Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 10 mai 2024, refuse de suspendre l'exécution d'un arrêté préfectoral du 20 avril 2024 portant
couvre-feu, pour une durée d'un mois, sur le territoire des communes des Abymes et de Pointe-à-Pitre. Ce couvre-feu, applicable à partir de 20 heures, concerne exclusivement les mineurs. Il est contesté par une association guadeloupéenne, Le Lakou LKP, qui voit dans cette mesure une atteinte excessive à la liberté de circulation des mineurs. Le juge des référés écarte cette demande, et ce rejet n'a vraiment rien de surprenant.
Alors que la question du couvre-feu des mineurs revient au coeur de l'actualité, le juge des référés du Conseil d'État donne ainsi aux élus locaux une sorte de mode d'emploi de cette procédure.
Une pratique ancienne
Les premiers couvre-feu concernant les mineurs sont apparus en 1997, à
la seule initiative des élus locaux. Ils avaient alors pris au dépourvu tant
les juges que le législateur. Leur encadrement juridique n'a été
réalisé que de manière purement réactive, au fil d'une jurisprudence
largement liée aux circonstances de fait. Quoi qu'il en soit, le Conseil
constitutionnel a jugé ces couvre-feu conformes à la Constitution, dans
sa
décision du 14 mars 2011.
Il a toutefois annulé la disposition qui punissait d'une contravention
les parents des mineurs contrevenant au couvre-feu, y voyant une
atteinte au principe de responsabilité personnelle en matière pénale.
Dans sa décision du 10 mai 2024, le juge des référés rappelle qu'une mesure de police a sa propre justification, fondée sur les nécessités de l'ordre public. Ce pouvoir de police ne saurait être restreint par les normes juridiques relatives à la sécurité des enfants. L'a
rticle 371-1 du code civil affirme ainsi que la
santé, la sécurité et la moralité de l'enfant sont confiées par la loi à
ses parents, qui ont à son égard droit et devoir d'éducation, mais cette disposition n'a pas pour effet d'empêcher le préfet de prendre un arrêté de couvre-feu. De même
les articles 375 à 375-9 du même code, relatifs au rôle de l'autorité judiciaire pour la protection des mineurs en danger, ne donnent pas au juge une compétence exclusive, l'autorité administrative demeurant libre d'intervenir pour assurer sa sécurité au moyen de mesures de police. Enfin, l'
article L. 132-8 du code de la sécurité intérieure autorise le préfet à restreindre la liberté de circulation des mineurs de moins de treize ans la nuit en cas de risque manifeste pour leur santé, leur éducation et leur moralité et pour prévenir d'éventuels troubles à l'ordre public. Mais cette autorisation ne lui interdit pas d'user de son pouvoir de police générale pour limiter la circulation des mineurs de moins de dix-huit ans.
Le mineur se trouve ainsi au centre d'un véritable réseau normatif qui comporte aussi bien l'autorité parentale que l'assistance judiciaire, en cas de besoin, et le pouvoir de police pour assurer l'ordre public. Cela ne signifie pas qu'un mineur se voit privé de toute liberté de circulation.
Berceuse. Une chanson douce. Henri Salvador. 1950
La liberté de circulation des mineurs
Comme leurs aînés, les mineurs jouissent de la liberté d'aller et venir,
principe affirmé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH),
dans un
arrêt Nielsen c. Danemark du 28 novembre 1988.
Certes, les mineurs peuvent voir cette liberté restreinte par leurs
parents qui exercent alors leur devoir de surveillance.
Le maire, quant à
lui, ne peut agir que dans l'exercice de son pouvoir de police, ce qui
justifie l'exercice de son contrôle maximum par le juge administratif.
Dans deux ordonnances des 9 et 27 juillet 2001, rendues à propos de
couvre-feu mis en place
à Orléans et
à Étampes, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme ainsi que ces mesures sont "
adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies".
Ces deux conditions mentionnées dans les décisions de 2001, sont reprises dans celle de 2024, avec une formulation à peine modifiée.
Les risques particuliers de troubles à l'ordre public
Le juge des référés affirme d'abord que "la légalité de mesures restreignant la liberté de circulation des mineurs est subordonnée à la condition qu'elles soient justifiées par l'existence de risques particuliers de troubles à l'ordre public auxquels ces mineurs seraient exposés ou dont ils seraient les auteurs". On est très proche des "circonstances particulières" évoquées en 2001.
Il est donc indispensable que des circonstances locales
particulières justifient le couvre-feu. Elles reposent le plus souvent
sur le fait que le secteur est un quartier sensible, les élus invoquant
alors l'existence d'un contrat local de sécurité (CLS) ou, plus
simplement, d'un taux élevé de délinquance. Le juge administratif opère
un contrôle approfondi sur ce point. Dans son
ordonnance du 6 juin 2018,
le Conseil d'Etat, intervenant cette fois dans le cas d'un recours en
annulation, précise que ces risques pour l'ordre public sont appréciés à
l'aune de la situation des mineurs eux-mêmes, soit qu'ils soient
exposés à ces risques, soit qu'ils en soient les auteurs. A propos d'un
couvre-feu ordonné par le maire de Béziers, il estime que les
statistiques produites par l'élu ne mettent pas en lumière une
augmentation particulière de la délinquance des mineurs dans la commune.
La Cour administrative d'appel avait donc commis une erreur dans la
qualification des faits en reconnaissant, dans ce cas, des
circonstances locales particulières de nature à justifier un couvre-feu.
Il n'en est pas de même en Guadeloupe. Le juge des référés consacre un paragraphe entier à l'énumération de statistiques inquiétantes. Il fait état d'une augmentation de la délinquance de 18 % entre le premier
trimestre 2023 et le premier trimestre 2024. Durant cette même période, les infractions à la législation sur les stupéfiants ont
progressé de 59 %, les faits de port ou détention d'armes prohibées de 9 %
et les atteintes aux biens de 30 %. Quant au nombre de mineurs mis en cause
pour ces différentes infractions, il a grimpé de 35 % en un an. S'agissant plus
particulièrement des communes de A... et des Abymes, la mise en cause des mineurs a connu une progression de 53 % à A... et de 50 % aux
Abymes. Il résulte également des données chiffrées que plus de 40 % des faits de délinquance commis par des
mineurs à A... et aux Abymes ont lieu entre 19h15 et 2h du matin.
Le dossier du juge est donc parfaitement documenté, et les "risques particuliers de troubles à l'ordre public" sont évidemment présents.
Contrôle de proportionnalité
Il ne reste plus au juge qu'à exercer son contrôle de proportionnalité, exactement dans les conditions habituelles de son contrôle sur les mesures de police.
Dans une ordonnance du
le 14 septembre 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy avait considéré comme disproportionnée une décision du maire de Colombes imposant un couvre-feu pour les mineurs dans sa ville à partir de 22 heures et jusqu'à 6 heures du matin. A l'époque, l'élu faisait état, d'une part d'une fusillade
survenue en avril 2018, durant laquelle trois mineurs avaient été tués, et
d'autre part d'un taux d'interpellations des mineurs particulièrement
élevé. Mais le juge avait fait observer que la fusillade s'était déroulée à 20 h, et que les actes de délinquance des mineurs, à l'époque, avaient surtout lieu durant la journée. Compte tenu du fait que le couvre-feu
concernait environ 30 % de la population vivant dans la commune, il avait estimé la mesure disproportionnée.
Là encore, la situation est bien différente dans l'affaire guadeloupéenne. Le juge observe que la hausse considérable de la délinquance justifie pleinement une mesure destinées à garantir l'ordre public et à lutter contre les dangers que cette hausse fait courir aux mineurs qui y sont impliqués. Il ajoute que cette mesure "
ne saurait avoir pour objet ou pour effet de se substituer aux
politiques publiques, notamment éducatives et sociales", mais qu'elle peut néanmoins permettre une "
limitation à brève échéance" de cette hausse de la délinquance. Enfin, il observe que le couvre-feu est limité dans le temps, un mois, et dans l'espace, puisqu'il ne s'applique que dans certains quartiers. Pour toutes ces raisons, la mesure de police est proportionnée à la finalité d'ordre public qu'elle poursuit.
La comparaison des décisions laisse évidemment l'impression d'une
appréciation au cas par cas.
Certains juges sont plus sensibles aux arguments tirés de la
protection des mineurs (nombre de victimes), d'autres à la répression de
la délinquance (nombre d'auteurs d'infractions). Quant aux élus, ils n'hésitent pas à mettre en oeuvre une mesure populaire auprès de leur électorat et
qui présente l'avantage d'être économe des deniers publics. D'autres s'y
refusent absolument, en rappelant qu'il n'a jamais été démontré qu'un
couvre-feu faisait réellement baisser la délinquance.
Précisément, le juge des référés du Conseil d'État affirme, dans son ordonnance du 10 mai 2024, que l'objet d'une telle mesure peut légitimement être de faire baisser la délinquance à court terme. Certes, il est possible qu'elle baisse pendant un mois. Et ensuite ? Sans doute pourra-t-on faire état d'une petite amélioration des statistiques, le temps d'une conférence de presse.