« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 28 novembre 2022

Le Fact Checking de LLC : La proposition de révision constitutionnelle sur l'IVG


Le 24 novembre 2022, l'Assemblée nationale a voté, par 337 voix contre 32, la proposition de loi constitutionnelle "visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse". Le résultat du vote témoigne de l'intégration de l'IVG dans la société française, le nombre d'opposants s'amenuisant au fil des ans. Cela ne signifie pas que l'IVG va tout de suite pénétrer dans la Constitution. La procédure exige encore le vote du Sénat en termes identiques, puis l'organisation d'un référendum. 

 

L'importation des débats américains

 

L'origine de la proposition de loi est quelque peu surprenante. Ce texte peut s'analyser comme une sorte de phénomène d'acculturation des débats qui se déroulent aux États-Unis. Dans un arrêt historique Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, la Cour Suprême des États-Unis est revenue sur sa jurisprudence Roe v. Wade du 22 janvier 1973. Désormais dominée par des juges conservateurs, elle affirme que la Constitution américaine ne confère pas un droit à l'IVG, laissant aux États fédérés le choix de leur politique en ce domaine. 

S'il est vrai qu'un certain nombre d'États fédérés américains remettent en cause le droit à l'IVG, ce n'est pas du tout le cas de la France. Au contraire, la réforme la plus récente intervenue dans ce domaine avec la loi du 2 mars 2022 a étendu à quatorze semaines de grossesse la durée légale permettant l'IVG. Quant à la valeur constitutionnelle de ce droit, elle est acquise dans notre pays depuis la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 qui  énonce que la loi du 4 juillet 2001 élargissant le délai d'IVG à dix semaines, « n’a pas (…) rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme (…) ». Depuis cette décision, le droit à l'IVG est donc bien un droit de valeur constitutionnelle dont la femme est titulaire. Mais ces détails importent peu. Les débats d'outre-Atlantique se sont invités en France, et il est apparu urgent de faire entrer l'IVG dans le texte constitutionnel même. 

 

L'article 66 de la Constitution 


Concrètement, la proposition vise à introduire dans le titre VIII de la Constitution, un article 66-2 ainsi rédigé : "La loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit à l'interruption volontaire de grossesse". La place choisie ne peut manquer de surprendre. Que vient faire l'IVG dans un titre consacré à "L'autorité judiciaire" ? 

Les auteurs de la proposition pensent-ils qu'une telle place entrainerait automatiquement une garantie par le juge judiciaire, au nom de la "liberté individuelle" consacrée par l'article 66 ? Ils risquent d'être déçus, car la jurisprudence du Conseil constitutionnel limite la notion de liberté individuelle à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire au droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. Cette jurisprudence s'applique donc à la détention provisoire ou au placement en isolement d'un patient psychiatrique, mais certainement pas au droit à l'IVG.

En tout état de cause, le débat demeure, sur ce point, purement académique. La constitutionnalité de ce choix est certes contestable sur le fond, mais elle ne peut être contestée au contentieux. On sait en effet que le Conseil constitutionnel se déclare incompétent pour apprécier la constitutionnalité d'une loi référendaire. Il sera évidemment intéressant de voir si le Sénat se saisit de ce problème.

 


Affiche du Mouvement pour la liberté de l'avortement. 1974

 

Une procédure spécifique pour les propositions de loi


Le texte est le fruit d'une proposition de loi issue du parlement et non pas d'un projet déposé par l'Exécutif. En l'espèce, elle est portée par Mathilde Panot (LFI) et un grand nombre de députés de la Nupes, ce qui ne l'empêche pas d'avoir été votée par une large majorité des députés, issus de tous les partis politiques.

Précisément, il semble que les commentateurs n'aient pas réellement perçu la spécificité de la procédure. La rédaction du Monde, dans un éditorial heureusement anonyme déclare ainsi : "Il faut à présent que le Sénat, à majorité de droite, vote le texte en termes identiques, ce qui n’est pas acquis, puis que les Français soient consultés par référendum ou que le Congrès soit réuni, si le président de la République reprend le texte à son compte". L'auteur de ce propos aurait peut-être dû lire avec un peu plus d'attention l'article 89 de la Constitution, celui-là même qui définit la procédure de révision constitutionnelle

Il est exact qu'après le vote à l'Assemblée nationale qui vient de se dérouler, un autre vote doit intervenir au Sénat, obligatoirement "en termes identiques". Cela signifie concrètement qu'il lui est matériellement presque impossible d'amender le texte, car tout amendement devrait entrainer une seconde lecture à l'Assemblée, sans qu'aucune commission mixte paritaire puisse être réunie. Autrement dit, un amendement au Sénat risque de perdre la proposition dans une suite ininterrompue de navettes sans issue.

En revanche, au risque de décevoir l'auteur de l'éditorial du Monde, il convient de rappeler, que, dans le cas d'une proposition, le texte doit obligatoirement être soumis à référendum par le Président de la République. En effet, l'article 89 énonce que "le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès". Seul le "projet" peut être soumis au Congrès. A contrario, on doit en déduire que la proposition parlementaire est nécessairement soumise au peuple. 

 

L'autonomie du Président de la République

 

Quant à l'hypothèse évoquée d'un président de la République qui reprendrait le texte "à son compte", on ne voit pas exactement à quelle procédure l'auteur fait allusion. Mais au moins, cela nous permet de nous interroger sur la marge d'autonomie dont dispose Emmanuel Macron dans le cas de la constitutionnalisation de l'IVG.

A l'issue des votes en termes identiques émis par les assemblées parlementaires, on sait que la proposition doit être soumise à référendum. Le texte de l'article 89 se montre relativement sibyllin sur cette question, se bornant à préciser que "la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum". On considère en général que l'indicatif dans les normes juridiques impose une contrainte. Cela signifierait en l'espèce que la révision doit être approuvée par référendum. Dans ce cas, on pourrait penser que le Président a compétence liée, ce qui signifie qu'il serait tenu d'organiser les opérations de référendum.

Certes, mais rien n'est jamais aussi simple. D'une part, les actes du Président ne font l'objet d'aucun contrôle dans ce domaine. On imagine mal une procédure de destitution du Président devant la Haute Cour, car le fait de ne pas soumettre un texte à référendum ne peut pas vraiment s'analyser comme un  "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat". D'autre part, aucune disposition n'impose au Président un délai précis après le vote en termes identiques pour organiser le référendum. Théoriquement, rien ne lui interdit d'oublier purement et simplement la proposition. Il est vrai qu'une telle attitude serait politiquement très difficile à envisager, car refuser au corps électoral le droit de se prononcer après un double vote positif du parlement risque évidemment d'être perçu comme une remise en cause d'une procédure démocratique.

Le Président pourrait-il "reprendre à son compte" la procédure, afin de permettre le vote à la majorité des 3/5è par le Congrès. Ce serait très avantageux pour lui, car le référendum pour ou contre la constitutionnalisation de l'IVG pourrait évidemment se transformer en vote pour ou contre le Président de la République, situation toujours dangereuse lorsque l'on est quelque peu impopulaire. 

Mais il faudrait alors transformer la proposition de loi en projet de loi. Cette transformation est toutefois impossible en cours de procédure car c'est le même texte, la proposition n° 293, qui doit être débattu, de la saisine de l'Assemblée au référendum final. La majorité présidentielle devrait donc recommencer la procédure ab initio, avec un nouveau projet de loi. On imagine mal les auteurs de l'actuelle proposition, et les partis qui l'ont soutenue, accepter ce qui serait perçu comme une récupération de la révision par le Président et une atteinte aux droits du parlement et du peuple.

Surtout, il ne faut pas oublier que l'introduction d'un projet de révision constitutionnelle suppose une proposition du Premier ministre. Le risque n'est pas négligeable que l'Assemblée nationale n'apprécie guère le procédé, peut-être au point de déposer une motion de censure. Et l'on peut imaginer une forme d'alliance des oppositions pour renverser le gouvernement, les uns lui reprochant de leur retirer le bénéfice politique de la révision, les autres manifestant leur hostilité habituelle à l'égard de l'IVG. Dans ce cas, pour avoir voulu récupérer la procédure de révision, le Président de la République se trouverait entraîné vers une dissolution.

Pourrait-il alors recourir au référendum de l'article 11 de la Constitution, celui que le Général de Gaulle utilisa pour faire adopter par les Français l'élection du Président de la République au suffrage universel en 1962 ? Peut-être n'est-il pas impossible de faire entrer l'IVG dans le champ de l'article 11, en considérant qu'il s'agit d'une "réforme relative à la politique (...) sociale" ? Un tel choix aurait pour avantage de court-circuiter l'éventuelle opposition du Sénat, à ce stade assez probable, en utilisant l'article 11 avant que la chambre haute se soit prononcée. Sur le plan juridique, une telle procédure ne semble pas impossible, car la Constitution n'interdit pas le recours à l'Article 11 lorsqu'une proposition est en cours de vote sur le fondement de l'article 89. En revanche, là encore, le risque politique est important. Les récentes utilisations de l'article 49 al 3 à l'Assemblée ont montré que le groupe Renaissance bénéficiait d'un soutien implicite du groupe LR qui, contrairement au Rassemblement National, refuse de voter la censure avec la Nupes. Or, le groupe LR est majoritaire au Sénat, et il y a peu de chances qu'il apprécie une mesure qui le prive de se prononcer sur la révision.

La proposition de révision constitutionnelle ne présente guère d'intérêt au fond, puisque le droit à l'IVG n'est pas menacé dans notre pays. En revanche, elle suscite davantage de curiosité sur la procédure mise en oeuvre. C'est la première fois, en effet, qu'une proposition parlementaire de révision constitutionnelle parvient à obtenir un vote positif à l'Assemblée. On attend donc la suite avec impatience. Le Sénat va-t-il, pour la première fois, se montrer favorable à l'IVG ?  Ce serait sans doute la vraie surprise de la procédure.

 


 Sur le droit à l'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 du Manuel

 

vendredi 25 novembre 2022

GPA : Filiation et couple homosexuel


Dans une décision D. B. et autre c. Suisse du 22 novembre 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la violation de la vie privée d'un enfant né d'une gestation pour autrui (GPA).  En l'espèce, un couple de même sexe, les deux premiers requérants, sont unis par un contrat de partenariat en Suisse. Il ont eu recours à la GPA en Californie, en utilisant les gamètes de l'un. Un enfant, le troisième requérant, est donc né en 2011. 

 

La contestation du droit suisse

 

Dès la grossesse confirmée, un juge californien avait rendu un jugement déclarant que les deux hommes étaient les parents légaux de l'enfant à naître. Le couple avait donc demandé en Suisse la transcription du jugement américain, afin de permettre l'inscription de l'enfant dans le registre de l'état civil suisse. Mais l'officier d'état civil du canton de Saint-Gall avait refusé de reconnaître le jugement californien, décision qui a évidemment donné lieu à un contentieux. Après un premier rejet du recours par le tribunal administratif cantonal, le tribunal fédéral avait rendu, en 2015, une décision marquée par une certaine rigidité. Dès lors que la GPA est prohibée en Suisse, le tribunal avait refusé en effet de reconnaître tout lien de filiation entre le parent non génétique et l'enfant. Seul le parent qui avait donné ses gamètes pouvait donc se voir reconnaître un lien de filiation en droit suisse, et c'est précisément ce qui est contesté devant la CEDH.

Entre la date du jugement, 2015, et celle de l'arrêt de la CEDH, novembre 2022, le droit suisse a toutefois évolué. Le législateur est intervenu, et, à compter du 1er janvier 2018, le conjoint qui n'avait pas donné ses gamètes a été autorisé à adopter l'enfant, procédure qui, dans le cas des requérants s'est donc achevée par un jugement d'adoption en décembre 2018. Il ne fait aucun doute que cette évolution du droit suisse trouve son origine dans la procédure d'avis consultatif demandé à la Cour européenne par la Cour de cassation française. Certes, l'avis n'était pas rendu au moment de l'évolution du droit suisse, mais son sens était déjà prévisible. Il n'en demeure pas moins que la juge écarte la demande du gouvernement suisse qui souhaitait obtenir que la requête soit radiée du rôle. D'une part, l'ingérence dans la vie privée de l'enfant, privé d'un élément essentiel de sa filiation durant sept ans, a été trop longue pour que l'on puisse considérer qu'il n'a pas subi un préjudice. D'autre, l'affaire présente un intérêt plus large, dès lors qu'il s'agit de statuer sur le lien de filiation, dans le cas d'un couple homosexuel.

 


My heart belongs to Daddy. Marylin Monroe


La jurisprudence Mennesson et les couples hétérosexuels


Dès son arrêt Mennesson du 26 juin 2014, la CEDH déclarait que le fait de ne pas pouvoir obtenir en France une filiation légalement établie aux Etats-Unis violait le droit au respect de la vie privée des enfants. A l'époque, il s'agissait de sanctionner un droit français qui considérait que la non conformité de la GPA à l'ordre public français suffisait à rendre nuls et non avenus tous les actes qui en étaient la conséquence, interdisant de fait toute transcription de la filiation américaine des jumelles Mennesson dans les registres de l'état civil français. Cette décision ne réglait toutefois le problème que très partiellement. De fait, dans le cas d'un couple hétérosexuel comme dans l'affaire Mennesson, seule la filiation paternelle, celle du donneur de gamètes, pouvait désormais figurer dans les registres français, principe auquel la Cour de cassation s'est ralliée, dans une décision du 3 juillet 2015. La filiation maternelle demeurait celle de la mère porteuse.

Le droit a évolué avec l'avis consultatif de la CEDH du 10 avril 2019 qui estime que les enfants nés par GPA ont droit à une filiation maternelle. L'intérêt supérieur de l'enfant est au coeur du raisonnement de la CEDH, intérêt qui doit primer dans toutes les décisions le concernant. Ce principe est rappelé régulièrement par la Cour, en particulier dans sa décision du 27 janvier 2015 Paradiso et Campanelli et il figurait déjà dans la première décision Mennesson. S'il est vrai qu'"il est concevable que la France puisse souhaiter décourager ses ressortissants de recours à l'étranger à une méthode de procréation qu'elle prohibe sur son territoire", il n'en demeure pas moins que la non-reconnaissance du lien de filiation ne touche pas seulement les parents, en quelque sorte sanctionnés pour avoir eu recours à la GPA, mais aussi et surtout les enfants. Ces derniers risquent de voir leurs droits successoraux amoindris à l'égard de leur mère d'intention, voire leur relations fragilisées en cas de séparation des époux ou de décès du père. L'absence totale et automatique de lien de filiation avec la mère d'intention n'est donc pas compatible avec l'intérêt de l'enfant.

 

Égalité juridique des couples homosexuels

 

La décision D.B. et autre c Suisse du 22 novembre 2022 place les couples homosexuels dans une situation d'égalité juridique par rapport aux couples hétérosexuels. Ce droit à la filiation maternelle qui avait été consacré par l'avis consultatif de 2019 s'analyse désormais comme un droit à la filiation du second membre du couple homosexuel, celui qui n'a pas de lien génétique avec l'enfant. Qu'il soit un homme ou femme est sans influence sur la résolution du litige, puisque celle-ci repose exclusivement sur l'intérêt de l'enfant né d'une GPA.

En ce qui concerne les modalités concrètes d'établissement du lien de filiation, la CEDH laisse aux États une large part d'autonomie. Elle précise en effet qu'elle sanctionne "l'impossibilité générale et absolue d'obtenir la reconnaissance du lien entre l'enfant et le premier requérant pendant un laps de temps significatif". Mais elle n'interdit pas à l'État d'imposer la procédure d'adoption, en écartant la transcription pure et simple de l'état civil établi à l'étranger.

 

Un droit français inchangé

 

La décision du 22 novembre 2022 met donc les couples homosexuels dans la même situation que les couples hétérosexuels, mais, à dire vrai, le problème spécifique du droit français demeure en l'état. 

En effet, la Cour de cassation, dans trois décisions du 18 décembre 2019, avait fait preuve d'un remarquable libéralisme. Elle affirmait qu'une GPA conforme au droit de l'État où elle avait été réalisée ne faisait pas obstacle à la transcription sur les registres d'état civil français de l'acte de naissance, dans son intégralité. Cela signifiait que cet acte pouvait à la fois désigner le parent biologique et le parent d'intention. Surtout, la transcription devenait possible, écartant la solution peu satisfaisante de l'adoption simple. Cette jurisprudence libérale avait ensuite été confirmée dans deux arrêts du 4 novembre 2020

Mais la loi du 2 août 2021, texte qui a été présenté par le gouvernement de l'époque comme très libéral parce qu'il autorisait l'accès des femmes, seules ou en couple, à l'assistance médicale à la préoccupation, cache d'autres dispositions moins libérales. Parmi celles-ci, une nouvelle rédaction de l'article 47 du code civil, qui précise désormais que la reconnaissance de la filiation est "appréciée au regard de la loi française". La presse n'a guère fait état de cette disposition qui semblait mineure. Elle n'a pas compris le sous-entendu : la reconnaissance de la filiation à l'étranger est appréciée au regard de la loi français, dans la mesure où elle interdit la GPA. En d'autres termes, cette loi a été utilisée pour faire échec à la jurisprudence libérale de la Cour de cassation, et revenir au statu quo ante. Pour les enfants issus d'une GPA, la transcription d'un acte d'état civil étranger se trouve de nouveau limitée au seul parent qui a donné ses gamètes, l'autre ne peut que recourir à la procédure d'adoption. Avec la décision de la CEDH du 22 novembre 2022, les couples homosexuels ont au moins la satisfaction d'apprendre qu'ils sont dans la même galère que les couples hétérosexuels.


La GPA : Chapitre 7 Section 2 § 3 B  du manuel sur internet

dimanche 20 novembre 2022

On a l'âge de ses gamètes, dit le Conseil d'État


Dans une ordonnance du 27 octobre 2022, le juge des référés du Conseil d'État refuse d'autoriser l'exportation des gamètes de la requérante, Mme A., vers l'Espagne, pays qui ne connaît aucune limite d'âge en matière d'assistance à la procréation. Le Centre d'étude et de conservation des oeufs et du sperme (CECOS) a écarté sa demande, au motif qu'elle a passé l'âge de quarante-cinq ans, au-delà duquel le droit français interdit le recours à l'assistance médicale à la procréation (AMP). C'est ce que confirme le juge des référés, décision qui s'inscrit dans une tradition de réticence du Conseil d'État à l'égard de l'exportation des gamètes.

Aux termes de l'article L 2141-11-1 du code de la santé publique l'exportation de gamètes est soumise à une autorisation délivrée par l'Agence de la biomédecine. Cette procédure ne peut être engagée que dans l'unique but de permettre la poursuite d'un projet parental par la voie d'une AMP. Certes, ce projet parental, longtemps réservé aux couples formés d'un homme et d'une femme, est désormais ouvert aux femmes seules ou en couple. La loi du 2 août 2021 donne ainsi une définition du couple un peu modernisée, même si les couples homosexuels masculins sont encore exclus de l'AMP. 

La condition d'âge, en revanche, n'a pas évolué. Sur ce point, le droit positif n'a fixé un âge limite que tout récemment par la voie réglementaire.

 

De la voie prétorienne au pouvoir réglementaire


En ce qui concerne les hommes, la limite d'âge a longtemps été purement prétorienne. Dans une décision du 17 avril 2019, le Conseil d'Etat fixait à 59 ans révolus "l'âge de procréer", lorsqu'un homme utilise une technique d'assistance médicale. En l'espèce, le couple requérant, M. et Mme C. souhaitait utiliser les gamètes congelés du mari prélevés entre 2008 et 2010, alors qu'il avait 61 et 63 ans. En 2016, alors que M. C. a désormais 68 ans, et conformément à la procédure imposée par l'article L 2141-11-1 du code de la santé publique, ils demandent l'autorisation de les transférer vers une clinique espagnole. Dans sa décision, le Conseil d'Etat considère que l'âge de procréer pour un homme doit être fixé à 59 ans, âge du recueil des gamètes. Autrement dit, il faut avoir moins de 59 ans révolus au moment du don de sperme et non pas au moment de l'insémination.

Pourquoi 59 ans, et pas 58 ou 60 ? Le Conseil d'État se fondait à l'époque sur un avis rendu, le 8 juin 2017, par le conseil d'orientation de l'Agence de la biomédecine, qui d'ailleurs ne fixe pas d'âge-limite précis, mais se borne à insister sur les dangers que représente la procréation tardive pour le développement physique et psychique de l'enfant. Le Conseil d'État en déduisait un âge limite, qui ne reposait donc sur aucun texte doté d'une valeur juridique. Il se bornait à reprendre à son compte l'opinion d'une instance consultative. 

Pour les femmes, la situation était à peine plus claire. Dans un premier temps, par une décision du 11 mars 2005 de l’Union nationale des caisses d’assurance maladie, le Conseil d'État avait estimé que la prise en charge de la fécondation in vitro s’interrompait au jour du 43e anniversaire. L'analyse reposait sur l'idée qu'une AMP réussit de plus en plus difficilement lorsque l'âge de la femme augmente. De fait, son coût devient aussi plus élevé, et le Conseil estimait alors que le bilan financier de l'opération était négatif. 

Aujourd'hui, la limite d'âge, tant pour l'homme que pour la femme, est fixée par un arrêté du ministre chargé de la santé, pris après avis de l'Agence de la biomédecine. L'article R. 2141-38 du code de la santé publique, issu du décret du 28 septembre 2021 énonce donc que l'AMP peut être réalisée "jusqu'à son quarante-cinquième anniversaire chez la femme, non mariée ou au sein du couple, qui a vocation à porter l'enfant (...)", et "Jusqu'à son soixantième anniversaire chez le membre du couple qui n'a pas vocation à porter l'enfant". Cette seconde rédaction tient compte de l'ouverture de l'AMP aux femmes en couple, alignant la limite d'âge de la seconde femme sur celle de l'homme d'un coupe hétérosexuel. Le fait que les gamètes de cette seconde femme ne soient pas utilisées dans l'opération semble sans influence sur le raisonnement du pouvoir réglementaire.

Précisément, cette fixation de l'âge limite par la voie réglementaire pourrait susciter quelques questions. En effet, justifiée ou non, elle entraîne une ingérence dans la vie privée des personnes, ce qui pourrait justifier la compétence législative. 

 

 

Voutch. Avril 2022

 

 

L'absence de consensus européen

 

En l'espèce, il faut bien reconnaître que les moyens développés par la requérante pour contester le refus d'exportation de ses gamètes vers l'Espagne ne sont guère susceptibles d'emporter la conviction du juge des référés. Passons sur l'incompatiblité de l'article R. 2141-38 du code de la santé publique avec la directive du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2011. Ce texte porte sur les soins de santé transfrontaliers, et est donc inapplicable en l'espèce. Mme A. n'a aucun lien avec l'Espagne, si ce n'est sa volonté d'y pratiquer une opération d'assistance médicale à la procréation qu'elle ne peut obtenir en France.

La requérante ne peut davantage se fonder sérieusement sur l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée. Depuis, l'arrêt S. H. et a. c. Autriche du 3 novembre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme reconnait que le choix de recourir à l'AMP relève de la vie privée et familiale. Mais elle reconnaît volontiers qu'il n'existe pas de consensus entre les États dans ce domaine. Elle se borne donc à sanctionner des pratiques éventuellement attentatoires à la santé de l'enfant à naître. C'est ainsi que dans une décision Costa et Pavan c. Italie de 2012, elle sanctionne un droit italien incohérent qui autorisait l'IVG thérapeutique dans le cas d'un fœtus porteur de la mucoviscidose, mais interdisait l'accès au dépistage génétique préimplantatoire. En dehors de ce type de cas, chaque État demeure libre d'organiser l'AMP comme il l'entend, y compris l'exportation des gamètes vers un État plus compréhensif sur la question de l'âge limite. 
 
 

La clause de sauvegarde : l'insémination post mortem



On note tout de même que le Conseil d'État se réserve une "clause de sauvegarde". Il énonce en effet que cette jurisprudence "ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l'application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention". Il s'agit en effet de tenir compte de sa propre jurisprudence, intervenue dans le cas très particulier de l'insémination post mortem. 
 
Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés avait, en effet, donné injonction à l'Assistance Publique et à l'Agence de la biomédecine d'exporter vers une clinique espagnole les gamètes du mari décédé d'une jeune femme désirant bénéficier d'une insémination. Il avait alors considéré que l'application stricte de la loi française portait une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante. Se livrant à un examen approfondi de l'affaire, il avait constaté l'existence d'un véritable projet parental entre les deux membres du couple, le mari ayant congelé son sperme avant de subir un traitement médical lourd. Par ailleurs, la jeune veuve était de nationalité espagnole, ce qui montrait que son retour en Espagne n'avait pas pour objet de trouver un système juridique plus favorable à son projet, mais plus simplement de rejoindre sa famille.  

De toute évidence, dans sa décision du 27 octobre 2022, le juge des référés affirme qu'il entend protéger sa jurisprudence de 2016. C'est peut-être l'apport essentiel de cette décision, car le juge s'oppose ainsi indirectement à la loi du 2 août 2021. Bien que s'affirmant libéral, ce nouveau texte sur la bioéthique reste, sur bien des points, très conservateur. Et précisément, le législateur a refusé de modifier la rédaction de l’article L 2141-2 du code de lasanté publique qui affirme que « lorsqu’il s’agit d’un couple », le décès d’un de ses membres « fait obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons »   Pour justifier le refus de l’insémination post‑mortem, le rapporteur du projet, Aurore Bergé, a seulement mentionné qu’une telle pratique n’était pas « éthiquement souhaitable », sans davantage de précision. 
 
De toute évidence, le Conseil d'État n'entend pas se laisser enfermer dans la rigueur de cette disposition. Il entend pouvoir y déroger en se fondant, non pas sur la loi évidemment, mais sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui ingérence dans la vie privée des personnes ne soit pas disproportionnée au regard du but poursuivi. De toute évidence, le débat est loin d'être clos, d'autant que des questions de constitutionnalité se posent également. Le principe d'égalité est en effet malmené par le droit positif. C'est ainsi qu'une femme seule a désormais le droit de se faire inséminer par le sperme d’un donneur anonyme alors qu’une veuve se voit interdire la même opération avec le sperme de son époux décédé. Quant à la femme de 45 ans qui n'a plus droit à l'AMP, elle pourrait bien être tentée par la gestation pour autrui, dans un pays qui autorise la maternité de substitution.
 

L'assistance médicale à la procréation : Chapitre 7 Section 3 § 2  du manuel sur internet

 

mercredi 16 novembre 2022

Directives anticipées : le Conseil constitutionnel s'invite dans le débat


Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 10 novembre 2022, le Conseil constitutionnel s'invite dans le débat actuel sur la fin de vie. Il déclare en effet conformes à la Constitution les dispositions du 3è alinéa de l'art. L 1111-11 du code de la santé publique (csp). Alors que cet article autorise "toute personne majeure" à "rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d'état d'exprimer sa volonté", l'alinéa 3 allège la contrainte ainsi imposée aux médecins, lorsqu'elles "apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale".

 

L'obstination déraisonnable, pour vivre

 

La QPC déposée par Mme Zohra M. a été renvoyée par le juge des référés du Conseil d'État, statuant le 19 août 2022. Il était saisi par la famille d'un homme de quarante-quatre ans victime d'un grave accident de la route, qui l'a plongé dans un coma profond, avec absence totale d'activité cérébrale. L'équipe médicale s'était prononcée en faveur d'un arrêt des soins, dans les conditions prévues par la loi Léonetti-Claeys du 22 avril 2005 modifiée en 2016, c'est-à-dire lorsque ils "apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie". Il est apparu toutefois que le patient avait rédigé des directives anticipées. Contrairement à la plupart des personnes dans ce cas qui demandent que les soins soient interrompus lorsqu'ils relèvent d'une obstination déraisonnable à vouloir les maintenir en vie, l'auteur avait, au contraire, demandé que tout soit mis en oeuvre pour l'empêcher de mourir. Autrement dit, il réclamait l'obstination déraisonnable. Les médecins, eux, s'appuyaient sur l'alinéa 3, pour justifier leur décision de mettre fin aux soins, considérés comme "manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale".

 


Trio des Parques. Hippolyte et Aricie. Rameau

Opéra de Paris, juin 2012. Le Concert d'Astrée. Direction Emmanuelle Haïm

 

Une stratification de textes

 

La stratification normative, dans le domaine particulier de la fin de vie, suscite bien des incertitudes juridiques, tant il est vrai que l'articulation entre les différents textes n'a pas été pesée avec beaucoup de minutie. La loi de 2016 énonce que "les directives anticipées s'imposent au médecin pour toute décision d'investigation, d'intervention ou de traitement", formulation qui laisse penser qu'elles sont opposables à l'équipe médicale. Mais l'ordonnance du 11 mars 2020 relative au régime des décisions prises en matière de santé ajoute aujourd'hui qu'elle peut y déroger si ces directives sont "manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale", formulation qui laisse une large marge d'interprétation aux praticiens.

Le Conseil explicite ces dispositions et, à cet égard, la décision du 10 novembre 2022 se révèle très utile pour guider la mise en oeuvre des directives anticipées. Il fait ainsi observer que les dispositions législatives en cause doivent être appréciées au regard du principe de dignité de la personne humaine et de sa liberté, deux principes ayant évidemment valeur constitutionnelle. Or, c'est au législateur, et à lui seul, de déterminer les conditions dans lesquelles la poursuite ou l'arrêt des traitements d'une personne en fin de vie peuvent être décidés, dans le respect de ces exigences constitutionnelles. C'est ensuite aux équipes médicales d'appliquer la loi.


Des directives partagées ou concertées


Et précisément, le législateur a imposé une certaine souplesse dans la mise en oeuvre des directives anticipées, car il s'agit de garantir un traitement individualisé du dossier. Chaque personne en fin de vie est en effet titulaire du droit de "recevoir les soins les plus appropriés à son état", dans le respect de sa dignité. Le Conseil ajoute d'ailleurs qu'il est matériellement impossible d'appliquer les directives anticipées en toutes circonstances, car elles sont rédigées à un moment où leur auteur n'est pas encore confronté à la situation particulière de la fin de vie, moment où précisément il ne sera plus en mesure d'exprimer sa volonté. Enfin, il précise que la procédure mise en oeuvre est respectueuse des droits des personnes et notamment des proches qui sont entendus, et qui peuvent saisir le juge pour contester la décision de l'équipe médicale.

Était-il envisageable que le Conseil constitutionnel statue autrement ? Sans doute pas, car accepter une toute puissance des directives anticipées aurait conduit à mettre l'équipe médicale dans une position de soumission totale à l'égard de volontés plus ou moins réalistes, voire marquées par des dérives sectaires. Il est évidemment que ces directives peuvent parfois être "inappropriées" par rapport à l'état du patient, et que le droit doit alors offrir à la médecine une porte de sortie, dans une situation qui pourrait se révéler inextricable.

Alors que le débat actuel a tendance à se focaliser sur l'euthanasie, c'est-à-dire à mettre en avant le combat de ceux qui luttent pour mourir dans la dignité en évitant la déchéance de la maladie, la décision du 20 novembre 2022 met l'accent sur le combat de ceux qui revendiquent le droit de vivre, dans n'importe quelles conditions. A ce titre, elle offre une perspective englobante des directives anticipées.

Il n'en demeure pas moins que Conseil constitutionnel relativise la puissance de ces directives et affirme clairement qu'une décision aussi grave que l'arrêt des soins ou au contraire leur continuation ne saurait reposer sur cet unique fondement. Sans doute, devrait-on évoquer avec davantage de précision des "directives partagées" ou "concertées" ? En tout cas, il ne fait guère de doute que la puissance des directives anticipées se trouve battue en brèche, au point que certains pensent déjà que des personnes pourraient renoncer à en rédiger, en pensant qu'elles ne seront pas suivies. Mais ces craintes procédurales en cachent d'autres, moins ouvertement mises en lumière. La décision du 20 novembre 2022 interdit en effet d'utiliser ces directives anticipées comme une sorte de veto, expression d'une foi religieuse absolument opposée à tout acte de sédation profonde. Dans certains milieux, la jurisprudence Lambert demeure une blessure profonde et un combat toujours recommencé.


L'inviolabilité du corps humain : Chapitre 7 Section 2  du manuel sur internet


samedi 12 novembre 2022

Le Fact Checking de LLC : L'Ocean Viking et le droit d'asile


La presse comme le monde politique se sont emparés de l'affaire de l'Ocean Viking, ce navire qui vient d'accoster à Toulon. Les 230 migrants qui étaient à bord et attendaient de pouvoir débarquer depuis vingt-et-un jours, sont donc accueillis dans l'enceinte militaire de la base navale. Comme toujours dans ce type de situation, les opinions se divisent entre ceux qui considèrent ces migrants comme une sorte d'avant-garde du "grand remplacement", et ceux qui, à l'inverse, trouvent scandaleux qu'ils ne soient pas libres de leurs mouvements pour circuler librement en France et dans l'Union européenne.

Ce militantisme, qu'il soit de droite ou de gauche, a pour effet d'opacifier le débat juridique. Le statut juridique de ces 230 personnes mérite pourtant d'être quelque peu éclairci. 


La zone d'attente


Le préfet du Var, par un arrêté publié le 10 novembre 2022 au recueil des actes administratifs de la préfecture, a créé une zone d'attente temporaire. Située sur l'emprise de la base navale de Toulon et sur celle d'un village de vacances EDF de Hyères, elle est provisoire, son fonctionnement étant prévu "pour la période du 11 novembre au 6 décembre 2022".

Cette procédure n'a rien d'illégal. Le placement en zone d'attente est prévu par le Titre IV du Livre III du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). Ces zones d'attente concernent les "étrangers qui ne sont pas autorisés à rentrer en France", notamment parce qu'ils sont dépourvus des titres et documents nécessaires. Sur le plan juridique, l'étranger en zone d'attente n'est donc pas considéré comme étant sur le territoire français. Il est précisément en position d'attente d'une décision l'autorisant, ou non, à y pénétrer.

Des zones d'attente permanentes existent dans les aéroports, les gares ou les ports depuis la loi du 6 juillet 1992. Mais elles peuvent aussi être créées, pour une durée limitée, sur les lieux mêmes de la découverte d’un groupe de ressortissants étrangers. En l'espèce, une zone d'attente est donc créée jusqu'au 6 décembre, uniquement destinée aux migrants de l'Ocean Viking. Dans son arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) rappelle que ces zones d’attente relèvent de la souveraineté de l’État et que la décision d’y retenir un étranger est prise par la police chargée des contrôles aux frontières. 

Il s'agit donc d'une mesure de police administrative qui n'a rien à voir avec une procédure pénale. Dans une décision du 6 décembre 2019 Mme Saisda C., le Conseil constitutionnel précise que « la décision de refus d'entrée, celle de maintien en zone d'attente et celles relatives à l'organisation de son départ ne constituent pas des sanctions ayant le caractère de punition mais des mesures de police administrative

La durée de rétention, elle aussi, répond à des conditions strictes. La CEDH considère qu’un étranger placé en zone d’attente n’est « privé de sa liberté » au sens de la Convention européenne que s’il y est maintenu au-delà de la durée normale pour répondre à sa demande d’asile. Dans un arrêt Z.A. c. Russie du 21 novembre 2019, elle sanctionne ainsi les autorités russes qui avaient retenu dans l’aéroport de Moscou quatre demandeurs d’asile durant des périodes allant de cinq mois à deux ans. Dans une décision du même jour Ilias et Ahmed c. Hongrie, elle admet en revanche que la Hongrie ait pu retenir les requérants vingt-trois jours dans une zone d’attente située à la frontière serbe, zone qu’ils pouvaient à tout moment quitter pour rentrer en Serbie. 

 

La procédure française répond aux exigences européennes, et le maintien en zone d’attente ne peut dépasser, au maximum, une durée de vingt-six jours. Au-delà des quatre premiers jours, la prolongation ne peut intervenir qu'avec l'accord du juge des libertés et de la détention. L'étranger retenu en zone d'attente a le droit à l'assistance d'un avocat, en particulier pour préparer sa demande d'asile. La zone d'attente n'est donc pas une zone de non-droit. C'est au contraire un espace juridiquement très encadré. Il est certes incontestable que les moyens matériels mis en oeuvre dans ces zones sont loin d'être parfaits, mais le contrôle du juge existe tant sur la procédure que sur la durée de rétention.


Le cadeau de César. René Goscinny et Albert Uderzo. 1974

Le droit d'asile

 


La presse affirme que tous les passagers de l'Ocean Viking ont l'intention de demander l'asile et donc d'obtenir la qualité de réfugié. Ils peuvent certes demander, mais l'obtention de la qualité de réfugié n'est pas simple. Rappelons qu'il existe trois fondements distincts au droit d'asile.


Le droit d’asile constitutionnel figure dans le Préambule de la Constitution de 1946, repris dans l’article L511-1 ceseda. Il affirme que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Le droit d’asile concerne donc une personne qui a effectivement subi des persécutions, principe confirmé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 août 1993.

 

Le droit d’asile conventionnel trouve son origine dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951, à laquelle la France est partie. Elle énonce que le terme « réfugié » « s’applique à toute personne (…) qui (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Le statut de réfugié est donc accordé, sur le fondement direct de la Convention de Genève, à une personne menacée de persécutions. 

 

La distinction entre le droit d’asile constitutionnel qui repose sur une persécution effective, et le statut de réfugié conventionnel qui est accordé en cas de menace de persécution est aujourd’hui assouplie, d'autant que le titre de séjour accordé à celui qui obtient le droit d'asile est de dix ans dans les deux cas.

 

Enfin La « protection subsidiaire », mise en place par la loi du 10 décembre 2003, est destinée aux étrangers qui sont menacés de persécutions, sans toutefois entrer dans l’un des cadres juridiques précédemment définis. C’est le cas de ceux qui ont à redouter une violence généralisée liée à un conflit armé. Ils doivent alors établir qu’ils ne peuvent pas se voir reconnaître la qualité de réfugié sur d’autres fondements. 

 

Sur le plan procédural, le droit tend à l’unification des différents régimes juridiques. L’étranger ne fait qu’une seule demande auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Cette institution détermine elle-même la nature de la protection dont il peut bénéficier et lui accorde, ou non, la qualité de réfugié au regard des persécutions qu’il invoque. La décision, si elle est négative, peut faire l’objet d’un recours auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), puis, le cas échéant, d’un contrôle de cassation par le Conseil d’État. 

 

Dans le cas des passagers de l'Ocean Viking, c'est l'OFPRA qui va venir jusqu'à eux.  

 

 

La demande d'asile à la frontière

 

 

La procédure qui va être appliquée est celle du droit commun de l'asile dit "à la frontière". Instaurée en 1982, elle a pour objet d'autoriser ou non l'entrée sur le territoire des ressortissants étrangers qui se présentent aux frontières démunis des documents requis pour y être admis. 

Contrairement à ce qu'affirmait le préfet du Var, il ne s'agit pas d'une procédure accélérée, mais sans doute voulait-il simplement affirmer sa volonté de gérer ces dossiers aussi rapidement que possible ? Quoi qu'il en soit, le rôle de l'OFPRA consiste alors à auditionner les intéressés pour s'assurer que leur demande d'asile n'est pas "manifestement infondée". L'interrogatoire porte alors sur la crédibilité de la demande d'asile en ce qui concerne le risque allégué de persécutions.

Si la demande apparaît non crédible, la présence de l'intéressé dans la zone d'attente permet son éloignement rapide. Si, au contraire, la demande semble pouvoir être examinée, la police aux frontières délivre à l'intéressé une autorisation provisoire de huit jours, sorte de sauf-conduit, qui lui permet de faire une demande d'asile formelle auprès de la préfecture. Cette demande sera ensuite instruite conformément au droit commun. Cette autorisation de déposer une demande n'a aucune incidence sur la décision finale, qui peut aussi bien accorder que refuser la qualité de réfugié.

Le ministère de l'Intérieur annonce déjà que seize représentants de l'OFPRA vont rejoindre la zone d'attente de Toulon pour effectuer 90 auditions par jour. L'idée est sans doute de gérer l'instruction des demandes dans le délai des quatre jours de rétention initiale en zone d'attente. 
 
En théorie, tout semble relativement simple et bien encadré par le droit. Mais la mise en oeuvre pratique de la procédure laisse subsister de larges incertitudes. Comment renvoyer les déboutés du droit d'asile vers des États qui n'ont pas envie de les accueillir ? Comment éviter que ceux qui auront le droit de déposer une demande d'asile disparaissent dans la nature pendant le délai de huit jours qui leur sera accordé ? Ces questions sont finalement celles qui se posent depuis bien longtemps et qui concernent le droit des réfugiés dans son ensemble. Les 230 migrants de la zone d'attente de Toulon ne sont qu'une goutte d'eau dans l'Ocean Viking.

 

Zones d'attente : Chapitre 4 Section 2 § 2 C du manuel sur internet

jeudi 10 novembre 2022

Le téléphone passe aux aveux


L'Assemblée plénière de la Cour de cassation déclare, dans un arrêt du 7 novembre 2022, que le refus de communiquer le code de déverrouillage de son téléphone aux forces de police durant une garde à vue constitue, en soi, une infraction distincte de celle pour laquelle la personne était poursuivie.

Les faits à l'origine de l'affaire constituent le lot quotidien d'un commissariat ou d'une gendarmerie. Une personne, arrêtée en possession de stupéfiants, est placée en garde à vue. Elle refuse alors de communiquer le code de ses deux téléphones, dont on soupçonne qu'ils sont utilisés dans le cadre d'un trafic de drogue. L'intéressé est certes condamné pour les faits liés à ce trafic, mais une seconde condamnation est également prononcée. Celle-là repose sur l'article 434-15-2 du code pénal qui punit de trois ans d'emprisonnement de 270 000 € le fait de refuser de remettre aux autorités judiciaires "la convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie susceptible d'avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit". Dans l'hypothèse où cette remise aurait pu permettre d'éviter la commission d'une infraction, la peine est portée à cinq ans et 450 000 € d'amende.

 

Nature juridique du code de déverrouillage

 

Pour le requérant, le code de déverrouillage de son téléphone ne s'analyse juridiquement pas comme une "convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie", et ne saurait donc fonder l'infraction prévue à l'article 434-15-2 du code pénal. L'article 29 al. 1 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique donne une définition du "moyen de cryptologie" comme "tout matériel ou logiciel conçu ou modifié pour transformer des données, à l'aide de conventions secrètes (...). Ces moyens de cryptologie visent principalement à garantir la sécurité du stockage ou de la transmission de données, en permettant d'assurer leur confidentialité, leur authentification ou le contrôle de leur intégrité". La définition est intéressante mais ne nous éclaire pas vraiment sur son application, ou non, au code d'un téléphone.

Le tribunal correctionnel a relaxé le requérant, ce qui a immédiatement suscité un appel du parquet. La Cour d'appel de Douai a pourtant confirmé la relaxe, considérant que le code n'est pas une « convention de déchiffrement d’un moyen de cryptologie » . A ses yeux, il ne sert pas à décrypter des données, mais seulement à débloquer l'écran d'accueil pour, ensuite, accéder aux données. Ce saucissonnage de l'opération n'a pas été apprécié par la Chambre criminelle qui a cassé l'arrêt le 13 octobre 2020, renvoyant l'affaire à Douai. Mais la cour d'appel a persévéré dans son interprétation, et dans la décision de relaxe du requérant, suscitant cette fois l'intervention de l'Assemblée plénière.


 


 Allo Tonton. Fernand Raynaud. 1970
 

L'arrêt du 7 novembre 2022 a donc pour effet d'imposer aux juges du fond une toute autre définition de la  « convention de déchiffrement d’un moyen de cryptologie ». Pour l'assemblée plénière de la Cour de cassation, le code de déverrouillage de l'écran d'accueil constitue une « convention de déchiffrement", si précisément son activation a pour effet de mettre au clair les données cryptées que contient l'appareil, ou auxquelles il est susceptible de donner accès. Or, il est évident qu'aujourd'hui la plupart des smartphones permettent d'accéder à un ensemble considérable de données, par exemple celles figurant sur le Cloud géré par l'utilisateur. 

Cette analyse technique est renforcée par l'usage délictueux qui peut être fait d'un smartphone. Celui-ci peut en effet être utilisé pour gérer un trafic de drogues, prendre les commandes, communiquer avec les clients, gérer les stocks, voire surveiller en réseau l'activité policière du quartier. En d'autres termes, l'ouverture du smartphone grâce au code permet aux forces de police de prouver la préparation ou la commission d'une infraction. De fait, pour la Cour, la personne qui refuse de communiquer son code peut être poursuivie et condamnée sur le fondement de l'article 434-15-2 du code pénal.

Cette résistance de la cour d'appel avait, en l'espèce, quelque chose d'un combat d'arrière-garde. 

 

Un combat d'arrière-garde

 

Elle n'allait guère dans le sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision QPC du 30 mars 2018, M. Malek B., il déclare constitutionnelles les dispositions de l'article 434-15-2 du code pénal. D'une part, il estime qu'elles poursuivent des objectifs de valeur constitutionnelle que sont la prévention des infractions et la recherche de leurs auteurs. D'autre part, le Conseil observe que l'obligation de donner le code de verrouillage d'un téléphone n'emporte aucune présomption de culpabilité et que l'opération n'a pas pour objet d'obtenir des aveux. Il s'agit seulement de déchiffrer des données cryptées qui figurent déjà sur un support. 

De même, l'article 434-15-2 du code pénal ne saurait être considéré comme contraire à la Convention européenne des droits de l'homme, et notamment au droit au juste procès garanti par son article 6. Il n'entraine en effet aucune atteinte aux droits de se taire et de ne pas s'auto-incriminer, principes déjà affirmés par la Cour de cassation, dans son arrêt du 10 décembre 2019.

La décision rendue le 7 novembre 2022 témoigne ainsi de l'évolution de la perception juridique de cet étrange instrument qu'est le téléphone. A une époque pas si lointaine, il n'était que le vecteur de conversations privées, et il semblait logique qu'elles soient couvertes par le secret de la correspondance, sans pour autant être à l'abri des investigations judiciaires, voire des écoutes administratives.  Aujourd'hui, le smartphone a une fonction bien plus large. S'il demeure un outil de conversations privées, il est aussi un second bureau, un espace de conservation de données, un accès à l'internet mondial. A ce titre, il n'est pas illogique qu'il soit ouvert aux investigations, à une forme nouvelle de perquisitions. En d'autres termes, nous ne parlons plus vraiment dans notre téléphone. C'est le téléphone qui parle pour nous.


La garde à vue : Chapitre 4 Section 2 § & B du manuel sur internet

samedi 5 novembre 2022

La CEDH abdique devant le Conseil d'État


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu, le 3 novembre 2022, un arrêt Dahan c. France qui ne manquera pas de surprendre ceux qui la considèrent comme une juridiction dont l'objet est de garantir un standard élevé de protection des libertés dans les pays signataires de la Convention européenne des droits de l'homme. Or, le 3 novembre 2022, la CEDH a certainement rendu un service aux autorités françaises et au Conseil d'État, mais elle n'a pas vraiment rendu un arrêt. C'est désolant, mais il faut parfois dire tristement les vérités tristes.

 

Un requérant ignoré

 

En l'espèce, le requérant a d'abord été ignoré pendant presque neuf années. Il contestait une sanction de mise à la retraite d'office, prononcée par le conseil de discipline du ministère des affaires étrangères en 2011. Son recours a été rejeté par le Conseil d'État dans un arrêt du 13 novembre 2013. Ayant donc épuisé les voies de recours internes, il a alors saisi la CEDH, qui a donc mis presque neuf ans à statuer, sans pourtant lui faire la grâce d'une audience. 

Par cette lenteur, la CEDH viole allègrement sa propre jurisprudence. N'a-t-elle pas affirmé, précisément en matière civile, qu'un litige mettant en cause l'activité professionnelle du requérant, ou sa continuation, ou encore relatif à son licenciement, devait être jugé avec une particulière diligence ? 

Dans un arrêt Frydlender c. France du 27 juin 2000, elle a été saisie d'un recours concernant le refus de renouveler le contrat d'un agent du ministère des finances en poste à l'étranger. En l'espèce, la CEDH a sanctionné la violation du "délai raisonnable", la procédure contentieuse en France ayant duré neuf années et huit mois, dont six à attendre une décision du Conseil d'État. Le malheureux requérant, quant à lui, a passé presque neuf ans à se demander si sa requête n'avait pas tout simplement été oubliée par la CEDH. Sans doute ne se sent-elle pas concernée par sa propre jurisprudence, d'autant que ses manquements au délai raisonnable ne peuvent faire l'objet d'aucune sanction ?

Les causes de cette lenteur sont inconnues. Elle n'est pas le fait du requérant, et l'arrêt montre que les pièces étant transmises en temps et en heure par sa défense. On doit donc en déduire qu'elle est le fait de la Cour elle-même, sans que l'on puisse avoir la moindre information sur ce sujet. Il est évidemment impossible d'envisager un éventuel embarras de la CEDH, appelée à se prononcer sur une sanction infligée à un diplomate qui était alors ambassadeur auprès du Conseil de l'Europe. 

 


 Requérants se rendant à Strasbourg pour saisir la CEDH
 
Le Magicien d'Oz. V. Flemming et K. Vidor. 1939


Un requérant méprisé


Le fond de la décision laisse une impression de mépris total du requérant. La Cour refuse tout simplement d'examiner le moyen essentiel qu'il développait, en rupture totale par rapport à sa propre jurisprudence.

Toute l'affaire reposait sur un manquement à l'impartialité objective commis durant la procédure disciplinaire. Il n'est pas contesté que le directeur général de l'administration (DGA) du ministère a pris l'ensemble des actes concernant le retrait des fonctions de l'intéressé, qu'il s'agisse de son rappel à Paris après une 'évaluation à 360°, ou de la nomination de son successeur. Ensuite, il a établi et signé le rapport, entièrement à charge, demandant la saisine du conseil de discipline et, pour faire bonne mesure, il l'a lui-même présidé et a proposé la sanction, en l'occurrence la mise à la retraite d'office de l'intéressé. Avouons qu'il n'était pas illogique que le requérant estime avoir été victime d'une procédure manquant d'impartialité. Mais voilà, aucun juge ne s'est déclaré compétent pour apprécier ce manquement à l'impartialité objective.

Son recours au Conseil d'État a été rejeté sur le fondement d'une jurisprudence Laniez du 15 mai 1960. Elle limite l'examen de l'impartialité à la seule impartialité subjective. Le Conseil a donc estimé, sans rire, que le principe d'impartialité avait été respecté, dans la mesure où le DGA trop présent s'était néanmoins abstenu de tenir des propos publics "manifestant une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". La question de l'impartialité objective n'avait pas été évoquée par le Conseil d'État. 

Le requérant pouvait espérer qu'elle serait examinée par la CEDH.  Elle considère en principe que l'article 6 § 1 garantit également l'organisation même de l'institution, qui doit apparaître impartiale, et inspirer la confiance. C'est ainsi qu'elle a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). En l'espèce, il ne fait guère de doute que la procédure disciplinaire qui a conduit à la sanction du requérant n'a même pas l'apparence de l'impartialité, tant elle est dominée, du début à la fin, par une seule personne, au demeurant très puissante dans l'administration des affaires étrangères. Mais comme le Conseil d'État, la Cour élude le sujet et refuse de se prononcer.

La rédaction du paragraphe 53 l'arrêt laisse sans voix : "(...) Alors même qu'était en cause un droit de caractère civil au sens de l'article 6 § 1, la Cour considère qu'il n'est pas nécessaire de rechercher si les autorités administratives en charge de la procédure disciplinaire répondaient aux exigences de cet article". On doit donc en déduire que la procédure disciplinaire infligée à l'intéressé échappe à tout contrôle de l'impartialité objective. Elle peut être organisée par une seule et même personne jusqu'à la fin. Ce n'est pas le problème de la CEDH.

Sa jurisprudence ne laissait pourtant pas augurer un tel refus de juger. Dans l'arrêt Vilho Eskelinen c. Finlande du 19 avril 2007, la Cour avait énoncé, en grande chambre, les principes généraux gouvernant le contrôle de l'article 6 § 1 en matière civile. Elle affirmait alors que les litiges opposant l'État à ses agents entrent dans le champ d'application de l'article 6, sauf si l'État peut démontrer que deux conditions sont réunies : son droit interne doit avoir interdit aux agents concernés l'accès à un tribunal, et cette dérogation doit reposer sur des motifs liés à l'intérêt de l'État. En l'espèce, il est démontré que le requérant a eu accès à un tribunal, hélas pour lui le Conseil d'État.

Dans la décision Ramos Nunes de Carvalho et Sa c. Portugal du 6 novembre 2018, la Cour déclare que l'article 6 § 1 s'applique à la procédure disciplinaire touchant la requérante, magistrate portugaise. Et elle ajoute que le moyen tiré de l'impartialité objective peut parfaitement être soulevé dans ce type de contentieux, même si, en l'espèce, il a été invoqué tardivement. Dans l'arrêt du 3 novembre 2022, le requérant n'a visiblement pas bénéficié de cette jurisprudence.

Pourquoi ? Le seul élément invoqué par la Cour se trouve dans l'arrêt rendu par le Conseil d'État en novembre 2013. Celui-ci avait alors opéré une évolution jurisprudentielle, passant du contrôle minimum à un contrôle normal en matière disciplinaire. Pour le juge européen, le droit d'accès à un tribunal est donc satisfaisant, et surtout il est suffisant. On doit donc comprendre qu'il suffit d'avoir eu accès un juge pour que les garanties de l'article 6 § 1 soient considérées comme respectées. Sauf que le juge s'est refusé à apprécier un élément essentiel de l'irrégularité de la procédure.

L'évolution jurisprudentielle de 2013 signifie seulement que le Conseil d'État s'autorise désormais à apprécier le bien-fondé de la sanction infligée. Bien entendu, cette avancée jurisprudentielle n'a modifié en rien la situation du requérant, sa sanction ayant été évidemment considérée comme proportionnée. Mais cela permet à la CEDH d'affirmer ensuite, dans l'arrêt du 3 novembre, que cet élargissement du contrôle du Conseil d'État la dispense de se prononcer sur la procédure disciplinaire stricto sensu. Comment peut-on apprécier le bien-fondé d'une sanction sans s'interroger sur la procédure qui l'a précédée ? Sur ce point, aucune réponse n'est donnée au requérant et la question de l'impartialité du conseil de discipline passe à la trappe, comme par magie.

 

Abdication devant le Conseil d'État

 

La CEDH a, dans cet arrêt Dahan c. France, a rendu un service et non pas un arrêt. Mais rendu un service à qui ? Certainement pas au requérant, dont le droit à un juste procès a été triplement bafoué, d'abord devant le Conseil de discipline, ensuite devant le Conseil d'État qui a refusé d'apprécier son impartialité objective, et enfin devant le juge européen qui a abdiqué devant le Conseil d'Etat. Il est clair en effet que le Conseil d'État entend conserver la maîtrise totale du contentieux disciplinaire dans la fonction publique et qu'il n'entend pas y intégrer des principes issus du droit européen. La CEDH a donc accepté de rester en retrait, au risque d'un véritable déni de justice.

Certains pourront se demander pourquoi la CEDH accepte ainsi d'être dessaisie de son contrôle ? Peut-être convient-il d'observer que le juge français au sein de la Cour est précisément un membre du Conseil d'État. Alors même que l'affaire mettait en cause le contrôle exercé par le Conseil d'État, il n'a pas cru bon de se déporter et a probablement su se montrer convaincant. En soi, sa présence n'a rien d'illicite, mais force est de constater qu'elle pose précisément un problème d'impartialité objective. Il est vrai qu'à force d'ignorer l'exigence d'impartialité chez les autres, on finit par l'oublier chez soi.