« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 9 janvier 2018

Les fausses nouvelles en matière électorale

Le Président de la République a annoncé,  lors de ses voeux à la presse, le dépôt d'un projet de loi destiné à lutter contre la propagation, en période électorale, de fausses nouvelles diffusées sur des sites ou par les réseaux sociaux. Les journalistes ont parlé de Fake News, formulation sans doute plus anglo-saxonne, tellement plus moderne, mais aussi moins juridique.

Car la fausse nouvelle est une notion juridique, et depuis fort longtemps. Elle figurait déjà dans une loi de 1810 visant à punir les spéculateurs qui, par de faux bruits, faisaient fluctuer à leur avantage le cours des marchandises. Elle figure aujourd'hui dans deux textes essentiels qui touchent de près au domaine évoqué par le Président. 

D'une part, l'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse punit d'une amende de 45 000 € "la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler". D'autre part, l'article L 97 du code électoral sanctionne d'une amende de 15 000 € ceux "qui, à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages, déterminé un ou plusieurs électeurs à s'abstenir de voter".

Ces deux textes ont le mérite d'exister, mais il est vrai qu'ils s'appliquent difficilement aux Fake News diffusées sur internet durant les périodes électorales.

La notion de "fausse nouvelle" ne pose guère de difficulté. La nouvelle porte sur des faits, et seulement sur des faits, qui doivent avoir un lien avec l'actualité et qui n'ont pas été déjà portés à la connaissance du public, comme le rappelle la décision rendue le 13 avril 1999 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Des commentaires, même particulièrement venimeux, sur des faits avérés ne peuvent être, en soi, être considérés comme des fausses nouvelles. La nouvelle est fausse, lorsqu'elle est "mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité du fait et dans ses circonstances", formule employée par la Cour d'appel de Paris dans une décision du 7 janvier 1988. De toute évidence, bon nombre des rumeurs diffusées durant la campagne des dernières élections présidentielles de 2017 peuvent être qualifiées de fausses nouvelles. On se souvient du célèbre "cabinet noir" présenté comme une réalité incontestable par les partisans de François Fillon ou des bruits allègrement relayés sur l'homosexualité du candidat Emmanuel Macron.

L'article 27 de la loi de 1881


L'article 27 de la loi de 1881 peut, théoriquement, s'appliquer aux délits commis sur internet. La loi du 21 juin 2004 précise en effet que les délits de presse sont applicables à la communication en ligne. Ce n'est pourtant pas si simple, car l'utilisation de l'article 27 se heurte à plusieurs obstacles.

Le premier réside dans l'auteur des faits. L'article 27 de la loi de 1881 est un délit de presse, et la plupart de ceux qui publient des Fake News sur internet ne sont pas journalistes et n'ont rien à voir avec une entreprise de presse. Certes, la jurisprudence a accepté d'étendre l'application des délits de presse à certains sites ou blogs, mais pas à l'individu qui répand des bruits sur Twitter ou Facebook. Le plus souvent, il s'agit d'un militant, ou d'un groupe de militants, voire d'une officine plus ou moins opaque, qui ont pour mission de détruire le candidat adverse, par tous les moyens. Les entreprises de presse contribuent souvent à diffuser les bruits, mais elles n'en sont généralement pas les auteurs.

Cette constatation conduit au second obstacle qui est la condition de mauvaise fois exigée par l'article 27. Il est en effet bien difficile de la démontrer. La plupart de ceux qui diffusent les fausses nouvelles sur internet sont  convaincus de la vérité de ce qu'ils affirment. N'ont-ils pas déjà vu l'information sur Facebook ou Twitter ? N'ont-il pas reçu un courriel d'une "source sure" ? Ils sont crédules, souvent très attachés à "leur" candidat. Ils évoluent dans le cercle fermé de l'information diffusée par ses sympathisants. En bref, ils sont parfois peu éclairés, mais pas de mauvaise foi. Seul est de mauvaise foi celui qui est à l'origine de la tentative de manipulation de l'opinion, celui qui a sciemment publié des informations qu'il savait erronées. Mais à l'heure d'internet, la recherche de l'origine de la rumeur est particulièrement difficile. Vient-elle d'un site établi en Ukraine, d'un tweet anonyme, d'une page Facebook qui a aujourd'hui disparu ? Il n'est pas impossible que l'on finisse par trouver l'auteur de l'infraction, mais cela ne signifie pas que l'on pourra le poursuivre sur le fondement de l'article 27.

Enfin, et c'est le dernier obstacle à la mise en oeuvre de l'article 27, il ne pourra s'appliquer que si est remplie une condition de "trouble à la paix publique". La loi exige ainsi un lien de cause à effet entre la fausse nouvelle et le trouble. La jurisprudence, quant à elle, apprécie ce trouble in concreto. Le tribunal correctionnel de Nanterre a ainsi été saisi d'un reportage photo monté de toutes pièces, montrant des jeunes jetant un réfrigérateur sur les forces de l'ordre, alors qu'il s'agissait d'une mise en scène jouée par des figurants. Dans une décision du 13 décembre 2000, il a jugé que le délit de diffusion de fausses nouvelles était constitué dans la mesure où cette publication avait contribué aux troubles qui agitaient, à l'époque, les quartiers sensibles. Il en est de même de la diffusion d'une information erronée selon laquelle le maire de Paris protégerait les provocateurs, à une époque où la tension entre étudiants et forces de l'ordre était très vive (CA Paris, 18 mai 1988). La jurisprudence n'a jamais admis un trouble purement psychologique à la paix publique. Or force est de constater que les bruits sur l'homosexualité du candidat Emmanuel Macron ou sur l'état de ses finances n'ont pas provoqué d'émeutes, heureusement.

Dans ses conditions, on doit admettre que l'article 27 de la loi de 1881, dans sa rédaction actuelle, ne peut rien, ou pas grand-chose, contre la diffusion virale des Fake News.


On nous cache tout, on nous dit rien. Jacques Dutronc. 1967



L'article L 97 du code électoral


L'article L 97 du code électoral ne pose pas de condition de mauvaise foi ou de trouble à la paix publique, mais il n'est pas plus facile à utiliser. Certes François Fillon a porté plainte contre le Canard Enchaîné sur ce fondement, le journal étant accusé d'avoir diffusé la fausse nouvelle de l'emploi fictif de son épouse. Mais cette action judiciaire ne permettra pas de faire avancer la jurisprudence, car cette plainte a été classée sans suite fin novembre 2017.

Quoi qu'il en soit, l'article L 97 du code électoral ne donne lieu qu'à une jurisprudence fort rare. On y trouve le cas du préfet de police de Marseille qui a, à la suite d'une explosion, a, sans preuves décisives et dans l'intention de détourner des suffrages lors des élections municipales, attribué à des politiciens de droite un projet d'attentat contre une synagogue. A commis la même infraction le candidat aux élections cantonales qui a fait distribuer un tract dans lequel il affirmait qu'une société avait décidé de créer  dans une commune du département 310 emplois grâce à des installations touristiques, alors même que la société en question avait officiellement informé qu'elle renonçait à tout investissement nouveau en raison de contraintes financières (TGI Nancy, 3 juillet 1996, n° 3266/96).

Cette restriction de l'application de l'article L 97 aux élections locales ne s'explique pas par une quelconque crainte des juges, qui redouteraient de s'attaquer aux bruits malveillants répandus durant des élections présidentielles. Lors d'une élection nationale, il devient beaucoup plus difficile en effet de démontrer que  la diffusion d'une fausse nouvelle a entraîné un véritable transfert de voix ou une abstention plus élevée que dans la circonscription voisine. L'impact électoral d'une rumeur malveillante est alors impossible à prouver.

On peut donc rejoindre le Président de la République, lorsqu'il constate que le droit positif n'est pas satisfaisant. Mais que propose-t-il pour autant ?  Pour le moment, on ignore largement le contenu du projet annoncé. L'idée générale est cependant clairement exprimée : il s'agit de substituer la responsabilité des plateformes internet à celle des individus auteurs des rumeurs malveillantes.

La responsabilité des plateformes

 


Une véritable transparence serait d'abord imposée sur les contenus sponsorisés permettant au lecteur de voir que la diffusion de l'information en cause est financée. La transparence est certes toujours une bonne chose, mais cette mesure pose de nombreuses questions en matière électorale. L'article L 52-1 du code électoral interdit le recours à la publicité commerciale est en effet interdite à des fins de campagne électorale pendant les six mois qui précèdent l'élection. En revanche, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 8 juillet 2002, a considéré que "la réalisation et l'utilisation d'un site ou d'un blog ne revêtent pas le caractère d'une publicité commerciale au sens de ces dispositions". Ces supports sont évidemment ceux visés par l'obligation de transparence envisagée par Emmanuel Macron. Mais pourquoi autoriser la publicité par internet et pas dans la presse et les médias audiovisuels ? Le moins que l'on puisse dire est que cette mesure nécessiterait une réflexion globale, ne serait-ce que dans le but de garantir le respect du principe d'égalité devant la loi.

Le Président de la République envisage également une procédure de référé spécifique qui permettrait aux victimes d'obtenir une injonction d'un juge, ordonnant au gestionnaire du site, voire au fournisseur d'accès, de supprimer la fausse nouvelle, voire de déréférencer le site, de fermer le compte Twitter ou la page. Là encore, ce n'est pas impossible d'envisager de telles mesures, dès lors qu'elles peuvent déjà être mises en oeuvre dans le cas de publications illégales, par exemples racistes ou antisémites. Il n'en demeure pas moins que les voies d'exécution font souvent défaut lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre concrètement de telles décisions. Beaucoup de sites diffusant de fausses nouvelles sont domiciliés à l'étranger, souvent dans des Etats dépourvus de législation en ce domaine. Quant aux grandes entreprises du secteurs, Twitter, Facebook et autres réseaux sociaux, elles mettent tout en mesure pour que ce soit le droit américain qui s'applique, sous le contrôle du juge américain. Or le droit des Etats Unis repose sur le 1er Amendement, qui garantit une liberté d'expression absolue qui n'est pas tempérée que par un système de responsabilité civile. Le temps de saisir le tribunal de Palo-Alto, de payer très cher quelques cabinets d'avocats américains, la campagne électorale sera terminée depuis longtemps et le référé n'aura eu aucun impact sérieux.

Et la neutralité du net ?


Il reste donc à espérer que le projet annoncé par le Président de la République ne sera pas voté dans la précipitation. Les prochaines échéances électorales nationales sont loin, et le Parlement a le temps de faire son métier, c'est à dire de réfléchir à cette réforme. Ses enjeux dépassent largement le cas des fausses nouvelles, car derrière la responsabilité des plate-formes et des fournisseurs d'accès, c'est toute la question de la neutralité du net qui est posée. Il ne faudrait pas qu'une réforme destinée à moraliser la vie politique conduise finalement à une remise en cause des principes fondamentaux qui garantissent la liberté d'expression sur internet.

Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

1 commentaire:

  1. Madame le Professeur,

    J'ai lu votre article avec attention et intérêt. Je vous remercie pour l'éclairage que vous apportez sur les "fake news" et la traduction de la volonté politique en droit.

    Cependant, le dernier paragraphe sur la neutralité du net m'interpelle et je ne voudrais pas le lire de façon erronée.

    Tel que je le comprends, vous interprétez cette neutralité de manière politique, par rapport aux propos qui y seraient véhiculés.

    Or, la neutralité du net consiste techniquement à traiter de manière indifférenciée les paquets IP (Internet Protocol), quelle soit leur provenance. Dit autrement, un paquet IP émis depuis un serveur mail n'a pas une priorité supérieure à un paquet IP ayant un serveur de flux vidéo comme origine.
    Il s'agit, en défendant la neutralité du net, d'assurer un égal traitement des flux d'information, permet de garantir que l'accès au réseau ne dépend pas des ressources financières des utilisateurs.
    En effet, grâce à la neutralité du net, l'utilisateur n'a pas à payer plus pour consulter une source plus qu'une autre.

    Certes, il s'agit, in fine, de liberté d'expression, de démocratie et d'accès à l'information, mais en aucun cas de la neutralité des propos véhiculés par les paquets IP qui n'en sont que le support technique.

    Je ne voudrais pas que l’ambiguïté - involontaire, je n'en doute pas - de la rédaction de votre dernier paragraphe, puisse induire en erreur vos lecteurs qui n'auraient pas une connaissance suffisamment précise de la notion de "neutralité du net".

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