vertus contre nature, qui ne produisent que de petites vertus factices et des vices très reels. Il faudrait sans doute plusieurs générations pour nous remettre telles que nature nous fit. Nous pourrions peut-être y gagner ; mais les hommes y perdraient trop. Ils sont bien heureux que nous ne soyons pas pires que nous ne sommes, après tout ce qu’ils ont fait pour nous dénaturer par leurs belles institutions, etc. Cela est même si évident que cela ne vaut pas plus la peine d’être dit que tout ce qu’a dit monsieur Thomas.
Il était difficile de rien faire de neuf sur cette matière, et, en général, comme disait l’autre jour monsieur Grimm, il n’y a plus ni sujets ni idées neuves : il ne nous faut plus que des têtes neuves pour nous faire envisager les objets sous des points de vue différents. Mais où les trouve-t‑on ? J’en connais deux cependant : l’abbé Galiani et le marquis de Croismare. Le marquis est au bien de la société ce que vous êtes à la philosophie et à l’administration.
Adieu, mon abbé ! Je ne sais si les femmes sont constantes, courageuses, etc. ; mais je sais au moins qu’elles sont aussi bavardes que les philosophes. Vous en conviendrez en lisant cette lettre, et j’espère néanmoins que vous ne dédaignerez pas y répondre et de me dire votre avis sur cette question délicate. »
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