« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 18 janvier 2018

Comment faire sauter le Verrou de Bercy

La question du Verrou de Bercy n'est pas un sujet technique réservé aux seuls fiscalistes. C'est une question qui concerne directement les libertés publiques, car ce Verrou porte directement atteinte aux principes de séparation des pouvoirs, d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques. 

Ces critiques extrêmement graves sont actuellement mises sur la place publique par la mission parlementaire créée conjointement à l'Assemblée nationale par les commissions des lois et des finances sur la poursuite des infractions fiscales. Présidée par Eric Diard (Bouches-du-Rhône LR), et ayant pour rapporteure Emilie Cariou (Meuse LREM), elle procède depuis le 16 janvier 2017 à différentes auditions qui montrent clairement la nécessité de mettre fin à ce qu'il faut bien analyser comme une absurdité juridique. L'intervention d'Eliane Houlette, Procureure du Parquet national financier s'est révélée particulièrement éclairante, en plaçant directement le débat au niveau le plus élevé, celui des principes.

Qu'est-ce que le Verrou de Bercy ?


Le Verrou de Bercy trouve son origine dans l'article 288 du Livre des procédures fiscales (LPF) ainsi rédigé :"Sous peine d'irrecevabilité, les plaintes tendant à l'application de sanctions pénales en matière d'impôts directs, de TVA et autres taxes sur le chiffre d'affaires, de droits d'enregistrement, de taxe de publicité foncière et de droits de timbre sont déposées par l'administration sur avis conforme de la commission des infractions fiscales".  Cette disposition se traduit par une initiative exclusive de l'administration, seule compétente pour déposer une plainte en matière de fraude fiscale. Cette plainte du ministre est précédée d'un avis conforme de la commission des infractions fiscales (CIF), commission consultative de nature purement administrative. Le Verrou de Bercy est donc l'expression employée pour désigner l'irrecevabilité d'une procédure qui serait diligentée à l'initiative du parquet. 

Incohérence


Le résultat est une procédure "incohérente", terme employé lors de son audition par Jean-Claude Marin, procureur général à la Cour de cassation. Incohérente parce que certaines infractions peuvent être directement poursuivies par les parquets, alors que d'autres ne peuvent pas l'être. C'est ainsi que le blanchiment de fraude fiscale est considérée comme une infraction autonome depuis un arrêt rendu par la Cour de cassation 20 février 2008. Il n'est donc pas soumis à l'article L 228 LPF et le parquet peut engager directement des poursuites. Le blanchiment est donc parfois poursuivi, sans que l'infraction d'origine, c'est-à-dire la fraude fiscale elle-même, ne le soit. Si l'on ajoute que le recel de fraude fiscale, est, quant à lui, soumis à l'article L 228 LPF, on aboutit à une sorte de saucissonnage de la fraude qui entrave considérablement les poursuites. Les juges ne voient ainsi qu'une partie de l'ensemble de la fraude, celle que l'administration veut bien leur faire connaître.

Ces absurdités procédurales ne sont pas les plus graves. Le Verrou de Bercy porte en effet atteinte au principe d'égalité devant la loi et au principe de séparation des pouvoirs. Il convient sur ce point de s'intéresser à la décision QPC du 22 juillet 2016, par laquelle le Conseil constitutionnel refuse de déclarer inconstitutionnel ce Verrou. Sa lecture est une curiosité, car le Conseil valide cette procédure au prix de véritables contorsions juridiques qui l'ont conduit à porter atteinte aux principes constitutionnels qu'il a mission de défendre.

Egalité devant la loi et sophisme

 

La première contorsion réside dans une limitation du champ de la QPC. Refusant qu'elle porte sur l'ensemble de l'article L 228 LPF, il la réduit à ses quatre premiers mots : "Sous peine d'irrecevabilité". On peut certes considérer que le Verrou de Bercy tient dans ces quatre mots, qui ont été interprétés par la Cour de cassation comme imposant l'irrecevabilité de toute poursuite engagée par le parquet sans qu'il ait été préalablement saisi par le ministre.

Mais par cette lecture minimaliste de l'article L 228 LPF, le Conseil s'interdit toute appréciation de l'ensemble de procédure, dans ses phases à la fois administratives et judiciaires. A ses yeux, la phase administrative, c'est à dire le passage devant la CIF et la décision du ministre, n'existe pas. Ce faisant, le Conseil apporte un soutien indirect à la Cour de cassation qui avait déjà, à quatre reprises, considéré comme dépourvues de caractère sérieux des QPC portant sur la composition de la CIF, sur la procédure suivie devant elle, en particulier l'absence de contradictoire, sur l'absence de motivation de ses avis.

Mais ce choix ne vise pas seulement à ménager la Cour de cassation. Il a aussi pour finalité de réduire le contrôle à la phase judiciaire, qui intervient lorsque l'administration refuse de transiger à l'issue d'une procédure devant la CIF marquée par une totale opacité. Dans ce cas, et seulement dans ce cas, le parquet est  effectivement saisi d'une plainte. Examinant uniquement cette procédure judiciaire, le Conseil peut alors affirmer que l'égalité devant la loi est parfaitement respectée, puisque cette égalité ne concerne que les contribuables déférés au juge. La solution, astucieuse, consiste donc à saucissonner la procédure pour la déclarer constitutionnelle...De toute évidence, l'analyse du Conseil relève du sophisme.

Le verrou. Jean-Honoré Fragonard. 1777

Le principe de liberté de l'action publique


Le Verrou de Bercy porte aussi, et c'est encore plus grave, une atteinte directe à la séparation des pouvoirs. Ne subordonne-t-il pas l'action du parquet à une décision purement administrative ? L'autorité judiciaire n'est plus indépendante, mais doit se soumettre à un acte de puissance publique. 

Dans sa décision du 22 juillet 2016, le Conseil constitutionnel accepte de considérer que le Verrou de Bercy emporte une atteinte à la séparation des pouvoirs, garantie par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. De ces dispositions découle le principe d'indépendance de l'autorité judiciaire qui figure à l'article 64 de la Constitution, selon lequel "le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Et de ce second principe le Conseil en déduit un troisième, celui qui affirme que "le ministère public exerce librement, en recherchant la protection des intérêts de la société, l'action publique devant les juridictions pénales". Si nous avons bien suivi le raisonnement, le principe de liberté de l'action publique a valeur constitutionnelle car il trouve son fondement dans celui de séparation des pouvoirs. 

Sans doute, mais le Conseil constitutionnel entend rester au niveau déclaratoire, sans remettre en cause le Verrou de Bercy. Il exerce donc son contrôle de proportionnalité, qui lui permet généralement de faire pencher la balance dans le sens qui lui convient. En l'espèce, il considère qu'il y a bien atteinte à la séparation des pouvoirs, mais que cette atteinte n'est "pas disproportionnée". 

La séparation des pouvoirs est-elle "proportionnée ou disproportionnée" ? 


Déployant le même raisonnement qu'en matière d'égalité devant la loi, le Conseil observe ainsi que le procureur de la République reste en mesure de décider de l'opportunité des poursuites... une fois qu'il a été saisi par Bercy. Surtout, le Conseil affirme que "l'absence de mise en mouvement de l'action publique ne constitue pas un trouble substantiel à l'ordre public". Mais de quel "ordre public" s'agit-il ?  Le Conseil précise que "les infractions concernées répriment des actes qui portent atteinte aux intérêts financiers de l'Etat et causent un préjudice principalement au Trésor public". L'ordre public se réduit donc à l'intérêt financier de l'Etat, qui l'autorise à transiger avec le fraudeur durant la phase administrative. Mais l'argent de l'Etat n'est-il pas d'abord celui des contribuables ? La justice est-elle rendue par l'Administration fiscale ou par l'autorité judiciaire, au nom du peuple français ? On peut alors s'interroger, comme l'a fait Eliane Houlette : "Y a-t-il un intérêt financier qui est au-dessus des principes républicains ?".

Le fait même que le Conseil constitutionnel exerce son contrôle de proportionnalité à propos de la séparation des pouvoirs a quelque chose d'inquiétant. Là encore, Eliane Houlette a trouvé la phrase juste en affirmant que l'on ne peut dire du principe de séparation des pouvoirs, dont découle la liberté de l'action publique, "qu'il est proportionné ou disproportionné. Il est ou il n'est pas". 
 
Il appartient donc au Parlement de changer les choses. Il avait déjà tenté de supprimer le Verrou de Bercy par un amendement sénatorial adopté en juillet 2017 sur la loi restaurant la confiance dans la vie politique, mais il avait été rétabli de justesse à l'Assemblée nationale, contre la promesse de création de la présente mission d'information. En tout état de cause, la constitutionnalité du Verrou de Bercy prononcée par le Conseil n'interdit pas une évolution législative, car sa suppression ne serait pas pour autant inconstitutionnelle. En effet, la réforme demandée consiste simplement à faire rentrer les poursuites pour fraude fiscale dans le droit commun, en assurant aux justiciables le respect des garanties offertes par la procédure pénale. Concrètement, rien de plus simple : il suffit de voter la suppression des quatre premiers mots de l'article L 228 LPF.

Sur l'indépendance et l'impartialité des juges : Chapitre 4, section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

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