« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 1 janvier 2018

Histoire édifiante d'un médecin barbu

La Cour administrative d'appel (CAA) de Versailles a admis le 19 décembre 2017 qu'un hôpital public pouvait  mettre fin aux fonctions d'un médecin, au motif qu'il refusait de tailler une barbe "imposante", risquant "d'être perçue par les agents et les usagers du service public comme la manifestation ostentatoire d'une appartenance religieuse incompatible avec les principes de laïcité et de neutralité du service public".

Le principe de neutralité et les stagiaires


Observons d'emblée que le porteur de ladite barbe avait la qualité de stagiaire. Il était venu faire un stage de spécialisation d'un an dans le service de chirurgie viscérale de l'hôpital de Saint-Denis, grâce une convention de coopération entre cet établissement et l'Université égyptienne de Menoufia. La direction lui a demandé de tailler sa barbe, mais il a pris la demande à rebrousse-poil. Son refus a donc suscité la résiliation de la convention et, par ricochet, la fin de ses fonctions. 

Certes, les stagiaires de tous poils sont toujours en situation précaire, mais, en l'espèce, cette précarité ne change rien à l'affaire. L'obligation de neutralité s'impose à l'ensemble des agents publics, statutaires ou contractuels. L'une des décisions les plus anciennes dans ce domaine, l'arrêt Demoiselle Weiss rendu par le Conseil d'Etat en 1938, affirmait déjà qu'une institutrice stagiaire en formation à l'Ecole Normale était soumise à l'obligation de neutralité. Si elle pouvait organiser des conférences religieuses en dehors de l'Ecole, il lui était donc interdit d'en faire mention dans son activité professionnelle.  

Le principe de neutralité et le port de la barbe


C'est évidemment sur cette jurisprudence traditionnelle que s'appuie la direction de l'hôpital. Elle estime que le port de la barbe constitue une atteinte au principe de neutralité, ce qui signifie qu'elle le considère comme un signe religieux ostensible.  Cette position n'est pas sans courage. Elle révèle une volonté d'obtenir une décision de principe sur le respect de la neutralité. 

La barbe est-elle un signe religieux ? Pas nécessairement, répond la CAA qui observe que "le port d'une barbe, même longue, ne saurait à lui seul constituer un signe d'appartenance religieuse". Mais il peut le devenir s'il représente "dans les circonstances propres à l'espèce", la manifestation d'une revendication ou d'une appartenance religieuse. Il appartient donc au juge administratif, d'apprécier si le système pileux contesté manifeste, de façon ostentatoire, une appartenance religieuse. En l'espèce, la CAA répond positivement, tout simplement parce que le médecin égyptien ne le nie pas, ni devant l'administration hospitalière ni devant le juge. A chaque fois, il s'est borné à invoquer le droit au respect de sa vie privée, sans contester qu'il s'agissait pour lui de "manifester ostensiblement un engagement religieux".

Dans ce cas, la résiliation du contrat est considérée par le juge comme parfaitement licite. La CAA ajoute d'ailleurs que le principe de neutralité doit être respecté avec d'autant plus de rigueur que les agents de l'établissement hospitalier exercent leurs fonctions "dans un environnement multiculturel". On retrouve dans cette formulation un écho atténué de la décision de la Cour d'appel de Paris en novembre 2013 sur l'affaire Baby-Loup. A l'époque, le juge judiciaire s'était rallié à la notion d'"entreprise de conviction", héritée du droit européen, qui permet à l'entreprise d'exiger de ses salariés le respect d'une parfaite neutralité, lorsqu'elle exerce ses fonctions dans un milieu multiculturel. Cette notion d'"entreprise de conviction" a cependant été jugée trop imprécise par l'Assemblée plénière Cour de cassation qui l'a récusée dans un arrêt du 25 juin 2014, pour privilégier un contrôle de proportionnalité ordinaire. Même si l''hôpital public n'est pas l'entreprise, l'idée demeure que l'obligation de neutralité y pèse avec une exigence particulière lorsque l'environnement est multiculturel. 

 
Ouverture du Barbier de Séville
Paroles Pierre Dac et Francis Blanche. Musique : Rossini
Extrait du film "Boum sur Paris", Les Quatre Barbus. 1954

La motivation fondée sur l'hygiène et la sécurité


Cette volonté d'obtenir une définition claire du champ d'application du principe de neutralité est particulièrement nette si l'on considère que l'établissement hospitalier aurait pu obtenir le même résultat par un autre moyen. Il lui était en effet possible de demander au médecin égyptien de tailler sa barbe pour des motifs d'hygiène et de sécurité. Dans une décision du 19 février 2008, cette même CAA de Versailles avait déjà été saisie du cas du refus de titularisation d'un agent municipal de Villemonble qui, déjà, refusait de couper une barbe "longue et fournie". A l'époque, le maire s'appuyait certes sur "l’expression extérieure d’une conviction religieuse incompatible avec l’accueil du public", mais il invoquait aussi le danger d'un système pileux qui empêchait l'intéressé de porter le masque indispensable à des fonctions de manipulation de produits toxiques. Il est évident qu'un médecin faisant un stage en chirurgie doit aussi porter un masque, obligation peu compatible avec le port d'une "barbe imposante". En 2008, la CAA de Versailles n'avait pas remis en cause cette double motivation, annulant néanmoins la décision pour défaut de procédure contradictoire. 

Cette motivation a repris du poil de la bête avec l'arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 15 janvier 2013. Elle affirme en effet que le chef d'un service de gériatrie peut légitimement interdire le port d'une croix aux infirmières, un patient pouvant s'accrocher à ce bijou et provoquer des blessures. Dans le cas d'un motif d'hygiène ou de sécurité, il n'est pas besoin, aux yeux de la CEDH, de règlement intérieure, la seule décision du chef de service suffisant à imposer cette contrainte.

La nécessité d'une décision de principe


Pour l'hôpital de Saint-Denis, cette voie était donc largement ouverte. Mais elle demeurait un pis-aller, un moyen d'obtenir le respect de l'obligation de neutralité sans l'exiger formellement. C'est précisément ce que refuse la direction de l'établissement qui obtient, avec la décision de la CAA du 19 décembre 2017, une décision de principe. Elle sera sans doute de nature à justifier la modification du règlement intérieur de l'établissement, dans le sens du respect du principe de neutralité.

Il existe un risque cependant... celui d'un recours devant le Conseil d'Etat. On sait que la Haute Juridiction a une pratique particulière en matière de laïcité, qui consiste à surtout ne pas rendre de décisions de principe, à poser des règles obscures susceptibles d'interprétations diverses et variées, voire à développer des raisonnements tirés par les cheveux. Il ne reste donc qu'à espérer que, s'il est saisi de l'affaire du médecin barbu, le Conseil d'Etat ne coupera pas les poils en quatre et réaffirmera simplement l'importance de l'obligation de neutralité qui pèse sur les agents publics.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

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