« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 5 juin 2017

La fin de vie devant le Conseil constitutionnel

Pour la première fois, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur le droit de la fin de vie, dans une décision rendue  sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 2 juin 2017 à la demande de l'Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébro-lésésLa loi du 22 avril 2005, puis celle du 2 février 2016, n'avaient en effet pas été déférées au Conseil au moment de leur vote. Ce n'est pas surprenant si l'on considère qu'un consensus parlementaire est généralement recherché sur les sujets éthiques. En témoigne le fait que le texte le plus récent était défendu à la fois par Jean Léonetti (LR Alpes Maritimes) et par Alain Claeys (PS Vienne). A l'issue de la procédure, il n'existait donc pas de majorité parlementaire suffisamment structurée pour saisir le Conseil.

C'est donc par la voie de la QPC que le Conseil déclare aujourd'hui conforme à la Constitution la procédure d'arrêt des traitements, lorsque le patient n'est pas en mesure d'exprimer sa volonté et qu'il n'a pas laissé de directives anticipées ou n'a pas désigné un tiers de confiance susceptible de la faire connaître. En l'espèce, les dispositions contestées sont les articles L 1110-5-1, L 1110-5-2 et L 1111-4 du code de la santé publique, dans leur rédaction résultant de la loi du 2 février 2016. Ce sont eux qui prévoient que l'arrêt des traitements est une décision de l'équipe médicale, précédée d'une procédure consultative par laquelle les proches peuvent rapporter la volonté du patient, ou plus simplement donner leur propre avis si cette dernière n'est pas clairement établie.

Droit à la vie et dignité de la personne humaine


L'association requérante invoque le droit à la vie. Elle n'a sans doute pas beaucoup d'espoir de le voir pris en considération par le Conseil constitutionnel, mais on pourrait dire qu'il s'agit là d'un passage obligé. En matière éthique, le droit à la vie a toujours été invoqué, et toujours en vain, pour contester aussi bien le droit à l'IVG que la fécondation in vitro ou la recherche sur l'embryon. Les réticences du Conseil s'expliquent sans doute par son caractère induit, car le Conseil constitutionnel le considère comme la conséquence du principe de dignité. Ce dernier figure dans le Préambule de 1946 et a été consacré par le Conseil comme principe à valeur constitutionnelle par la  décision du 27 juillet 1994.

De fait, le Conseil observe que le soin de préciser le contenu du droit à la vie relève de la compétence du législateur, et de lui seul, conformément à l'article 34 de la Constitution. Il précise ainsi "qu'il appartient au législateur de fixer es garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, notamment en matière médicale, de déterminer les conditions dans lesquelles une décision d’arrêt des traitements de maintien en vie peut être prise, dans le respect de la dignité de la personne". Et il ajoute, selon une formule désormais bien connue qu'il "ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement".

Le parlement a donc décidé de confier à l'équipe médicale, et non pas à la famille du patient, le soin de prendre la décision d'arrêt des traitements. Ce choix a été largement débattu et il repose sur le volonté de ne pas faire peser sur les proches la responsabilité d'un choix extrêmement difficile.

Si l'association requérante n'obtient pas satisfaction sur le fond, ce qui était largement prévisible, la décision donne au Conseil l'occasion de rappeler un certain nombre de principes de nature procédurale particulièrement utiles à la mise en oeuvre d'un droit récent et souvent mal compris.

Le droit à un recours juridictionnel effectif


Depuis sa décision du 9 avril 1996, le Conseil constitutionnel déduit l'existence d'un droit au recours juridictionnel effectif des dispositions de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : 'Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Il est désormais acquis, en particulier depuis la décision Albin R. du 25 novembre 2011, que cet article 16 fait partie des "droits et libertés que la Constitution garantit" et peut donc être invoqué à l'appui d'une QPC.

En l'espèce, le Conseil constitutionnel ne sanctionne pas l'absence de droit au recours, tout simplement parce que la décision de l'équipe peut parfaitement être contestée devant le juge administratif. C'est ainsi que le Conseil d'Etat s'est prononcé le 24 juin 2014 sur la décision de suspension du traitement de Vincent Lambert, en état végétatif depuis presque une dizaine d'années. De la même manière, le juge des référés du Conseil d'Etat a accepté d'élargir les conditions du référé pour suspendre la décision d'arrêter les traitement de la petite Marwa, par une ordonnance du 8 mars 2017.

S'il n'accueille pas le grief tiré de l'absence de droit au recours, le Conseil constitutionnel prend soin de formuler deux réserves d'interprétation précisant les garanties procédurales qui doivent le faciliter.

Georges Brassens. L'Ancêtre. 1969

Les réserves d'interprétation

 

Il impose d'abord la notification formelle de la décision prise par l'équipe médicale à l'ensemble des personnes consultées. Certes, il est très probable que cette formalité était déjà mise en oeuvre mais force est de constater qu'elle ne figurait pas expressément dans la loi Léonetti ni dans le décret du 2 février 2016 précisant l'organisation de la procédure consultative. Il s'agit là d'une simple précision, mais elle se révélera sans doute fort utile dans un domaine marqué par l'existence de graves conflits familiaux, comme dans l'affaire Lambert.

La seconde réserve réside dans une obligation de célérité liée à une utilisation privilégiée de la procédure de référé. Le Conseil affirme ainsi que le recours "doit pouvoir être examiné dans les meilleurs délais par la juridiction compétente aux fins d’obtenir la suspension éventuelle de la décision contestée". En insistant ainsi sur l'intérêt du référé pour les parties, le Conseil constitutionnel valide implicitement l'élargissement de ses conditions réalisée par le juge des référés, dans l'affaire Marwa.

Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (…) ». Ces dispositions indiquent donc que le juge des référés ne peut faire cesser une atteinte à une liberté fondamentale que lorsque cette atteinte est "manifestement illégale". Dans l'affaire Marwa, le juge des référé s'autorise à contrôler si la continuation du traitement de l'enfant peut, ou non, s'analyser comme une "obstination déraisonnable" au sens de la loi Léonetti. Il pénètre donc dans un contrôle de légalité classique qui n'est plus limité au contrôle de la disproportion manifeste habituellement exercé en matière d'urgence. Cet élargissement est, à l'évidence, lié au caractère irrémédiable de la décision du juge. Le refus de suspendre une telle décision a pour conséquences, rappelons-le, d'entraîner l'interruption des soins et donc le décès de la personne. Dans ce cas très particulier, le Conseil d'Etat a admis d'intégrer le contrôle de légalité dans la procédure de référé, et le Conseil constitutionnel, en insistant sur l'intérêt du référé, valide cette pratique.

Comme souvent dans ces domaines sensibles, la QPC a un effet absolument opposé à ce qu'attendait l'association requérante. Au lieu de fragiliser la  procédure d'arrêt des soins et la loi Léonetti, elle la renforce. Même les réserves d'interprétation sont destinées à assurer que l'arrêt des soins n'interviendra qu'à l'issue d'une procédure rigoureuse, marquée par une consultation formelle avec la famille et lui offrant une large possibilité de recours. Mais il n'en demeure pas moins que l'essentiel de la loi Léonetti est maintenu : la suspension des traitements demeure une décision de l'équipe médicale.


Sur le droit de mourir dans la dignité  : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet

1 commentaire:

  1. Merci pour ce double éclairage. Celui d'un douloureux problème sociétal (droit de mourir dans la dignité) et celui de la mise oeuvre pratique de plusieurs principes de droit (dont le droit à un recours effectif) qui se contredisent.

    - D'une manière générale, tout voie de recours juridique supplémentaire contre une décision et toute voie de contestation de la légalité de la loi invoquée constituent en elles-mêmes des avancées non négligeables pour assurer une meilleure défense des droits fondamentaux des citoyens. On ne peut donc que s'en féliciter !

    - D'une manière spécifique à ce cas d'espèce, force est de constater que la pratique est moins libérale qu'il n'y parait en apparence. Dès son arrivée au Palais-Royal, Laurent Fabius a voulu marquer un coup d'arrêt à une mise en oeuvre jugée trop libérale de la QPC par Jean-Louis Debré. Il y parvient grâce à une double restriction : (1) dans les conditions de saisine du Conseil Constitutionnel par le Conseil d'état ou la Cour de cassation et (2) dans l'interprétation du droit. Ainsi, il amoindrit considérablement la générosité du principe.

    "Satisfaire à un principe, c'est s'en libérer".

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