« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 29 juin 2019

Vincent Lambert : La Cour de cassation et le droit positif

L'assemblée plénière de la Cour de cassation,  par un arrêt du 28 juin 2019, marque le dernier épisode juridique, mais peut-être pas l'ultime, de l'affaire Lambert. Elle casse la décision rendue par la Cour d'appel de Paris le 20 mai 2019, cassation sans renvoi dès lors qu'il s'agit d'affirmer l'incompétence des juridictions de l'ordre judiciaire pour connaître d'un tel contentieux. Il faut dire que la décision rendue par la Cour d'appel de Paris le 3 mai 2019 ne manquait pas d'étrangeté.

La mère de Vincent Lambert, son demi-frère et sa soeur avaient d'abord saisi le Comité des droits des personnes handicapées (CIPDH) de l’ONU, instance composée d'experts et qui rend des "communications" au sens de l'article 1er du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits des personnes handicapées adoptée le 13 décembre 2006 par l’Assemblée générale des Nations Unies et ratifiée par la France en 2010. Le 3 mai 2019, le Comité avait demandé à l’Etat, d’une part, de fournir ses observations sur la requête dans un délai de six mois, d’autre part, de prendre les mesures nécessaires pour que les soins apportés à Vincent Lambert ne soient pas interrompus pendant l’examen de la requête. Le 7 mai, l'Etat avait fourni ses observations et informé le Comité qu'après examen attentif de sa demande, il n'était pas en mesure de mettre en oeuvre cette mesure conservatoire.

C'est donc ce refus qui a été contesté par la mère de Vincent Lambert. Annulant, à la surprise générale, une première décision d'incompétence rendue en première instance, la Cour d'appel avait prononcé une injonction, ordonnant  "à l'Etat (...) de prendre toutes mesures aux fins de faire respecter les mesures provisoires demandées par le Comité international des droits des personnes handicapées (CIPDH) le 3 mai 2019". Elle était parvenue à un tel résultat au prix d'un incroyable "bricolage" de la voie de fait.

Résumé de la motivation de l'arrêt de la Cour de cassation

Le bricolage de la voie de fait



Pour la Cour d'appel, les autorités françaises, en refusant d'exécuter ces mesures provisoires, avaient pris une décision insusceptible de se rattacher à leurs prérogatives puisqu’elle portait atteinte au droit à la vie, consacré par l’article 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, "attribut inaliénable de la personne humaine et (... ) valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme, et donc dans celle des libertés individuelles". Elle avait donc estimé ce refus constitutif d'une voie de fait.

La formule serait belle, si seulement elle tenait debout juridiquement. Moins lyrique, la Cour de cassation se borne à constater que "les conditions de la voie de fait n’étaient pas réunies". 

En effet, la décision de la Cour d'appel violait allègrement la jurisprudence du Tribunal des Conflits. Dans son arrêt de juin 2013  Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, celui-ci définit la voie de fait par deux critères cumulatifs, critères que la Cour d'appel bidouillait joyeusement pour conclure qu'ils étaient remplis.

Le premier exige que l'administration soit "manifestement sortie de ses attributions", parce qu'elle a pris un acte grossièrement illégal, ou parce qu'elle a exécuté un acte légal de manière grossièrement irrégulière. La Cour d'appel estimait donc qu'"en se dispensant d'exécuter les mesures provisoires demandées par le Comité", la France avait pris un "acte insusceptible de se rattacher à ses prérogatives". La Cour de cassation se prononce évidemment dans un langage châtié, mais son propos laisse tout de même entendre que la Cour d'appel n'a pas manqué d'audace en osant considérer comme insusceptible de se rattacher aux prérogatives de l'Etat une décision dont la légalité a déjà été admise par le juges référés du Conseil d’Etat le 24 avril 2019 et par la Cour européenne des droits de l’homme le 30 avril 2019. On ne plaisante pas avec la jurisprudence de ces hautes juridictions...

Le second critère résulte, soit d'une atteinte au droit de propriété, soit d'une atteinte aux libertés individuelles. L'acrobatie juridique consistant à affirmer que le droit à la vie est un "attribut inaliénable de la personne humaine" et donc "la valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme" pour enfin en déduire qu'il constitue une "liberté individuelle" au sens de l'article 66 ne tient pas longtemps devant la Cour de cassation.

L'article 66 vise en effet la "liberté individuelle" définit de manière étroite comme le droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. Cette définition étroite est celle du Conseil constitutionnel. Celui-ci est intervenu sur QPC à propos précisément de la loi Léonetti portant sur les droits des patients en fin de vie. Dans sa décision du 2 juin 2017, il écarte ainsi un grief fondé sur le droit à la vie, comme il l'a toujours fait en matière éthique, aussi bien lorsqu'il s'agissait de contester le droit à l'IVG que la fécondation in vitro ou la recherche sur l'embryon. C'est aussi la définition de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt de 2015 portant déjà sur l'affaire Vincent Lambert, elle affirme que dans ce domaine qui touche à la fin de vie, comme dans celui qui touche au début de la vie, il convient de laisser une marge d'appréciation aux Etats, dont le système juridique peut ménager un équilibre entre le droit à la vie du patient et le choix d'arrêter un traitement maintenant artificiellement en vie. Le droit à la vie impose donc des devoirs à l'Etat mais n'a jamais été analysé comme un "attribut inaliénable de la personne humaine".

In fine, Mme Lambert se voit donc opposer des jurisprudences qu'elle avait elle-même suscitées, ce qui prouve qu'il existe une morale en matière de recours dilatoires.


Le CIPDH, le grand absent

 


L'analyse de la Cour de cassation s'arrête là, sans qu'il soit besoin d'invoquer d'autres moyens. Or la Cour aurait pu se prononcer sur l'illégalité, ou non, de ne pas appliquer une demande de mesure provisoire formulée par le CIPDH.  La question est donc écartée.

Certes la mère de Vincent Lambert pourra peut-être engager un nouveau recours, cette fois devant le juge administratif, contestant le refus des autorités françaises de se plier à la procédure d'enquête demandée par le Comité. Mais la France a déjà répondu aux demandes d'explications et il est sans doute possible que la demande de mesure provisoire soit inutile dès lors qu'il a déjà été répondu au fond. En outre, un tel recours ne porte pas atteinte au caractère exécutoire de la décision d'arrêt des soins qui a déjà été vainement contestée devant toutes les juridictions possibles et que le Comité n'est pas en mesure d'empêcher, puisqu'il ne rend pas de décision obligatoire.

En tout cas, cette abstention n'est pas sans avantages. Elle permettra aux partisans du caractère obligatoire des "recommandations" et autres "observations" des comités consultatifs chargés de la mise en oeuvre des conventions des Nations Unies de continuer à les voir comme de véritables juridictions. Quant à ceux qui considèrent qu'elles n'imposent aucune contrainte au droit interne, ils seront tout aussi confortés dans leur point de vue, dès lors que la Cour de cassation ne mentionne même pas ce point, comme si l'intervention du Comité était parfaitement sans influence sur les contentieux internes. Les débats doctrinaux vont donc pouvoir continuer, peut-être sans Vincent Lambert.


Sur le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 section 2 § 2 A  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


jeudi 27 juin 2019

RIP : Relevé des compteurs et démocratie

Le recueil des soutiens à la proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national d'ADP a été ouvert avec le décret du 9 juin 2019. Après quelques bugs au démarrage, la procédure fonctionne désormais et chacun peut se rendre sur le site spécialement ouvert par le ministère de l'intérieur pour déposer son soutien.

Cette procédure démocratique se déroulerait donc à la satisfaction générale, si seulement il existait un compteur des soutiens. C'est évidemment un élément important, de mobilisation pour les uns, d'information pour les autres.  Le ministère de l'intérieur ne s'est pas senti obligé d'en créer un.

Il justifie ce choix par le fait que la loi organique du 6 décembre 2013 ne prévoit pas un tel compteur. Mais cette justification ne satisfait pas, dès lors que si la loi n'oblige pas à créer un tel compteur, elle n'en interdit pas pour autant la création. Le décret du 11 décembre 2014 qui organise concrètement le recueil et la validation des soutiens ne se penche pas davantage sur cette question.

La protection des données


D'autres obstacles juridiques sont donc invoqués, et en particulier la protection des données personnelles des signataires.  Il s'agit essentiellement du nom et des prénoms de l'état civil, de la date et du lieu de naissance, ainsi que de la commune dans laquelle vote l'intéressé. Rien de bien sensible dans tout cela, mais il s'agit tout de même de données d'identification qui doivent être protégées. De fait, l'article 8 du décret de 2015 précise que seuls les agents du ministère de l'intérieur compétent, les membres du Conseil constitutionnel et l'INSEE peuvent accéder à l'intégralité du fichier.

Certes, mais le système permet tout de même d'accéder librement à certaines de ces informations : le nom, les prénoms et la commune de vote. Il est théoriquement possible de consulter l'ensemble de la liste, page par page. Encore faut-il être remarquablement patient, car chaque page, et il y en a des milliers, ne peut être consultée qu'après avoir passé l'obstacle de deux "captchas" successifs.

Le "captcha" n'a rien à voir avec un couvre-chef slave. Il s'agit d'une marque commerciale, brevet déposé par l'Université Carnegie-Mellon et qui permet, par une série de tests, de distinguer l'utilisateur humain du robot. Le site de recueil des soutiens à la proposition de loi sur ADP demande ainsi de compter les feux de signalisation dans des cases, et de recopier un assemblage improbable de lettres et de chiffres. Si l'on satisfait à ce double test à chaque page, on peut consulter la page. Le système autorise donc la communication de données d'identification, ce qui signifie que la protection des données personnelles ne peut guère être invoquée comme argument justifiant l'impossibilité d'opérer un comptage global.

Car si chacun peut, avec pas mal de patience, regarder si son voisin a signé, il n'est évidemment pas possible de reproduire l'opération à des milliers d'exemplaires, surtout lorsqu'il s'agit d'appréhender une fichier en perpétuelle évolution. Autrement dit, le site procure une sorte de gigantesque index des signataires, mais ne le compte pas. Ce n'est donc pas l'accès aux données qui est impossible, c'est le comptage.

Air du Catalogue. Don Giovanni. Mise en scène Michael Haneke.
Opéra de Paris. 2015

L'immédiateté


L'autre obstacle juridique invoqué se trouve dans la nécessité de s'assurer de la validité du soutien. Une fois qu'il est déposé, il est enregistré dans un délai de 48 heures, puis validé dans un second délai de cinq jours (article 4 du décret). Il s'agit en fait de contrôler la pièce d'identité déposée par l'électeur, et de s'assurer qu'il n'a pas déjà apporté son soutien. En bref, il faut éviter de faire voter les morts et de bourrer les listes comme on bourrerait les urnes.

Ces garanties sont indispensables, et elles distinguent le RIP de ces pétitions initiées par des personnes privées sur Change.org et sur tout autre site, et qui permettent de signer dix fois si l'on a dix adresses courriel.

Mais ce délai empêche-t-il la création d'un compteur ? Ne peut-on envisager un compteur qui mentionne les soutiens "non encore validés" à côté des soutiens "validés" ? Dans n'importe quel Sidaction ou Téléthon, on voit s'afficher sur l'écran notre télévision, le montant des "promesses de don". Personne n'ignore qu'il peut y avoir une différence entre ces promesses et ces dons, mais le chiffre constitue tout de même une information intéressante. Dans le cas du RIP, les soutiens ne sont pas invités à faire preuve de générosité, et on peut penser que l'écart entre les soutiens non validés et les soutiens validés est extrêmement modeste (même si, en l'absence de compteur, on n'en sait rien).

Si les pouvoirs publics redoutent la moindre distorsion, ils peuvent aussi créer un compteur qui se limitera à dénombrer les soutiens, après validation. N'est-il pas préférable de bénéficier d'un compteur qui ne soit pas en temps réel plutôt que pas de compteur du tout ? 

En tout état de cause, cette procédure de validation n'empêche pas la création d'un compteur. Et force est de constater que seul le ministère de l'intérieur dispose des instruments pertinents pour le mettre en oeuvre.


Le risque de Fake News



En attendant, les compteurs privés, plus ou moins improvisés et plus ou moins justes, prolifèrent. "CheckNews" de Libération a créé à compteur, d'abord à partir d'extrapolations, ensuite en exploitant une faille du système mis en place par le ministère de l'intérieur. Mais celui-ci s'est empressé de corriger son programme, montrant ainsi une volonté résolue d'empêcher tout comptage. D'autres sites, comme ADPrip.fr s'efforce aussi de compter les signataires en traitant un grand nombre d'informations grâce à la mise en réseau d'ordinateurs situés à l'étranger.

Ces sites s'efforcent probablement de fournir une information fiable, mais le risque existe de voir intervenir d'autres compteurs, plus ou moins désireux de manipuler l'opinion. On pourrait trouver amusant qu'un gouvernement qui n'a pas hésité à faire voter une loi sur les Fake News en période électorale, les encourage en matière référendaire par son simple refus de donner aux citoyens l'information à laquelle ils ont droit. Cette abstention risque d'être perçue comme une obstruction à un processus démocratique, et l'accusation est grave. Pour éviter ces accusations, le ministère de l'intérieur a encore le temps de mettre en place un compteur fiable, pourquoi pas le Ripothon

dimanche 23 juin 2019

Le projet de code de justice pénale des mineurs

Nicole Belloubet, ministre de la justice, diffuse un projet de code de justice pénale des mineurs qui devrait être adopté par ordonnance à l'automne. Il s'agit donc d'un document susceptible d'évolutions importantes, sous l'influence des avis de la commission supérieure de codification et du Conseil d'Etat,  puis des débats préalables à la loi d'habilitation.

Encore ! C'est sans doute ce que vont penser les spécialistes de la justice des mineurs, tant il est vrai qu'elle ressemble à ces chantiers perpétuellement en cours d'achèvement mais jamais achevés. L'ordonnance du 2 février 1945 a été réformée à de multiples reprises, et parfois à un rythme impressionnant (quinze fois entre 2007 et 2011). On peut espérer que la présente entreprise de codification aura au moins pour mérite de stabiliser un droit dans les méandres duquel même les spécialistes ont parfois des difficultés à s'orienter.

La spécificité de la justice des mineurs



Etrangement, cette stabilisation se fait au détriment de la spécificité de la justice des enfants. Les rédacteurs de l'ordonnance de 1945 concevaient la justice des mineurs comme une exception. Il ne s’agit pas tant, comme pour les majeurs, de juger un acte de délinquance, mais bien davantage de s’intéresser à celui qui l’a commis, dans une perspective globale qui cumule sanction et assistance éducative. La sanction est un élément du continuum éducatif, et l'ensemble repose sur l'idée qu'un mineur délinquant est, avant tout, un enfant en danger. 

Sur cette question, le projet cultive une étrange ambiguité. D'un côté, le simple fait qu'il y ait codification semble affirmer clare et intente la spécificité de la justice des mineurs. De l'autre, l'article 113-5 affirme que « les dispositions du code pénal et du code de procédure pénale sont applicables aux mineurs sauf s’il en est disposé autrement par les dispositions du présent code ". Le message manque de clarté, et cette subsidiarité du code risque de provoquer de multiples difficultés d'interprétation.

 Y'a rien à faire. Les Compagnons de la chanson, 1964

La présomption d'irresponsabilité


La présomption d'irresponsabilité des mineurs de 13 ans (c'est-à-dire âgés de moins de 13 ans ou ayant atteint cet âge) est certainement l'élément qui a été le plus relayé dans les médias. Le seuil de responsabilité pénale est donc fixé à treize ans, sauf si le juge en décide autrement. Là encore, un principe est posé, allant dans le sens du traitement particulier des mineurs, mais il s'accompagne immédiatement d'une possibilité de dérogation offerte au juge.

Il est vrai que le droit était, sur ce point, relativement lacunaire. Le fait de poser un principe de responsabilité pénale, sans fixer l'âge à partir duquel elle s'exerce, pouvait apparaître comme une atteinte à la sécurité juridique. Sur ce point, la France se trouvait isolée en Europe, même si les Etats de l'UE se trouvent divisés sur ce point (8 ans en Ecosse et en Grèce ; 10 ans en Angleterre ; 12 ans aux Pays Bas, en Belgique et au Portugal, 14 ans en Espagne, Allemagne et Italie, 18 ans au Luxembourg). 

L'abstention française s'explique très largement par l'absence de consensus sur ce sujet. En 2008, le rapport Varinard proposait un seuil de douze ans, qui n'a pas été repris par le législateur. Plus récemment, en février 2019, le rapport d'information parlementaire sur la justice des mineurs révélait d'importantes divergences. L'un des rapporteurs (Cécile Untermaier, PS, Saône et Loire) souhaitait, comme le Défenseur des droits et le syndicat de la Magistrature que le seuil de 13 ans soit inscrit dans la loi, l'autre (Jean Terlier (LaRem, Tarn) préconisait le maintien du statu quo, laissait les juges apprécier le discernement de l'enfant. Il est très probable que les débats futurs refléteront ces divergences.


Les "sanctions éducatives"



Un point positif du projet réside dans une volonté de simplifier la justice des mineurs, l'ordonnance de 1945 étant devenue pratiquement illisible. Les "sanctions éducatives" encourues par les mineurs sont au nombre de quatre. L' "avertissement judiciaire" s'analyse comme un rappel à la loi. Viennent ensuite la "remise judiciaire à des personnes qui en ont la garde", le "suivi éducatif en milieu ouvert" et le "placement du mineur". Le suivi éducatif peut prendre des aspects très divers ; obligation de se présenter périodiquement devant certains services, de suivre des formations, mais aussi mesures de réparation à l'égard de la victime, d'insertion, de santé (placement dans un établissement médico-social). Ces mesures en elles-mêmes n'ont rien de bien nouveau et le projet de code se borne à mise en forme de l'existant.

En matière délictuelle, le projet envisage une "mise à l'épreuve éducative" de plusieurs mois, permettant au juge d'apprécier l'évolution du mineur entre une première audience de déclaration de culpabilité et l'audience de prononcé de la sanction. L'idée n'est sans doute pas mauvaise, à la condition que les services compétents aient les moyens de suivre efficacement cette mise à l'épreuve.


Le renforcement du rôle du parquet



Sur le plan procédural, le futur code semble s'orienter vers un renforcement du rôle du parquet, qui conduit à limiter l'intervention du juge des mineurs. L'article 211-14 du projet affirme ainsi que "le juge des mineurs est saisi aux fins d'ordonner des mesures éducatives provisoires, de les modifier ou de les rapporter, par réquisitions motivées du procureur de la République". C'est donc le parquet qui, après avoir conduit l'enquête, envisage la mesure éducative et le juge est saisi à l'issue de cette première procédure. Dans le cas d'une comparution immédiate, le mineur risque ainsi de ne connaître le juge que le jour de son jugement.

L'évolution est loin d'être neutre, car elle remet en question une tradition qui veut le juge des enfants se voie confier, non pas une affaire, mais un enfant, dans le but de le suivre dans une perspective globale d'assistance éducative.  On tend désormais à limiter l'intervention du juge au seul stade du jugement. Cette évolution était engagée depuis la décision QPC du Conseil constitutionnel du 8 juillet 2011, qui avait déclaré non conformes à la constitution les dispositions prévoyant que le juge des enfants qui procède à l’instruction de l’affaire est également le président de la formation de jugement.
Ces éléments, et il y en a bien d'autres, permettent de constater un rapprochement de la justice des mineurs avec le droit commun, élément d'une tendance lourde bien antérieure à l'actuel projet de codification. Elle coïncide globalement avec une volonté de renforcer la sévérité de la réponse pénale, à un moment où bon nombre de professionnels, enseignants, policiers, se plaignent de ne pouvoir gérer une délinquance de plus en plus violente. Certes, mais cette sévérité risque aussi de mettre en cause l'individualisation de cette même réponse pénale, l'idée même que la sanction doit s'intégrer dans une démarche éducative.

On pourrait espérer que les débats parlementaires permettront d'éclairer la démarche suivie et d'en renforcer la cohérence. Ce souhait risque pourtant d'être une sorte de voeu pieux. Alors même que le parlement avait initié une réflexion sur la justice des mineurs avec le rapport de février 2019, le gouvernement décide de procéder par ordonnance à cette codification. Certes, les ordonnances de l'article 38 n'interdisent pas le débat parlementaire, au moment de l'habilitation d'abord, à celui de la ratification ensuite. Mais le fait majoritaire risque de réduire ces débats à la portion congrue.




mardi 18 juin 2019

Parcoursup devant le Conseil d'Etat

Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 12 juin 2019, juge qu'un syndicat étudiant n'est pas fondé à demander communication des algorithmes définis par les établissements d'enseignement supérieur dans le cadre de la procédure d'inscription Parcoursup. Heureusement, cette décision restera sans conséquence. Anticipant la décision du Conseil d'Etat, et sans doute désireux de mettre fin aux accusations d'opacité qui avaient marqué la première utilisation de Parcourssup en 2018,  le décret du 26 mars 2019 impose désormais aux établissement une publication "des critères généraux encadrant l'examen des candidatures (...)" (art. D. 612-1-5 du code de l'éducation). 

Doit-on en déduire que l'arrêt du Conseil d'Etat arrive après la bataille et que sa décision est dépourvue d'intérêt ? Pas tout à fait. Elle témoigne en effet de la conception que se fait la Haute Juridiction du principe de transparence administrative pourtant consacré par la loi.


La loi du 8 mars 2018



La décision semble reposer sur une application stricte de la loi du 8 mars 2018, celle qui précisément est à l'origine de Parcoursup. Son article 1er énonce  : "Afin de garantir la nécessaire protection du secret des délibérations des équipes pédagogiques chargées de l'examen des candidatures", les obligations de transparence "sont réputées satisfaites dès lors que les candidats sont informés de la possibilité d'obtenir, s'ils en font la demande, la communication des informations relatives aux critères et modalités d'examen de leurs candidatures ainsi que des motifs pédagogiques qui justifient la décision prise".

Une distinction est ainsi établie entre les deux étapes du traitement de Parcoursup par les Universités. Une première phase est d'abord menée à terme, à partir d'algorithmes, conduisant à un premier classement des candidats. Une seconde phase se conclut ensuite par une décision définitive prise par une équipe pédagogique. Les algorithmes ne sont alors qu'un outil de première phase, d'aide à une décision qui intervient en seconde phase. Dans son avis préalable à la décision du tribunal de Basse Terre, la CADA avait considéré que l'obligation d'information des candidats ne concernait que cette seconde phase, celle de la "délibération des équipes pédagogiques". Les algorithmes demeuraient donc secrets, précisément parce qu'ils relevaient de la première phase.

Le Conseil d'Etat simplifie considérablement le propos en s'appuyant directement sur le texte de l'article 1er de la loi : seuls les candidats peuvent obtenir la communication des informations, et donc des algorithmes. L'UNEF n'est pas candidate sur la plateforme Parcoursup. Elle ne représente pas davantage les candidats qui, étant encore lycéens, ne sauraient être représentés par un syndicat étudiant.

Tout cela serait juridiquement convaincant, si l'UNEF s'était placée sur le fondement de la loi de 2018 mais, au contraire, elle s'est présentée comme un citoyen lambda invoquant le droit commun de la transparence administrative.


Soirée étudiante après Parcoursup
Scène de la taverne. Les Contes d'Hoffmann. Offenbach  
Paris 2002

Le droit commun de la transparence administrative



Le syndicat fonde sa requête sur la loi générale qui reste applicable dans le cas d'une demande formulée par un tiers à la procédure. On doit reconnaître que cette demande s'inscrivait dans un contexte législatif et jurisprudentiel parfaitement cohérent. Il constituait d'ailleurs le fondement de l'injonction de communication prononcée par le tribunal administratif de Basse Terre le 4 février 2019.

L'UNEF s'appuie tout simplement sur la loi du 17 juillet 1978 désormais codifiée dans les articles L 311-1 et L 300-2 du code des relations entre le public et l'administration, loi qui consacre l'existence d'un droit d'accès aux documents administratifs. Depuis un avis du 8 janvier 2015 DGFIP, la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) estime ainsi sur ce fondement que le code source utilisé pour le calcul de l'impôt sur le revenu est un document communicable, principe confirmé par le tribunal administratif de Paris, dans un jugement du 10 mars 2016. Dans un avis du 23 juin 2016, Association Droits des Lycéens, la CADA s'était elle-même déclarée favorable à une transparence de même nature pour le code source du logiciel d'admission post-bac (APB), système qui a précédé Parcoursup.

La loi Lemaire pour une République numérique du 7 octobre 2016 ajoute ensuite les codes sources à la liste des documents administratifs communicables. Le décret du 14 mars 2017 précise que toute personne à laquelle est appliquée une décision issue d'un traitement algorithmique doit pouvoir obtenir communication des règles définissant ce traitement ainsi que des caractéristiques principales de sa mise en oeuvre. L'article L 312-1-3 du code des relations entre le public et l'administration (crpa) impose aux administrations la publication en ligne de ces algorithmes, lorsqu'ils fondent des décisions individuelles.  L'État a effectivement rempli cette obligation en mai 2018 pour le système centralisé Parcoursup. Cette publication conduit ainsi à élargir l'information aux tiers et non plus aux seuls candidats, mais elle ne concerne que l'algorithme mis en place par le ministère de l'enseignement supérieur, algorithme mis en oeuvre après la décision des établissements d'enseignement supérieur et qui permet évidemment de la remettre en cause, au nom sans doute de l'autonomie des universités.

Le tribunal administratif de Basse Terre s'était précisément fondé sur le droit commun, rappelant au passage que la communication des algorithmes des établissements d'enseignements supérieurs ne portaient pas atteinte au secret des délibérations. Ils ne sont qu'un outil d'aide à la décision et la décision finale demeure celle des équipes pédagogiques compétentes.

Le Conseil d'Etat réfute donc cette analyse. Sa motivation semble reposer sur un principe général d'interprétation du droit faisant prévaloir la loi spéciale, celle du 8 mars 2018 organisant Parcoursup, sur la loi générale que constitue le code des relations entre le public et l'administration. Ce faisant, il oublie totalement que les deux droits à la communication des informations n'ont pas les mêmes titulaires. Le droit d'accès de la loi de 2018 n'est exercé que par les candidats, le droit d'accès de droit commun est ouvert à n'importe quel administré, particulier, association ou syndicat. Ce tour de passe-passe juridique a  pour conséquence d'interdire aux tiers d'exercer un droit qui leur est pourtant reconnu par la loi.


Le secret, valeur à protéger



Même si le décret du 26 mars 2019 est venu, très opportunément, vider de son contenu cette analyse, elle témoigne d'une tendance générale qui vise à réduire autant que possible la transparence administrative.

On sait que celle-ci fut l'un des thèmes majeurs des libertés publiques dans les années soixante-dix, de l'accès aux données personnelles initié par la loi du 6 janvier 1978 à l'accès documents administratifs consacré par celle du 17 juillet 1978 en passant par l'accès aux archives de la loi du 3 janvier 1979 ou la motivation des actes administratif de celle du 11 juillet 1979. Ces textes étaient alors salués comme la "Troisième génération des droits de l'homme" (Guy Braibant) et autant d'avancées vers une véritable démocratie administrative.

Aujourd'hui, c'est le secret qui est mis en avant, secret fiscal pour justifier le maintien du verrou de Bercy, secret de la vie privée pour restreindre l'Open Data des décisions de justice, secret des affaires pour protéger les entreprises de différentes investigations. Le Conseil d'Etat, quant à lui, se retrouve ainsi sur un terrain qui lui est cher. Il a toujours plus ou moins considéré que l'accès des citoyens à l'information était un droit inutile, puisque, lui, "gardien des libertés publiques", avait communication des informations dans le cadre du recours contentieux. Puisque le Conseil d'Etat est là pour vous protéger, vous n'avez pas besoin de contrôler l'administration. Cette tendance n'a malheureusement pas disparu, alors que les juges devraient plutôt protéger un principe de transparence actuellement battu en brèche par une série de normes privilégiant le secret.




samedi 15 juin 2019

RIP : la publicité des signatures

Le décret du 11 juin 2019 ouvre la période de recueil des soutiens à la proposition de loi présentée conformément à l'article 11 de la Constitution, visant à affirmer le caractère de service public national d'ADP.  Il suffit donc de se rendre sur le site spécialement créé par le ministère de l'intérieur pour participer à cette consultation. 

Nulle irrégularité juridique ne semble entacher cette procédure. Le recueil des soutiens doit commencer dans le mois suivant la publication au Journal officiel de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel déclare la proposition de loi conforme aux conditions posées par l'article 11. En l'espèce, la décision a été publiée le 15 mai et le recueil des soutiens a donc commencé deux jours avant la date limite. Les partisans du référendum d'initiative partagée (RIP) ont désormais neuf mois pour atteindre le seuil fatidique de 4 717 396, soit le dixième du corps électoral. 

Une question toutefois est demeurée à l'écart des débats, celle de la publicité de ces soutiens. Le décret du 11 juin 2019 n'en dit rien, et il faut se tourner vers la loi organique du 6 décembre 2013, qui énonce dans son article 7, que "la liste des soutiens apportés à une proposition de loi peut être consultée par toute personne". Elle n'est donc pas, à proprement parler, publiée, mais elle peut être communiquée, et rien n'interdit à un journal, ou à un parti politique, ou à n'importe qui, de la rendre publique.

Quelle est la nature de cette procédure de soutien ? Se rattache-t-elle au droit de pétition ou au droit de vote ? L'enjeu de cette distinction est essentiel, car elle conditionne le caractère public ou non de ces soutiens.


Le droit de pétition et la publicité



A première vue, la procédure de recueil des soutiens se rapproche beaucoup de l'exercice du droit de pétition.

Il existe un droit de pétition d'initiative purement privée. L'usage d'internet a ainsi suscité la création de sites sur lesquels n'importe qui peut ouvrir une pétition sur n'importe quoi. La pétition n'a alors qu'une fonction militante, finalement assez proche de la liberté de manifester : on affirme ses convictions en utilisant cette nouvelle forme d'espace public qu'est le web.

Il existe aussi un droit de pétition juridiquement organisé. Il était déjà réclamé dans les carnets de doléances, et il fut consacré par la Constitution de 1791 qui considère comme "droit naturel et civil (...) la liberté d'adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement". Aujourd'hui, certaines pétitions font l'objet d'une reconnaissance juridique, telles celles qui sont présentées au parlement européen par "tout citoyen de l'Union", en vertu de l'article 227 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ou celui prévu par l'article 4 de l'ordonnance du 17 novembre 1958. Il permet aux citoyens d'adresses des pétitions individuelles ou collectives à l'Assemblée nationale, à condition toutefois de ne pas "les apporter à la barre", délicieuse réminiscence des pratiques de la Convention. Enfin, depuis la révision de 2008, les citoyens peuvent adresser des pétitions au Conseil économique, social et environnemental (CESE). Si le seuil de 500 000 signatures est franchi, le CESE rend un avis sur la question posée, et le transmet au gouvernement qui en fait ensuite.. exactement ce qu'il veut.

Quelles que soient ses modalités et son encadrement ou non par le droit positif, le droit de pétition se définit d'abord par sa fonction de protestation. Il repose donc sur la publicité : comment protester efficacement si votre nom n'apparaît pas dans la liste des protestataires, de préférence en bonne place, en haut de la liste ? Il existe même des signataires compulsionnels, qui adhèrent à toutes les causes, ou presque, tant ils veulent afficher leurs convictions.

Certes, mais précisément le soutien apporté par les citoyens à une proposition de loi visant à l'organisation d'un référendum peut témoigner d'une protestation, mais pas nécessairement de son affichage. Le but essentiel est de transformer une protestation stérile en une démarche positive. Le soutien des citoyens est la première étape vers une procédure qui deviendra peut-être parlementaire puis, les signataires l'espèrent, référendaire. 

Do you want to know a secret ? Beatles, 1963


Le droit de vote et le secret

 

Visant à obtenir une consultation référendaire, le soutien apporté à la proposition de loi constitue un acte démocratique, mais le droit positif repose sur le fait qu'il peut être dissocié du référendum qu'il prépare.

Il est vrai qu'à ce stade,  le référendum n'est encore qu'une hypothèse quelque peu lointaine. Il n'aura lieu en effet que si deux conditions successives sont réunies. Dans un premier temps, les soutiens doivent atteindre le seuil de 4 717 396 dans un délai inférieur ou égal à neuf mois. Ensuite la proposition revient au Parlement qui bénéficie d'un véritable droit d'évocation ou  de rejet. Dans l'hypothèse où il ne l'a pas examinée dans un délai de six  mois, le Président de la République est alors tenu de la soumettre à référendum. Le parlement constitue donc un second obstacle à franchir avant de parvenir à cette consultation.

Cette dissociation entre les deux opérations, les soutiens et la procédure référendaire, a quelque chose d'artificiel, si l'on s'interroge sur la fonction que remplit le principe du secret du vote. 

Énoncé dans l'article 3 de la Constitution qui rappelle que le suffrage "est toujours universel, égal et secret", rappelé dans l'article L 59 du code électoral, le secret du vote repose sur l'idée que l'électeur doit exercer son suffrage en pleine liberté, à l'abri de toute pression extérieure. C'est donc un élément essentiel du principe de sincérité du scrutin. Concrètement, il se traduit par la double obligation de prendre plusieurs bulletins, puis de passer par l'isoloir. Toute entrave au secret du vote est un délit puni d'une amende de 15 000 € et/ou d'une année d'emprisonnement (art. L 113 du code électoral).

Le secret du vote est très solidement ancré dans la tradition électorale française, au point qu'il ne donne que rarement lieu à contentieux. Tout au plus peut-on citer l'annulation par le Conseil constitutionnel du scrutin présidentiel du second tour de 2002 dans la commune de Villemagne. A l'époque, le maire qui détestait avec une égale intensité Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen avait eu l'idée saugrenue d'installer un "pédiluve de décontamination" à la sortir du bureau de vote. Le Conseil constitutionnel annule l'élection dans ce bureau, en invoquant, de manière un peu surprenante, une double atteinte au secret du vote et au principe de dignité du vote.

Si le recueil des soutiens n'est pas un vote au sens étroit du terme, il n'en demeure pas moins que la nécessité de mettre le signataire à l'abri de toute pression extérieure existe avec la même intensité. Ne peut-on imaginer une entreprise dont les dirigeants feraient pression sur ses employés pour qu'ils n'apportent pas leur soutien à la proposition ? Ne peut-on imagine un syndicat incitant fortement ses adhérents à signer ? Il est donc clair que le seul moyen d'assurer la complète liberté de choix du citoyen est de lui garantir sa confidentialité. Il est sans doute encore temps de modifier le décret en ce sens, car, dans le cas contraire, la libre communication des soutiens risque d'être interprétée comme une manoeuvre visant à dissuader les citoyens de signer.

Sur la liberté d'expression politique : Chapitre 9 section 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




mercredi 12 juin 2019

Elle court, elle court, la maladie d'humour

Le dessinateur Chappatte annonce être contraint de quitter le New York Times. Après vingt années de dessins d'humour, d'abord à l'International Herald Tribune, puis dans l'édition internationale du New York Times, son contrat n'est tout simplement pas renouvelé.

Un autre dessinateur avait, fin avril 2019, osé représenter dans le même journal Benyamin Nétanyahou en chien guide, tenu en laisse par un Donald Trump aveugle et coiffé d'une kippa. Sous un pluie d'accusations d'antisémitisme, les responsables du journal ont cédé à la pression et renoncé à la publication de dessins d'humour. Patrick Chappatte est donc une victime collatérale, mais une victime tout de même, d'une décision qui donne raison à ceux qui souhaitent supprimer la liberté d'expression pour imposer un discours parfaitement aseptisé, confit dans une forme de nouvelle bigoterie politiquement correcte. 

Peu importe que le New York Times devienne une nouvelle forme de bulletin paroissial. La question juridique qui se pose est celle de l'humour, comme élément de la liberté d'expression. Certes, Chappatte ne saurait s'appuyer sur le Premier Amendement en droit américain, ou sur la liberté d'expression en droit français et européen. Il peut seulement contester le non-renouvellement de son contrat, dans un litige qui, somme toute, relèverait du droit du travail. Mais le fera-t-il ? Il y a bien peu de chances, dès lors que son grand talent trouvera certainement à s'exercer ailleurs, sous des cieux plus libéraux.

Cet évènement conduit à s'interroger sur la place de l'humour dans la liberté d'expression, en droit français.


Le droit à l'humour



On observe d'emblée que le "droit à l'humour" est régulièrement invoqué par les juges du fond. Un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation rendu le 19 février 2019 se réfère expressément au "droit à l'humour". Sans que le Conseil constitutionnel se soit prononcé sur cette question, il est néanmoins fondé sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui consacre "la libre communication des pensées et des opinions". Rien n'interdit donc d'exprimer son opinion en usant du registre humoristique.

La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement, en appuyant le droit à l'humour sur l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Depuis son arrêt Handyside c. Royaume-Uni de 1976, elle affirme régulièrement, dans une formulation toujours identique, que cette liberté protège aussi bien les informations et opinions considérées comme neutres ou indifférentes que celles qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le type de message considéré. Et la Cour précise, dans une décision Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche du 25 janvier 2007, que la satire "est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter". En l'espèce, la Cour avait à juger d'un tableau intitulé Apocalypse, exposé dans une galerie viennoise, et montrant le cardinal requérant avec Mère Teresa et le chef du parti libéral autrichien (FP0) Jorg Heider dans des positions que la morale catholique réprouve. 
 
Chappatte, 10 juin 2019
 

L'excès, élément intrinsèque de l'humour

 

Cette affaire montre que la liberté de faire rire ne peut s'exercer sans excès, puisque c'est l'excès même qui fait rire. La justice exerce alors un contrôle de moindre intensité, contrôle plus compréhensif pour garantir l'expression de cette forme satirique de la liberté d'expression. Dans un arrêt du 11 mars 1991, la Cour d'appel de Paris précisait ainsi que "le genre humoriste permet des exagérations, des déformations et des représentations ironiques, sur le bon goût desquelles l'appréciation de chacun reste libre". Les juges français n'entendent donc pas arbitrer le bon ou le mauvais goût. En témoigne sa décision de la Chambre criminelle du 20 septembre 2016 par laquelle elle confirme la relaxe d'un humoriste, Nicolas B. qui avait qualifié Marine Le Pen de "salope fascisante", propos qui, aux yeux de la Cour, expriment "l'opinion de leur auteur sur un mode satirique".

La CEDH, dans cette même décision Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, affirme que le juge doit examiner avec une attention particulière " toute ingérence dans le droit d'un artiste à s'exprimer par la satire", ce qui suppose donc également un contrôle plus bienveillant par rapport au standard habituel en matière de liberté d'expression.
 
 

Les limites du droit à l'humour

 

Cette bienveillance ne fait pourtant pas du droit à l'humour un droit absolu. La CEDH s'appuie sur l'article 17 de la Convention pour affirmer qu'il ne saurait porter atteinte à un autre droit qu'elle protège. C'est sur fondement que, dans sa décision Dieudonné M'Bala M'Bala c. France du 10 novembre 2015, elle juge irrecevable le recours de l'intéressé contre sa condamnation pour injure publique, après qu'il ait, dans un spectacle, fait monter sur scène un célèbre négationniste plusieurs fois condamné pénalement, pour lui faire remettre un "prix de l'infréquentabilité" par un acteur revêtu d'un pyjama rayé sur lequel était cousue une étoile jaune. Aux yeux de Cour, le "discours de haine" n'est pas protégé par l'article 10 de la Convention, quand bien même il se présente comme satirique. 

Une autre jurisprudence Dieudonné a permis aux juges français de restreindre la liberté d'expression satirique lorsqu'elle porte atteinte à la dignité, principe consacré comme un élément de l'ordre public depuis la célèbre décision Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. On se souvient que le juge des référés avait sur ce fondement admis l'interdiction préalable d'un spectacle le 9 janvier 2014, avant de revenir sur sa jurisprudence un an plus tard, le 6 février 2015. Si le principe de dignité permet toujours de fonder une restriction, il ne peut toutefois pas être utilisé comme un simple outil destiné à imposer un discours politiquement correct. 

Cette double jurisprudence, l'une sur les "discours de haine", l'autre sur le principe de dignité a pour point commun de ne pas empêcher une approche subjective des faits de l'espèce. Où commence la "haine" ou l'atteinte à la dignité, lorsque l'on parle d'humour ? Pourrait-on poursuivre sur ce fondement Pierre Desproges, lorsqu'il s'écriait "On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle ?" pour ensuite stigmatiser l'antisémitisme et la bêtise ? Ou même Fernand Raynaud, déclarant : "J'aime pas les étrangers, y viennent manger le pain des Français" ? 

Certes, il ne s'agit pas là des seules restrictions possibles au droit à l'humour. Elles peuvent aussi reposer sur l'ordre public, dans son sens le plus matériel, lorsque le message satirique suscite des troubles à l'ordre public, mais il s'agit là d'une situation suffisamment rare pour qu'elle n'inquiète pas trop les défenseurs des libertés. En revanche, la flexibilité des notions de dignité ou de haine peut ouvrir la porte à de nombreux excès. Tout ce qui n'est pas politiquement correct pourrait rapidement être perçu comme "haineux". L'actuelle proposition de loi sur les discours de haine sur internet semble, hélas, aller dans ce sens. 

Chappatte, quant à lui, n'a même pas eu l'opportunité d'invoquer sa liberté d'expression puisqu'il est seulement mis fin à son contrat et que ses dessins n'ont pas fait l'objet d'une réelle censure. Son éviction est toutefois une très mauvaise nouvelle pour ceux qui sont attachés à la liberté d'expression. Elle montre que les journaux américains deviennent de simples instruments de communication. Elle montre aussi que l'humour, en tant que genre littéraire ou pictural, est toujours menacé. Nous voilà bien éloignés de "Je suis Charlie"... On laissera donc au regretté Wolinski le mot de la fin, message qu'il convient de ne pas oublier  :   "l'humour est le plus court chemin d'un homme à un autre".



Sur la liberté d'expression dans la presse : Chapitre 9 section 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




dimanche 9 juin 2019

Le Conseil d'Etat et la pénalisation du client

Le nouveau site du Conseil d'Etat privilégie l'esthétique et la communication, au détriment des décisions récentes qui ne font plus l'objet d'une publicité particulière. Le citoyen désireux de s'informer sur sa jurisprudence doit donc aller consulter la base de données Ariane et trier lui même les arrêts importants. Celui qui s'est livré à cette plaisante occupation le 7 juin 2019 a donc pu lire une décision qui déclare que l'infraction d'achat d'actes sexuels créée par la loi du 13 avril 2016  ne porte pas atteinte à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. 


La QPC de février 2019



Dans une décision du 1er février 2019, le Conseil constitutionnel, saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par différentes associations défendant les droits des personnes prostituées, avait déjà déclaré conformes à la Constitution les dispositions de cette loi. Défendue par Najat Vallaud-Belkacem, elle pénalise le client de la personne prostituée, pénalisation considérée comme un premier pas vers l'abolition de la prostitution. Celle-ci est donc censée disparaître à terme comme devrait disparaître le proxénétisme, faute de clients. Ce raisonnement conduit ainsi à sanctionner une activité qui n'est pas interdite.

La décision du Conseil constitutionnel écartait déjà le moyen fondé sur l'atteinte à la vie privée, droit que le Conseil rattache à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantit la "liberté individuelle". Refusant de consacrer un principe général de liberté sexuelle impliquant le droit de recourir à la prostitution, le Conseil avait exercé son contrôle de proportionnalité, à partir d'une interprétation des objectifs poursuivis par le législateur : (...) "En faisant le choix de pénaliser les acheteurs de services sexuels, le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l'asservissement de l'être humain".   

Le principe de dignité, mentionné dans le Préambule de la Constitution de 1946, est donc appelé à la rescousse, dès lors que la prostitution, et la traite des êtres humains qu'elle induit, peuvent être considérées comme des formes d'asservissement. C'est si vrai que l'on se demande pourquoi une activité portant tellement atteinte à la dignité de la personne n'est pas purement et simplement interdite. Mais le Conseil constitutionnel ne va pas aussi loin dans l'analyse. Il se borne à constater que le but poursuivi par le législateur suffit à fonder la licéité de l'atteinte à la vie privée. 

L'Accordéoniste. Edith Piaf, 1940

Le Conseil d'Etat



Les mêmes associations requérantes se sont alors tournées vers le juge administratif en invoquant le même droit au respect de la vie privée, cette fois sur le fondement de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Sur le plan procédural, elles ont tout simplement demandé au premier ministre l'abrogation du décret du 12 décembre 2016 relatif au stage de responsabilisation infligé aux clients des personnes prostituées. Elles ont ensuite attaqué devant le juge le rejet implicite de leur demande.

La décision du 7 juin ne leur donne pas satisfaction, et le motif développé, ou plutôt très peu développé, par le Conseil d'Etat est encore moins étayé que celui affirmé par le Conseil constitutionnel. 

Le moyen méritait pourtant une analyse sérieuse. Se fondant sur l'article 8, la CEDH avait affirmé, dès l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, le droit de chacun de mener la vie sexuelle de son choix. D'une manière générale, la CEDH ne condamne pas la prostitution en tant que telle et n'a jamais posé comme principe la nécessité de l'éradiquer dans les Etats parties à la Convention européenne. Dans un arrêt A.D.T. c. Royaume-Uni du 31 juillet 2000, elle rappelle que les pratiques sexuelles entre adultes consentants relèvent de leur vie privée, quelle que soit leur orientation sexuelle et même leur nombre. L'Etat ne saurait s'ingérer dans ce domaine que pour des motifs fondés sur la santé publique ou sur "la morale". 

La décision S.D. et D.B. c. Belgique du 15 juin 2006 donne ensuite quelques précisions sur ce que peut être une ingérence fondée sur la morale. Elle considère que l'interdiction du racolage actif par la loi belge, constitue une ingérence proportionnée au but de protection de "la morale", précisément dans la mesure où la prostitution n'est pas interdite. Aucune décision de la CEDH ne concerne la pénalisation du client, et la question de la proportionnalité de l'ingérence dans ce cas demeure pendante. 

Le Conseil d'Etat ne se pose pas de telles questions, et se borne à reprendre la motivation du législateur. Les travaux parlementaires préalables à la loi du 13 avril 2016 font le constat que "dans leur très grande majorité", les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d'être humains rendus possibles par l'existence d'une demande de relations sexuelles tarifées. La contravention infligée au client a pour but de "priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite d'êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle et assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et de l'ordre public". Le Conseil d'Etat estime donc que l'ingérence dans la vie privée est proportionnée au but poursuivi. Comme devant le Conseil constitutionnel, le principe de dignité vient renforcer une motivation bien incertaine. 

Les personnes qui se livrent à la prostitution sont donc "dans leur très grande majorité" victimes de proxénètes... La formule fait frémir. Les droits des personnes doivent ils être appréciés de manière quantitative ? La minorité doit-elle voir ses droits limités en raison des pratiques qui sont celles de la majorité ? A-t-on des chiffres permettant de savoir si cette majorité est de 50 % ou de 99 % ? Est-il sérieusement possible de construire une motivation juridique sur le terrain aussi incertain de travaux parlementaires faiblement étayés ? La décision du Conseil d'Etat suscite ces questions mais n'apporte aucune réponse.

Derrière cette étrange motivation apparaît l'embarras du Conseil d'Etat devant la loi Vallaud Belkacem qui veut supprimer la prostitution sans l'abolir, lutter contre le proxénétisme sans l'affronter. Il est sans doute plus simple de pénaliser les clients, et donc par ricochet l'activité des personnes prostituées, plutôt qu'entreprendre une véritable lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains. La loi manquait de courage, et il n'est pas surprenant de constater que la décision du Conseil d'Etat manque aussi du courage. Il reste désormais à attendre l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme, que les associations requérantes peuvent désormais saisir.



mardi 4 juin 2019

Tempête dans un bénitier

Ce dimanche 2 juin 2019, a été célébrée dans l'église du Planquay (Eure) une "messe anti-Macron". Médias et réseaux sociaux ont montré la chorale des "Vieux Chanteurs au gilet jaune", avec pour soliste l'abbé Michel en habits sacerdotaux, entonnant le psaume "Emmanuel Macron, ô tête de con, on vient te chercher chez toi". Le caractère répétitif de l'oeuvre n'était pas sans rappeler le chant grégorien, mais l'auteur ayant renoncé au latin, son sens résolument profane ne pouvait échapper à personne.

L'étrange initiative de l'abbé Michel n'a évidemment ni été sollicitée, ni soutenue par l'Eglise. L'évêque d'Evreux, un tantinet désemparé, déclare que "ce qu'il fait est une défiguration de ce que doit être l'Eglise" et ajoute qu'"il devient un peu fou". Jugé pour détournement de fonds en 2015, et suspendu a divinis en 2016, l'abbé refuse pourtant les sanctions de sa hiérarchie et continue joyeusement de célébrer sa messe.

Il ne nous appartient par de déterminer si, au sens du droit canon, l'abbé avait ou non le droit de dire une messe, ni même de nous interroger sur la diligence de l'Eglise pour assurer l'exécution de ses décision. En revanche, l'abbé Michel a réussi un petit miracle : en quelques minutes, il a enfreint à plusieurs reprises la loi de l'Etat, commettant une belle série d'infractions. Le préfet de l'Eure a d'ailleurs procédé à un signalement sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale qui impose à "toute autorité constituée(...) qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit (... ) d'en donner avis sans délai au procureur de la République (...)".


Outrage au Président de la République



La première infraction est celle de l'article 433-5 du code pénal : le délit d'outrage à une personne dépositaire de l'autorité publique. Selon une jurisprudence remontant à une décision Déroulède rendue par la Haute Cour de justice le 18 novembre 1899, le Président de la République doit être considéré comme un "magistrat" au sens de l'article 222 l'ancien code pénal, c'est à dire précisément comme une "personne dépositaire de l'autorité et de la force publique". Cette définition est maintenue sous la Vè République.

Le délit d'outrage est une infraction de droit commun, qui s'applique à l'ensemble des personnes "dépositaires de l'autorité et de la force publique" et qui ne relève pas des délits de presse. En cela, il se distingue de l'ancienne "offense" au chef de l'Etat. Créé par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881, ce délit a été supprimé par la loi du 5 août 2013. Il n'a pas résisté au ridicule suscité par le président Sarkozy, qui avait obtenu sur ce fondement la condamnation d'un manifestant qui avait brandi, sur son passage, une affichette sur laquelle était écrite la célèbre formule : "Casse toi, pôv' con". Condamné à une peine exemplaire de 30 € d'amende, l'intéressé avait fait un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Eon c. France du 13 mars 2013, celle-ci avait finalement déclaré que le délit d'offense au chef de l'Etat portait une atteinte excessive à la liberté d'expression des manifestations, décision qui avait provoqué son abrogation.

En l'espèce, les éléments constitutifs de l'outrage sont bien présents. Il n'est retenu que si les formules employées sont "méprisantes, outrancières ou injurieuses", ce qui ne fait guère de de doute. Il doit aussi se traduire par des actes positifs, et le fait de reprendre en choeur une chanson constitue, à l'évidence, un tel acte. Comme souvent avec les gilets jaunes, ce sont eux qui apportent la preuve de l'infraction en la diffusant largement sur les réseaux sociaux.

Tempête dans un bénitier. Georges Brassens. 1975

La loi du 9 décembre 1905



L'abbé Michel risque aussi d'être condamné sur le fondement de la loi de Séparation des églises de l'Etat, dont il a violé deux dispositions combinées.

L'article 26 de ce texte interdit en effet "de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte". Depuis la loi du 28 mars 1907, il est possible de tenir dans les églises des réunions sans autorisation préalable du maire, mais précisément cette liberté trouve sa limite dans le caractère politique. A dire vrai, cette disposition n'a jamais été appliquée. Les autorités de l'Etat se sont toujours montré conciliantes, même quand l'office du dimanche servait à faire de la propagande contre l'IVG ou le mariage pour tous. L'abbé Michel risque fort de créer une jurisprudence nouvelle sur un texte plus que centenaire. Là encore, le caractère politique de la réunion ne fait aucun doute, dès lors que l'auditoire affiche clairement sa détermination politique par le port du gilet jaune dans un lieu de culte. De même, les paroles de la chanson n'ont que peu de lien avec la liturgie de la messe. Quoi qu'il en soit, sur ce fondement, l'abbé Michel ne risque qu'une contravention.

Sa situation est plus délicate si est invoqué l'article 34 de la loi de 1905 qui punit d'une amende de 3750 € et/ou d'un an d'emprisonnement "tout ministre d'un culte qui, dans les lieux où s'exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d'un service public". Cette disposition prévoit une sanction moins lourde que celle du délit d'outrage à personne dépositaire de l'autorité publique, 15 000 € et un an d'emprisonnement.

Certes, mais il y a de bonnes chances que les propos tenus contre le chef de l'Etat soient réprimés sur le fondement de l'article 433-5 du code pénal sur l'outrage. En vertu du principe d'interprétation étroite du texte pénal, on peut en effet s'interroger sur l'applicabilité de l'article 34 de la loi de 1905 ? Le Président de la République est-il un "citoyen chargé d'un service public" ? La liste des comportements incriminés est-elle exhaustive ? En l'espèce l'abbé Michel n'a pas prononcé du discours, fait de lecture ou distribué des écrits. Il a chanté. Une nouvelle fois, il pourrait sur ce point susciter une jurisprudence susceptible d'éclairer une disposition jamais utilisée.

L'abbé Michel a effectivement la vocation. Il est sans doute appelé, non pas par Dieu mais par le justice d'ici-bas, à faire évoluer la jurisprudence. Mais derrière le caractère anecdotique, et même drôlatique de l'affaire, l'abbé aura eu le mérite de montrer que la loi de 1905, accusée par certains d'être désuète, inadaptée à notre société, sait répondre aux problèmes d'aujourd'hui. Et comme en 1905, elle sert avant tout à rétablir la paix.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 section 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.