« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 27 avril 2023

Un attentat à la casserole sera commis le...


Depuis quelques jours, la batterie est en danger, la batterie de cuisine s'entend. En effet, les déplacements du Président de la République et des membres du gouvernement font l'objet d'un accompagnement orchestral très particulier. Dans la pure tradition des anciens charivaris, les manifestants jouent de la casserole, dans le but de faire le plus de bruit possible et de développer leur pratique de la musique atonale.

 

 

Le préfet qui fait tout 


Pour tenter de mettre un couvercle sur la marmite, les préfets se sont efforcés de tenir à distance ces musiciens d'un nouveau genre, en prenant des arrêtés énonçant plusieurs types d'interdictions. Ces textes relèvent de l'improvisation, non pas musicale, mais juridique. 

Un premier arrêté a été pris par le préfet de l'Hérault le 19 avril 2023, instaurant un périmètre de protection dans le département à l'occasion de la visite officielle du Président Macron, le 20 avril, dans la commune de Ganges. Un second arrêté signé du préfet du Loir et Cher est daté du 25 avril 2023, pour empêcher ces manifestations bruyantes lors de la visite du Président Macron à Vendôme le même jour. Il a immédiatement été suspendu par une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif d'Orléans. Ce même 25 avril, c'est au tour du préfet du Doubs de prendre un troisième arrêté créant un "périmètre de sécurité" dans la zone de La-Cluse-et-Mijoux, région qui doit accueillir le Président le 27 avril. Ce nouvel arrêté faisait aussi l'objet d'un recours devant le juge des référés du tribunal administratif de Besançon, mais le préfet, prudent, a finalement choisi de retirer son texte. Une bonne idée, si l'on considère que le risque d'une nouvelle suspension était particulièrement grand. La cuisine juridique mitonnée par les préfets a donc fait long feu.


La définition juridique de la casserole


Les préfets se sont d'abord heurtés à une question inédite : comment définir juridiquement une casserole ou tout autre article de cuisine susceptible de faire du bruit ? La question était importante, car un contrôle était prévu à l'entrée dans le périmètre de sécurité, afin d'empêcher les casseroles d'y pénétrer. 

L'arrêté du préfet de l'Hérault interdisait donc les "objets susceptibles de constituer une arme (par destination) ou pouvant servir de projectile présentant un danger, ainsi que l'usage de dispositifs sonores portatifs". La formulation ne manquait pas d'audace, et la définition d'une casserole comme arme par destination ou dispositif sonore portatif a offert aux juristes un heureux moment de détente. Si la casserole est une arme par destination, tout autre objet peut être qualifié de la même manière. Un coup de casserole est-il plus douloureux qu'un coup de parapluie ? Quant au dispositif sonore portatif, la notion s'applique parfaitement à un téléphone cellulaire ou un porte-voix, que les militants syndicaux utilisent régulièrement lors des manifestations.

Le préfet du Loir-et-Cher a cru améliorer la recette en qualifiant les casseroles de "dispositif sonore amplificateur de son".  Personne n'avait jamais songé à qualifier une casserole en ces termes, la plupart des utilisateurs, cruellement dépourvus d'imagination, ne s'en servent en effet que pour faire la cuisine. Là encore, la cohérence de la définition fait défaut, car enfin, pour faire du bruit, on peut taper sur n'importe quoi avec n'importe quoi. Tout objet que l'on frappe contre un autre devient donc un "dispositif sonore amplificateur de son".

Hélas, les juristes resteront sur leur faim. Le tribunal administratif d'Orléans ne se donne pas le ridicule de définir une casserole. Il se fonde sur un motif autrement plus sérieux, et, sur ce point, il n'y va pas avec le dos de la cuillère.

 


 Asterix légionnaire. René Goscinny et Albert Uderzo. 1967

 

La casserole terroriste


Les préfets, sans même trouver une telle procédure un peu louche, se sont fondés sur la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (loi SILT). On se souvient que ce texte fut l'un des premiers votés par la toute nouvelle majorité présidentielle, son objet étant de faire entrer dans le droit commun des dispositions qui, auparavant, ne pouvaient être prises que sur le fondement de l'état d'urgence.

Précisément, les préfets invoquent l'existence d'une menace terroriste pour justifier l'interdiction des casseroles. Ce faisant, ils ont donné au juge administratif le fouet pour les battre, façon omelette. Le juge des référés d'Orléans fait observer qu'un déplacement du Président de la République à Vendôme, "en l'absence de circonstances particulières", ne justifie pas l'instauration d'un périmètre de sécurité. Cette procédure est en effet applicable à la seule hypothèse d'une menace terroriste réelle, condition qui ne semble pas tout-à-fait remplie, en présence de quelques dizaines de personnes armées de casseroles. La "casserolade" n'a rien à voir avec le terrorisme, et c'est sur ce fondement que le juge des référés suspend l'arrêt du préfet du Loir-et-Cher. C'est aussi pour cette raison que l'arrêté du préfet du Doubs a été retiré, car il reposait sur le même fondement.

Le juge sanctionne ainsi un véritable détournement de pouvoir commis par les représentants de l'État. Ils s'y sont pris comme des manches. L'affaire est plus grave qu'il n'y paraît, car elle confirme les craintes exprimées lors de l'adoption de la loi SILT. On pouvait redouter en effet que par une sorte d'"effet d'aubaine" de la menace terroriste, celle-ci soit mise à toutes les sauces pour justifier des atteintes aux libertés. C'est exactement ce qui a été fait dans ces arrêtés, et l'on ne peut que regretter que ceux-là mêmes qui représentent l'État dans les département n'hésitent pas à traiter l'État de droit avec une telle désinvolture. Invoquer le terrorisme pour interdire des casseroles, c'est un peu comme prendre un rouleau à pâtisserie pour écraser une mouche. Les arrêtés contestés sont à ramasser à la petite cuiller.


La menace terroriste : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, section 2 § 2 A








 



 

mardi 25 avril 2023

Dénoncer un harcèlement au travail



La Chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 19 avril 2023, rend plus facile la dénonciation d'un harcèlement au travail. Il précise qu'il n'est pas nécessaire d'avoir qualifié les faits subis ou constatés de harcèlement moral pour être ensuite protégé par les dispositions de l'article L 1152-2 du code du travail. Celles-ci interdisent que soient prononcées à l'encontre d'unevictime ou de la personne qui a dénoncé un harcèlement une sanction, un licenciement, ou toute autre mesure discriminatoire. Toute rupture du contrat de travail intervenue en violation de ces dispositions est entachée de nullité.

La Cour d'appel de Caen, dans sa décision du 15 avril 2021 énonce que Mme L., a été recrutée en novembre 2002 en qualité de psychologue par l'association Institution familiale Sainte-Thérèse, qui gère à Caen un foyer d'accueil pour adolescents en difficulté. Les relations de travail se sont peu à peu tendues, car Mme L. a dénoncé des faits de harcèlement commis sur les pensionnaires. En avril 2018, elle a finalement été licenciée pour faute grave, licenciement qu'elle a contesté successivement devant les Prud'hommes, puis devant la Cour d'appel de Caen. Les juges du fond ont considéré que Mme L. avait été licenciée précisément parce qu'elle avait dénoncé des faits de harcèlement dans l'institution, et lui ont accordé 100 000 € de dommages et intérêts, C'est donc l'Institution familiale Sainte-Thérèse qui a déposé le pourvoi en cassation.

 

Les critères du harcèlement

 

Le harcèlement s'apprécie à partir de trois critères cumulatifs. D'une part, les conséquences du traitement dont le salarié fait l'objet doivent être évidentes, tant au regard de sa carrière que de sa santé physique ou psychologique. D'autre part, ses conditions de travail doivent porter atteinte à sa dignité, ce qui signifie que le harcèlement s'inscrit toujours dans une relation d'autorité, une volonté d'humilier l'intéressé, le plus souvent dans le but de briser sa volonté pour le conduire à l'arrêt maladie ou à la démission. Sur ce point, il n'est pas rare que le harcèlement soit systématiquement organisé, dans un but de réduction des effectifs. Enfin, dernier critère et le plus important au regard de la décision du 13 février 2013, le caractère répété des agissements de l'employeur. 

Dans le cas de Mme L., il n'est pas sérieusement contesté que les critères du harcèlement sont réunis. Toutefois l'Institution familiale Sainte-Thérèse reproche à Mme L. d'avoir certes dénoncé des faits grave, mais sans les qualifier expressément de "harcèlement". Elle s'appuie sur un arrêt de la Chambre sociale rendu le 13 septembre 2017, selon lequel le salarié ne peut bénéficier de la protection de l'article L 1152-2 du code du travail que s'il a dénoncé des faits de harcèlement moral en les qualifiant formellement comme tels. 

 


L'employé penaud ou le patron tyrannique

Pierre de Belair (1892-1956)


La qualification de harcèlement


Précisément, Mme L a dénoncé des faits dont étaient victimes les jeunes en difficultés hébergés dans le foyer, avant de dénoncer d'autres faits de harcèlement dont elle était elle-même victime. Si elle n'a pas employé le terme "harcèlement", il ne fait aucun doute qu'elle était d'une parfaite bonne foi dans sa dénonciation. Or, depuis un arrêt du 7 février 2012, la Chambre sociale considère qu'un salarié qui relate des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, sauf mauvaise foi. Cette dernière ne peut résulter que de la connaissance de la fausseté des faits ainsi dénoncés, par exemple lorsque le salarié veut simplement déstabiliser l'entreprise, ce qui n'est évidemment pas le cas en l'espèce. Dès lors que la dénonciation effectuée par Mme L. avait été effectuée de bonne foi, son licenciement pour faute grave était donc entaché de nullité.

L'arrêt du 19 avril 2023 n'est peut-être pas considéré comme un "grand arrêt", mais il constitue une avancée jurisprudentielle qui apporte au salarié une protection réellement efficace. Celui ou celle qui dénonce des mauvais traitements n'est pas nécessairement en mesure de leur donner une qualification juridique. A cet égard, la jurisprudence de 2017, qui imposait cette qualification par le dénonciateur, avait nécessairement un effet dissuasif. N'était-il pas préférable de ne rien dire en cas de doute sur la qualification des faits, plutôt que risquer un licenciement qui serait ensuite validé par les juges ?  Mme L. a opéré sa dénonciation dans un but purement altruiste, face à une institution qui voulait avant tout se protéger, et qui n'a pas hésité dans ce but à prononcer son licenciement. L'arrêt du 19 avril 2023 offre au salarié dans ce cas la protection dont il a besoin dans une telle situation, rapprochant ainsi le statut du dénonciateur de celui d'un lanceur d'alerte.


jeudi 20 avril 2023

Le Conseil des sages de la laïcité ou l'assassinat par enthousiasme


Le ministre de l'Éducation nationale, M. Pap N'Diaye a signé un arrêté du 12 avril 2023 qui n'a guère attiré l'attention que de quelques journalistes, car la lecture assidue du bulletin officiel de l'Éducation n'est pas une activité très répandue. Le texte n'est pourtant pas sans intérêt car il modifie de manière très substantielle le Conseil des sages de laïcité. Et l'ampleur du bouleversement est telle qu'il s'agit en réalité d'un assassinat, mais d'un assassinat par enthousiasme. Cette technique, bien connue au sein de l'"État profond" consiste à chanter les louanges d'une institution, puis à la réformer de telle manière qu'elle ne puisse plus remplir sa mission. 

L'arrêté du ministre utilise trois techniques pour parvenir à cette fin. Il modifie la composition du Conseil, dilue ses compétences, et interdit tout contact avec les acteurs du système.

 

Modifier la composition

 

On se souvient que le Conseil des sages de la laïcité a été créé par Jean-Michel Blanquer, prédécesseur de M. Pap N'Diaye et attaché au principe de laïcité, tel qu'il est affirmé par la Constitution et mis en oeuvre par la loi de séparation du 9 décembre 1905 et par le principe de neutralité. Installé en janvier 2018, le Conseil a pour mission de "préciser la position de l'institution scolaire en matière de laïcité (...)" et de conseiller les différents acteurs de l'Éducation nationale pour les aider à résoudre les problèmes concrets qu'ils rencontrent. Présidé par Dominique Schnapper, il était constitué d'une vingtaine de membres, parmi lesquels des personnalités fermement attachées au principe de laïcité, notamment Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation pour l'islam de France, des universitaires comme Catherine Kintzler ou Frédérique de la Morena, ou encore Laurent Bouvet qui en resta membre jusqu'à son décès en décembre 2021.

Précisément, le nouvel arrêté prévoit l'arrivée de cinq nouveaux membres nommés par le ministre. Parmi ceux-ci, la personnalité d'Alain Policar fait débat. Sociologue et politistes, chercheur associé au Cevipof à Sciences Po, il défend, par exemple dans un article de 2017, la "diversité" qu'il oppose à une laïcité qui, selon lui, fait le jeu de la "logique identitariste". Il faut donc rejeter ce qu'il appelle la "laïcité combattante" pour mettre en oeuvre des accommodements permettant à chaque communauté religieuse d'affirmer ses convictions. Il appelle donc de ses voeux la mise en place d'un "cosmopolitisme" qu'il reconnaît inspiré du système américain.

Que Pap N'Diaye fasse rentrer ses amis au Conseil des sages de la laïcité n'a rien de surprenant, et chacun a le droit d'avoir sa vision de la laïcité, ou plus exactement chacun a le droit de renier le droit français au profit d'un système importé des États-Unis. Il reste à se demander comment les débats se développeront au sein d'une commission qui passe de quinze à vingt membres, et dont les nouvelles nominations relèvent d'une logique nettement clivante. Dans une interview à l'Express, Alain Policar se réjouit de ce changement d'orientation, et il affirme que "l'idée du ministre est de diversifier les sensibilités au sein du Conseil, jusqu'ici assez monocolore". La formule est intéressante, car elle montre que les membres du Conseil n'ont plus pour fonction d'assurer la mise en oeuvre des lois relatives à la laïcité, mais plutôt d'affirmer des sensibilités différentes qui risquent finalement de se neutraliser.


 Murder. Yane Lepinay (née en 1964)

Diluer les compétences

 

L'arrêté du 12 avril 2023 énonce que les Conseil des sages "étudie les conditions de respect et de promotion des principes et valeurs de la République à l'école et dans les accueils collectifs de mineurs, notamment la laïcité, la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, la promotion de l'égalité des sexes et la lutte contre les discriminations". Ses missions sont donc élargies à toutes les discriminations, noyant ainsi le principe de laïcité au sein d'un ensemble plus vaste. 

Cette technique est aujourd'hui bien connue et consiste à invoquer le principe de non-discrimination contre celui d'égalité. Toute demande d'ouverture de lieux de culte, de port de signes religieux, de menus spécifiques dans les services publics de restauration etc, est présentée comme relevant de l'exercice de la liberté religieuse. Tout refus de ce type de revendication est alors présenté comme une discrimination, par hypothèse inacceptable. Le résultat est que ceux qui se fondent sur l'égalité devant la loi, qui demandent seulement que la loi soit la même pour tous, se trouvent stigmatisés comme étant auteurs de discriminations. La laïcité, qui a pour fondement l'égalité devant la loi, disparaît donc au profit du principe de non-discrimination. Disparaît également, par la même occasion, la protection de ceux qui revendiquent comme élément de la liberté de conscience le droit de ne pas avoir de convictions. Ceux-là ne sont plus protégés, puisque la loi se propose désormais de garantir la liberté de religion, mais pas le droit de ne pas avoir de religion.

Ces nouvelles compétences du Conseil des sages rappellent étrangement celles du défunt Observatoire de la laïcité. On se souvient que le principe de laïcité n'existait plus, noyé par des adjectifs, laïcité inclusive ou ouverte, notions dépourvues de contenu juridique mais permettant de diluer la laïcité dans un ensemble au contenu mal défini.


Isoler le Conseil des sages


Enfin, la dernière utilisée par l'arrêté du 12 avril 2023 consiste à priver le Conseil de sages de ce qui constituait sa fonction principale. En effet, il était l'interlocuteur direct des chefs d'établissement qui pouvaient lui demander conseil pour gérer telle ou telle situation embarrassante au regard du principe de laïcité. Qu'il s'agisse de ports de signes religieux, ou de demandes de menus spécifiques ou de tout autre chose, le Conseil répondait directement et envoyer le vade me cum pertinent. 

Cette mission a eu un réel succès et c'est sans doute pour cela que Pap N'Diaye empêche totalement son exercice. Au contact direct est substituée une procédure bureaucratique qui contraint les établissements à passer par la voie hiérarchique. L'arrêté précise que le Conseil "agit sur saisine du ministre. Il rend ses avis et études au ministre". De même participe-t-il à la formation des membres des équipes éducatives, mais ils ne peuvent intervenir dans les établissements "que sur sollicitation des recteurs". Quant aux avis du Conseil, ils ne peuvent être rendus publics que sur décision du ministre de l'Éducation nationale, et on peut penser que M. Pap N'Diaye opérera un tri entre ce qu'il veut diffuser et ce qui doit rester secret.

Aucune leçon n'a été tirée de la mort terrible de Samuel Paty. Imaginons un de ses collègues, quelque part dans un collège, victime des mêmes menaces et confronté à la même inertie des responsables de l'institution scolaire. Pour obtenir une aide du Conseil des sages, il devrait précisément saisir son chef d'établissement qui saisirait le recteur, dans un délai plus ou moins long. Toute la procédure se perdrait dans les sables, sous l'influence du fameux mot d'ordre "pas de vagues". Le ministre de l'Éducation nationale n'a-t-il pas pour fonction de protéger les enseignants témoins d'atteintes à la laïcité, voire victimes de menaces ? Pour le moment, son action se résume à la destruction d'une institution qui avait au moins le mérite d'exister. Et cette action est réalisée de manière dissimulée, en affichant un attachement officiel au Conseil auquel on tord discrètement le cou.


dimanche 16 avril 2023

Le RIP repose en paix, et les chances de résurrection sont modestes


Dans la lancée de sa décision sur la loi relative aux retraites du 14 avril 2023, le Conseil constitutionnel a rendu une seconde décision qui déclare irrecevable la proposition de loi introduisant une procédure de référendum d'initiative partagée, déposée par des parlementaires Nupes. Cette seconde décision est apparue comme une sorte d'appendice de la première, tout aussi défavorable aux opposants à la réforme des retraites. On n'y a donc guère prêté attention, comme s'il était déjà entendu que sa motivation politique rendait inutile toute analyse juridique.

 

L'absence de réforme

 

La décision RIP se caractérise par une extrême concision. Le Conseil constitutionnel commence par rappeler le texte de la proposition de loi référendaire. Celui-ci se compose d'un article unique, selon lequel "l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite (...) ne peut être fixé au-delà de soixante-deux ans". Il ajoute ensuite qu'une disposition ainsi rédigée n'entre pas dans le champ de l'article 11 de la Constitution. Celui-ci prévoit que le référendum doit porter "sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent". Pour le Conseil, la proposition, telle qu'elle est rédigée ne porte pas sur une "réforme" car elle "n’emporte pas de changement de l’état du droit".

Toute l'analyse du Conseil tient dans la date de sa saisine. Au moment où la proposition de loi référendaire lui est soumise, il est évident que la loi portant réforme des retraites n'est pas promulguée et que l'âge de 64 ans n'a pas encore pénétré dans le droit positif. L'âge légal de la retraite est donc encore de 62 ans. De fait, aux yeux du Conseil, la proposition ne propose aucune réforme et se borne à reprendre le droit positif. 

Certes, les auteurs de la proposition auraient sans doute dû remarquer que le Conseil constitutionnel avait déjà adopté une interprétation très stricte du champ d'application de l'article 11 dans sa décision RIP du 25 octobre 2022. Il s'agissait alors de susciter un RIP sur une proposition de loi portant création d'une contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises. Le Conseil avait estimé qu'une telle mesure consistait finalement à augmenter l'impôt sur les sociétés, mesure qu'il ne considérait pas comme une "réforme" relative à la politique économique, au sens où l'entend l'article 11. Une proposition de RIP avait donc déjà été balayée sur ce fondement.

Ce précédent permet de mesurer l'énorme marge de subjectivité qui se cache derrière une analyse juridique à l'apparence limpide. Car le Conseil ne dit pas à partir de quel moment une proposition de loi devient une "réforme". Pourquoi l'augmentation de l'impôt sur les sociétés ne serait-il pas considéré comme une réforme ? Fallait-il nécessairement créer un impôt nouveau pour que la mesure soit une "réforme" ? 

La décision RIP du 14 avril 2023 se heurte à une objection identique. La proposition de loi référendaire ne se limite pas à fixer l'âge de la retraite à 62 ans. Elle pose un seuil de 62 ans au-delà duquel l'État ne pourrait interdire à une personne de solliciter une pension. Ce n'est donc pas un âge qui est fixé, comme dans le droit positif, mais un seuil. A ce titre, la proposition modifie le droit positif dans le mesure où elle impose des règles nouvelles dans la mise en oeuvre du droit à la retraite à 62 ans. Mais le Conseil constitutionnel refuse d'examiner ce point qui aurait pourtant mérité un petit effort d'explication.

 


 Requiem. Campra

La Chapelle Royale. Dir : Philippe Herreweghe

 

L'effet boomerang de la promulgation de la loi

 

On ne peut s'empêcher de penser que la question de la date de la promulgation de la loi revient comme une sorte de boomerang juridique pour ruiner les efforts de ceux-là même qui l'avaient utilisée pour déposer la proposition référendaire. 

En l'espèce, celle-ci se heurtait à la condition de recevabilité du RIP, selon laquelle elle ne saurait "avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Ce principe avait été rappelé dans la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 9 mai 2019, à propos de la proposition de loi relative au maintien du groupe Aéroport de Paris dans le service public. Le Conseil précisait alors que cette règle doit être appréciée à la date de sa saisine. Dans le cas de la proposition de loi référendaire sur les retraites, les auteurs de la proposition se sont donc hâtés de la voter et de la déposer au Conseil avant la promulgation de la loi sur les retraites par le Président de la République. 

Aujourd'hui, cette même date de promulgation joue, non plus en faveur du RIP, mais en sa défaveur. En effet, dès lors que la loi que l'on veut contester n'est pas promulguée, une proposition visant à remettre en cause les dispositions qu'elle contient sera plus facilement interprétée comme une tentative de maintien du droit positif, ce qui fait sortir la proposition du champ de l'article 11.

 

La seconde proposition de RIP

 

Les auteurs de la proposition ont eu le temps de voter un second texte, censé prévenir l'objection soulevée par le Conseil. Celui-là ne fixe pas de seuil, mais vise à "interdire" un âge légal de départ à la retraite supérieur à 62 ans. Il est assez peu probable que cette modification de rédaction soit suffisante pour changer la position du Conseil. 

En revanche, plus intéressant est le second article ajouté au texte. Il modifie le code de la sécurité sociale pour augmenter la part des revenus du capital affectée au financement des retraites. Certes, mais rien ne permet de penser que cette mesure sera perçue comme une "réforme" de l'actuel régime de retraites par le Conseil constitutionnel. Il s'agit en effet de modifier son financement, et le Conseil décidera, absolument comme il l'entend, s'il estime, ou non, que cette mesure modifie le régime des retraites. Disons franchement que ses dernières décisions laissent penser qu'il s'abritera derrière sa décision du 25 octobre 2022 pour affirmer que cette nouvelle proposition n'emporte aucune réforme, seulement une évolution du financement des retraites. 

On doit évidemment noter que les auteurs des propositions de loi référendaires comme ceux des saisines parlementaires de la loi sur les retraites devraient certainement s'entourer de quelques constitutionnalistes compétents. Comme l'a affirmé le professeur Paul Cassia sur les réseaux sociaux, il aurait été possible de rédiger un texte en fixant un âge de la retraite à 62 ans et six mois, par exemple. Et il devenait alors plus difficile pour le Conseil d'invoquer l'absence de réforme. Cette rédaction aurait sans doute eu davantage de chances d'aboutir que le nouveau texte qui, en modifiant le financement des retraites, offre au juge une porte de sortie avec sa décision d'octobre 2022. 

En tout cas, le Président de la République s'est hâté de promulguer la loi sur les retraites, ce qui était son droit le plus strict. Et elle a été publiée au Journal officiel en pleine nuit, car, depuis que le cette publication est en version électronique, elle est diffusée toutes les nuits, précisément entre une heure et trois heures du matin. La rapidité de la procédure interdit qu'une troisième proposition de loi référendaire soit déposée, mais avait-elle la moindre chance d'être déclarée recevable ? On ne doute pas que le Conseil constitutionnel aurait trouvé une motivation juridique pour s'y opposer. En l'état actuel des choses, le RIP repose au paix, et les chances de résurrection sont modestes.



vendredi 14 avril 2023

Le Conseil constitutionnel fait retraite


La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 14 avril portant sur la loi relative aux retraites est certainement l'une des plus attendues et aussi des plus médiatisées de la Ve République. La vision d'un Conseil constitutionnel protégé par des barrières anti-émeutes et des rangs serrés de membres des forces de l'ordre montre que la décision était attendue comme une dernière chance par les opposants à la réforme des retraites. 

Certes, les parlementaires auteurs de la saisine avaient dressé une liste impressionnante de griefs dont la plupart n'avaient pas la moindre chance de prospérer. Ainsi se sont-ils efforcés de démontrer l'inconstitutionnalité du recours à l'article 49 al. 3 pour l'adoption du texte, ou ont-ils estimé que le vote bloqué portait atteinte à la sincérité du débat parlementaire. On est  un peu surpris que les auteurs des saisines ne se soient pas concentrés sur les griefs qui avaient une petite chance d'aboutir. En tout cas, ils ne seront pas satisfaits de la décision.


L'article 47-1

 

Le Conseil constitutionnel écarte le moyen reposant sur le détournement de procédure, c'est-à-dire l'utilisation par le gouvernement de l'article 47-1 de la Constitution pour imposer au parlement un débat législatif réduit dans le temps. Celui-ci doit se dérouler sur une période maximum de cinquante jours, soit vingt jours devant l'Assemblée nationale, puis quinze devant le Sénat. La suite de la procédure se déroule ensuite conformément à l'article 45 de la Constitution qui prévoit, en cas de désaccord persistant, l'intervention d'une commission mixte paritaire chargée de trouver un compromis sur le texte en discussion, avant un dernier vote sur l'ensemble du texte. C'est ce qui s'est produit dans la loi sur les retraites, mais on se souvient que le gouvernement n'a pas voulu affronter ce dernier vote, redoutant de ne pas avoir de majorité. La conséquence a été l'usage de l'article 49 -3 qui a permis de faire adopter la loi, sans qu'elle ait jamais été votée par l'Assemblée nationale.

L'usage de l'article 47-1 dans le cas de la loi sur les retraites pouvait être contesté. Ce texte n'a pas pour objet de rétablir un équilibre financier annuel, mais de réaliser une réforme structurelle des retraites, par hypothèse pluriannuelle. La décision du 20 décembre 2019 sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 précise qu'il "appartient au Conseil constitutionnel de déclarer contraires à la Constitution les dispositions législatives adoptées en violation de l'article L.O. 111-3 du code de la sécurité sociale" celui-là même qui énonce que "les lois de financement rectificatives ont le caractère de lois de financement de la sécurité sociale" et sont donc soumises aux mêmes contraintes. Autant dire que le Conseil était compétent pour affirmer l'inconstitutionnalité de la loi sur les retraites.

Le problème est qu'une telle analyse ne pouvait conduire qu'à une déclaration d'inconstitutionnalité touchant l'ensemble du texte, c'est-à-dire concrètement l'annulation totale de la loi retraites censée n'avoir jamais existé. Or une telle annulation globale est rarissime, et l'on ne peut guère citer que la décision du 24 décembre 1979 annulant la loi de finances pour 1980. L'inconstitutionnalité portait alors sur la procédure, les parlementaires ayant été invités à voter les recettes avant de se prononcer sur les dépenses. L'irrégularité était énorme et incontestable.

Le Conseil a donc choisi la prudence. Il fait observer que la loi sur les retraites comporte les éléments formels d'une loi rectificative de financement de la sécurité sociale, notamment "les prévisions de recettes et des tableaux d’équilibre, des objectifs de dépenses et de leurs sous-objectifs et des objectifs en matière d’amortissement de la dette". Il reconnaît toutefois que certaines dispositions relatives à la réforme des retraites ne doivent pas obligatoirement figurer dans un tel texte, mais "le choix qui a été fait à l’origine par le Gouvernement de les faire figurer au sein d’une loi de financement rectificative ne méconnaît, en lui-même, aucune exigence constitutionnelle".  Tout ce qui n'est pas formellement interdit est donc autorisé, et le Conseil estime que le gouvernement peut élargir à peu près autant qu'il le souhaite le contenu d'une loi rectificative du financement de la sécurité sociale. 

 

Le domaine des dieux. René Goscinny et Albert Uderzo. 1971
 

 

Des cavaliers qui surgissent hors de la nuit


Une fois écartée l'hypothèque de l'article 47-1, le Conseil constitutionnel censure quelques "cavaliers sociaux", ce qui signifie qu'il déclare inconstitutionnelles des dispositions qui n'ont rien à faire dans une loi de financement de la sécurité sociale. En tout, ces déclarations d'inconstitutionnalité concernent six dispositions, la plupart de détail. Les deux plus importantes sont l'article 2 sur l'index senior et l'article 3 sur le contrat de travail senior. Il est intéressant de noter que les parlementaires affiliés au groupe "Les Républicains" avaient exigé la présence de cet "index senior" dans la loi, et qu'aujourd'hui la loi ressemble beaucoup au texte initialement voulu par le gouvernement.

Il est, pour le moment, impossible de prévoir les conséquences de cette décision. Sur le plan juridique, elle ne risque guère de figurer dans un recueil de "grandes décisions" car elle n'apporte aucune évolution jurisprudentielle. Sur le plan politique, elle brise l'espoir de ceux qui espéraient encore que le Conseil allait annuler le texte et qui même l'annonçaient sur les chaînes de radio et de télévision. 
 
Mais finalement, on peut se demander si la principale victime de la décision du 14 avril 2023 n'est pas le Conseil constitutionnel lui-même. Sa composition, avec des membres de droit, anciens présidents de la République était déjà contestée, même si, heureusement, les anciens présidents ont, pour le moment, renoncé à siéger. Le choix des membres nommés et la politisation de ces choix est de plus en plus apparent, et nul n'a oublié les vidéos accablantes des auditions de certains nouveaux membres du Conseil devant les commissions des lois de chaque assemblée parlementaire. L'ignorance du droit constitutionnel n'était-elle pas étalée au grand jour et même présentée comme un élément positif, comme si le fait de ne pas connaître le droit était une condition nécessaire au bon fonctionnement de l'institution ? 
 
Mais la décision du 14 avril 2023 permet de franchir un nouveau pas. Le caractère politique des décisions du Conseil constitutionnel n'est plus un sujet tabou et tout le monde en discute sans aucune gêne. Le débat va sans doute s'amplifier, et on peut espérer que cette évolution conduira un jour à une véritable réforme du Conseil constitutionnel.

lundi 10 avril 2023

Le Conseil d'État terrassant Saint-Michel


Dans une décision du 7 avril 2023, le Conseil d'État écarte le pourvoi déposé par la commune des Sables-d'Olonne, contre l'injonction adressée par le tribunal administratif de Nantes le 16 décembre 2021, puis par la Cour administrative d'appel (CAA Nantes) de cette même ville le 16 septembre 2022. A deux reprises donc, il a a été enjoint au maire de procéder à l'enlèvement d'une statue représentant Saint Michel, érigée irrégulièrement sur le domaine public communal, et de remettre en état la parcelle. 

La décision a suscité une considérable irritation du maire des Sables-d'Olonne, Monsieur Yannick Moreau, qui a publié un communiqué furieux dans laquelle les membres du Conseil d'État se font traiter d'"ayatollahs", auteurs d'un "vandalisme d'État", d'une "inquisition wokiste", complices évidemment des "casseurs laïcards". A cela s'ajoute un tweet non moins réjouissant, qui dénonce la "tempête du wokisme et de la cancelculture qui s'est abattue sur Les Sables d'Olonne". 

Il faut sans doute remercier l'élu d'avoir mis au jour cette apparition du wokisme au Conseil d'État, phénomène si souterrain que personne ne l'avait sérieusement observé. Si cette révélation ne suscitera sans doute pas beaucoup de commentaires de la doctrine administrativiste, il ne fait aucun doute qu'elle introduit un peu de gaîté dans un contentieux habituellement austère. 

Si le maire des Sables-d'Olonne est libre de voir du wokisme partout, il ne lui appartient pas, cependant, de réécrire le droit administratif. La manière dont il présente la décision du Conseil d'État à ses ouailles, ou plutôt à ses électeurs, relève davantage de l'oeuvre d'imagination que des règles du contentieux.

 


 Tempête dans un bénitier. Georges Brassens. 1991

 

Une décision de ne pas examiner le pourvoi

 

L'élu affirme donc que le Conseil d'État a décidé "de ne pas examiner le pourvoi" en cassation qu'il avait déposé pour demander l'annulation du jugement de la CAA Nantes de septembre 2022. Ce n'est pas tout-à-fait vrai. En réalité, le Conseil d'État met en oeuvre l’article L. 822-1 du code de la justice administrative qui énonce que "le pourvoi en cassation devant le Conseil d'État fait l'objet d'une procédure préalable d'admission". Celle-ci peut être fondée "si le pourvoi est irrecevable ou n'est fondé sur aucun moyen sérieux". Cette procédure de filtrage ne pouvait tout de même pas être ignorée par l'élu vendéen, car elle a été initiée par l'article 11 de la loi du 31 décembre 1987, portant réforme du contentieux administratif.

Or, il faut bien reconnaître que les moyens développés à l'appui du pourvoi en cassation sont extrêmement faibles. D'une part, les requérants produisent des extraits de Wikipedia qui n'ont jamais figuré dans les écritures des parties, ce qui entraine une violation du principe du contradictoire. D'autre part, le pourvoi se borne à affirmer que l'installation de la statue de Saint-Michel ne marque pas la reconnaissance d'une culte et d'une préférence religieuse mais constitue un élément culturel lié à l'histoire du quartier et que sa présence est particulièrement discrète. Ces questions de fait n'ont évidemment rien à voir avec le contrôle de cassation. Elles relèvent des juges du fond, et précisément l'illégalité de l'installation de la statue ne fait aucun doute. 

Il n'empêche que pour déclarer l'absence de moyens sérieux, leur examen demeure indispensable. Il y a donc bien un "examen" du pourvoi, même si c'est pour déclarer son irrecevabilité. Au demeurant, l'importance des moyens développés n'exigeait pas une analyse juridique très subtile ni très longue. 


L'illégalité de l'installation


Si la mairie des Sables-d'Olonne a usé de toutes les voies de  recours possibles, cela ne signifie pas qu'elle avait la moindre chance de gagner ce contentieux et d'obtenir l'annulation des injonctions prononcées à son encontre. Peut-être aurait-il pu consulter au préalable son collègue maire de Ploêrmel ? On se souvient que, dans un arrêt du 25 octobre 2017, le Conseil d'État a annulé une décision, d'ailleurs implicite, de cette municipalité bretonne, décidant la mise en place d'une statue monumentale du pape Jean-Paul II, érigée Place Jean-Paul II à Ploërmel. En l'occurence, le juge avait ordonné le retrait de la croix surplombant cette statue, croix évidemment considérée comme un symbole religieux. 

Il s'appuyait sur les termes mêmes de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 qui interdit "à l'avenir" d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur "quelque emplacement public que ce soit", à l'exception des édifices servant au culte,  des cimetières ainsi que des musées ou expositions. "A l'avenir", cette formule signifie tout simple que peuvent demeurer en place les signes et emblèmes antérieurs à 1905, mais qu'il est est interdit d'en installer de nouveaux. La décision d'installer la statue de Ploërmel sur une place publique avait été prise en 2006. Celle d'installer la statue de Saint Michel aux Sables-d'Olonne était tout aussi implicite que celle de Ploërmel, les élus ayant en commun d'oublier de demander au conseil municipal de délibérer sur ce sujet. En tout cas, il n'est pas contesté que cette décision a été prise en 2018, la statue ayant été placée sur une parcelle du domaine public communal située place Jean Jaurès. Quant au caractère religieux de la statue de Saint-Michel, il a été affirmé dès le jugement du tribunal administratif de Nantes et la CAA a estimé sa motivation convaincante. Cette appréciation relève donc exclusivement des juges du fond.

Le recours devant le Conseil d'État déposé par le maire des Sables d'Olonne n'avait donc aucune chance de prospérer. L'élu ne pouvait l'ignorer, mais il ne fait aucun doute que l'opération était surtout destinée à donner satisfaction à des électeurs vendéens qui feignent souvent, comme leurs élus, d'ignorer l'existence même de la loi de Séparation. 

A cet égard, on peut penser que le Conseil a déclaré l'irrecevabilité, précisément pour sanctionner un pourvoi qui s'analysait finalement comme une posture politique. Et sans doute a-t-il voulu rappeler que la loi de la République s'applique sur le territoire de la République, y compris en Vendée. La statue de Saint Michel sera donc déboulonnée, en raison de l'influence catastrophique du wokisme qui sévit au Palais-Royal. Bien entendu, il ne s'agit en aucun cas de détruire cette statue, mais tout simplement de la déplacer dans un lieu plus conforme à sa vocation, lieu de culte ou école religieuse par exemple. Quant aux électeurs des Sables, ils sont aussi contribuables. Sans doute seront-ils heureux d'apprendre que leurs impôts ont permis de financer trois recours, tous inutiles. 

 


La liberté de culte : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 2



samedi 8 avril 2023

Rio ne répond plus


Dans une ordonnance du 5 avril 2023, le juge des référés du Conseil d'État reconnaît le caractère obligatoire du port du numéro d'identification individuelle des forces de l'ordre. Il écarte toutefois une demande de référé-liberté visant à enjoindre au ministre de l'Intérieur de prendre toutes mesures utiles susceptibles de rendre effectif le port de ce numéro par les policiers et les gendarmes.

 

Le RIO

 

Le Référentiel des identités et de l'organisation (RIO) est un matricule à sept chiffres qui doit être arboré de manière visible par tous les agents placés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Il concerne donc les fonctionnaires du ministère, le corps préfectoral et les agents administratifs en préfecture. Mais il concerne aussi, et c'est ce qui est en cause en l'espèce, les membres des forces de l'ordre, police nationale et Gendarmerie. Ils doivent le porter sur leur uniforme, ou sur un brassard, s'ils n'exercent pas leurs fonctions en uniforme.

Cette obligation a un fondement réglementaire, avec l'article R434-15 du Code de la sécurité intérieure, qui précise que l'agent, "sauf exception justifiée par le service auquel il appartient ou la nature des missions qui lui sont confiées, se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle". Seuls en sont dispensés les personnels travaillant dans les services de renseignement ou ceux chargés de la sécurité des services diplomatiques à l'étranger.

On observe toutefois une réelle répugnance des personnels de police à arborer le RIO, et nul n'ignore que les syndicats de police ne sont pas sans influence au ministère de l'Intérieur. Le juge des référés affirme clairement l'existence de cette contrainte, et reconnaît volontiers que "l'obligation de port du numéro d'identification n'a pas été respectée en différentes occasions par des agents de la police nationale pendant l'exécution de leurs missions, en particulier lors d'opérations de maintien de l'ordre (...)". Son refus d'injonction ne repose cependant pas, comme certains commentateurs ont fait semblant de le penser, sur une volonté délibérée de dispenser les forces de l'ordre du port du RIO. Les motifs doivent en être recherchés dans d'autres directions.

 

 

Si tu vas à Rio. Dario Moreno

24 février 1966. Archives de l'INA

 

Les libertés invoquées

 

D'abord, il faut bien reconnaître que le recours en référé aurait sans doute mérité une analyse juridique préalable un peu plus substantielle. La demande a été déposée par l'Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), la Ligue des droits de l’homme (LDH), le Syndicat des avocats de France, et le Syndicat de la magistrature. Elle intervient immédiatement après les violences intervenues lors de la manifestation Sainte-Soline contre les "méga-bassines". La requête énumère pêle-mêle un certains nombre de "libertés fondamentales" auxquelles l'absence de port du RIO porterait une "atteinte grave et immédiate". Cette formulation est celle de l'article L. 521-2 du code de justice administrative qui énonce ainsi les conditions du référé-liberté.

En l'espèce, les associations requérantes affirment que l'absence de RIO porte atteinte à "la liberté de manifester, à la liberté de réunion, au droit au respect de la vie, à la prohibition des tortures et traitements inhumains ou dégradants et au droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction".  

Observons d'emblée que la liberté de réunion n'est pas réellement en cause dans le cas de violences intervenues lors de rassemblements dans l'espace public et sur les voies publiques, comme à Sainte-Soline. La loi du 30 juin 1881 limite en effet le champ d'application de cette liberté aux rassemblements se déroulant hors des voies publiques. La liberté de manifestation est en revanche pleinement en cause. Mais il est tout de même délicat d'affirmer que le port du RIO entrave le libre exercice de la liberté de manifester. Le fait qu'un policier ne porte pas le RIO n'a jamais empêché personne de manifester, heureusement. De même, le droit à la vie et la prohibition des traitements inhumains et dégradants sont certainement des "libertés fondamentales", mais le lien de causalité entre l'absence de RIO et de telles violations des droits de l'homme ne saute pas aux yeux. Serait-il possible de considérer que le port de cet accessoire suffirait à supprimer toute violence lors des opérations de maintien de l'ordre ? 

Enfin, le "droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction" a quelque chose d'extrêmement sympathique, et on aimerait qu'il existe. Hélas, il ne figure pas dans la liste de 39 "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté, liste dressée par le Conseil d'État lui-même et qu'il s'est donné la peine de publier sur son site. N'y figure pas davantage, même si c'est sans doute regrettable, le droit de demander des comptes à l'administration. Il est dommage que le juge des référés n'ait pas profité de l'occasion qui lui était offerte de consacrer ce droit comme "liberté fondamentale", dès lors qu'il peut être déduit de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Cette reconnaissance n'aurait sans doute pas empêché le rejet de la demande de référé, mais aurait permis une avancée jurisprudentielle non négligeable.

 

Les lacunes du dossier

 

Le juge des référés refuse pourtant d'entrer dans ce débat, et se borne à faire état des lacunes, non pas juridiques mais matérielles du dossier. Il note que les pièces qui ont été versées sont des photos et des vidéos montrant des agents de la police nationale qui, pendant des opérations de maintien de l'ordre, n'arborent pas le RIO, du moins pas de manière visible. Nul ne conteste l'authenticité de ces documents, ni le fait que ces policiers ne respectaient pas le cadre réglementaire qui leur est imposé.

Le problème n'est pas tant l'exactitude des faits que l'ampleur du phénomène. Il est évident que les manifestants de Sainte-Soline ne se sont pas précipités pour photographier policiers et gendarmes portant le RIO. Il est donc matériellement impossible de connaître l'ampleur réelle de ces manquements. Par ailleurs, les éléments fournis par le ministère de l'Intérieur témoignent d'instructions régulières données par l'autorité hiérarchique demandant aux agents de porter leur numéro d'identification. Le juge des référés a donc pris acte du fait qu'il ne connaissait pas l'ampleur du phénomène et que la responsabilité du ministère de l'Intérieur ne semble pas clairement engagée, puisqu'il rappelle régulièrement aux agents l'obligation à laquelle ils sont astreints. 

 

Les conséquences de l'absence de port du RIO


L'un des éléments essentiels de l'analyse du juge des référés se trouve dans un refus de considérer que l'absence de RIO entraine nécessairement une impossibilité totale d'identifier les agents de la police et de la gendarmerie intervenant dans le cadre d'opérations de maintien de l'ordre. Il fait ainsi observer que l'équipement des agents indique clairement leur unité, ce qui permet de faire des enquêtes et, le cas échéant, d'engager des poursuites. L'absence de RIO n'empêche donc pas l'identification d'éventuels auteurs de violences policières. Certes, mais elle ne les facilite pas davantage.

Convenons que le juge des référés ne pouvait pas réellement statuer autrement. Il lui appartient  de prendre des décisions pour empêcher des manquements graves et immédiats à des libertés fondamentales, pas d'imposer aux agents publics, de manière générale, le respect de leurs obligations hiérarchiques. Ce rôle incombe au ministère de l'Intérieur et, sur ce point, on peut évidemment regretter qu'il n'ait pas été en mesure d'imposer efficacement le port du RIO. Le juge administratif n'a pas pour fonction de se substituer au pouvoir hiérarchique, et c'est au ministre, pour une fois, d'imposer sa volonté à des syndicats de police peut-être un peu trop puissants. Saura-t-il entendre ce message ? En l'absence de réponse ferme, la jurisprudence pourrait peut-être évoluer.


La liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2


mercredi 5 avril 2023

CEDH : le transgenre à transformations

Dans son arrêt du 4 avril 2023 O. H. et G. H. c. Allemagne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est saisie d'un cas très particulier. Le premier requérant O. H. veut être considéré dans les registres de l'état civil allemand comme le père du second requérant, G. H., né en 2013. Mais les choses ne sont pas simples. En effet, O. H., né de sexe féminin, a donné naissance à l'enfant, au moyen d'un don de gamètes, après avoir interrompu un traitement hormonal et être redevenu fertile. Mais il avait, dès 2011, c'est-à-dire avant la naissance de l'enfant, obtenu de l'état civil la transformation de son identité de genre, et les juges allemands avaient alors reconnu qu'il appartenait au sexe masculin. Aujourd'hui, il veut donc être considéré comme le père de l'enfant dont il accouché en 2013. 

La CEDH estime pourtant que les autorités allemandes n'ont pas porté une atteinte excessive à sa vie privée et familiale, ni à celle de l'enfant, en le mentionnant, dans les registres de l'état civil, comme mère de l'enfant. Un homme transgenre peut donc être indiqué comme mère, du simple fait qu'il a donné naissance. C'est précisément ce point qui est contesté par le requérant, en son nom et en celui de l'enfant mineur. Il y voit en effet une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui garantit le droit à la vie privée et familiale.

 

La jurisprudence Garçon et Nicot c. France

 

Il n'est pas contesté que l'article 8 impose des obligations positives aux État, parmi lesquelles figure le respect de l'identité de genre des individus. Ce principe a été rappelé dans une jurisprudence bien établie, en particulier l'arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017. La CEDH avait alors sanctionné le droit français qui subordonnait le changement d'état-civil à la preuve du "caractère irréversible du changement de l'apparence physique". Pour la Cour, cette exigence portait une atteinte excessive à la vie privée des intéressés. Cette jurisprudence a donc permis à des personnes d'obtenir plus rapidement un état civil conforme à leur identité de genre.

L'inconvénient de cette jurisprudence réside précisément dans la situation décrite dans l'arrêt O. H. et G. H. c. Allemagne. La transformation physique n'étant pas achevée au moment du changement d'état civil, rien n'empêche celui qui vient d'acquérir l'identité masculine, d'interrompre son traitement pour redevenir une femme, le temps d'une grossesse. On reconnaît toutefois que cet inconvénient est très marginal, car de tels choix sont rarissimes.

 

 

Calvin & Hobbes. Bill Watterson

 

Une large marge d'appréciation des États


Dans le cas présent, l'État bénéficie d'une large marge d'appréciation. La CEDH se montre en effet très respectueuse de l'autonomie des États lorsque des questions morales et éthiques sont en cause, et surtout lorsqu'elles n'ont pas, ou pas encore, suscité de consensus entre les parties signataires de la Convention européenne.

Cette marge d'appréciation ne devient plus étroite que lorsque la question posée porte sur un aspect particulièrement important de l'existence ou de l'identité d'une personne, principe rappelé dans l'arrêt S. H. et autres c. Autriche du 3 novembre 2011. De même, dans la célèbre affaire Mennesson c. France du 26 juin 2014,  la CEDH affirme que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats-Unis d'une gestation pour autrui (GPA) est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. Dans son arrêt du 4 avril 2023, la Cour constate que la situation est bien différente. Le premier requérant ne conteste pas les inscriptions d'état civil le concernant mais celles concernant son enfant. Quant au second requérant, l'enfant, son identité de genre n'est pas en cause, mais seulement celle de son parent. En tout état de cause, sa filiation est parfaitement établie, même si elle est maternelle et non pas paternelle.

Enfin, la CEDH observe l'absence de consensus sur ces questions entre les États. Seuls cinq membres du Conseil de l'Europe ont prévu la mention dans les registres d'état civil du sexe reconnu, alors que la majorité des États continuer de considérer la personne ayant accouché d’un enfant comme étant la mère de celui‑ci. 

Cette large marge d'appréciation de l'État n'empêche évidemment pas la CEDH de se pencher sur le moyen essentiel articulé par les requérants. L'éventuelle atteinte à la vie privée et familiale doit être envisagée, dans le respect du principe général de primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant.


L'intérêt supérieur de l'enfant


La CEDH observe que le contentieux relatif à l'enfant concerne son inscription sur le registre des naissances, ce qui signifie que la question de son bien-être n'est pas posée. En revanche, la justice allemande a largement fait référence à son droit de connaître ses origines, et à son éventuel désir de voir reconnaître la paternité de son père biologique. Or, reconnaître la paternité du parent qui a accouché revient à contraindre le père biologique à une action en désaveu de paternité, action qui n'est évidemment pas dans l'intérêt de l'enfant.

Surtout, la CEDH est sensible à l'argument de sécurité juridique invoqué par les autorités allemandes. Le rattachement d'un enfant à ses parents suivant leurs fonctions procréatrices lui permet en effet de bénéficier d'une filiation stable, avec un père et une mère qui ne changeront pas. Or, le risque d'un parent transgenre souhaitant annuler la décision de changement de genre est certes réduit, mais pas pour autant purement théorique. Cette filiation liée à la fonction procréatrice présente enfin l'avantage, aux yeux du droit allemand, d'empêcher la gestation pour autrui, prohibée dans le pays. Et l'on sait que la CEDH, notamment dans son arrêt Paradiso et Campanelli du 24 janvier 2017, estime que les États peuvent légitimement considérer cette interdiction comme relevant de l'intérêt général.

Cette décision ne va certainement pas bouleverser le droit français. La Cour de cassation a déjà été confrontée à une situation comparable et s'est prononcée dans une décision du 16 septembre 2020. A l'époque, elle était saisie du cas d'un couple marié, parents de deux enfants, couple dans lequel le mari avait demandé et obtenu un changement de genre avant d'achever sa conversion sexuelle. Ce couple désormais composé de deux femmes à l'état civil, avait pourtant conçu un troisième enfant. Et celui qui était devenu juridiquement une femme demandait que soit reconnu à on profit un lien de filiation maternelle. La Cour de cassation refuse. A ses yeux, le choix d'une filiation paternelle correspond à la réalité biologique et n'emporte pas de conséquences excessives sur la vie privée du parent transgenre qui n'est évidemment pas contraint de renoncer à sa nouvelle identité sexuelle. Quant à l'enfant, il ne subit aucun dommage particulier et aura, au contraire, la même filiation que les autres membres de sa fratrie.

La CEDH rejoint donc la Cour de cassation dans la recherche, non pas tant d'une vérité biologique reposant sur l'idée qu'un enfant doit avoir un père et mère, mais plutôt d'une sécurité de sa filiation. Dans une situation complexe, il est parfois utile de revenir aux concepts de base.



Le droit à l'identité de genre : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 1.