Il déclare en effet conforme à la Constitution l'article 11 de la
loi d'habilitation du 23 mars 2020 autorisant le gouvernement à modifier par
ordonnance "
les règles relatives au déroulement et à la durée des détentions provisoires". Mais, en même temps, il formule une réserve d'interprétation décisive, selon laquelle "
les dispositions d'une loi d'habilitation ne sauraient avoir ni pour objet
ni pour effet de dispenser le Gouvernement (...) du respect des règles et principes de valeur
constitutionnelle, notamment les exigences résultant de son article 66
s'agissant des modalités de l'intervention du juge judiciaire en cas de
prolongation d'une mesure de détention provisoire". On se souvient que, sur le fondement de cette loi d'habilitation, avait été prise l'
ordonnance du 25 mars 2020 destinée à "
permettre la continuité de l'activité des juridictions pénales essentielle au maintien de l'ordre public". Elle prolongeait de fait les détentions provisoires en cours, sans prévoir l'intervention du juge, si ce n'est a posteriori, à l'initiative de la personne détenue ou du ministère public.
Au moment où elle intervient, la
décision du Conseil constitutionnel ne présente plus d'intérêt
immédiat. Devant les critiques de la doctrine, et surtout conscient que
les détentions provisoires ainsi décidées par la voie administrative
risquaient d'être déclarées nulles par la Cour de cassation, le
gouvernement a finalement renoncé à cette pratique. Les dispositions en
ce sens ont été prudemment retirées du projet ayant abouti à la
loi du 11 mai 2020 de prorogation de l'état d'urgence sanitaire.
Tout l'intérêt de la décision est ailleurs, dans l'exercice de rhétorique juridique auquel se livre le Conseil constitutionnel pour ne pas accabler le Conseil d'Etat dont le juge des référés avait refusé de suspendre les dispositions de l'ordonnance du 25 mars prolongeant les détentions provisoires. L'analyse de la
Cour de cassation qui lui avait renvoyé la QPC le 26 mai, en rappelant la nécessité d'une intervention judiciaire dans la prolongation de la détention provisoire est toutefois, et heureusement, reprise par le Conseil constitutionnel, mais sous la forme d'une discrète réserve d'interprétation.
Ménager le Conseil d'Etat
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La chèvre. Pablo Picasso. 1950
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Le Conseil constitutionnel fait une distinction très ferme, peut-être un peu trop ferme, entre la loi d'habilitation du 20 mars et l'ordonnance du 25 mars. Il rappelle qu'il est saisi de la loi d'habilitation, et d'elle seule, puisque l'ordonnance du 25 mars a valeur réglementaire, jusqu'à ce qu'elle soit ratifiée, (ou jusqu'à ce qu'un projet de loi de ratification ait été déposé en ce sens, innovation surprenante issue de la
décision du 28 mai 2020). Le Conseil affirme donc que les dispositions de l'article 11 de la loi se bornent à habiliter le gouvernement à intervenir par ordonnance pour, d'une part, permettre "
l'allongement des délais au cours de
l'instruction et en matière d'audiencement, pour une durée proportionnée
à celle de droit commun et ne pouvant excéder trois mois en matière
délictuelle et six mois en appel ou en matière criminelle", et d'autre part prolonger ces détentions "
au vu des seules réquisitions
écrites du parquet et des observations écrites de la personne et de son
avocat". L'intervention du juge judiciaire n'est donc pas prévue par la loi d'habilitation, et le Conseil constitutionnel en déduit que le législateur n'a pas "
exclu toute intervention du juge". Avouons qu'il ne l'a pas davantage imposée.
A première lecture, l'analyse semble difficilement contestable, si ce n'est que le Conseil constitutionnel aurait parfaitement pu statuer dans le sens contraire. Il ne pouvait certes pas s'appuyer sur l'incompétence négative, inapplicable aux lois habilitant le gouvernement à intervenir par voie d'ordonnance.
En revanche, le Conseil constitutionnel sanctionne une loi, y compris une loi d'habilitation, lorsqu'elle porte atteinte à une norme constitutionnelle protégeant les droits et libertés. Dans sa
décision du 8 janvier 2009, il déclare inconstitutionnelle une
loi d'habilitation autorisant le gouvernement à modifier le découpage
électoral par ordonnance, en posant des critères contraires à l'égalité
devant le suffrage. De même, la question de l'intérêt général susceptible de justifier une telle atteinte aux libertés est posée en l'espèce. Le fait d'habiliter le gouvernement à prolonger la détention provisoire était-il justifié au regard de l'objet du texte qui était exclusivement consacré à la lutte contre une épidémie ? En quoi l'urgence sanitaire imposait-elle d'écarter l'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD) habituellement compétent en matière de détention provisoire et parfaitement prêt à exercer sa mission par visioconférence ? L'exercice par l'autorité administrative d'une compétence exclusive de l'autorité judiciaire n'emporte-t-elle pas une atteinte au principe de séparation des pouvoirs garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789 ?
Pour ne pas avoir à répondre à ces questions le Conseil constitutionnel s'abstient tout simplement de les poser. Ce faisant, il ménage le Conseil d'Etat, compétent pour apprécier la légalité de l'ordonnance du 25 mars. Or le juge des référés s'était borné à considérer que ses dispositions ne portaient pas "une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales", dès lors que la nouvelle procédure était justifiée par "la situation sanitaire", l'objet étant d'empêcher la diffusion du virus dans le monde judiciaire. Ce motif est évidemment d'intérêt général, mais rien ne dit que le fait d'écarter le JLD au profit de l'Exécutif présente un intérêt sanitaire. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel pose un voile pudique sur la décision du juge des référés, mal rédigée et même pas sérieusement motivée.
Reprendre la motivation de la Cour de cassation
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Le chou. Pierre Ambrogiani, 1907-1985
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La motivation de la Cour de cassation, exprimée dans les deux décisions du 26 mai 2020, était en revanche parfaitement inattaquable. D'une grande simplicité, elle affirme la primauté du principe de sûreté, garanti par l'article 5
de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La
Cour énonce alors que la prorogation administrative de la
détention provisoire ne saurait intervenir sans l'intervention du juge
judiciaire, "dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit". A défaut d'un tel contrôle juridictionnel, la personne détenue doit immédiatement être remise en liberté.
Dans le dispositif mis en place par l'ordonnance du 25 mars, aucun "
délai rapproché" n'est prévu, et le juge judiciaire n'intervient que s'il est saisi a posteriori d'une demande de main levée. Or, dans
une décision du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel a
considéré que toute mesure restrictive de liberté doit pouvoir
faire l'objet d'un réexamen régulier et contradictoire. Dans sa décision du 3 juillet, il se fonde
directement sur l'article 66 de la Constitution qui fait du juge judiciaire le gardien des libertés individuelles et formule donc une réserve selon laquelle la loi d'habilitation ne dispense pas le gouvernement, lorsqu'il prend une ordonnance, du respect de ses dispositions. Le Conseil reprend donc l'analyse de la Cour de cassation, si ce n'est évidemment qu'il ne peut se fonder sur les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme et qu'il doit donc se référer à l'article 66 de la Constitution.
L'essentiel de la décision du 3 juillet réside ainsi dans une réserve d'interprétation qui reprend l'analyse de la Cour de cassation, le dispositif reposant sur un raisonnement juridique bien peu élaboré. Considérée sous cet angle, la décision illustre une tendance actuelle du Conseil à élaborer une politique jurisprudentielle alors que son rôle devrait se borner à dire le droit. Les liens entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat sont aujourd'hui si étroits qu'il devient difficile au premier de désavouer le second. Et s'il le fait, parce qu'il faut bien de temps en temps sanctionner une énorme erreur, c'est discrètement, en catimini, par une réserve d'interprétation. Et si le débat sur l'indépendance de la justice se saisissait de cette question des relations entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat ?
Votre présentation de l'affaire est aussi éclairante qu'instructive. En élevant le débat au niveau qui convient, votre conclusion met le doigt sur le coeur du problème : la pratique du copinage, de l'entre-soi ainsi que le prééminence du Conseil d'Etat dans le fonctionnement de l'appareil d'Etat.
RépondreSupprimerQui sont les trois dernier secrétaires généraux du Conseil constitutionnel ? Trois membres du Conseil d'Etat :
- Jean Maïa : depuis 2017.
- Laurent Vallée : 2015-2017.
- Marc Guillaume : 2007-2015. Depuis 2015, il occupe le poste de "vice-premier ministre", à savoir celui de Secrétaire général du gouvernement (SGG). Il est programmé pour remplacer l'actuel vice-président du Conseil d'Etat, Bruno Lasserre. Un excellent parcours fait d'allers et venues entre l'exécutif et le Palais-Royal qui pose un sérieux problème d'indépendance et d'impartialité objective. Mais, il ne semble pas interpeller nos droits de l'hommistes de salon et d'opérette.
En un mot comme en cent, tout le système judiciaire française est à revoir de A à Z si l'on veut que la France devienne un réel authentique Etat de droit. Si tel n'était pas le cas, la France continuerait à être un Etat de droit Potemkine.
Encore toutes nos félicitations pour votre pédagogie et surtout votre courage, peu répandu parmi vos collègues, très ou trop respectueux de la structure ayant son siège au Palais-Royal (le Conseil d'Etat aussi proche géographiquement de la Comédie française que du Conseil constitutionnel).
Est-ce que le Conseil constitutionnel censure les dispositions concernant la prorogation des détentions provisoires ?
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