« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 31 mai 2017

La campagne électorale radio-télévisée, première victime de la recomposition politique

Le 31 mai 2017, le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnel l'article L 167-1 du code électoral fixant les règles relatives à la durée des émissions de la campagne électorale pour les élections législatives. A l'occasion d'un référé demandant la suspension de la décision du Conseil supérieur de l'audiovisuel du 23 mai 2017 fixant les temps d'antenne attribués aux différents partis pour les élections des 11 et 18 juin 2017, l'association En Marche a posé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l'article L 167-1 du code électoral.

L'article 167-1 du code électoral, demeuré pratiquement inchangé depuis la loi du 29 décembre 1966,  est ainsi la première victime de la recomposition politique engagée par Emmanuel Macron. En effet, il repose sur une distinction entre les partis représentés par un groupe parlementaire, et ceux qui ne le sont pas. Les premiers se partagent trois heures d'antenne au premier tour, et une heure trente au second, réparties de manière égale entre la majorité et l'opposition. Quant aux seconds, ils se voient octroyer chacun sept minutes au premier tour et cinq au second, à la condition qu'ils présentent des candidats dans au moins soixante-quinze circonscriptions. Tout le monde aura compris que la loi a été votée par un Parlement soucieux de protéger les groupes parlementaires en place et les partis politiques dont ils sont l'expression. On peut d'ailleurs s'étonner que ces dispositions ne soient contestées qu'aujourd'hui. Le Front National en particulier, qui s'est toujours plaint d'être marginalisé, n'a en effet jamais eu l'idée d'une QPC de ce type. Peut-être manque-t-il de juristes compétents ?

Quoi qu'il en soit, la question est particulièrement pertinente aujourd'hui. Comme on le sait, les élections législatives actuelles sont marquées par l'émergence d'un mouvement nouveau, République en Marche, dont la caractéristique essentielle réside dans le fait qu'il n'existait pas il y a quelques mois, et qu'il n'est donc pas encore représenté au Parlement. En revanche, il a porté Emmanuel Macron à la Présidence de la République, succès qui témoigne de son importance. L'application de l'article L 167-1 du code électoral par le CSA conduit cependant à ne lui accorder que 12 minutes de temps d'antenne sur l'ensemble des deux tours, alors que le Parti Socialiste en a 120 et Les Républicains 103. Situation étrange, car le mouvement vainqueur de l'élection présidentielle peut à peine se faire entendre dans la campagne officielle, alors que ceux qui ont essuyé une défaite cuisante et dont la représentativité est pour le moins écornée se taillent la part du lion.

Les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage.


L'association requérante s'appuie essentiellement sur l'article 4 de la Constitution qui énonce que "les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage". Surtout, depuis la révision de 2008, il consacre dans son alinéa 3 le pluralisme des courants d'idées et d'opinions. Sur ce point, la révision ne faisait qu'intégrer un principe déjà affirmé par la voie prétorienne, depuis la décision du 11 janvier 1990. Ce principe n'a toutefois pas tout à fait la même intensité lorsqu'il s'applique à l'organisation ou la régulation de la vie politique et lorsqu'il intervient dans le domaine de la communication politique.

Dans le premier cas, le Conseil rattache directement le principe de pluralisme des courants d'opinions à l'égalité devant le suffrage. Dans une décision du 12 février 2004, il affirme ainsi qu'une règle électorale "qui affecterait l'égalité entre électeurs ou candidats dans une mesure disproportionnée" entrainerait une violation de l'article 4 de la Constitution.

Dans le second cas, c'est-à-dire en matière de communication, le Conseil se montre plus souple. Conduit à apprécier la loi organique portant sur l'organisation des récentes élections présidentielles, il admet ainsi que l'accès aux médias peut reposer sur des considérations d'équité et non pas d'égalité. Estimant qu'un tel choix favorise "la clarté du débat électoral", il considère dans une décision du 21 avril 2016, que les partis les plus puissants dans les sondages peuvent bénéficier d'une couverture médiatique plus importante.

Certes, mais le système mis en place en avril 2016 pour les présidentielles, même discutable, avait au moins le mérite de refléter la situation présente, alors que l'article L 167-1 du code électoral organise la campagne à partir de l'organisation de l'ancienne législature. Le Conseil constitutionnel commence donc par affirmer qu'il "lui appartient de veiller à ce que les modalités qu'il fixe ne soient pas susceptibles de conduire à l'établissement de durées d'émission manifestement hors de proportion avec la participation de ces partis (...) à la vie démocratique de la Nation". En l'espèce, il considère que le législateur peut, pour des élections au parlement, fixer des modalités différentes d'accès à la campagne audiovisuelle, selon que les partis sont ou non représentés à l'Assemblée nationale par un groupe parlementaire. Ce n'est donc pas, en soi, inconstitutionnel. En revanche, un tel partage devient inconstitutionnel si l'accès des autres groupements, ceux qui ne sont pas représentés à l'Assemblée, est manifestement hors de proportion avec leur représentativité dans l'opinion. Le Conseil estime donc que les groupements non représentés à l'Assemblée ne doivent pas être traités de manière identique mais qu'il convient de tenir compte de leur représentativité. Autrement dit, En Marche doit bénéficier d'un temps d'antenne plus important que les groupuscules qui ne représentent qu'eux-mêmes.


Le Parti d'en rire. Pierre Dac et France Blanche. 1965

Une "réserve d'interprétation transitoire"


Le Conseil constitutionnel formule à ce propos ce qu'il qualifie de "réserve d'interprétation transitoire". Il affirme qu'en cas de disproportion manifeste entre la représentativité des partis représentés par un groupe parlementaire et ceux qui ne le sont pas, il conviendra de modifier à la hausse le temps d'antenne attribués à ces derniers, sans toutefois qu'il ne puisse excéder cinq fois les durées prévues par le code électoral. En Marche devrait donc bénéficier de 60 minutes de temps d'antenne.

Urgence et rapidité


Que va-t-il se passer maintenant ? On observe que le juge des référés du Conseil d'Etat, qui avait sursis à statuer durant l'instruction de la QPC, a rendu sa décision quelques heures après celle du Conseil constitutionnel. Il déclare que les conclusions à fin de suspension de la décision du CSA sont désormais sans objet et renvoie à ce dernier le soin d'organiser concrètement la campagne audiovisuelle, ou du moins ce qu'il en reste. La décision du CSA devrait donc intervenir dans les prochaines heures.

Sur le fond, le Conseil constitutionnel n'a pas voulu ôter tout fondement légal au système actuel car la campagne est actuellement en cours et des décisions doivent être prises en urgence. En effet, la campagne officielle s'est ouverte le 22 mai, le juge des référés du Conseil d'Etat a été saisi le 24, et il s'est prononcé le 29 en renvoyant la QPC au Conseil constitutionnel. Les décisions du Conseil constitutionnel et du juge des référés du Conseil d'Etat interviennent donc 9 jours après le début de la campagne, soit pratiquement à la moitié.

La décision du Conseil constitutionnel permet, à court terme, une certaine forme de bricolage juridique permettant de tenir compte de l'irruption d'un nouveau parti dans le paysage public. A moyen terme, en revanche, le législateur devra intervenir car le Conseil a pris soin de reporter l'abrogation de l'article L 167-1 du code électoral au 30 juin 2018. Le législateur a donc un an pour modifier les règles.

Eloge de la QPC


La campagne officielle n'a certainement qu'une influence limitée sur les résultats d'une consultation électorale. Elle n'attire qu'un nombre limité de spectateurs et paraît aujourd'hui bien anachronique par rapport aux débats télévisés et aux réseaux sociaux. Si le législateur décidait sa suppression, il y aurait sans doute peu de monde pour la regretter.

Mais l'intérêt de la décision du Conseil constitutionnel est peut-être ailleurs, dans la mesure où elle illustre le caractère indispensable de la QPC. En effet la disposition contestée avait été votée et maintenue durant de nombreuses années par un parlement désireux de maintenir les privilèges des partis en place. L'Assemblée nationale était leur pré carré et il n'était pas question de laisser des nouveaux venus prendre trop de place. Il était donc impossible que ce type de disposition soit contesté par le contrôle de constitutionnalité a priori. A l'exception du Président de la République et du premier ministre qui n'usent pratiquement pas de leur droit de saisine,  l'initiative du contrôle a priori n'appartient aux parlementaires et aux présidents des assemblées. Ce ne sont évidemment pas eux qui allaient contester une loi protégeant l'emprise des partis politique sur la campagne électorale. Il reste donc la QPC, seul moyen d'obtenir le contrôle de la constitutionnalité d'une disposition qui avait pour fondement et pour effet de protéger les partis en place et d'empêcher l'arrivée des nouveaux venus. La QPC apparaît ainsi comme le moyen essentiel permettant d'écarter des lois votées par le parlement dans son seul intérêt.

 Sur la QPC : Chap 4, section 1 § 2  du manuel de libertés publiques.

mardi 30 mai 2017

L'avocat en garde à vue : oui.. mais.

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Le droit à l'assistance d'un avocat durant la garde à vue est-il un droit qui doit être garanti en tant que tel, indépendamment de la procédure pénale dont il constitue la première étape ? La Cour européenne des droits de l'homme répond négativement à cette question dans son arrêt de Grande Chambre du 12 mai 2017 Simeonovi c. Bulgarie.

Le requérant Lyuben Filipov Simeonov a été condamné par les tribunaux bulgares à une peine de réclusion à perpétuité pour le braquage d'un bureau de change au cours duquel deux personnes ont été tuées. La cour suprême de cassation bulgare a confirmé cette condamnation en 2003. Devant la Cour européenne des droits de l'homme. M. Simeonov conteste d'une part ses conditions de détention, d'autre part le fait qu'il n'a pas eu accès à l'assistance d'un avocat dès le début de la garde à vue. Dans un arrêt de chambre du 20 octobre 2015, il a obtenu satisfaction sur le premier point, les juges estimant que ses conditions de détention s'analysaient comme un traitement inhumain et  dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. En revanche, le second moyen fondé sur l'absence d'avocat dès le début de la garde à vue a été rejeté. C'est donc sur ce point, et uniquement sur ce point, que la Grande Chambre est invitée à se prononcer.

La requête est ainsi de nature purement procédurale, d'autant que la culpabilité de M. Simeonov n'est pas sérieusement contestée. Il a certes refusé de passer aux aveux durant sa garde à vue, en l'absence d'un défenseur, et même devant le juge d'instruction lorsqu'il a été assisté, dans un premier temps, par un avocat commis d'office. C'est seulement après avoir finalement recruté celui de son choix qu'il a avoué être l'auteur du braquage et des deux meurtres, avant de se rétracter partiellement. En tout état de cause, des preuves scientifiques, des témoignages et de nombreux éléments matériels et documentaires venaient appuyer l'accusation et la condamnation repose sur un ensemble de preuves.

L'assistance d'un avocat durant la garde à vue


La présence de l'avocat dès le début de la garde à vue a été imposée par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008. On sait que cette décision est directement à l'origine de la condamnation de la France par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, condamnation qui a suscité une évolution radicale du droit de la garde à vue. Depuis cette date, il est constamment répété que le droit à l'assistance d'un avocat dès le début de la garde à vue est un droit fondamental. Et de la nature fondamentale de ce droit, on finit par déduire son caractère absolu. C'est du moins ce qu'affirment les avocats, parfaitement dans leur rôle, qui, depuis lors, combattent inlassablement pour étendre leurs prérogatives durant cette période clé de la procédure pénale, en demandant en particulier l'accès à l'intégralité du dossier.

L'interrogatoire. Léonard-Tsuguharu Foujita (1886-1968)

Un droit qui n'est pas absolu


L'analyse de la jurisprudence montre pourtant que le droit à l'assistance durant la garde à vue n'a rien d'absolu dès lors qu'il n'est pas autonome.  Dès l'affaire Salduz, la Cour affirme qu'il est possible d'y déroger si deux conditions sont réunies. D'une part, l'Etat doit démontrer qu'il a des "raisons impérieuses" de restreindre ce droit.  C'est sur ce fondement que l'arrêt Ibrahim et autres c. Royaume-Uni, rendu le 16 décembre 2014 déclare conformes à la Convention européenne les procédures dérogatoires au droit commun de la garde à vue, lorsque les faits incriminés relèvent du terrorisme.

Dans l'affaire Simeonov, il n'est pas question de "raisons impérieuses" car la garde à vue de l'intéressé intervient dans le cadre d'une procédure de droit commun, en l'absence d'une quelconque urgence. La Cour énonce alors un autre cas dans lequel l'absence de l'avocat durant la garde à vue n'encourt aucune sanction.

Une procédure globale


Depuis l'arrêt du 24 novembre 1993 Imbriosca c. Suisse, il est acquis que le droit au procès équitable s'étend aux "phases qui se déroulent avant la procédure de jugement", à commencer par la garde à vue. Par conséquent, le droit de tout accusé d'être assisté d'un avocat, mentionné à l'article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, "ne garantit pas un droit autonome, mais doit être lu et interprété à la lumière de l'exigence, plus générale, d'équité de la procédure pénale". Autrement dit, le respect du droit au procès équitable s'apprécie au cas par cas, "à l'aune de la conduite de la procédure dans son ensemble". L'absence de l'avocat durant la garde à vue n'est donc pas suffisante pour entraîner une violation de l'article 6.

Dans l'arrêt Ibrahim et autres, la Cour précise les éléments à prendre en compte dans cette appréciation globale de la procédure, éléments qui sont précisément examinés dans l'affaire Simeonov. Le premier d'entre eux est évidemment le dispositif légal encadrant la procédure antérieure au jugement. Dans le droit bulgare,  la loi prévoit l'assistance d'un avocat durant la garde à vue. A l'époque des faits, elle était subordonnée à une demande du suspect. Le problème est que cette demande d'avocat, comme d'ailleurs la renonciation à cette assistance, pouvait être purement orale et non transcrite sur les procès verbaux. En l'espèce, rien dans le dossier ne permet de savoir si une demande a été formulée ou si l'intéressé a choisi de renoncer à son droit. En l'absence de toute trace, on ignore même si le droit à l'assistance d'un avocat a été notifié à l'intéressé.

Ces lacunes du dossier doivent cependant être appréciées à l'aune de l'ensemble de la procédure pénale, en appréciant l'impact qu'elles ont eu sur l'ensemble du procès. La Cour européenne fait d'abord observer que M. Simeonov n'a jamais invoqué l'absence d'avocat durant la garde à vue à l'appui de ses différents recours devant la justice bulgare, à l'exception d'une mention très marginale (portant sur une seule journée de la garde à vue) dans son pourvoi en cassation. Le moyen n'a été réellement soulevé par ses avocats que devant la Cour européenne, dès lors qu'il apparaissait comme un instrument utile pour tenter d'obtenir l'annulation de l'ensemble de la procédure. Surtout, et c'est sans doute l'élément le plus important, la Cour note que la garde à vue de M. Simeonov présente une certaine originalité, dans la mesure où il ne s'est rien passé. Tous les éléments versés au dossier pénal et qui ont fondé sa condamnation ont été réunis pendant l'instruction. Sa garde à vue, quand bien même elle se serait déroulée dans des conditions non conformes à l'article 6 § 3 de la Convention, n'a eu aucune conséquence sur cette condamnation. De ces éléments, la Cour déduit qu'il est impossible d'invoquer une quelconque atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer.

L'arrêt Simeonov illustre ainsi le refus de la Cour européenne des droits de l'homme de s'engager dans une vision dogmatique du procès pénal. Celui-ci est perçu comme un tout, chaque procédure  participant à la cohérence de l'ensemble. En cela, la Cour européenne s'oppose résolument aux analyses des avocats qui voient dans la garde à vue une procédure détachable de l'ensemble du procès, et dont ils voudraient développer le caractère contradictoire. De toute évidence, la jurisprudence de la Cour européenne ne va pas tout-à-fait dans ce sens.

Sur la garde à vue : Chapitre 4, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques.

samedi 27 mai 2017

Moralisation de la vie politique : le chantier est ouvert

L'une des promesses électorales les plus emblématiques d'Emmanuel Macron est sans doute l'annonce d'une loi de moralisation de la vie politique. Portée par François Bayrou, ministre de la justice, elle devrait être débattue dès le début de la prochaine législature. Elle est, à l'évidence destinée à marquer une rupture, alors que chacun conserve en mémoire une campagne électorale marquée par les affaires, de l'emploi de Pénélope Fillon à celui des filles de Bruno Le Roux.

François Bayrou consulte les associations et notamment Anticor pendant que René Dosière dépose à l'Assemblée deux propositions de loi, l'une constitutionnelle l'autre organique. Il n'est pas du tout certains qu'elles soient débattues, ne serait-ce que parce que leur auteur (PS. Aisne) ne se représente pas aux élections législatives. C'est donc une certaine forme de testament politique pour celui qui, depuis de nombreuses années, fait des propositions pour améliorer la gestion des fonds publics et lutter contre la corruption. C'est aussi un moyen de faire pression sur François Bayrou pour que la loi sur la moralisation de la vie publique soit aussi complète que possible.

Mais qu'entend-on par "moralisation de la vie politique" ? Il s'agit, à dire vrai, d'un concept-valise qui englobe des réformes de nature pénale, financière, fiscale, administrative etc. Certaines réformes ont déjà été mises en oeuvre. La création de la Haute autorité pour la transparence de la vie politique par la loi du 11 octobre 2013 et celle du Procureur de la République financier par celle du 6 décembre 2013 interviennent à la suite de l'affaire Cahuzac. L'institution d'un registre des lobbies par la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016, l'interdiction de cumuler une fonction parlementaire et la présidence d'un exécutif local avec la loi du 14 février 2014, tous ces éléments montrent que le dernier quinquennat a marqué des progrès substantiels dans ce domaine. Substantiels certes, mais insuffisants, comme l'ont montré les récents scandales.

Une révision constitutionnelle ?


René Dosière envisage une réforme extrêmement ambitieuse. Il suggère d'abord une révision constitutionnelle portant sur deux dispositions de la Constitution. La première est la modification de l'article 23 al. 2 : la proposition envisage d'interdire aux membres du gouvernement l'exercice de tout mandat "électoral" et non plus seulement "parlementaire". François Hollande avait déjà exigé des ministres le non-cumul avec une fonction exécutive locale, mais cette prohibition ne reposait sur aucun fondement juridique. René Dosière propose d'introduire dans la Constitution une disposition qui a pour but de lutter contre certains conflits d'intérêts.

En même temps, il souhaite supprimer l'alinéa 2 de l'article 56, ce qui revient à supprimer les membres de droit du Conseil constitutionnel. On ne peut que se féliciter d'une telle démarche, même si elle relève d'une notion de "moralisation" pour le moins élargie. En effet, les anciens présidents ne sont pas accusés de corruption ou de conflit d'intérêts. C'est leur présence seule, quelle que soit leur honnêteté personnelle, qui porte atteinte à l'impartialité de l'institution.

Le gouvernement et le Président Macron reprendront ils cette idée ? En tout état de cause, c'est seulement à l'issue des élections législatives qu'ils sauront s'ils disposent d'une majorité suffisante pour voter la révision. Ils devront en effet obtenir le vote en termes identiques de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ensuite, c'est une majorité des 3/5è qu'il faudra réunir devant le Congrès pour que la révision soit définitivement adoptée.

Le statut des élus


La proposition de loi organique, quant à elle, porte sur la situation des élus. Bien entendu, et l'on trouve aussi ces dispositions dans les propos de François Bayrou, elle commence par interdire les emplois familiaux, prohibition que tout le monde attendait. Il sera cependant indispensable d'accompagner cette réforme d'une transparence totale dans ce domaine, dans le but de prévenir un détournement du texte qui consisterait à échanger les emplois, sur le thème "je recrute ton fils et tu recrutes ma femme"... De même est-il assez facile d'exiger un casier judiciaire vierge pour tous les candidats à des élections nationales ou locales, ainsi qu'un quitus fiscal pour tous les élus ou une déclaration de patrimoine rédigée par l'ensemble du foyer fiscal. La loi peut aussi, sans trop de difficultés, interdire le cumul d'un mandat parlementaire avec des fonctions de consultation ou l'exercice de la profession d'avocat.

Plus complexe en revanche est la réforme consistant à fiscaliser l'indemnité de représentation et de frais de mandat (IRFM). Rappelons qu'il ne s'agit pas de l'enveloppe destinée à rémunérer les collaborateurs mais de celle affectée, d'une manière générale, aux frais de fonctionnement et de représentation. Sa fiscalisation revient à la considérer comme une rémunération et à l'intégrer au revenu global du parlementaire. Pourquoi pas ? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas augmenter l'indemnité parlementaire qui s'apparente déjà à un salaire en supprimant l'IRFM ? Quoi qu'il en soit, sa fiscalisation a au moins l'avantage de permettre au fisc de demander des justificatifs sur son utilisation.

Couplets du caissier. Les Brigands. Jacques Offenbach
Dranem. 1931

Le financement de la vie politique


Les dispositions relatives au financement de la vie politique feront-elles l'objet d'un consensus ? Pour le moment, Emmanuel Macron et François Bayrou n'ont pas évoqué de réforme des micro-partis, alors même qu'il s'agit de structures davantage destinées à recueillir des fonds qu'à représenter des groupes militant pour leurs idées. On sait que l'une des causes du maintien de la candidature Fillon résidait dans le fait qu'il avait fondé un micro-parti vers lequel étaient dirigés les dons. Sa candidature mise en péril par les scandales, il refusait absolument de rendre l'argent aux Républicains s'ils choisissaient un autre candidat.

La proposition Dosière conditionne le financement public des partis politiques à trois conditions : avoir un objet politique, rassembler des militants et soutenir des candidats à toutes les élections, locales et nationales. Une telle mesure semble de nature à exclure de la manne publique les micro-partis, en particulier aux élections présidentielles. Pour les législatives, René Dosière propose de limiter la participation aux groupements ayant présenté au moins cent candidats, ayant déjà obtenu chacun 2,5 % des suffrages, à une précédente élection. Cette disposition vise à empêcher la création de pseudo-partis au moment des élections, objectif que ne parviennent pas à remplir les seuils actuels de cinquante candidats et 1 % de suffrages.

Il est vrai que l'article 4 de la Constitution énonce que "les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage", dispositions qui semblent exclure toute atteinte à la liberté de créer un mouvement politique. Dans une décision du 23 août 2000, le Conseil constitutionnel a pourtant considéré que ne portaient pas atteinte à l'article 4 la loi qui limitait la participation aux élections européennes aux partis représentés par au moins cinq députés ou cinq sénateurs. Les élections au parlement européen se déroulent cependant avec un scrutin de liste marqué par la prééminence des partis dans le choix des candidats. La situation est bien différente aux élections législatives auxquelles chaque citoyen peut être candidat.

La lutte contre la professionnalisation de la vie politique


La disposition la plus délicate de la proposition Dosière, au moins sur le plan constitutionnel, vise à interdire à un parlementaire d'effectuer plus de trois mandats dans la même assemblée. L'objet est d'assurer le renouvellement des générations et de lutter contre la professionnalisation de la vie politique qui conduit les élus à considérer qu'il s'agit d'une véritable carrière destinée à les enrichir.

Derrière ces excellents motifs se cachent de vraies difficultés. Matérielles d'abord, car ces dispositions n'interdisent pas de faire une très longue carrière politique en alternant mandats parlementaires à l'Assemblée et au Sénat, avec peut-être quelques années consacrées à la présidence d'un exécutif local. Constitutionnelles aussi, car le droit d'éligibilité est une liberté publique. Certes, le Président de la République ne peut faire plus de deux mandats successifs. Mais cette contrainte lui est imposée par l'article 6 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision de 2008. Une contrainte de même nature pesant sur les parlementaires par la voie législative ne bénéficierait pas d'un fondement constitutionnel.  Depuis sa décision du 6 avril 2012, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que "la loi ne saurait priver un citoyen du droit d'éligibilité que dans la mesure nécessaire au respect d'égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l'électeur".  Il appartiendra donc au Conseil constitutionnel d'apprécier la nécessité d'une telle réforme.

Pour le moment, on constate une certaine convergence entre les propositions Dosière et celles de François Bayrou sur le régime juridique applicable aux parlementaires. En revanche, la question de savoir si les dispositions relatives au financement la vie politique et aux micro-partis seront finalement intégrées à la réforme n'est pas encore résolue. De toute évidence, René Dosière a voulu placer le Président de la République et le nouveau ministre de la justice devant ses responsabilités. Il y est parvenu et il ne fait aucun doute que sa proposition suscitera le débat, même si son auteur n'est plus à l'Assemblée pour la défendre.


lundi 22 mai 2017

Ordonnances de l'Article 38 : quand le tweet remplace le texte

Si Flaubert écrivait aujourd'hui son Dictionnaire des idées reçues, nul doute que l'on trouverait l'entrée suivante : "Ordonnances de l'article 38 : pas démocratiques, instrument scandaleux d'une dictature de l'Exécutif". Pas question, bien entendu, d'aller lire le texte de l'article 38 de la Constitution, on préfère reprendre le refrain à l'unisson, surtout lorsqu'il s'agit de s'élever contre l'annonce faite par Emmanuel Macron de modifier rapidement le droit du travail par ordonnances. Sur le site Atlantico, le 18 mai 2017, Sylvain Boulouque et Philippe Crevel affirment que la "volonté de réformer par ordonnances témoigne d'une conception du pouvoir caractérisée par la verticalité". De son côté, Alexis Corbière, chargé d'expliquer la Pensée de Jean-Luc Mélenchon aux "gens" peu informés de Son génie, déclare le 13 mai 2017 sur twitter : "L'ordonnance, c'est un seul homme qui décide sans le Parlement... c'est quasiment un discours antiparlementaire". Rien que ça..

Le texte


Alors, ne faisons pas comme Alexis Corbière, lisons l'article 38 de la Constitution. Il est ainsi rédigé :

"Le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.
Les ordonnances sont prises en Conseil des Ministres après avis du Conseil d'État. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse.
À l'expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif."

On rappellera que la loi ne se définit pas seulement, sous la Vème République, comme un texte voté par le Parlement. Elle fait l'objet d'une définition matérielle, c'est-à-dire d'une définition par son contenu. Autrement dit, il est indispensable de passer par la voie parlementaire pour adopter des règles portant sur les sujets énumérés dans l'article 34 de la Constitution : libertés publiques, détermination des crimes et des délits, décentralisation, état des personnes, nationalité etc. Bref, les choix les plus essentiels doivent être faits par le législateur, et parmi eux figurent "les principes fondamentaux du droit du travail (...)". Tout ce qui ne figure pas dans la liste de l'article 34 relève du pouvoir réglementaire, aux termes de l'article 37 de la Constitution

L'article 38 a pour objet d'autoriser le gouvernement, pour une durée déterminée et sur un sujet précis,  à intervenir dans le domaine de la loi. Il s'agit de lui permettre de faire adopter rapidement des dispositions considérées comme particulièrement urgentes. Le Parlement est-il pour autant dessaisi et entièrement exclu de la procédure ? Non, au contraire, il intervient à deux reprises. 

Pierre Desproges. La démocratie
Chronique la haine ordinaire. 3 mars 1986

Loi d'habilitation


Au début de la procédure d'abord, il doit autoriser le gouvernement à prendre les ordonnances "en vue de l'exécution de son programme"et pour une durée précisément définie. Une loi d'habilitation est votée dans les conditions de la loi ordinaire. Contrairement à la pratique de la IIIe République, il ne s'agit pas du tout de voter "les pleins pouvoirs". Au contraire, le Conseil constitutionnel précise, dans sa décision du 12 janvier 1977, que le Gouvernement ne peut solliciter qu'une habilitation "ponctuelle" et qu'il doit expliquer au Parlement "avec une précision suffisante, la finalité des mesures" qu'il entend prendre dans le domaine de la loi. Le Conseil constitutionnel se livre a un contrôle strict de l'exactitude et de la précision de la loi d'habilitation, dès lors qu'il peut être saisi dans les conditions du droit commun par soixante députés ou soixante sénateurs (par exemple, à propos des ordonnances réformant la désignation des conseillers prud'hommes : décision du 11 décembre 2014). Ajoutons que, toujours conformément au droit commun, la loi d'habilitation fait l'objet d'une étude d'impact.

Loi de ratification


Une fois habilité, le gouvernement peut prendre par ordonnances les dispositions qu'il juge nécessaires. Là encore, il ne s'agit pas de textes émanant du gouvernement seul, car les ordonnances doivent être signées par le Président de la République. C'est loin d'être une simple formalité, car le Président dispose, sur ce point, du pouvoir discrétionnaire de signer, ou de ne pas signer. Durant la cohabitation de 1986, François Mitterrand a ainsi refusé de signer trois ordonnances proposées par le Premier ministre Jacques Chirac, sur les privatisations, le découpage électoral et l'aménagement du temps de travail. Il a donc contraint le gouvernement à déposer une projet de loi ordinaire dans ces trois domaines.

Quoi qu'il en soit, l'ordonnance est dotée à ce stade, d'une valeur réglementaire, c'est-à-dire susceptible de recours devant le Conseil d'Etat. Mais cette compétence du juge administratif est temporaire, car les ordonnances, à l'issue de la période d'habilitation, doivent être ratifiées par le Parlement.

Il intervient donc de nouveau à la fin de la procédure et la loi de ratification confère valeur législative aux ordonnances qui sont, en quelque sorte, réintégrées dans leur domaine naturel, celui de la loi. Observons que la révision de 2008 a développé, sur ce point, les droits du Parlement. Si un projet de loi de ratification n'est pas déposé dans le délai fixé par la loi d'habilitation, les ordonnances ne subsistent plus dans l'ordre juridique et sont désormais caduques. Si le projet de loi de ratification est déposé et non voté, les ordonnances subsistent avec valeur réglementaire, mais ne peuvent plsu être modifiés que par une norme de valeur législative. Autrement dit, le gouvernement doit nécessairement avoir une majorité parlementaire pour que les ordonnances demeurent dans le système juridique avec valeur législative. C'est si vrai que le Conseil constitutionnel a décidé, dans sa décision du 17 mars 2011, la recevabilité d'une QPC dirigée contre une ordonnance ratifiée. 

Le Parlement intervient donc au début et à la fin de la procédure, avec à chaque fois la possibilité de refuser les ordonnances. Il est incontestable cependant que le débat parlementaire sur l'élaboration des règles disparaît. Mais le parlement conserve la possibilité de déposer des amendement lors de ratification et ainsi de modifier le contenu des ordonnances. 

Un seul homme ne décide donc pas sans le Parlement, contrairement à ce qu'affirme Alexis Corbière. Chacun sait que la démocratie directe se traduit par l'intervention directe du peuple dans le processus décisionnel, par exemple par referendum alors que le démocratie représentative est incarnée dans le parlement. Ces critiques des ordonnances de l'article 38, tout à fait nouvelles puisque cette pratique existe depuis 1958 sans susciter beaucoup d'agitation, ne seraient pas graves si elles ne témoignaient d'une dilution de la notion même de démocratie.
Aujourd'hui certains considèrent que la démocratie réside dans quelques centaines de personnes assemblées Place de la République et qui ne représentent qu'elles-mêmes. D'autres, ou les mêmes, signent toutes les pétitions "citoyennes" possibles en considérant qu'elles sont l'expression de la démocratie, alors qu'une seule personne peut signer la même pétition autant de fois qu'il a d'adresses courriel. Le mot "démocratie" est si joyeusement galvaudé que l'on risque d'en oublier le sens et bientôt la pratique. Alors, pour une fois, rendons hommage à François Hollande qui a déclaré, dans son discours de Crolles du 18 mars 2017 : "La démocratie est en danger quand des impulsions éclipsent la raison, quand l'invective masque les perspectives, quand le tweet remplace le texte (...)".
Sur les notions de démocratie et d'Etat de droit : introduction du manuel de libertés publiques.

jeudi 18 mai 2017

Droit au silence : l'aveu n'est plus la reine des preuves

Dans son arrêt du 25 avril 2017, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme l'élargissement du droit au silence et du droit de ne pas s'auto-incriminer à l'ensemble de la procédure pénale. Cette évolution trouve son fondement dans la loi du 27 mai 2014 qui transpose la directive européenne du 22 mai 2012 relative au droit à l'information dans le cadre des procédures pénales. 

L'auteur du pourvoi Hocine X., a été interpellé sur la voie publique, une arme à la main, et des témoins affirment qu'il a tiré sur M. Z.  Au moment de sa garde à vue, il est régulièrement avisé de ses droits et demande l'assistance d'un avocat avec lequel il s'entretient avant sa première audition. Mais sans doute son conseil n'a-t-il pas suffisamment insisté sur les bienfaits du droit au silence, surtout pour les personnes qui ont quelque chose à se reprocher. En effet, avant même cette première audition, alors que les enquêteurs le ramènent en voiture d'une perquisition effectuée chez lui, Hocine X. passe aux aveux. Il leur explique spontanément comment il est entré en possession de l'arme et comment il a accidentellement tiré sur M. Z. Les enquêteurs dressent un procès-verbal de ces déclarations, document qui va constituer l'élément essentiel de la mise en examen de Hocine X  pour tentative de meurtre, violences aggravées et infractions à la législation sur les armes. C'est précisément ce procès-verbal dont il demande aujourd'hui l'annulation, invoquant à la fois son droit au silence et son droit à ne pas s'auto-incriminer. 

Le droit au silence


Le droit au silence peut être considéré comme un droit d’importation, directement inspiré de la procédure accusatoire américaine reposant sur une stricte égalité entre l'accusation et la défense. Sa justification est moins évidente dans un système inquisitoire durant lequel l’enquête préliminaire et l’instruction se font à charge et à décharge. Cette situation explique certainement les difficultés qu'il a rencontrées pour s'implanter durablement dans notre système juridique. Affirmé par la loi Guigou du 15 juin 2000, il disparaît avec la loi du 18 mars 2003 pour revenir avec celle du 14 avril 2011, puis être confirmé et élargi par celle du 27 mai 2014.

Le droit au silence a connu des hauts et des bas, et il ne se serait sans doute pas développé sans la pression constante de la Cour européenne des droits de l'homme. Elle le considère en effet comme un élément du droit au procès équitable depuis l'arrêt Saunders c. Royaume-Uni du 17 décembre 1996. Le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue sur QPC le 30 juillet 2010 a également considéré qu'il faisait partie des droits de la défense et s'imposait dès le début de la garde à vue. L'article 63-1 du code de procédure pénale confère donc à la personne placée en garde à vue "le droit, lors des auditions (...) de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire".

Certes, mais Hocine X. a eu la malencontreuse idée de faire ses aveux en dehors d'une audition. Il peut cependant là encore invoquer la jurisprudence libérale de la Cour européenne des droits de l'homme. Dès l'affaire Allan c. Royaume Uni de 2002, la Cour sanctionne ainsi l'utilisation à charge de confidences faites à un soi-disant co-détenu, en réalité un informateur de la police placé au contact de l'accusé pour obtenir des aveux. Ces confidences qui constituaient l'essentiel de l'accusation ont donc été obtenues contre le gré du requérant et l'utilisation qui en est faite au procès porte atteinte au droit de garder le silence qu'il avait pourtant invoqué. Le cas d'Hocine X. est très proche puisque lui aussi s'est laissé aller à faire des aveux en dehors d'une audition.  En l'espèce, il n'a d'ailleurs pas, expressément et de manière non équivoque, renoncé à l'assistance d'un avocat, seul élément qui permettrait de recueillir ses déclarations, même effectuées en dehors d'une audition proprement dite (CEDH, 1er décembre 2009, Ahmet Engin Satir c. Turquie).

N'avoue jamais. Guy Mardel. 1965

Le droit de ne pas s'auto-incriminer


Le droit de ne pas s'auto-incriminer est aussi directement inspiré du droit américain, plus exactement du 5è Amendement à la Constitution des Etats-Unis. En tant que tel, il ne figure pas formellement dans le code pénal. Il trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne qui, comme le droit au silence, le rattache aux exigences du procès équitable. Consacré par un arrêt du 25 février 1993 Funke c. France, il interdit à l'accusation de recourir à des éléments de preuve obtenus sous la contrainte ou par la ruse. Dans un arrêt très remarqué du 6 mars 2015, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation reprend ce principe et sanctionne pour défaut de loyauté le fait d'avoir sonorisé deux cellules de garde à vue dans lesquelles ont été enfermées des individus soupçonnés d'avoir dévalisé une bijouterie. Or ces enregistrements sont accablants : après avoir reconnu avoir exercé des violences à l'égard d'une cliente du magasin, l'un des deux gardés à vue propose à l'autre de le disculper, moyennant finances. Ces enregistrements considérés comme des éléments de preuve et versés au dossier seront finalement annulés car ils ont conduit les gardés à vue à s'auto-incriminer.

Dans le cas d'Hocine X., l'atteinte au droit à ne pas s'auto-incriminer est la conséquence logique de la violation de son droit au silence. Dès lors qu'il a fait des aveux en dehors d'une audition et alors qu'il n'était pas assisté par son avocat, il s'est nécessairement auto-incriminé.

L'ensemble de la procédure


D'une manière générale, la décision du 25 avril 2017 illustre une tendance de la jurisprudence à prendre en considération non plus les seules auditions mais l'ensemble de la période de garde à vue, et non pas la seule garde à vue mais l'ensemble de la procédure pénale. Appliquant la jurisprudence Bykov c. Russie du 10 mars 2009, la Cour de cassation examine donc l'ensemble de cette procédure.

La jurisprudence de la Cour européenne considère ainsi que toutes les phases antérieures à la saisine des juges du fond peuvent être soumises aux règles du procès équitable. Le célèbre arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008 ne raisonne pas autrement lorsqu'il impose la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue. De la même manière, l'audition comme témoin doit être appréhendée au cas par cas, en fonction des conséquences qu'elle a eu sur la suite de la procédure et sur la situation de la personne mise en cause.  Dans l'arrêt Schmid-Laffer c. Suisse du 16 juin 2015, la Cour européenne estime ainsi que l'atteinte au droit au procès équitable n'est pas établie. Lors de sa première audition comme témoin, la requérante s'était bornée à mentionner qu'elle avait évoqué avec son amant la disparition de son encombrant mari, mais seulement "pour plaisanter". Ses propos ne permettaient donc pas de l'incriminer directement, en l'absence d'autres preuves. Il est vrai qu'il aurait été un peu délicat, en l'espèce, d'annuler la procédure dans la mesure où l'intéressée avait ensuite fait d'autres aveux circonstanciés, à deux reprises, avant finalement de se rétracter. 

Dans l'affaire Hocine X., la Cour de cassation embrasse aussi l'ensemble de la procédure pour apprécier la violation du droit au silence. Il ne fait pas de doute qu'en l'espèce, les aveux spontanés de l'intéressé sont directement à l'origine de sa mise en examen, et qu'il n'avait pas renoncé, de manière non équivoque, à son droit au silence. La sanction pour atteinte au droit au procès équitable n'est donc pas surprenante. 

La place de l'aveu


La décision peut susciter le débat. Certains, et notamment ceux qui sont chargés des enquêtes, penseront que l'arrêt les prive de moyens bien utiles pour obtenir des aveux. Qui a oublié, par exemple, que le maréchal des logis chef Abgrall, accompagné d'un collègue, avait obtenu des aveux de Francis Heaulme.. en l'invitant à déjeuner au mess de la Gendarmerie, à la bonne franquette, entre deux auditions ? Le tueur en série avait alors avoué qu'il avait égorgé une aide-soignante, Aline Pérès, "qui avait l'air si gentille". Certes, et on peut comprendre que les forces de police ressentent une certaine frustration à la lecture de l'arrêt. 

Mais il repose, avant tout, sur l'idée que l'aveu n'est pas "la reine des preuves" et ne saurait justifier, à lui seul, la mise en examen d'une personne. Il doit s'accompagner d'autres éléments à charge, témoignages, preuves scientifiques, écoutes etc. Cette fois, on ne songe plus à Francis Heaulme mais à Patrick Dils. Lui aussi avait avoué avoir tué les enfants de Montigny-les-Metz après trente-six heures de garde à vue... et son innocence a finalement été démontrée, avec le concours actif des services de police scientifique de la Gendarmerie. La Cour de cassation impose ainsi une extrême prudence dans l'enquête pénale, seul moyen d'éviter les erreurs judiciaires.


Sur le droit au silence et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination : Chap 4, section 1 § 2  du manuel de libertés publiques.

lundi 15 mai 2017

Le RSA est-il soluble dans l'alcool ?

Le Figaro et d'autres médias annoncent que Arnaud Dumontier, maire (Les Républicains) de Pont Sainte-Maxence, "suspend le RSA d'un ivrogne pour nettoyer les rues de sa ville". Observons immédiatement que l'élu n'est pas compétent pour suspendre le revenu de solidarité active (RSA). Cette ressource est gérée par le conseil départemental qui peut la déléguer en totalité ou en partie aux caisses d'allocations familiales ou de mutualité sociale agricole. En l'espèce, l'élu local s'est, en fait, borné à signaler un cas particulier au président du conseil départemental et celui-ci a suspendu le versement de l'allocation à hauteur de 80 % pour une durée de trois mois.

Une telle décision suscite débat. Pour ses détracteurs, la suspension du RSA constitue une atteinte à un droit et le titulaire d'une prestation peut dépenser son argent comme il l'entend, y comprend dans l'achat d'alcool, sans que les autorités aient à voir avec ses choix. Les partisans de cette suspension, et d'abord l'élu, font valoir d'autres arguments, en particulier l'ordre public qui serait troublé par les débordements de quelques joyeux ivrognes, suscitant l'irritation de la population locale et des commerçants de Pont-Sainte-Maxence. Derrière l'anecdote se cachent souvent des problèmes juridiques de fond, et c'est le cas en l'espèce.

Le RSA est-il un droit ? 


La première question posée est la suivante : le RSA est-il un droit ? On peut répondre positivement à cette question dès lors qu'il n'est pas attribué sur le fondement d'un pouvoir purement discrétionnaire, comme le serait, par exemple, une aide attribuée par une commune à une famille particulièrement méritante et provisoirement dans les difficultés. Le RSA n'est pas la charité.

Le RSA a remplacé à la fois le revenu minimum d'insertion (RMI) et l'allocation de parent isolé (API) le 1er juin 2009. Il est attribué si l'intéressé répond à un certain nombre de conditions fixées de manière extrêmement précises :
  • être âgé de plus de 25 ans ou assumer la charge d'un ou une plusieurs enfants, ou encore avoir exercé une activité professionnelle pendant au moins au moins deux durant les trois dernières années précédant la demande de RSA ; 
  • résider de manière stable et régulière sur le territoire français (sans condition de nationalité) ; 
  • disposer de ressources inférieures à un revenu garanti fixé par les textes ; A partir de ce montant forfaitaire, le RSA est calculé individuellement pour chaque demandeur
A partir de ce montant forfaitaire, le RSA est calculé individuellement pour chaque demandeur, en fonction de la taille de la famille et de ses ressources. Le RSA est donc un revenu minimum pour ceux qui ne travaillent pas et un complément de revenu pour ceux qui travaillent. Il a pour objet de favoriser le retour à l'activité du bénéficiaire et, le cas échéant, de son conjoint.

Considéré sous cet angle, le RSA est un droit. Le Conseil constitutionnel consacre d'ailleurs un droit à des moyens convenables d'existence, en particulier dans sa décision du 29 décembre 2009. Il trouve son fondement dans le Préambule de la Constitution de 1946, d'abord dans l'alinéa 10 selon lequel "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement", ensuite dans l'alinéa 11 qui affirme que "tout individu qui (...) se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence". Cette formulation généreuse ne doit cependant pas faire illusion. Le Conseil estime en effet qu'il appartient au législateur d'organiser l'exercice de ce droit comme il l'entend, selon des modalités que le Conseil laisse à sa libre appréciation.

Gounod. Qu'ils sont doux... Le médecin malgré lui. Lucien Fugère. 1929

Un droit et des devoirs


Le droit au RSA s'exerce donc dans le cadre des lois qui le réglementent.  Et il faut bien reconnaître que la reconnaissance d'un droit social s'accompagne aussi d'un devoir imposé à son titulaire. En juin 1792, le projet de décret sur l'organisation générale des secours publics était ainsi présenté à l'assemblée législative : "L'assistance du pauvre ne doit point être gratuite et (celui-ci) doit donner à la société son travail en échange des secours qu'il reçoit ». De nos jours, les alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946 qui reconnaissent le droit à l'assistance doivent s'articuler avec l'alinéa 5 qui énonce que "chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi". 

En matière de RSA, nul n'ignore que la plupart des bénéficiaires préféreraient nettement travailler plutôt que vivre avec l'aide de la collectivité publique. Si la crise économique ne permet pas de leur imposer un véritable devoir de travailler, l'organisation du RSA leur impose tout de même de chercher un emploi et de se plier à une obligation d'insertion. C'est ainsi qu'un "référent" les accompagne dans leur parcours de retour à la vie active, en leur proposant, soit un projet personnalisé d'accès à l'emploi (PPAE), soit un contrat d'insertion. En dehors de cette obligation d'ordre général, ils sont également tenus de solliciter toutes les aides auxquelles ils peuvent prétendre avant de faire leur demande de RSA. 

Il n'est dit nulle part, cependant, que le RSA est versé sous condition de sobriété. Sur le plan strictement juridique, il n'est donc pas possible de refuser la prestation à un demandeur, ou de la suspendre, parce qu'il est alcoolique ou de la lui retirer pour les mêmes motifs. Or une telle décision doit être motivée, élément essentiel dans l'hypothèse d'un recours contentieux.

Cette impossibilité de se fonder sur l'alcoolisme du bénéficiaire ne signifie pas cependant que les élus locaux soient sans moyens juridiques face à une telle situation. La décision de suspension de 80 % du RSA notifiée à l'intéressé n'a pas été publiée et n'a pas à l'être. Il serait pourtant bien utile de connaître sa motivation. Si le présidence du conseil départemental se fonde uniquement sur l'alcoolisme de l'intéressé, sa légalité est sans doute très contestable. En revanche, si l'on en croit le portrait de l'intéressé brossé par le maire de Pont-Sainte-Maxence, il est certainement possible de se fonder sur le non-respect de son obligation d'insertion. Apparemment sans domicile fixe et en permanence alcoolisé, rétif à toute proposition d'aide formulée par les services sociaux de la commune, il est très probable qu'il ne se préoccupe guère de sa réinsertion. Or, parmi les causes de suspension prévues par l'article L 262-27 du code de l'action sociale et des familles (CASF), figure en effet le non-respect, "sans motif légitime" de ses obligations par le titulaire du RSA. Nul doute que l'alcool n'est pas vraiment un motif légitime justifiant par une interruption dans la recherche d'un emploi ou dans la démarche d'insertion.

L'échec du RSA


A sa manière, l'affaire de Pont-Sainte-Maxence illustre l'échec du RSA. Mesure phare du quinquennat de Nicolas Sarkozy, issue d'une initiative de Martin Hirsch, l'allocation n'est pas parvenue à remplir ses objectifs. En 2013, un rapport du Centre d'étude de l'emploi estimait que 68 % des personnes qui pourraient y prétendre ne la demandaient pas. En 2012, la Cour des comptes a refusé de certifier les comptes de la branche famille de la Sécurité sociale, en raison de trop nombreuses erreurs de paiements. Contrairement à ce que pensent certains, l'écrasante majorité de ces erreurs ne provient pas de la fraude mais de la complexité, de l'erreur de bonne foi du demandeur ou de l'organisme payeur. Nul doute que l'ensemble de la procédure mérite d'être repensée afin d'améliorer son efficacité en améliorant son efficacité par un meilleure contrôle de sa répartition. Sans doute un chantier à engager par la nouvelle équipe gouvernementale.

Sur le droit au travail : Chap 13 section 2 du manuel de libertés publiques.

jeudi 11 mai 2017

L'"accès indirect" aux données relevant de la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique



L'arrêt rendu le 5 mai 2017 par le Conseil d'Etat M. B. va décevoir plus d'un lecteur. Il s'agit pourtant de la première décision ordonnant au ministre de la défense d'effacer des données "illégalement contenues" dans des fichiers du renseignement territorial et de la Direction pour la protection et la sécurité de la défense (DPSD) devenue Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) depuis le décret du 7 octobre 2016. Ceux qui auraient voulu connaître le contenu de la fiche de M. B., à commencer par M. B. lui-même, seront déçus car le Conseil d'Etat se borne à mentionner que les vérifications ont été faites et qu'elles ont révélé une irrégularité. C'est tout. 

La formation spécialisée du Conseil d'Etat


Cette décision est la première injonction prononcée par la "formation spécialisée" du Conseil d'Etat. Créée par la loi renseignement du 24 juillet 2015 (art. R 773-2 du code de la justice administrative), elle est compétente pour contrôler l'usage des techniques d'interception par les services de renseignement ainsi que l'exercice du "droit d'accès indirect" prévu par l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978 informatique et libertés

Le "droit d'accès indirect"


Entendons-nous bien : ce "droit d'accès indirect" n'a rien d'un droit d'accès. La notion ne figure pas dans la loi mais est le pur produit d'une certaine forme de novlangue administrative utilisée par les praticiens et les fonctionnaires pour donner de l'ampleur à une réforme modeste. Lorsqu'une personne craint de figurer dans un fichier intéressant la "sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique", elle peut saisir la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui désigne l'un de ses membres, issu de la Cour de cassation, du Conseil d'Etat ou de la Cour des comptes, pour procéder aux investigations utiles ainsi qu'aux modifications éventuellement nécessaires si le contenu de la fiche n'est pas conforme à la loi. Tel est le cas lorsque les informations qui y figurent apparaissent "inexactes, incomplètes, équivoques ou périmées". Lorsque la Commission constate, en accord avec le gestionnaire du fichier, que les données stockées ne mettent pas en cause les finalités du traitement, elles peuvent être communiquées au requérant.



Dans le cas présent, M. B. a été écarté d'une procédure de recrutement à la suite d'une enquête administrative et il se plaint d'avoir perdu son emploi dans le secteur aéronautique. Il apparaît qu'il avait effectivement fait l'objet d'une procédure judiciaire en 2012, rapidement classée sans suite en 2013. Hélas, la trace de ces faits demeurait en 2015 dans le fichier du traitement des antécédents judiciaires consultable par les entreprises sensibles, en particulier celles du secteur aéronautique. M. B. a donc saisi la CNIL pour qu'il soit procédé aux vérifications d'usage. Conformément à l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978, il a  reçu une lettre de la présidente de la Commission, en novembre 2015, lui indiquant "qu'il avait été procédé à l'ensemble des vérifications demandées et que la procédure était terminée". Peu satisfait de cette réponse, M. B. saisit alors la juridiction administrative d'un recours contre le refus, révélé par ce courrier, du ministre de la Défense de lui donner communication des mentions le concernant dans le fichier de la DPSD. Il demande également que les données illégales soient rectifiées ou effacées. Il n'obtient satisfaction que sur le second point, ce qui constitue déjà une avancée non négligeable dans la protection des personnes fichées. 

L'accès aux informations couvertes par le secret


L'un des avantages de cette nouvelle formation spécialisée du Conseil d'Etat réside dans le fait que le secret de la défense nationale ne lui est pas opposable. Cette habilitation est une innovation importante, en particulier si l'on considère qu'elle a toujours été refusée au juge judiciaire. Souvenons-nous d'une époque où la loi de programmation militaire avait prévu d'interdire à ces derniers certains lieux protégés, en tant que tels, par le secret défense. Toute perquisition devenait alors impossible, et le juge d'instruction risquait rien moins qu'être poursuivi pour compromission du secret de la défense nationale. Certes, le Conseil constitutionnel a annulé ces dispositions dans une décision du 10 novembre 2011, mais le fait même qu'elles aient été votées témoigne d'une réelle méfiance à l'encontre du juge judiciaire ainsi que d'un refus des services de se plier aux règles les plus élémentaires de la procédure pénale. De toute évidence, les membres du Conseil d'Etat semblent bénéficier d'une confiance plus grande. 

La formation spécialisée a donc pu obtenir communication de la fiche de M. B. Une audience à huis-clos lui a permis d'entendre successivement le requérant, les représentants de la CNIL, et ceux des ministères de la défense et de l'intérieur. Observons cependant que les conclusions du rapporteur public sont prononcées "hors la présence des parties" afin d'empêcher le requérant d'obtenir par l'audition des seules conclusions ce qu'il demande précisément au juge. Dans le cas contraire, la procédure épuiserait le fond, et la décision contentieuse deviendrait inutile. 

Calvin et Hobbes. Bill Watterson
In fine, la formation spécialisée constate que "des données concernant M. B. figuraient illégalement dans le fichier" et elle ordonne leur effacement. On s'en réjouit pour l'intéressé, mais il convient peut-être de tempérer un peu l'enthousiasme de ceux qui pensent que la formation spécialisée du Conseil d'Etat est une sorte de chevalier blanc volant au secours de la personne fichée. D'une part, force est de constater que la procédure a pris quatre années durant lesquelles M. B. s'est retrouvé au chômage et dans l'incapacité de retrouver un emploi dans son secteur d'activité. D'autre part, il n'a finalement rien obtenu d'autre que ce que prévoit l'article 41 de la loi du 6 janvier 1978. Le "droit d'accès indirect" appartient à la CNIL, puis à la formation spécialisée du Conseil d'Etat, mais pas au requérant. L'injonction ne porte en effet que la suppression des données litigieuses, pas sur leur communication à l'intéressé. L'innovation est donc procédurale par l'intervention de la formation spécialisée mais rien n'est changé sur le fond. Ceci dit, le requérant ne devrait-il pas trouver du réconfort dans la seule intervention Conseil d'Etat, protecteur des libertés publiques ?


Sur la protection des données et les fichiers intéressant la sécurité publique : Chap 8, section 5 du manuel de libertés publiques.

lundi 8 mai 2017

Sexe neutre et état civil

"La loi française ne permet pas de faire figurer dans les actes de l'état civil l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin". La formulation employée par la première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mai 2017, ne laisse aucun doute sur son refus de reconnaître l'existence du sexe neutre. 

A sa naissance, en 1951, D. a été déclaré à l'état civil comme étant de sexe masculin. A l'âge de soixante-trois ans, il a demandé au juge la rectification de son acte de naissance, pour que soit substituée la mention "sexe neutre" à celle de "sexe masculin". Sur le plan biologique, sa demande peut sembler légitime. Il explique en effet qu'il était impossible de déterminer son sexe à sa naissance, et qu'en raison d'absence de production d'hormones sexuelles, aucun caractère sexuel secondaire n'est ensuite apparu. Il n'est donc ni homme ni femme. 

Dans un premier temps, le tribunal de grande instance de Tours lui a donné satisfaction et ordonné cette substitution. Sur appel du procureur de la République, cette décision a été annulée par la Cour d'appel d'Orléans le 22 mars 2016, décision que la Cour de cassation confirme aujourd'hui. 

Transsexualisme et intersexualité


Avant d'envisager l'approche juridique de la question, il convient de préciser que la situation de D. pose un problème d'intersexualité. Celle-ci se définit comme "la présence, chez un même individu (...), de caractères sexuels intermédiaires entre le mâle et la femelle". A l'ancienne qualification d'hermaphrodite ont succédé d'autres formulations : intersexe, intergenre, ou personne atteinte d'un d'une VSD (Variation du développement sexuel). D. est victime d'une mutation génétique qui a modifié le processus habituel de différenciation sexuelle. Elle touche environ 10 000 personnes en France (environ 1, 7 % des naissances soit 200 enfants par an, selon un rapport du Conseil de l'Europe publié en 2015)

Sa situation n'a rien à voir avec la transsexualité qui se définit comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et de prénom dans le registre d'état-civil. 

Les deux situations sont donc bien distinctes. D. est victime d'un caprice de la génétique et non pas d'un trouble psychologique affectant son identité. Le problème est que si le droit reconnaît la possibilité de rectifier l'état civil d'une personne transsexuelle, il n'offre pas le même choix à la victime d'une intersexualité.

Le moyen essentiel développé par D. réside dans le trouble à sa vie privée que représente une telle situation. La Cour de cassation ne nie pas que le refus de modifier l'état civil constitue une ingérence dans sa vie privée, mais elle estime qu'en l'espèce, aucune violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ne peut être établie. Elle raisonne, à ce propos en deux temps.



Andrée Pollier. La cage de l'homme jaune. 1966

La compétence du Parlement


D'une part, l'ingérence dans la vie privée que constitue ce refus de modification de l'état civil doit répondre à un but légitime. La Cour de cassation rappelle qu'il n'existe, dans l'état civil, que deux mentions relatives au sexe : masculin et féminin. Certes, l'article 57 du code civil se borne à affirmer que "l'acte de naissance énoncera (...) le sexe de l'enfant", sans davantage de précision. Il n'empêche que cette binarité est, aux yeux de la Cour "nécessaire à l'organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur". En témoigne le fait qu'en cas d'incertitude sur le sexe de l'enfant à la naissance, la déclaration peut être repoussée jusqu'à deux ans, avec l'autorisation du Parquet, afin de laisser au corps médical le temps de se prononcer.

Derrière la référence à une nécessité de l'organisation sociale et juridique, on ne doit pas voir une appréciation subjective impliquant le rejet des personnes atteintes d'intersexualité. Le problème vient du système juridique lui-même qui consacre cette binarité dans bon nombre de normes juridiques. Parmi une multitudes de règles, on peut citer l'article 388 du code civil qui définit le mineur comme "l'individu de l'un ou l'autre sexe qui n'a point encore l'âge de dix-huit ans accomplis" ou encore l'article L 131-1 du code de l'éducation qui consacre "l'instruction obligatoire pour les enfants des deux sexes". Admettre le sexe neutre imposerait donc la modification d'un grand nombre de textes reposant sur la binarité des sexes. Or il s'agit de modifier la loi, et une telle modification ne saurait être la conséquence d'une décision prétorienne. Seul le Parlement est en effet compétent pour modifier une disposition législative. 

L'ingérence dans la vie privée


D'autre part, la Cour de cassation considère que l'ingérence dans la vie privée du requérant n'est pas disproportionnée par rapport au but poursuivi qui est le maintien de l'organisation juridique. Elle rappelle que la cour d'appel a déjà constaté que l'apparence physique du requérant est masculine et que son comportement social est celui d'un homme. Il est marié depuis 1993 et, avec son épouse, il a adopté un enfant. Il est donc difficile d'invoquer une atteinte à la vie privée, même s'il est vrai que la Cour d'appel n'a pas examiné le trouble psychologique engendré par l'intersexualité du requérant. 

Quoi qu'il en soit, la Cour de cassation évite de se prononcer sur cette lacune de la Cour d'appel, tout simplement parce qu'elle n'en a pas besoin. Il lui suffit de constater que le système français interdit la mention du sexe neutre à l'état civil. 

Le raisonnement de la Cour de cassation ne saurait être juridiquement contesté. Il serait pourtant souhaitable de trouver une solution satisfaisante pour les personnes en situation d'intersexualité. Le fait qu'elles soient peu nombreuses ne doit pas conduire à les laisser à l'écart de toute évolution juridique. Si l'on se tourne vers le droit comparé, on s'aperçoit que seule l'Australie admet que la mention "non specific" soit portée sur l'état civil d'une personne en référence à son sexe. Au sein du Conseil de l'Europe, aucun pays du Conseil de l'Europe ne reconnaît formellement l'existence d'un sexe neutre. Le Portugal et la Finlande n'imposent cependant pas de délai limite à la déclaration du sexe à l'état civil, permettant ainsi de maintenir cette mention dans l’ambiguïté. De son côté, l'Allemagne admet formellement que le champ réservé au sexe dans le registre de naissance ne soit pas renseigné en cas de "désordre du développement sexuel". Cette solution permet de ne pas choisir entre un marqueur de genre masculin ou féminin et, en même temps, de ne pas remettre en cause l'ensemble du système juridique. Une réflexion en ce sens mériterait sans doute d'être engagée. 



Sur le transsexualisme : Chap 8, section 1 du manuel de libertés publiques.




jeudi 4 mai 2017

François Fillon : la chasse au Canard est ouverte

Le Canard Enchaîné du mercredi 3 mai 2017 annonce que François Fillon a porté plainte contre lui. Le candidat des Républicains, battu au premier tour des élections présidentielles, considère que les révélations du Palmipède portant sur les emplois fictifs de son épouse et de ses enfants relèvent de l'article 97 du code électoral ainsi rédigé : "Ceux qui, à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages (...) seront punis d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 15 000 €". Une enquête préliminaire a donc été ouverte à la suite de cette plainte.

Le refus de l'action en diffamation


Le choix d'un tel fondement juridique peut surprendre. Pourquoi François Fillon ne s'appuie-t-il pas tout simplement sur l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 qui réprime la diffamation, définie comme "allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne" ? La réponse ne réside pas dans le délai de prescription qui est de trois mois pour les délits de presse alors qu'il est de six ans pour les autres. Les premières révélations du Canard remontent au 25 janvier 2017 et une plainte déposée le 13 avril pour diffamation ne pourrait se voir opposer la prescription. Les raisons profondes de ce choix se trouvent ailleurs, sans doute dans les moyens de défense que la loi de 1881 offre aux personnes poursuivies pour diffamation.
 
Le premier moyen de défense se trouve dans l'exception de vérité, c'est-à-dire la possibilité pour la personne attaquée de démontrer la réalité des faits allégués. Or le Canard ne manque pas d'éléments à l'appui de ses révélations. Sans qu'il soit besoin de les évoquer en détails, on observe qu'ils ont été considérés comme suffisamment sérieux par le Parquet national financier pour justifier d'abord une enquête, ensuite la saisine d'un juge d'instruction. Par ailleurs, François Fillon a lui-même reconnu certains faits et a même présenté ses excuses aux Français. Comme si cela ne suffisait pas, le Conseil constitutionnel a abrogé, dans une décision Theresa C. et autres du 20 mai 2011 la disposition législative qui interdit d'établir la vérité en invoquant des faits remontant à plus de dix ans. François Fillon n'a décidément pas de chance, car certaines révélations du Canard portent sur des faits remontant à plus de dix ans.

Le second moyen de défense susceptible d'être invoqué par le Canard est sa bonne foi. La jurisprudence exige que l'auteur des propos jugés diffamatoires ait poursuivi un but légitime, qu'il ait été convaincu de l'exactitude des faits rapportés et qu'il ait fait preuve de modération et d'objectivité dans le récit. Le Canard a évidemment un but légitime qui est l'information du public. Il était convaincu de l'exactitude des faits rapportés qu'il a vérifiés auprès de différentes sources. Enfin, selon une jurisprudence classique, les conditions de modération et d'objectivité sont remplies si le Canard a effectué une enquête sérieuse et documentée. En l'espèce, le simple fait qu'une information judiciaire soit aujourd'hui ouverte suffit à démontrer le sérieux de l'enquête.

L'article 97 : une jurisprudence rare


Si l'on comprend pourquoi François Fillon a préféré éviter l'action en diffamation, il reste à se demander si ses chances sont plus grandes sur le fondement de l'article 97 du code électoral. Observons d'emblée que la jurisprudence est rare. On y trouve le cas du préfet de police de Marseille qui a, à la suite d'une explosion, a, sans preuves décisives et dans l'intention de détourner des suffrages lors des élections municipales, attribué à des politiciens de droite un projet d'attentat contre une synagogue. A commis la même infraction le candidat aux élections cantonales qui a fait distribuer un tract dans lequel il affirmait qu'une société avait décidé de créer  dans une commune du département 310 emplois grâce à des installations touristiques, alors même que la société en question avait officiellement informé qu'elle renonçait à tout investissement nouveau en raison de contraintes financières (TGI Nancy, 3 juillet 1996, n° 3266/96). D'une manière générale, la jurisprudence porte uniquement sur des élections locales, et jamais sur l'action de la presse.

Dans sa décision du 7 décembre 2012, le Conseil constitutionnel, quant à lui, se prononce comme juge de l'élection. Il est saisi d'un recours de Nadine Morano qui demande l'annulation des législatives de juin 2012, dans la 5è circonscription de Meurthe-et-Moselle, où elle a été battue. Elle se plaint notamment d'un canular de Gérald Dahan qui, durant la campagne, s'était fait passer au téléphone pour Louis Aliot et lui avait proposé une alliance avec le FN, alliance qu'elle n'avait pas formellement refusée. Le Conseil constitutionnel affirme, comme on peut s'en douter, qu'il n'est pas compétent pour dire si le canular entre dans le champ d'application de l'article 97 du code électoral, décision qui ne saurait appartenir qu'au juge judiciaire.

En revanche, le Conseil affirme que Nadine Morano a "été en mesure de répondre à la polémique électorale née de la diffusion des propos enregistrés à son insu". La remarque invite les juges du fond à considérer que le délit n'est pas constitué si le débat public a pu se développer entre les révélations divulguées et l'élection. Dans ce cas le détournement des suffrages est plus difficile à démontrer, dès lors que la manoeuvre a été mise sur la place publique.  François Fillon a, quant à lui, eu plus de trois mois pour contester les révélations du Canard, pour se plaindre de la persécution que lui faisait subir la presse et même dénoncer l'existence d'un étrange Cabinet Noir.  On doit en déduire que le Conseil estime que l'infraction de l'article 97 s'applique lorsque les électeurs n'ont pas pu bénéficier d'un débat contradictoire qui, s'il ne s'est pas encore développé devant les juges, a au moins eu lieu dans les médias.

To Duck or not To Duck. Tex Avery. 1943

La notion de fausse nouvelle 


La notion de fausses nouvelles figurant dans l'article 97 du code électoral n'a pas suscité d'interprétations jurisprudentielles. On est donc contraint de raisonner par analogie, à partir du délit figurant à l'article 27 de la loi de 1881. Il punit "la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique". Selon la jurisprudence relative à ces dispositions, la fausse nouvelle se définit par trois éléments.

Le premier est que l'information divulguée doit être une "nouvelle", ce qui signifie que les faits relatés doivent avoir un lien avec un évènement ou un fait d'actualité et qu'ils ne portent pas sur des informations du passé déjà divulguées. En l'espèce, les activités de Pénélope comme assistante parlementaire et salariée de la Revue des deux mondes constituent bien des "nouvelles" dès lors qu'elles étaient demeurées confidentielles et que ces informations éclairent la candidature de son mari aux fonctions de Président de la République.

Le second élément réside dans la fausseté de l'information et François Fillon risque de se retrouver confronté à un problème très délicat pour lui, celui de la vérité. D'une manière générale, la fausse nouvelle est "mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité du fait et dans ses circonstances", formule employée par la Cour d'appel de Paris dans une décision du 7 janvier 1988. La fausse nouvelle concerne donc les faits et eux seuls, comme le rappelle la décision rendue le 13 avril 1999 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Des commentaires, même particulièrement venimeux, sur des faits avérés ne peuvent être, en soi, être considérés comme des fausses nouvelles. Dans l'affaire Fillon, le Canard n'a pas rapporté de fausse nouvelle, d'autant que, là encore, il convient de rappeler que l'intéressé lui-même a reconnu la matérialité de l'emploi de son épouse.

Reste le troisième et dernier élément, qui réside, comme en matière de diffamation, dans la bonne foi de la publication. Il est probable que François Fillon espère démontrer cette absence de bonne foi en invoquant le fait que Le Canard n'a pas seulement fait état de l'emploi de Pénélope mais aussi et surtout de son caractère fictif. Le volatile est-il pour autant de mauvaise foi ? Il le serait s'il était démontré qu'il a sciemment publié des informations qu'il savait erronées. Avouons que la probabilité est bien faible, d'autant que les juges d'instruction sont précisément en train d'enquêter sur ce caractère fictif. En l'espèce, il appartiendra à François Fillon de prouver la mauvaise foi du Canard et dans ce but, il s'efforcera d'accéder à ses sources. Mais la loi du 4 janvier 2010 protège le secret des sources des journalistes, protection à laquelle les pouvoirs publics ne peuvent porter atteinte que pour des motifs liés à un "impératif prépondérant d'intérêt public". Quoi qu'en pense François Fillon, il est peu probable que les droits de la partie civile dans une affaire correctionnelle soient considérés comme un tel impératif.

La plainte de François Fillon a bien peu de chances de prospérer et l'on peut penser qu'il s'agit d'une simple posture de communication. La presse nous dit pourtant, rapportant des propos de Robert Bourgi, qu'il songerait à s'appuyer sur cette procédure pour obtenir l'invalidation de l'élection présidentielle. Cette fois, nous sommes dans la plus haute fantaisie... Rappelons en effet que le Conseil constitutionnel est le seul juge de l'élection présidentielle et qu'un recours est ouvert aux candidats malheureux pendant les 48 heures suivant le scrutin. Les avocats de François Fillon feraient certainement preuve de sagesse en lui conseillant de jeter l'éponge. C'est d'autant plus vrai qu'avec ses fins de mois difficiles, il risque d'avoir rapidement des difficultés pour payer leurs honoraires.



Sur la liberté de presse et la diffamation :  Chap 9, section 2 § A du manuel de libertés publiques.