« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 31 janvier 2021

La fermeture des archives ou l'histoire sous contrôle


 

Dans une tribune publiée dans Le Monde, diffusée également sur Liberté Libertés Chéries, les professeurs Olivier Forcade, Sébastien-Yves Laurent et Bertrand Warusfel s'inquiètent de la nouvelle rédaction de l'instruction interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale, nouvelle rédaction approuvée par un arrêté signé du Premier ministre le 13 novembre 2020. La conséquence essentielle de ce texte est en effet de placer le travail des historiens sous le contrôle, voire le bon plaisir, des autorités compétentes pour décider de la classification et de la déclassification des documents postérieurs à 1934. Des centaines de travaux de recherche sont donc interrompus, et d'autres ne pourront voir le jour, la recherche historique se trouvant ainsi paralysée par le seul effet d'une circulaire approuvée par un acte réglementaire. 

Comment est-ce concrètement possible ? Il suffit de réintroduire une procédure de déclassification, pour chaque document demandé datant de plus de cinquante ans, rétablissant ainsi un pouvoir discrétionnaire des administrations compétentes, et notamment du ministère des Armées. Mais le Premier ministre oublie qu'un acte réglementaire ne saurait violer une liberté constitutionnellement garantie ni aller directement à l'encontre de la loi qui l'organise.


Le droit d'accès aux archives publiques


Dans sa décision du 15 septembre 2017, le Conseil constitutionnel affirme l'existence d'un "droit d'accès aux archives publiques" qu'il fonde sur l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". On l'a compris, le droit d'accès aux archives publiques a donc valeur constitutionnelle.


Certes, le Conseil constitutionnel affirme que ce droit d'accès aux archives n'a rien d'absolu. Il peut au contraire faire l'objet de "limitations" définies par la loi. En l'espèce, la loi, c'est l'article L213-2 du code du patrimoine, selon lequel  "Les archives publiques sont communicables de plein droit à l'expiration d'un délai de (...) cinquante ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier, pour les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l'Etat dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l'Etat, à la sécurité publique (...)". Ce texte ne prévoit aucune autre "limitation" que celle induite par le passage du temps, les cinquante années écoulées. Rien n'interdirait au législateur de définir un ou plusieurs régimes dérogatoires,  par exemple en matière de secret nucléaire, mais il ne l'a pas fait. 

Avec la nouvelle instruction interministérielle 1300, le Premier ministre entend vider de son contenu juridique le régime législatif établi par le code du patrimoine. Il le fait avec une grande discrétion, espérant sans doute que l'opération passerait inaperçue. A la vingt-cinquième page de l'instruction, un article 7.6.1. est modestement intitulé : "Articulation des dispositions du code pénal et du code du patrimoine". Mais son contenu s'oppose directement à la loi : "Aucun document classifié, même à l'issue du délai de communicabilité de cinquante ans, ne peut être communiqué tant qu'il n'a pas été formellement démarqué par l'apposition d'un timbre de déclassification". 

 

 

Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1967
 

 

Le retour du pouvoir discrétionnaire

 

Dès lors, l'accès aux archives publiques n'est plus un droit, alors même qu'il a été consacré par le Conseil constitutionnel. C'est une simple possibilité soumise au pouvoir discrétionnaire de l'administration. L'instruction ne mentionne pas, en effet, l'existence d'une compétence liée, qui obligerait l'autorité de classement à déclassifier à l'issue du délai de cinquante ans, dès qu'une demande d'accès serait formulée.

Le problème est que l'instruction interministérielle se trouve dans l'illégalité, car le code du patrimoine, à valeur législative, affirme clairement que la communication des archives, à l'issue d'un délai de cinquante ans, est faite "de plein droit". Cette formule, "de plein droit", a un contenu juridique très clairement établi. Elle signifie que la prérogative ainsi établie s'exerce sans procédure spécifique, dès que la condition prévue par la loi est remplie. C'est ainsi, par exemple, que l'article 726 du code civil prévoit que l'indignité successorale d'un héritier (notamment parce qu'il a assassiné le défunt ou tenté de le faire...) est automatique, et qu'il n'est nul besoin d'un jugement spécifique pour la mettre en oeuvre. De même, selon l'article 1844-7 du code civil, la dissolution d'une société est de plein droit "par l'expiration du temps pour lequel elle a été constituée". Dans ce cas, c'est l'écoulement du temps qui conditionne le changement de situation juridique, sans autre formalité. Il en est de même dans l'article L213-2 du code de patrimoine : à l'issue du délai de cinquante ans, la communication est "de plein droit". 


Le retour du secret défense "à l'ancienne"


Cette nouvelle rédaction de l'instruction interministérielle témoigne ainsi d'un mépris souverain pour la hiérarchie des normes et surtout dans le cas d'une liberté constitutionnellement protégée. Il serait intéressant, à ce propos, d'imaginer quel serait le résultat d'un référé-liberté, dès lors que la liberté d'accès aux archives s'analyse comme une liberté fondamentale au sens de l'article L.521-2 du code de justice administrative.

Surtout, cette instruction interministérielle révèle un retour en arrière vers un secret défense entièrement défini par ceux qui sont les autorités de classement. En revenant au pouvoir discrétionnaire qui se manifeste par la procédure de déclassification, elles reviennent aussi à la définition purement matérielle : est secret défense toute informations que les autorités de classement décident de classer. Ce n'est évidemment pas une définition, mais une tautologie. 

Les éléments de langage employés pour justifier cette nouvelle procédure sont également éculés. Il s'agirait de protéger les malheureux chercheurs qui pourraient se rendre coupables du délit de compromission du secret défense, sans même s'en apercevoir. Imaginons en effet que, dans les dossiers qu'ils consultent se trouve un document qui n'ait pas cinquante ans. Ne risquent-ils pas une peine de cinq ans d'emprisonnement sur le fondement de l'article 413-11 du code pénal

Souvenons-que c'était déjà l'argument utilisé pour "protéger" les magistrats en classifiant non plus des informations ou des documents mais des bâtiments entiers. A l'époque, en 2009, on craignait qu'un pauvre magistrat ne soit condamné parce que, lors d'une perquisition, il aurait pris un document dont il n'avait pas à connaître dans l'affaire en cours. Derrière l'hypocrisie du discours se cachait une toute autre réalité, puisqu'il s'agissait d'empêcher purement et simplement les magistrats de perquisitionner. Heureusement, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 novembre 2011 rendue sur QPC a estimé une telle disposition inconstitutionnelle, l'exécutif, en classifiant des bâtiments entiers, pouvant en effet s'opposer purement et simplement à l'exercice des prérogatives de l'autorité judiciaire.

Ne serait-il pas temps que le parlement réagisse ? Car l'instruction ministérielle viole la loi qu'il a votée et le traite ainsi avec le même mépris que celui manifesté envers les historiens. Le débat parlementaire sur la durée du secret défense, en l'espèce cinquante ans, a déjà eu lieu, mais seul le parlement pourrait, le cas échéant, le rouvrir. Ce serait aussi l'occasion de se poser les questions essentielles. L'histoire est-elle un espace de recherche reposant sur la liberté académique, ou doit-elle être placée sous le contrôle des militaires ou, plus largement, du gouvernement ?

jeudi 28 janvier 2021

Les Invités de LLC - Olivier Forcade, Sébastien-Yves Laurent et Bertrand Warusfel : Archives "secret défense" : un règlement absurde entrave la recherche sur le passé


Liberté Libertés Chéries remercie Olivier Forcade, Sébastien-Yves Laurent et Bertrand Warusfel d'avoir autorisé la reproduction de la tribune publiée par Le Monde daté du 26 janvier 2020.

Olivier Forcade est professeur d'histoire contemporaine à Sorbonne Université ; Sébastien-Yves Laurent est professeur de science politique et d'histoire contemporaine à l'Université de Bordeaux ; Bertrand Warusfel est professeur de droit public à l'Université de Paris 8, spécialiste du droit de la sécurité et de la défense nationale.



La déraison d’Etat : l’histoire mise au secret

 

Dans un monde complexe et dangereux, les politiques publiques, autant que les citoyens, ont besoin de l'apport des sciences sociales. Il faut donc que notre République donne à nos universités les moyens de former et de recruter les meilleurs chercheurs, qu'elle respecte leurs libertés académiques et qu'elle leur assure un accès aussi large que possible aux données indispensables à leurs travaux, y compris dans la profondeur historique, seule capable de permettre une juste mise en perspective des enjeux contemporains.

C'est à l'aune de ces constats qu'il faut dénoncer une décision bureaucratique absurde qui rabaisse la France au rang de ces États non démocratiques qui entravent la recherche sur le passé. Le 13 novembre dernier a été publiée la nouvelle version de l'instruction interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale. Ce texte réglementaire vide en toute discrétion de sa substance l'article L213-2 du code du patrimoine, alors que sa rédaction est pourtant limpide : "Les archives publiques sont communicables de plein droit à l'expiration d'un délai de cinquante ans (...) pour les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale". Bien qu'une communication "de plein droit" ait un caractère automatique, la nouvelle instruction rend au contraire obligatoire une procédure de déclassification préalable pour tous les documents classifiées depuis... 1934 ! 

 

Vide juridique rédhibitoire

 

L'effet immédiat de ce texte absurde est d'interrompre brutalement des centaines de travaux de recherches - dont des thèses de doctorat - dans les archives publiques ayant trait à la vie publique de notre pays, aux relations internationales et à la sécurité. Ce sont des décennies couvrant des périodes aussi sensibles que la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et les conflits coloniaux ou encore mai 1968, qui sont désormais soumis au bon vouloir et aux faibles moyens humains des administrations ainsi qu'aux longs délais d'échanges entre les services versants et les centres d'archives alors que la loi de 2008 sur les archives les rend en principe communicables jusqu'en 1970. Cela empêchera aussi de nouveaux travaux indispensables pour faire progresser la connaissance sur les questions de sécurité, pourtant si nécessaire alors que notre pays doit revoir ses modes de gestion de crise.

Or ce texte est d'évidence entaché d'un vice juridique rédhibitoire puisque le Premier ministre ne peut violer la hiérarchie des normes juridiques en faisant prévaloir une instruction sur une loi qui a déjà organisé la conciliation entre le droit des archives et la protection du secret défense, tous deux légitimes et nécessaires. Il viole également le principe constitutionnel du droit d'accès aux archives publiques découlant de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme.

Seules des pratiques administratives inappropriées mais répandues (sur-classification, absence de date de déclassification, maintien au-delà du nécessaire des mentions de secret, dépassement des délais de réponses aux demandes d'ouverture d'archives) empêchent de réduire drastiquement le volume des documents classifiés versés aux archives. A l'exception des documents protégés nécessairement par un délai rallongé à 100 ans lorsqu'ils sont susceptibles de porter atteinte à la sécurité d'une personne, ou incommunicables en totalité s'ils concernent les armes de destruction massive, les autres documents relevant du secret de la défense et de la sécurité nationale doivent répondre à une autre conception de la déclassification. Le Parlement avait d'ailleurs décidé souverainement en 2008 que les effets de leur classification cessaient automatiquement à cinquante ans et cela assure une protection suffisante des intérêts nationaux, tant il est vrai que "les responsables de la défense nationale reconnaissent eux-mêmes volontiers que le secret-défense vieillit vite", comme l'écrivait Guy Braibant, le conseiller d'État réformateur du droit des archives. 

 

 

Affiche diffusée en Afrique-occidentale française, circa 1940

 

Fautes politiques

 

Mais outre sa faiblesse juridique, il s'agit d'une décision qui cumule les fautes politiques. D'abord dans sa chronologie : en 2018, le Secrétariat à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN) annonçait lui-même dans un rapport public que la refonte de la protection du secret devait viser à ce que "la classification ne puisse dépasser cinquante ans". Ne voyant rien venir, nombreux dans les communautés académiques et archivistiques ont manifesté leur inquiétude, allant jusqu'à formuler cet été une demande d'abrogation d'un article du texte précédent sur le même sujet, car aucune concertation n'avait été amorcée avec les parties prenantes. C'est ensuite la plus mauvaise réponse à apporter à tous ceux qui accusent la sécurité nationale de servir d'alibi à la restriction délibérée de nos libertés fondamentales, voire de vouloir masquer des crimes de notre passé colonial, pourtant reconnus par Emmanuel Macron en 2017.

A entraver les travaux sur archives, les pouvoirs publics favorisent la diffusion de la petite musique sur "l'État profond" et encouragent de facto tous les écrits et discours militants conduits sans rigueur ni méthode scientifique. Notre pays est ainsi confronté à ne plus "comprendre le présent par le passe et surtout le passé par le présenté" ainsi que l'écrivait le résistant Marc Bloch peu avant d'être fusillé. L'IGI 1300 de novembre 2020 crée un vaste espace d'ignorance historique et l'on peut craindre que cela ne renforce les divisions de notre pays qui n'en a pas besoin et n'amplifie les blessures du passé, faute de se donner les moyens de le regarder en face.

 A la façon dont une nation traite son histoire et ses chercheurs, on peut apprécier sa volonté d'affronter les difficultés du monde et d'avancer vers un modèle de société qui n'oppose plus libertés et sécurité mais les articule de manière proportionnée dans le respect des standards internationaux de l'État de droit. En janvier 2004, le gouvernement Raffarin avait abrogé préventivement un arrêté de 2003 qui étendait abusivement le périmètre du secret de la défense nationale en matière nucléaire, sans attendre une censure du Conseil d'État. Le gouvernement Castex gagnerait fort à suivre cet exemple.



 


lundi 25 janvier 2021

Open Data des décisions de justice : On se bouge !


Dans une décision du 21 janvier 2021, le Conseil d'Etat enjoint au ministre de la justice de prendre, dans un délai de trois mois, l'arrêté indispensable à la mise à la disposition du public des décisions de justice. Il était juste temps, car le processus dit d'Open Data a été mis en oeuvre il y a cinq ans, pendant le quinquennat de François Hollande. Les articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique inscrivent la diffusion des décisions de justice dans le cadre plus général de l'ouverture des données publiques. 

 

Une course de lenteur

 

Depuis cette époque, on assiste à une sorte de course de lenteur, indolence qui passe largement inaperçue. En effet, deux décrets, l'un en 1984 et l'autre en 1996, ont créé un service public des bases de données juridiques. Un troisième texte de 2002 a ensuite prévu la diffusion du droit par internet avec une mise à disposition gratuite des décisions de justice sur le site public Legifrance. De l'existence de ce service public, certains déduisent que l'accès aux décisions de justice est désormais une réalité. Mais ce n'est vrai que pour 10% d'entre elles, et les juridictions suprêmes pratiquent finalement une certaine forme de "tri sélectif", décidant quelles sont celles qui méritent d'être diffusées et celles qui ne le méritent pas. La loi de 2016 met fin à cette pratique en énonçant un principe général de diffusion de toutes les décisions.

Après la loi Lemaire et l'alternance de 2017, une nouvelle pratique s'est développée consistant à affirmer une volonté politique de mettre en oeuvre l'Open Data des décision de justice, tout en réduisant autant que possible son champ d'application. Le discours dominant se résume en ces termes : "C'est bien, mais c'est compliqué", et donc il faut prendre le temps de réfléchir, longuement, avant de passer à l'acte. 

De fait, l'article 33 de la loi Belloubet du 23 mars 2019 de programmation pour la justice prévoit "l'occultation des noms et prénoms des personnes physiques lorsqu'elles sont parties ou tiers, à l'occultation, lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, de tout élément permettant d'identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe et enfin à l'interdiction de réutiliser les données d'identité des magistrats et des membres du greffe pour évaluer, analyser, comparer ou prédire leurs pratiques professionnelle". On comprend que l'opération va être compliquée, et longue. Et à l'arrivée, les décisions seront amputées de bon nombre d'éléments, interdisant notamment de diffuser auprès du peuple le nom des magistrats qui rendent la justice en son nom. 

 


 

 Hôtel de ville de Verviers (Belgique)

 

Le décret de juin 2020

 

Un décret du 29 juin 2020 a ensuite précisé les dispositions de la loi Belloubet, ce qui signifie qu'il est consacré aux restrictions imposées à l'Open Data des décisions de justice et non pas à sa mise en oeuvre. Il organise en effet les conditions de leur anonymisation et confie aux juridictions suprêmes, Cour de cassation et Conseil d'Etat une compétence générale pour mettre en place l'Open Data, chacun dans son ordre juridictionnel. C'était exactement ce que souhaitaient ces hautes juridictions, soucieuses de maîtriser l'ensemble de la procédure. Pour permettre d'assurer le travail d'anonymisation et d'occultation, le décret écarte l'Open Data en temps réel. Le juge administratif dispose ainsi d'un délai de deux mois pour procéder à la mise en ligne de ses décisions, délai étendu à six mois pour le juge judiciaire. 

De fait, le décret de juin 2020, s'il présentait l'avantage de définir quelques critères pour l'aménagement du futur portail de communication des décisions, avait aussi pour conséquences immédiate le renvoi aux Calendes d'une réforme devenue de plus en plus "compliquée". Il précisait d'ailleurs, dans son article 9 qu'un arrêté du Garde des Sceaux devait intervenir pour préciser la date à laquelle les décisions de justice seront mises à la disposition du public. 

 

L'absence d'arrêté, obstacle à la loi

 

Mais le Garde des Sceaux, en fonction pourtant depuis juillet 2020, n'a pas trouvé le temps de prendre cet arrêté. Et il ne trouvait pas le temps, parce que l'affaire était "compliquée". Hélas, l'Open Data ne pouvait entrer effectivement en vigueur sans cet arrêté, et il suffisait donc au Garde des Sceaux de s'abstenir pour faire obstacle à l'application de la loi.

L'association "Ouvre-Boîte" qui exerce son activité dans le domaine de la transparence, a finalement obtenu, cinq ans après la loi Lemaire, une injonction adressée au ministre de la justice de prendre, dans un délai de trois mois, l'arrêté prévu par le décret. 

La décision n'a rien de surprenant, et dans une jurisprudence constante, par exemple un arrêt du 30 décembre 2009, le Conseil d'Etat affirme que "l'exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l'obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu'implique nécessairement l'application de la loi". Dans cette décision, une injonction est prononcée à l'encontre du pouvoir réglementaire qui avait laissé passer un délai de deux ans pour prendre le décret nécessairement au fonctionnement d'un fonds destiné à l'aide à l'enfance. Que penser d'un délai de cinq années pour mettre en oeuvre une procédure de transparence ? De toute évidence, le Conseil d'Etat ne pouvait le considérer comme "raisonnable".

Le Garde des Sceaux bénéficie d'une certain indulgence, car aucune astreinte n'est prononcée. Il lui reste donc à prendre cet arrêté, en s'assurant évidemment que le nom des avocats sera occulté des décisions de justice ainsi diffusées, car le secret professionnel des avocats, c'est sacré. Il ne faudrait tout de même pas pouvoir faire des statistiques sur ceux qui gagnent leurs causes, et ceux qui les perdent. Quoi qu'il en soit, le ministre de la justice comprendra certainement qu'il ne peut continuer à faire obstacle à l'application de la loi. Car la loi est l'expression de la volonté nationale, et notre Garde des Sceaux est très attaché à l'Etat de droit.

 


jeudi 21 janvier 2021

Quand la CADA protège le secret administratif


L'article L300-1 du code des relations entre le public et l'administration (crpa) consacre "le droit de toute personne à l'information", consacrant ainsi un droit d'accès aux documents administratifs. Ces dispositions sont issues de la loi du 17 juillet 1978 qui mettait en place un système de transparence administrative, intégré dans ce ce que Guy Braibant appelait, à l'époque, la "troisième génération des droits de l'homme".  Afin de garantir le respect du droit nouveau, était instituée la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA). Saisie par les personnes qui se sont vu opposer un refus de communication, cette commission rend un avis sur le caractère communicable du document demandé au sens de la loi du 17 juillet 1978. Cet avis est purement consultatif, mais l'administration s'y plie généralement... sauf si elle préfère encore affronter un contentieux plutôt que de divulguer le document.

 

La demande de Médiapart

 

C'est exactement ce qu'a fait le ministre de l'intérieur saisi par Médiapart. Lors des premiers débats sur le projet de loi "confortant les principes républicains", Marlène Schiappa, ministre déléguée à la citoyenneté, avait déclaré que « 210 débits de boisson, 15 lieux de culte, 12 établissements culturels et associatifs, quatre écoles », considérés comme autant de « lieux de regroupement pour organiser le séparatisme islamiste », avaient été fermés sur décision administrative.

Médiapart a immédiatement demandé au ministère de l'intérieur la liste des établissements ayant fait l'objet d'une telle fermeture. Cette démarche même met en lumière les limites de la transparence administrative. Les décisions prises par arrêté préfectoral ne peuvent être consultées que par une recherche systématique dans chaque recueil des actes administratifs de l'Etat, département par département. Un travail de fourmi, et il était tout de même plus simple de demander la liste au ministre. N'ayant obtenu aucune réponse de l'administration, Médiapart a donc saisi la CADA. 

 

Un document non communicable aux tiers

 

Mais c'était pour connaître une nouvelle déconvenue avec l'avis du 10 décembre 2020, notifié le 7 janvier au demandeur et publié sur Médiapart. Car la CADA rend en effet un avis négatif. Elle s'appuie sur l'article L311-6 du crpa, qu'il convient de citer in extenso :

"Ne sont communicables qu'à l'intéressé les documents administratifs :

1° Dont la communication porterait atteinte à la protection de la vie privée, au secret médical et au secret des affaires, lequel comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles et est apprécié en tenant compte, le cas échéant, du fait que la mission de service public de l'administration mentionnée au premier alinéa de l'article L. 300-2 est soumise à la concurrence ;

2° Portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable ;

3° Faisant apparaître le comportement d'une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice".

La lecture de ces dispositions ne permet pas de comprendre en quoi elles ont pour effet de rendre non communicable aux tiers la liste des mosquées ou des écoles coraniques fermées par l'administration. Cette fois, la CADA se réfère à sa propre "jurisprudence", estimant que ne sont pas communicables aux tiers les documents "dont la divulgation serait susceptible de nuire à son auteur". Avouons que ce n'est pas exactement ce que dit le législateur, et rappelons que la CADA n'a pas pour mission de modifier la loi mais plutôt de l'appliquer.

 


 Do you want to know a secret ? Beatles. 1963

 

 

Le secret des affaires

 

A l'appui de son analyse, la CADA cite un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 21 octobre 2016 donnant un avis défavorable à la communication de lettres d'observations adressées à des entreprises par l'inspecteur du travail. Pour le juge, ces pièces comportaient "certaines mentions relatives aux manquements des employeurs à leurs obligations, dont la divulgation serait susceptible de nuire à ces derniers". Pour un motif identique, un autre arrêt du 3 juin 2020 refuse à des associations féministes "la liste des entreprises franciliennes sanctionnées pour non-respect de l'égalité salariale entre femmes et hommes, avec les sanctions infligées".

Cette jurisprudence porte, à l'évidence sur l'alinéa 1 de l'article L311-6 crpa. Il s'agit concrètement de mettre les entreprises à l'abri de toute médiatisation des sanctions auxquelles elles sont condamnées pour différents manquements à leurs obligations. Le secret des affaires est alors invoqué, car la communication ces mauvais procédés induit une distorsion de concurrence en affectant l'image de l'entreprise. Le secret des affaires devient alors un secret absolu qui protège toute l'activité de l'entreprise, y compris son respect, ou non, du droit du travail. Cette interprétation jurisprudentielle va directement à l'encontre du principe de transparence administrative : si les entreprises ne veulent pas être stigmatisées et subir une atteinte à leur image, la solution la meilleure ne serait-elle pas de respecter le droit du travail ? 

 

Rendre un avis sans connaître le document

 

Quoi qu'il en soit, on cherche le rapport entre cette jurisprudence et la demande d'accès sur la liste des mosquées fermées par le ministre de l'intérieur. Le secret des affaires n'est absolument pas invoqué en l'espèce, et il est difficile de considérer une mosquée comme une entreprise. Même si on l'admettait, il deviendrait bien difficile de voir une distorsion de concurrence dans la fermeture d'un établissement. S'agit-il de la vie privée des personnes ? Elle ne semble guère en cause, et, de toute manière, rien n'interdirait de diffuser une liste des espaces fermés par décision ministérielle en occultant l'identité de ceux qui les gèrent.

Mais on ignore sur quel alinéa de l'article L311-6 se fonde la CADA, car l'avis est parfaitement muet sur ce point. Il invoque les deux arrêts du Conseil d'Etat et se borne à affirmer que, au vu de cette jurisprudence, la Commission "ne pourrait qu'émettre un avis défavorable" à la demande de communication. La lecture de l'avis conduit à se demander si un paragraphe n'a pas été oublié, un paragraphe qui expliquerait l'analogie entre une mosquée et une entreprise sanctionnée sur le fondement du droit du travail.

Mais pourquoi ce conditionnel ? Tout simplement parce que la CADA a rendu son avis sans avoir communication des documents demandés. Elle l'avoue très clairement : "Ainsi, à supposer que la liste sollicitée existe, ce que la Commission n'est pas en mesure d'apprécier faute de réponse de l'administration (...)". Le ministre de l'intérieur n'a donc pas daigné répondre à ses sollicitations, ce qui lui évitait de reconnaître l'existence même de cette liste.

On arrive ainsi à une situation juridiquement surréaliste, dans laquelle la CADA déclare qu'elle rendrait un avis négatif... si seulement elle pouvait avoir communication des documents sur lesquels on lui demande son avis. Elle est alors conduite à déclarer non communicable un document qu'elle n'a pas vu. Le gouvernement traite la Commission avec un mépris souverain, et elle ne s'en offusque pas, adopte même un raisonnement juridique bancal pour assurer l'opacité de son action. La question s'impose alors : S'agissait-il de rendre un avis ou de rendre un service ? On attend avec impatience la réponse du juge administratif, s'il est saisi d'un recours.




lundi 18 janvier 2021

Visioconférence dans le procès pénal : une entreprise jurisprudentielle de destruction massive


 

Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 15 janvier 2021, Krzystof B., le Conseil constitutionnel abroge, avec effet immédiat, les dispositions autorisant l'usage de la visioconférence dans le procès pénal, dans toutes les audiences en dehors de celles de la cour d'assises. 

Cette abrogation a effet immédiat, car ces dispositions dérogatoires avaient été mises en oeuvre par la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19. Aujourd'hui, ces dispositions ne sont plus applicables, remplacées par celles issues de l'ordonnance du 18 novembre 2020, dont l'article 2 énonce : "Nonobstant toute disposition contraire, il peut être recouru à un moyen de télécommunication audiovisuelle devant l'ensemble des juridictions pénales et pour les présentations devant le procureur de la République ou devant le procureur général, sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties". 

Certes, ces dispositions ont été adoptées dans le contexte et sur le fondement de l'urgence sanitaire. Il s'agit en effet de déroger à la procédure prévue par l'article 706_71 du code de procédure pénale. Elle autorise le recours à la visioconférence pour un certain nombre d'auditions et d'interrogatoires ainsi que pour des audiences, notamment devant le tribunal correctionnel, à la condition toutefois de recueillir "l'accord de l'ensemble des parties".C'est précisément ce point qui est au coeur de la décision du Conseil constitutionnel.

 

Une jurisprudence déjà ancienne

 

La décision du 15 janvier 2021 marque l'aboutissement, au moins provisoire, d'une tension ancienne entre le parlement et le Conseil constitutionnel sur cette question. Bien avant l'état d'urgence, des textes étaient déjà intervenus pour multiplier les audiences par visioconférence, notamment l'ordonnance du 1er décembre 2016, puis la loi Belloubet de programmation pour la justice du 23 mars 2019. A l'époque, il n'était pas nécessaire d'invoquer le risque épidémique. On insistait sur l'impératif de sécurité, la personne ne sortant pas de l'univers carcéral, et surtout sur des motifs plus terre-à-terre, le coût des extractions et le manque de personnel chargé de conduire les personnes emprisonnées devant les juges. 

Dans une décision QPC du 20 septembre 2019. M Abdelnour B,  puis dans une seconde décision Maxime O. du 30 avril 2020, le Conseil avait ainsi écarté une disposition offrant à la Chambre de l'instruction la possibilité d'imposer une audience par visioconférence à une personne placée en détention provisoire en matière criminelle, et qui demande sa mise en liberté.  Dès lors que, en application de l'article 145-2 du code de procédure pénale, la première prolongation de la détention provisoire peut n'intervenir qu'à l'issue d'une durée d'une année, le fait d'imposer la visioconférence conduisait à priver une personne de la possibilité, pendant une année entière, de comparaître devant le juge appelé à statuer sur sa détention provisoire. L'atteinte aux droits de la défense fut donc jugée excessive, et ces dispositions déclarées inconstitutionnelles. L'un des éléments pris en considération dans ce contrôle de proportionnalité était l'absence de consentement de l'intéressé, et il demeure au coeur de la jurisprudence constitutionnelle.

La décision du 15 janvier 2021 se borne à reprendre cette motivation. Elle sanctionne cette fois, non pas seulement l'usage de la visioconférence en matière de prolongation de la détention provisoire, mais aussi la possibilité de l'imposer à toute comparution devant le tribunal correctionnel ou la chambre des appels correctionnels, ou encore devant les juridictions spécialisées compétentes pour juger les mineurs en matière correctionnelle. Elle relève en outre une incompétence négative du législateur, qui n'a pas cru bon de définir des conditions légales à l'usage de la visioconférence, laissant s'exercer le pouvoir discrétionnaire du juge. De fait, la visioconférence pouvait être imposée à l'intéressé pour des motifs purement matériels tels que l'absence de personnel suffisant pour procéder à l'extraction. 

 


 

 L'Hermine. Christian Vincent. 2015

Le dialogue des juges

 

La décision rendue le 15 janvier 2021 s'inscrit dans un contexte de ce qu'il est convenu d'appeler le dialogue des juges. Dans une ordonnance du 27 novembre 2020, le juge des référés du Conseil d'Etat, a ordonné la suspension de certaines dispositions de l'ordonnance du 18 novembre 2020. Elles autorisaient "le recours à un moyen de télécommunication audiovisuelle devant l’ensemble des juridictions pénales”, y compris les cours d’assises. Dans ce cas, l'usage de la visioconférence n'était pourtant autorisé qu'à partir des plaidoiries et des réquisitions, les débats qui précèdent devant se dérouler en présence de l'accusé. A l'époque, certains avaient pensé que ces dispositions avaient été voulues par Eric Dupond-Moretti pour permettre le déroulement, par visioconférence, du procès des attentats de janvier 2015.

Quoi qu'il en soit, le juge des référés estime les garanties insuffisantes. La gravité des peines en matière criminelle et le rôle dévolu à l'intime conviction des magistrats et des jurés confèrent une place spécifique à l'oralité des débats. Durant le réquisitoire et les plaidoiries, la présence physique des parties civiles et de l'accusé est essentielle, et plus particulièrement encore lorsque l'accusé prend la parole en dernier, avant la clôture des débats. De fait, le juge des référés considère que l'intérêt de la visioconférence ne saurait justifier une atteinte aussi grave aux principes fondateurs du procès criminel et aux droits des personnes physiques parties au procès, qu'elles soient accusées ou victimes. Le recours à la visioconférence aux Assises avait donc été sanctionné, et très fermement, par le juge des référés du Conseil d'Etat.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 15 janvier 2021, achève le travail. Il sanctionne l'autorisation de recours à la visioconférence en matière correctionnelle, sans l'accord des parties, disposition législative destinée, de toute évidence, à faire de la visioconférence un instrument quotidien dans le fonctionnement des juridictions pénales. Certes, la décision porte sur l'état du droit antérieur, c'est à dire sur l'ordonnance de mars 2020. Mais il est évident que les jours de l'ordonnance du 18 novembre 2020 sont comptés, car elle persiste à maintenir la visioconférence en matière correctionnelle sans l'accord des parties. 

Derrière ce dialogue entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat, se cache une autre réalité. On ne peut que s'étonner de la persévérance de l'Exécutif à imposer le vote de lois successives destinées à imposer la visioconférence dans le procès pénal. Comme si le fait de rendre la justice était apprécié à travers son rendement, son coût financier, quelle que soit la qualité des échanges. La surprise est encore plus grande si l'on considère que l'actuel Garde des Sceaux  qui se revendique comme particulièrement attaché aux droits de la défense, empêche ainsi les avocats de faire correctement leur travail. Sa conception de la justice serait-elle à géométrie variable selon les fonctions qu'il occupe ?


Sur les droits de la défense dans le procès pénal : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1 § 2

 

 

jeudi 14 janvier 2021

Les Invités de LLC. Aude Bréjon : Le droit international de la détention : entre dystopie et utopie

Aude Brejon, docteur en droit international public, Université Panthéon Assas, et membre du CRDH, a bien voulu accepter la diffusion de cet article publié sur ThucyBlog. Liberté Libertés Chéries remercie l'auteur ainsi que les responsables de ThucyBlog qui ont permis cette publication.

 


L’incarcération des condamnés par la justice pénale nationale était sous l’Ancien régime, l’apanage du souverain, la démonstration de son pouvoir de punir. Du fait de leurs actes ou comportements criminels menaçant les intérêts du roi ou du peuple, les détenus étaient plongés dans les profondeurs des abîmes des établissements pénitentiaires. Pourtant, il est souvent oublié que, sous l’Ancien régime, l’emprisonnement témoignait d’une sophistication de la punition du condamné. Après tout, les condamnés étaient responsables de leur sort et des conditions déplorables de leur détention. En effet, sous l’influence d’Alexis de Tocqueville, l’emprisonnement a remplacé le bannissement et les châtiments corporels. Aujourd’hui, les gouvernants et la population persistent à penser que la réclusion criminelle est une preuve de mansuétude à l’égard de l’auteur du crime. Les limites à cette « bienveillance » s’illustrent cependant par les conditions de détention pour le moins précaires auxquelles sont confrontés la grande majorité des détenus aujourd’hui.

Le XXe siècle a toutefois connu l’avènement d’une nouvelle conception de la justice pénale, à savoir la réhabilitation des condamnés, afin de les réintégrer dans le giron de la société. Par conséquent, la condition juridique des condamnés n’est plus l’apanage du souverain. Seulement, le droit international de la détention n’est qu’incidemment contraignant pour les États, relativisant la protection qu’il entend accorder aux détenus, face à un pouvoir discrétionnaire encore présent. Dès lors, les détenus et les conditions de l’exécution de leur peine demeurent soumis à l’approche étatique. Or cette dépendance peine à permettre la réalisation des buts de l’incarcération, à savoir la neutralisation et la réhabilitation des condamnés, faisant osciller le droit international de la détention entre utopie et dystopie.

 

 L’utopie : la protection du détenu par le droit international

   

Les détenus ne sont pas considérés par les organisations internationales comme un objet particulier de protection. Une protection spécifique de cette population est pourtant fondamentale du fait de l’atténuation importante de leurs droits fondamentaux causée par l’incarcération. Afin de permettre leur réinsertion au terme de leur détention, cette atténuation doit, en effet, être encadrée par un ensemble normatif susceptible de limiter la vengeance étatique. Pourtant, le droit international vient seulement corriger les abus réalisés contre les détenus dans le cadre de conventions plus larges de protection des droits fondamentaux. Les détenus sont ainsi rattachés à des ensembles d’individus spécialement protégés (Convention sur la détention des prisonniers de guerre en 1949) ou aux conventions plus générales en matière de protection des droits de l’homme.

Ainsi, l’article 6.4 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 protège la « personne détenue » sans toutefois la définir. Le Conseil de l’Europe n’a pas plus comblé les manques en matière de protection internationale des personnes détenues. Les différentes conventions produites par cette organisation internationale protègent en effet le détenu au travers de son statut général d’individu sans prendre en compte ses spécificités. Ainsi les détenus sont protégés par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif à l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants. Même la Convention de Strasbourg sur le transfèrement des personnes condamnées de 1983, dont on aurait pu penser qu’elle marquerait un tournant en matière de droit international de la détention, ignore la possibilité d’établir une protection juridique internationale de la personne détenue.

Une protection spécifique apparaît timidement au travers de la délimitation des conditions de la détention. Or, les règles internationales en matière de détention ne constituent que des principes directeurs pour les États qui n’ont aucun effet contraignant. Les organisations internationales s’étaient pourtant saisies de la question pénitentiaire au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Les Nations Unies avaient ainsi établi la Commission internationale pénale et pénitentiaire de l’Assemblée générale, dissoute en 1950 (Résolution 415(V) de l’Assemblée générale du 1er décembre 1950). Depuis ont lieu tous les 5 ans des Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et la justice pénale qui n’abordent qu’à la marge les problématiques liées aux conditions de détention. Il reste de ces réflexions onusiennes un ensemble de règles a minima pour le traitement des détenus, adopté en 1955 et revu en 2015 (règles Nelson Mandela).

Toutefois, ces règles, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime le précise d’emblée, n’ont pas vocation à établir un modèle pénitentiaire standard. Le pouvoir discrétionnaire du titulaire originel du pouvoir de punir demeure donc entier. Le Conseil de l’Europe a également choisi la voie de la soft law pour améliorer les conditions de détention. Seulement, malgré une volonté affichée de renforcer l’encadrement des conditions de détention, cette organisation internationale et sa Charte pénitentiaire européenne rencontrent une résistance étatique persistante (V. proposition pour une Charte pénitentiaire européenne). Pourtant, la situation carcérale demeure préoccupante et les détenus semblent aujourd’hui comme hier condamnés aux oubliettes de la société qui est censée les protéger. 

 


 Sing Sing song. Claude Nougaro

Emission "Qui êtes-vous Claude Nougaro ?". 1967

 

La dystopie : la protection du détenu, auteur de crimes de droit international, par le droit international

 

 

Le cas particulier des détenus auteurs de crimes de droit international confirme le besoin d’une protection particulière de la part du droit international à deux titres. D’une part, un des principes majeurs du droit de l’exécution des peines suppose une égalité de traitement entre les détenus. Ces derniers doivent pouvoir bénéficier d’une égalité de traitement avec les détenus de droit commun. D’autre part, ces détenus ont non seulement perturbé l’ordre public d’un ou plusieurs États, mais également ont mis à mal les valeurs de la société internationale. Les velléités de punition au détriment du respect des droits fondamentaux sont donc accrues.

Or, l’exemple des détenus de la prison de Guantanamo démontre les risques d’une insuffisance de protection des détenus par le droit international. Le statut juridique contesté de cet établissement pénitentiaire américain situé à Cuba exclut toute application des droits de l’homme et abandonne les détenus au pouvoir discrétionnaire de l’État des États-Unis d’Amérique.

L’émergence de la justice pénale internationale pouvait certes laisser présager la consécration d’une protection des détenus par le droit international, mais l’ensemble des juridictions pénales internationales confie les condamnés aux « bons » soins de l’État. Les condamnés des tribunaux militaires de Tokyo et de Nuremberg ont en effet purgé leur peine dans les établissements pénitentiaires mis en place par les puissances d’occupation. Les rédacteurs des statuts des tribunaux pénaux internationaux se sont également reposés de manière exclusive sur les systèmes pénitentiaires nationaux qui pourtant présentaient des caractéristiques peu propices à un tel laissez-faire.

En effet, en ex-Yougoslavie, l’Etat n’existe plus, au Rwanda, l’Etat survit, mais n’est plus en mesure d’assurer les droits fondamentaux des détenus. Dans les territoires où l’État a disparu, l’administrateur onusien agit à la place de ce dernier. Cependant, la célérité, objectif consacré par les systèmes de common law en tant qu’élément à part entière de protection des droits de l’accusé, ainsi que le caractère ponctuel des actions sous chapitre VII, ont empêché une anticipation de la question carcérale. De ce fait, les juridictions internationalisées, compte tenu de leur rattachement au système pénal étatique, ont « bénéficié » des établissements pénitentiaires locaux, assujettis au droit de l’exécution des peines du for delicti (État sur le territoire duquel a été commis le crime).

La mise en place de la Cour pénale internationale laissait espérer une révolution du droit international de la détention. Seulement, les rédacteurs du Statut de Rome ont persisté dans le maintien de l’État comme autorité chargée de l’exécution des peines, en faisant appel aux normes « largement acceptées » en matière de détention (Article 106-2 du Statut de Rome). Toutefois, comment protéger des détenus au moyen des normes qui renvoient à l’appréciation étatique de manière extensive ? Ce renvoi indirect aux normes nationales d’exécution des peines ne permet pas la prise en compte de la spécificité du phénomène criminel international et de ses auteurs. Ces détenus ne bénéficient donc ni d’une protection contre le risque de vengeance des acteurs de la chaîne pénale locale, bien souvent victimes des crimes perpétrés, ni d’une structure désireuse de les réhabiliter.

À l’heure actuelle, le lien entre le droit international de la détention et l’État demeure prégnant. Les efforts réalisés en matière de lutte contre la criminalité, tant au niveau national qu’international, sont mis en péril si la réhabilitation demeure aux mains des « victimes » de ce phénomène. Par conséquent, tant les normes à destination des États que celles à destination des juridictions pénales internationales doivent être approfondies afin de correspondre aux spécificités de ces individus qui nécessitent une attention et une protection particulières, les condamnés.


dimanche 10 janvier 2021

Fichage et sûreté de l'Etat


Dans quatre décisions du 4 janvier 2021, le juge des référés du Conseil d'Etat refuse de suspendre l'exécution de trois décrets du 2 décembre 2020 qui ont pour objet d'élargir de manière très substantielle les catégories de données susceptibles d'être collectées et conservées dans trois fichiers. Il s'agit des traitements Enquêtes administratives liées à la sécurité publique (EASP), Prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP) et  Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique  (GIPASP).

Ces trois décrets s'inscrivent dans un mouvement général de renforcement de la lutte contre le terrorisme. Dans le cas du fichier EASP, il s'agit d'approfondir les enquêtes administratives précédant le recrutement des agents publics dans des domaines sensibles, en évitant d'accueillir des personnes radicalisées. Quant aux deux autres traitements automatisés, PASP et GIPASP, l'un est géré par la police, l'autre par la gendarmerie. Tous deux sont particulièrement sensibles, car ils traitent des données relatives à la sûreté de l'Etat, c'est à dire qui "révèlent des activités susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de constituer une menace terroriste portant atteinte à ces mêmes intérêts". Selon les ministre de l'intérieur, en novembre 2020, 60 686 étaient fichées dans le PASP, 67 000 au GISAP et 221 711 à l'EASP.

La loi du 6 janvier 1978 repose sur un principe simple énoncé dans son article 6 qui interdit la collecte et de la conservation des données sensibles, sauf exception. Aux termes de l'article 31 de ce même texte, les traitements autorisés à déroger à cette règle, et notamment les fichiers de police, doivent être autorisés par décret en Conseil d'Etat après avis motivé et publié de la CNIL. 

 

 Les données concernées


Les données relatives à la sûreté de l'Etat, objet des trois décrets contestées, sont définies comme celles que les autorités jugent utile de conserver dans le but de "protéger les intérêts fondamentaux de la Nation". Les décrets énumèrent ainsi un certain nombre d'informations susceptibles d'être collectées et stockées, parmi lesquelles les lieux fréquentés, les identifiants et les activités sur les réseaux sociaux, les "éléments ou signes de radicalisation", les "comportements et habitudes de vie" ainsi que les éventuelles vulnérabilités. On observe par ailleurs que ces informations peuvent concerner les personnes physiques mais aussi les associations ou groupements, voire les abonnés d'une page Facebook.

Ces informations susceptibles d'être conservées sont parfois peu précises, et la CNIL, dans ses avis sur les projets de décret, avait noté une rédaction particulièrement large. Tout en admettant qu'il est difficile de définir une liste exhaustive des données susceptibles d'être collectées, car elles peuvent varier selon les nécessités opérationnelles propres à chaque situation, la Commission avait souhaité que le texte du décret définisse de manière plus fine les catégories d'informations concernées. Elle n'a pas été entendue, pas plus qu'elle n'a été entendue lorsqu'elle a demandé que soit formellement mentionnée l'interdiction d'une collecte automatisée de ces données. 

L'importance attribuée par le gouvernement à l'avis de la CNIL est révélée par le fait que, dans le cas des fichiers PASP et GIPASP, la collecte des opinions syndicales, politiques, religieuses ou philosophiques a été ajoutée au décret après que l'autorité indépendante se soit prononcée. Aux yeux du juge des référés, cette omission est sans influence, dès lors que le texte relatif au fichier EASP prévoyait déjà un tel fichage (art. L 236-3 du code de la sécurité intérieure). 

 

Les fichiers de police sous le Directoire

 

Les promesses de l'administration


Sur le fond, la décision du juge des référés repose sur une confiance totale dans le dossier transmis par l'administration. Ainsi le juge observe-t-il que "l'administration a fait valoir que la possibilité d'enregistrer des données relatives aux activités susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique sur les réseaux ne pourra provenir que de données collectées individuellement ou manuellement". Il semble donc que l'enregistrement automatisé soit exclu, du moins c'est ce qui est affirmé devant le juge des référés. 

Mais quelle est la valeur de cette affirmation ? L'interdiction de la collecte automatisée ne figure pas dans les seuls textes dotés d'une valeur contraignante, c'est-à-dire les décrets eux-mêmes. Une décision du juge des référés ne fait pas jurisprudence, et personne ne pourra se prévaloir des motifs mentionnés dans l'ordonnance pour contester une éventuellement collecte automatisée. 

Quoi qu'il en soit, le juge des référés considère que l'élargissement des données collectées et stockées dans ces fichiers ne porte pas une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales, et notamment aux libertés d'opinion, de conscience, de religion ainsi qu'à la liberté syndicale. Il fait notamment observer que seuls ont accès à ces fichiers les personnels qui ont intérêt à en connaître et que la durée de conservation de ces informations n'est pas modifiée et demeure limitée à cinq ans. Il précise, et la précision est importante, que la seule appartenance syndicale ou politique ne suffit pas à justifier le fichage d'une personne, et que cette information ne peut être conservée que si elle est rattachée à des activités réelles portant atteinte à la sûreté de l'Etat.

 

Les zones d'incertitude

 

Il n'en demeure pas moins de larges zones d'incertitude. C'est ainsi que le juge des référés mentionne que seules pourront être conservées sur ces fichiers les condamnations pénales devenues définitives, mais il oublie que la connexion est désormais autorisée avec le Traitement des antécédents judiciaires (TAJ) qui intègre les rappels à la loi qui ne sont pas des "condamnations". De même la question de la reconnaissance faciale n'est pas évoquée, mais elle ne semble pas exclue 

On ne peut guère nier que l'importance de la menace terroriste justifie le recours au fichage de données sensibles. Le danger pour les libertés ne réside pas tant dans la collecte et la conservation des informations que dans les garanties qui les entourent : la procédure, automatisée ou manuelle, la liste de ceux qui ont "intérêt à en connaître", le contrôle strict des détournement de finalité, notamment le fichage d'opposants politiques n'ayant pas le moindre lien avec un mouvement terroriste. 

Ces décisions rendues par le juge des référés témoignent d'abord d'une absence de débat démocratique sur ces questions. Le fichage est mis en oeuvre par l'Exécutif, après un passage rapide devant la CNIL dont l'avis n'est guère entendu. Cette opacité suscite  des réactions extrêmes, et certains n'hésitent pas à dénoncer des détournements de fichiers avant qu'ils se soient produits, estimant que l'Exécutif crée ces traitements dans l'unique but de ficher les opposants. Tout cela est évidemment excessif, mais l'absence du débat favorise le complotisme.


Sur les fichiers de police : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5 § 3, A.