« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 6 juillet 2025

Les Décrocheurs décrochés par la CEDH


La célèbre affaire des Décrocheurs s'achève aujourd'hui, avec la décision Ludes et a. c. France, rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 3 juillet 2025. Personne n'a oublié ces militants écologistes qui, en février 2019, s'étaient emparés du portrait du Président Macron accroché dans différentes mairies. Ils l'avaient ensuite brandi dans des manifestations dénonçant l'inaction climatique. 

Ceux qui avaient été poursuivis ont été condamnés pour vol en réunion, d'autant que le portrait du Président n'avait pas été restitué. Les militants avaient en effet annoncé qu'ils le rendraient, lorsque leurs revendications seraient satisfaites, c'est-à-dire pas tout de suite. Quoi qu'il en soit, les condamnations ont été relativement modérées. Des peines de 200 € à 500 € d'amende avec sursis ont été prononcées, et confirmées par la chambre criminelle de la cour de cassation, dans trois arrêts du 18 mai 2022.

Onze requérants ont saisi la CEDH, car ils estiment que leur condamnation entraine une ingérence excessive dans la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour ne leur donne pas satisfaction et déclare au contraire que l'ingérence, si elle est incontestable, n'est pas disproportionnée. On observe cependant que la décision n'a pas été acquise à l'unanimité, les juges Zünd (Suisse) et Simockova (République tchèque) contestant la notion de vol en réunion lorsqu'elle concerne une action militante collective.

 

juillet 2017
 

 

Le Symbolic Speech

 

Dans une approche très comparable au Symbolic Speech protégé aux États-Unis par le Premier Amendement, la CEDH met en oeuvre une vision large de la liberté d'expression. A ses yeux, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ne protège pas seulement l'expression orale ou écrite au sens étroit du terme mais aussi tout comportement visant à affirmer une opinion, ou une protestation. Encore faut-il que cette expression symbolique s'inscrive dans un débat d'intérêt général. Dans un arrêt du 12 juin 2012 Tatar et Faber c. Hongrie, la CEDH a ainsi considéré que l'accrochage de linge sale sur les grilles du parlement hongrois pour protester contre le corruption était un message symbolique relevant d'un débat d'intérêt général. 

La Cour de cassation a repris cette analyse dans une décision du 26 février 2020. Elle justifie alors la relaxe d'une Femen poursuivie pour exhibition sexuelle, parce qu'elle s'était dénudée devant la statue de Vladimir Poutine au musée Grévin, son torse portant l'inscription "Kill Putin". Son comportement s'inscrivait dans une démarche de protestation politique. De fait, les juges du fond ont alors considéré que sa condamnation constituait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression. Dans une première décision relative aux Décrocheurs du 22 septembre 2021, la chambre criminelle avait repris cette analyse, et cassé l'une des condamnations au motif que la cour d'appel ne s'était pas penchée sur le caractère disproportionné ou non de l'ingérence dans la liberté d'expression. 

En l'espèce, la CEDH reconnaît que les Décrocheurs s'inscrivaient dans le cadre d'une démarche politique et militante. Ils ont délibérément commis une infraction pénale pour exprimer leurs convictions sur la lutte contre le dérèglement climatique. A cet égard, il n'était pas contestable que leur condamnation emportait une ingérence dans leur liberté d'expression. Aux termes de l'article 10, cette ingérence peut être justifiée si elle est prévue par la loi, si elle poursuit des buts légitimes et si elle se révèle "nécessaire dans une société démocratique".

Les deux premières conditions sont évidemment remplies. Le vol en réunion est prévu dans les articles 311-1 et 311-4-1 du code pénal. Ces dispositions répondent à des buts légitimes, 'la défense de l'ordre et la prévention du crime". 

 

La proportionnalité de l'ingérence

 

La question de la proportionnalité de l'ingérence apparaît plus délicate. Dans un arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, la CEDH, réunie en Grande Chambre, refusait de sanctionner pour atteinte à la liberté d'expression une condamnation infligée au requérant par la justice française, celui-ci ayant laissé subsister sur son mur Facebook des propos très violents proférés à l'encontre d'un adversaire politique. A cette occasion, elle rappelle que les juges internes sont compétents pour apprécier la nécessité de l'ingérence dans la liberté d'expression. De son côté, la CEDH ne se borne pas à vérifier que ce contrôle a existé, mais elle apprécie la proportionnalité de l'ingérence au regard de l'ensemble de l'affaire. 

Conformément à sa jurisprudence Erla Hlynsdottir c. Islande du 21 octobre 2014, la CEDH n'est pas compétente pour s'assurer que les critères du vol en réunion étaient remplis, appréciation relevant de la seule appréciation des juges internes. Elle examine en revanche la manière dont ils ont effectué cette mise en balance de la liberté d'expression avec les buts légitimes poursuivis. C'est ainsi, selon l'arrêt Matúz c. Hongrie du 21 octobre 2014, que l'absence d'un contrôle judiciaire efficace sur ce point peut justifier un constat de violation de l'article 10. Dans le cas de l'affaire des Décrocheurs, la décision rendue par la Cour de cassation le 22 septembre 2021 montre que les juges internes ont procédé à une évaluation de la proportionnalité de la condamnation au regard de la liberté d'expression des accusés. 

Enfin, la CEDH affirme que la lourdeur, ou non, de la peine, constitue un élément essentiel dans l'appréciation de la proportionnalité de l'ingérence. Une peine d'emprisonnement dans ce domaine peut ainsi avoir un effet particulièrement dissuasif au regard de l'exercice de la liberté d'expression, principe affirmé dans l'arrêt Mariya Alekhina c. Russie du 17 juillet 2018, à propos de l'action militante d'une Femen qui s'était dénudée dans l'église de la Madeleine. En l'espèce, les peines sont légères, amendes assorties du sursis. Cette relative mansuétude est aussi liée au caractère symbolique de l'action militante. Le vol d'un portrait du Président de la République n'a pas causé de violences ni de dommages. Si les auteurs du vol n'ont pas voulu restituer leur butin, il a ensuite été récupéré, les jugements comportant une obligation de restitution.

Sur le mur des mairies, à la place du portrait disparu, les militants avaient scotché un tract avec la phrase suivante : "Le vide laissé au mur symbolise l'inaction du gouvernement en matière sociale et climatique". Le message est certainement plus clair que celui exprimé par le déversement de soupe aux légumes sur un tableau de maître, ou l'exhibition d'une poitrine généreuse au musée Grévin. La diversité de ces mobilisations témoigne d'une nouvelle perception de l'expression politique, très proche de l'interprétation américaine du Premier Amendement. D'une certaine manière, le Symbolic Speech se substitue aux expressions traditionnelles, aux tribunes et aux entretiens. Doit-on en déduire que les groupes minoritaires qui ne peuvent s'exprimer dans des médias enfermés dans leur ligne éditoriale sont à la recherche d'autres formes d'expression, plus originales mais aussi, souvent, illégales ?


Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 section 2 du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier,



 

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