« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


Affichage des articles triés par pertinence pour la requête juge des enfants. Trier par date Afficher tous les articles
Affichage des articles triés par pertinence pour la requête juge des enfants. Trier par date Afficher tous les articles

jeudi 14 juillet 2011

La jutice des mineurs va-t-elle disparaître ?

Depuis la célèbre ordonnance du 2 février 1945, la justice des mineurs est conçue comme une exception. Il ne s’agit pas tant, comme pour les majeurs, de juger un acte de délinquance, mais bien davantage de s’intéresser à celui qui l’a commis, dans une perspective globale qui cumule sanction et assistance éducative.  De fait, le juge des enfants assure une sorte de continuum éducatif qui va de l’instruction de l’affaire, à la sanction, puis à l’application de la peine. Cette vision globale repose sur l’idée qu’un mineur délinquant est, avant tout, un enfant en danger. 

Même si ce système peut être justifié par des considérations de fait, même si on doit saluer le travail fait par les juges des enfants dotés de moyens dérisoires par rapport à l’ampleur de leur tâche, le problème constitutionnel existe bel et bien.  Le principe d’impartialité des juridictions interdit en effet qu’un magistrat ayant poursuivi ou instruit un dossier puisse ensuite le juger.  

Dans une QPC du 8 juillet, le Conseil constitutionnel, s’appuyant sur le principe d’impartialité, considère donc comme non conforme à la constitution l’article L 251-3 du Code de l’organisation judiciaire, qui prévoit que le juge des enfants qui procède à l’instruction de l’affaire est également le président de la formation de jugement. 

Le problème est que cette décision constitue l’épisode le plus récent, mais peut être pas l’ultime, d’une jurisprudence triangulaire faisant intervenir la Cour de cassation, la  Cour européenne des droits de l’homme, et le Conseil constitutionnel. 

- La Cour de cassation avait considéré, dès 1993 que cette organisation particulière de la justice des mineurs était conforme à l’article 6 al. 1 de la Convention européenne, qui « ne fait pas obstacle à ce qu’un même magistrat spécialisé dans les affaires des mineurs, prenant en compte l’âge du prévenu et l’intérêt de sa rééducation, puisse intervenir à différents stades de la procédure ».  La Cour a d’ailleurs confirmé sa position en refusant purement et simplement d’intégrer cette question dans sa décision de renvoi de la QPC du 27 avril 2011. En effet, ce renvoi ne porte que sur la présence d’assesseurs non professionnels parmi les membres du tribunal pour enfants, éventuellement susceptible de porter atteinte au caractère équitable du procès. Aux yeux de la Cour, l’article L 251-3,  qui prévoit que le juge qui instruit l'affaire préside également le tribunal pour enfants n’a pas à être déféré au Conseil constitutionnel.

- La jurisprudence de la Cour européenne n’est pourtant plus aussi claire, depuis sa décision Adamkiewicz rendue le 2 mars 2010. Il est vrai que le juge européen reconnaît « le caractère singulier » de la justice des mineurs. Il prend soin néanmoins de préciser qu’il ne lui appartient pas d’apprécier in abstracto la législation d’un Etat, mais seulement de contrôler si son application à un cas d’espèce est conforme à la Convention. Or, dans l’affaire Adamkiewicz, le juge des enfants, en l’espèce polonais, avait pris, comme juge d’instruction, différents actes augurant de la culpabilité du mineur poursuivi. Dès lors, « il peut difficilement être affirmé que ledit magistrat n’avait pas d’idée préconçue sur la question sur laquelle il a été appelé à se prononcer ultérieurement en tant que président de la formation de jugement ». Et la Cour européenne de conclure qu’elle ne voit pas exactement dans quelle mesure cette « double casquette » du juge contribue à promouvoir l’intérêt supérieur de l’enfant.

- Dans la QPC du 8 juillet, le Conseil constitutionnel ne s’attarde pas sur la question des assesseurs non professionnels qui ne lui semble pas en soi inconstitutionnelle.. et il soulève d’office la question de l’impartialité de ce même tribunal.

Le Conseil énonce très clairement que le principe d’impartialité ne s’oppose pas à ce que le juge des enfants puisse prononcer des mesures d’assistance, de surveillance ou d’éducation. Toutefois, il considère que l’article L 251-3 du Code de l’organisation judiciaire, en permettant au juge des enfants qui a « été chargé d’accomplir les diligences utiles pour parvenir à la manifestation de la vérité et qui a renvoyé le mineur devant le tribunal de présider cette juridiction de jugement » porte au principe d’impartialité une atteinte contraire à la Constitution. 

François Truffaut
Les 400 coups
Le Conseil constitutionnel applique ainsi à la justice des mineurs les principes qui gouvernent celle des majeurs. Plus ou moins implicitement, il s’oppose à la thèse du caractère singulier d’une justice davantage tournée vers l’éducation que vers la répression, thèse précisément soutenue par la Cour de cassation. 

On comprend dès lors que cette QPC suscite les inquiétudes des juges des enfants qui y voient  l’instrument d’une lente destruction de la justice des mineurs. Le mineur délinquant n’est-il pas de plus en plus considéré comme délinquant, qui doit être puni comme un majeur ? Ces craintes sont accrues par les dispositions de la loi Mercier qui prévoient la création d’un tribunal correctionnel pour mineurs de 16 ans. Le juge des enfants devrait donc limiter son activité aux seuls enfants de moins de 16 ans… dispositions dont le Conseil constitutionnel a  précisément été saisi le 7 juillet. 

Doit-on en déduire que le Conseil constitutionnel reprend à son compte cette approche sécuritaire de la justice des mineurs ? Certainement pas, car celle ci dépend du législateur, et le Conseil n’a pas encore statué sur la loi Mercier. Quant à la présente QPC, il prend soin, en considérant les « conséquences excessives » d’une abrogation immédiate de l’article L 251-1 du Code de l’organisation judiciaire, de repousser cette dernière au 1er janvier 2013… c’est à dire après les élections présidentielles. 

vendredi 20 janvier 2023

Droit à l'hébergement d'urgence et intérêt supérieur de l'enfant


Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance datée du 16 janvier 2023 M. E. B. et Mme D. C., estime que l'absence d'hébergement d'urgence peut constituer "une carence caractérisée de la mission confiée à l'État". C'est le cas lorsqu'une famille est laissée dans la rue, alors qu'elle est particulièrement vulnérable. En l'espèce, cette vulnérabilité trouvait son origine dans la période hivernale mais aussi et surtout dans la présence d'une enfant âgée de cinq mois. 

 

Un devoir de l'État


L'hébergement d'urgence est d'abord un devoir de l'État. L'article L 345-2-1 du code de l'action sociale et des famille confère ainsi au préfet de la région Ile-de-France une compétence générale pour assurer la mise en place d'un dispositif de veille sociale, permettant l'accueil des personnes sans abri ou en détresse. Ce dispositif unique, mieux connu sous son numéro d'appel, le 115, doit leur assurer, aux termes de l'article L 345-2-2 "des conditions d'accueil conformes à la dignité de la personne humaine et garantissant la sécurité des biens et des personnes" et leur offrir " des prestations assurant le gîte, le couvert et l'hygiène (...)".

 

Une liberté fondamentale


Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 10 février 2012 a fait de cet hébergement d'urgence, l'une des "libertés fondamentales" de nature à justifier une mesure d'urgence, au sens de l'article L 521-2 du code de justice administrative. Le juge des référés peut désormais constater une atteinte grave et manifestement illégale à cette nouvelle liberté et donner injonction à l'administration de garantir son exercice.

Le problème est que la procédure ne fonctionne pas vraiment. En témoigne l'affaire soumise au juge des référés du Conseil d'État qui, évidemment, avait été soumise en première instance au juge des référés du tribunal administratif de Paris. Cette famille de demandeurs d'asile guinéens, donc en situation régulière au moins jusqu'à ce qu'il soit statué sur leur cas, a saisi le juge pour qu'il soit enjoint au préfet d'Ile de France de les héberger sans délai, à compter de la notification de l'ordonnance de référé. Le 29 décembre 2022, le juge des référés du tribunal administratif a rejeté leur requête, en estimant que l'absence d'hébergement d'urgence ne portait pas, dans la situation de la famille requérante, une atteinte grave et manifestement excessive à une liberté fondamentale.

Le juge des référés du Conseil d'État prend une position résolument inverse, en affirmant que cette famille se trouve précisément dans la situation de détresse sociale qui est la condition même du droit à l'hébergement d'urgence.

 

I want to go home. Johny Cash.

L'intérêt supérieur de l'enfant

 

La présence d'une enfant de cinq mois constitue l'élément essentiel caractérisant cette situation de détresse. En effet, le juge administratif, et le juge des référés en particulier, apprécie la mesure d'urgence qui lui est demandée au regard de l'article 3 al. 1 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant, disposition qui affirme que toute décision concernant un enfant doit être prise avec comme "considération primordiale" son intérêt supérieur. Cet intérêt supérieur de l'enfant prévaut sur toute autre disposition conventionnelle ou législative. Or, en l'espèce, l'intérêt de l'enfant est d'avoir un toit, même provisoire, avec ses parents. 

L'intérêt de l'enfant est donc apprécié de manière concrète, à partir de l'évaluation de ses besoins les plus élémentaires. Le juge des référés du tribunal administratif de Lille, dans son ordonnance du 26 février 2016, refusait ainsi de suspendre en urgence l'évacuation de la Jungle de Calais. Les requérants invoquaient l'intérêt de l'enfant en invoquant la présence de nombreux mineurs isolés sur ce site. Ils s'appuyaient sur un rapport du Défenseur des enfants mentionnant l'insuffisance de la prise en charge de ces mineurs isolés. Avec un certain sens des réalités, le juge des référés écarte ce moyen. Il observe que le maintien de ces enfants dans une zone particulièrement insalubre n'est pas nécessairement le meilleur moyen d'assurer une meilleure prise en charge. Leur évacuation est donc une mesure proportionnée à leur intérêt supérieur.

 

L'effectivité de la décision

 

Il reste à s'interroger sur l'effectivité de l'injonction donnée le 16 janvier 2023 au préfet d'Ile de France. Témoignant de l'importance de cette affaire, le Conseil d'État a décidé de tenir une audience publique, la décision étant finalement prise par une formation collégiale. Il est apparu que le droit à l'hébergement d'urgence ne peut être effectivement garanti, faute de lieux disponibles. L'ordonnance mentionne ainsi que, le 6 janvier 2023, le 115 a reçu 18 709 appels. Seulement 981 ont obtenu une réponse conduisant à ce qu'une solution d'hébergement soit proposée à 651 personnes dont 150 appartenant à des familles avec enfants mineurs. Or, ce jour là, on dénombrait, parmi les demandeurs, 223 familles avec enfants mineurs.

En janvier 2023, le juge des référés du Conseil d'État statue sous une pression discrète mais certaine de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans une décision du 8 décembre 2022 M. K. c. France, la Cour sanctionne la passivité des autorités administratives françaises qui n'ont pas exécuté les injonctions d'un juge des référés en matière d'hébergement d'urgence, le préfet n'essayant même pas de trouver un hébergement dans un autre département. Aux yeux de la CEDH, il s'agit d'une violation de l'article 6 § 1 qui garantit le droit à juste procès, puisque des décisions de justice sont demeurées lettre morte.

En prononçant l'injonction du 16 janvier 2023, le juge des référés respecte la jurisprudence européenne. Mais le mérite n'est pas aussi grand que l'on pourrait le penser. En effet, la famille requérante a, heureusement, obtenu un hébergement le 7 janvier dans un hôtel de Villabé (Essonne). Le Conseil d'État intervenant le 16 janvier peut donc se montrer d'autant plus protecteur du droit à l'hébergement d'urgence qu'il sait que sa décision est dépourvue de conséquences concrètes et qu'elle n'impose aucune contrainte supplémentaire à l'administration.


dimanche 28 février 2016

Evacuation de la zone sud de la Jungle de Calais

Le 26 février 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rendu une décision refusant de suspendre en urgence la décision d'évacuation de la zone sud de la Jungle de Calais.

Rappelons que la Jungle, puisque cette dénomination est désormais acquise, est apparue après la fermeture du centre de Sangatte, en septembre 2002. Les migrants, dont l'objectif demeure d'atteindre le territoire britannique, se sont alors installés une dizaine de kilomètres plus loin, sur le site de La Lande, à Calais. Durant l'année 2015, leur population a connu un accroissement considérable, passant d'environ 3000 à 6000 personnes. La partie nord comporte un centre d'accueil et d'hébergement, mais l'afflux des migrants a entrainé l'occupation de la partie sud, dans un habitat précaire particulièrement insalubre. 

Le 19 février, la préfète du Pas de Calais a pris un arrêté décidant l'évacuation de toutes personnes et de tous biens situés dans la zone sud du camp. C'est précisément cet arrêté qui est l'objet de la demande de suspension en urgence, par un recours déposé par les migrants eux-mêmes, encadrés par neuf associations aussi bien locales que nationales. Cette suspension, conformément à l'article 521-1 du code de la justice administrative, ne peut être obtenue que si un recours en annulation a été déposé sur le fond (ce qui a probablement été fait), et si deux conditions sont réunies. La condition d'urgence est évidemment remplie, dès lors que l'arrêté préfectoral laisse aux migrants un délai d'une semaine pour quitter la zone. La condition de fond se révèle plus délicate, dès lors que les requérants doivent faire état d'un "moyen propre à créer un doute sérieux" sur la légalité de cet arrêté.

Ils n'y sont pas parvenus, sauf dans le cas très particulier du démantèlement de certains équipements collectifs. La décision du juge des référés, précédée d'une visite sur les lieux et très soigneusement motivée, ne se borne pas à rejeter le recours de manière globale. Elle envisage au contraire un certain nombre de cas particuliers avant d'écarter la demande de suspension à l'issue d'un contrôle de proportionnalité dont le moindre détail est exprimé dans le jugement.

Les mineurs isolés


Le cas particulier des 326 mineurs isolés présents sur le site est largement évoqué. On observe à ce propos que le juge reprend le chiffre donné par l'association France terre d'asile. Elle rappelle la visite du Défenseur des enfants, rattaché au Défenseur des droits, qui a déclaré le 22 février que ces enfants peuvent être pris en charge dans le centre d'accueil des familles de la zone nord. Dans cette même visite, le Défenseur des enfants déplorait le manque de visibilité des procédures existantes et demandait la création d'un dispositif immédiat de recensement de ces mineurs et de prise en charge sur le site.

Le juge des référés, quant à lui, apprécie la proportionnalité de la mesure d'évacuation des mineurs de la zone sud par rapport à l'article 3 al. 1 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant, disposition qui affirme que toute décision concernant un enfant doit être prise avec comme "considération primordiale" son intérêt supérieur. Dans le cas présent, le juge des référés reprend les conclusions formulées par le Défenseur des enfants sur l'insuffisance de la prise en charge de ces mineurs isolés. Mais il ajoute,  avec un certain bon sens, que leur maintien dans une zone sud particulièrement insalubre n'est pas nécessairement le meilleur moyen d'assurer une meilleure prise en charge. L'évacuation des mineurs est donc une mesure proportionnée à leur intérêt supérieur.

Mineur isolé dans la jungle. Walt Disney. Le Livre de la Jungle. 1967.




Le cas des "lieux de vie"


Le second cas particulier est celui, non plus des personnes, mais des "lieux de vie" qui, peu à peu, ont été installés. La formule est intéressante, car elle permet de ne pas évoquer le statut juridique de constructions construites par les migrants ou, le plus souvent, par des associations humanitaires. Mais pour illégales qu'elles soient, ces constructions présentent un caractère pérenne et offrent un certain nombre de services indispensables : bibliothèque, école, lieux de culte, espaces réservés aux femmes et aux mineurs, théâtre etc. Le juge des référés mentionne que lors de sa visite sur place, elle a pu constater que ces espaces sont "soigneusement aménagés et qu'ils répondent (...) à un besoin réel des exilés". 

Dès lors, il apparaît que la destruction de ces "lieux de vie" est disproportionnée, dès lors que leur maintien ne porte pas atteinte à l'objectif général de sécurité publique. Le juge des référés en déduit d'autant plus volontiers l'existence d'un doute sérieux sur la légalité d'une telle destruction que la préfète du Pas-de-Calais a admis que ces équipements ne seraient pas détruits mais utilisés au profit des migrants de la zone nord. C'est le seul point sur lequel les requérants obtiennent satisfaction.

 

Contrôle de proportionnalité

 

Le juge exerce ensuite son contrôle de proportionnalité sur la décision d'évacuation des migrants majeurs et des familles, c'est-à-dire sur ce qui constitue l'essentiel de l'arrêté préfectoral. Sur ce point, la décision du juge des référés montre à quel point le contrôle de proportionnalité repose sur l'appréciation des faits. 

Les requérants invoquent tout d'abord une atteinte aux articles 3 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'article 3 interdit les traitements inhumains et dégradants et l'article 8 garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. Que l'on ne s'y trompe pas. Les requérants affirment, sérieusement, que l'évacuation des migrants d'un bidonville insalubre constitue un traitement inhumain et dégradant, ainsi qu'une atteinte à leur vie privée et familiale.

Le juge des référés leur répond que c'est plutôt leur maintien dans la Jungle qui constitue un traitement dégradant et une atteinte à la vie privée et familiale. De manière extrêmement détaillée, il décrit la situation de cette Jungle, en procédant en deux temps. 
Il commence par une comparaison entre la zone sud et la zone nord. La première, seule concernée par l'arrêté d'évacuation, se caractérise par des "abris précaires". A l'exception de quelques bennes à ordures et de quelques latrines, elle ne dispose d'aucun aménagement. La seconde, la zone nord, se caractérise au contraire par une série d'aménagements, dont une structure hospitalière et un système de distribution de repas. Surtout, le juge fait observer que l'on dénombre 140 places disponibles sur les 200 que compte le centre réservé aux femmes et aux enfants ainsi que 405 autres places disponibles sur le territoire national. 

Ensuite, le juge insiste sur les problèmes spécifiques de la zone sud, dans laquelle l'ordre public n'est pas assuré. C'est vrai pour les migrants eux-mêmes dont la sécurité n'est pas garantie, dès lors qu'aucun chemin n'est tracé pour permettre l'accès des véhicules de secours. C'est vrai aussi pour les riverains dont il n'est pas contesté qu'ils sont victimes de "dégradations de leurs biens". A cela s'ajoute, et il s'agit sans doute d'une discrète allusion à l'état d'urgence, qu'il est "impossible de mobiliser plus de forces de police" pour sécuriser la zone. Une manière élégante de dire qu'elles ont mieux à faire.

Compte tenu de toutes ces considérations, le juge des référés estime donc que la décision d'évacuation est proportionnée aux objectifs d'ordre public poursuivis. 

Une bataille juridique perdue n'est qu'un élément dans un combat médiatique beaucoup plus large. Les requérants ont déjà annoncé un recours en cassation, qui leur est ouvert dans un délai de quinze jour. Les chances de succès seront modestes, car le juge des référés a rendu une décision qui n'offre que peu de prise à la critique juridique. Il ne fait aucun doute que son déplacement sur place et la motivation extrêmement élaborée de la décision sont autant d'éléments destinés à verrouiller la décision, le recours en cassation étant évidemment prévisible. Il reste donc à attendre la décision du Conseil d'Etat. 

jeudi 24 mai 2012

Le tribunal correctionnel des mineurs va disparaître

Certains feignent de s'étonner de l'annonce par le Garde des sceaux de la suppression du tribunal correctionnel des mineurs (TCM) créé par la loi du 10 août 1011, entrée en vigueur début 2012. BFM annonce que "Taubira crée la polémique" et Rachida Dati critique une réforme "irresponsable". A dire vrai, c'est plutôt cette surprise qui est surprenante. Tout le monde comprend que l'UMP considère madame Taubira comme "le maillon faible". Quoi qu'elle dise, c'est vers elle qu'il faut donc diriger les attaques. Feindre l'étonnement à l'égard de la suppression des TCM relève du jeu de rôle électoral, auquel personne ne croit, pas même les acteurs.

La suppression de ces TCM, il y en a un dans le ressort de chaque cour d'appel, est l'une des promesses de campagne de François Hollande. Les juges des enfants l'attendaient même avec impatience. A leurs yeux, cette mesure est le premier volet, le signe avant-coureur de la reconstruction de la justice des mineurs (voir, dans ce sens, l'excellent article de J. P. Rozenczveig, sur son blog, ainsi que celui de Christine Bartolomei, publié en mai 2012).

Rappelons que les TCM sont composés de trois juges, un juge des enfants qui en assure la présidence et deux magistrats assesseurs. Ils ont pour mission de juger les mineurs de plus de seize ans qui risquent une peine égale ou supérieure à trois années d'emprisonnement, et qui sont dans une situation de récidive légale. Autant dire qu'ils ne concernent qu'une infime partie de la justice des mineurs, environ 300 cas par ans sur 150 000 dossiers. Sur ce plan, leur suppression passera donc inaperçu. 

Alors pourquoi tant de bruit ? Parce que ces TCM constituent l'élément le plus visible d'une réforme de la justice des enfants, engagée durant le précédent quinquennat et qui a suscité une opposition sans précédent. Pour le Président Sarkozy, un mineur délinquant est d'abord un délinquant, et il doit être jugé dans les mêmes conditions qu'un majeur. 

Leçon de calcul à de jeunes détenus. Maison Centrale de Melun. 1930
Photo d'Henri Manuel


Obstacles à la suppression de la justice des mineurs

Le problème est que ce n'est pas possible. La Convention de New York sur les droits des enfants de 1989, évidemment ratifiée par la France, énonce dans son article 40 que "les Etats parties s'efforcent de promouvoir l'adoption de lois, de procédures, la mise en place d'autorités et d'institutions spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus d'infraction à la loi pénale ". Certes, il ne s'agit pas d'une obligation absolue, puisque les Etats se bornent à "s'efforcer" de mettre en place une justice pénale spécifique pour les mineurs. 

En revanche, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 29 août 2002, empêche, cette fois très clairement, la suppression de la justice des mineurs. Il consacre comme principes fondamentaux reconnus par les lois de la République d'une part "l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l'âge" et d'autre part "la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées". Autant dire qu'il constitutionnalise la justice des enfants.

Le processus d'asphyxie

Pour contourner ces difficultés, il a été décidé de réduire l'espace de la justice des mineurs, dans un lent processus d'asphyxie. Il s'est engagé avec la loi Perben du 9 septembre 2002 qui abaisse l'âge minimum de la garde à vue (de 13 à 10 ans) et de la détention provisoire (de 16 à 13 ans). La loi du 10 août 2007 réduit les sanctions éducatives, systématise la comparution immédiate, supprime l'excuse de minorité et généralise les peines planchers aux mineurs de 16 à 18 ans récidivistes. La loi du 10 août 2011, et la création des TCM n'est donc que la dernière étape d'un processus dont l'objet final est l'alignement de la justice des mineurs sur celle des majeurs, et la disparition de sa spécificité. 


Pour les juges des enfants, un mineur délinquant est d'abord un enfant, et il doit être jugé en tenant compte de sa situation globale, de son encadrement familial, de son parcours scolaire. La punition n'est pas dissociable de l'éducation. Cette démarche globale est sans rapport avec l'éventuelle fermeté de la peine finalement prononcée. 

L'annonce du Garde des Sceaux était donc très attendue, comme une sorte de réhabilitation de la justice des mineurs. Il demeure cependant difficile de revenir tout simplement au statu quo ante. En effet, dans une décision rendue sur QPC le 8 juillet 2011, le Conseil constitutionnel a considéré comme inconstitutionnel l'article L 251-1 du code de l'organisation judiciaire, qui prévoit que le juge des enfants qui procède à l'instruction est également le président de la formation de jugement. Une réflexion globale sur la justice des mineurs s'impose donc, avec cette fois pour fondement essentiel l'intérêt supérieur de l'enfant.

jeudi 13 août 2015

Le porc à la cantine

L'ordonnance rendue le 13 août 2015 par le juge des référés du tribunal administratif de Dijon  trouve son origine dans un recours de la Ligue de défense judiciaire des musulmans représentée par son fondateur, maître Karim Achoui, dont on rappellera qu'il a été radié du tableau de l'Ordre des avocats de Paris en 2011. Le recours portait sur la décision du maire de Châlons-sur-Saône de ne plus proposer, à compter de la rentrée 2015, de menus de substitution dans les cantines scolaires de la commune, lorsqu'un plat de porc y était servi.  

La Ligue de défense judiciaire des musulmans a fait un recours gracieux, c'est-à-dire adressé au maire lui-même, demandant le retrait de cette décision. N'ayant pas obtenu satisfaction, elle a ensuite saisi le juge des référés du tribunal administratif lui demandant de suspendre en urgence la décision du maire. Là encore, elle n'a pas obtenu satisfaction. 

L'absence d'urgence


L'importance de la décision du juge des référés ne doit certes par être surévaluée. Celui-ci ne fait que constater l'absence d'urgence. Aux termes de l'art. L 521-1 du code de la justice administrative, la suspension d'une décision en référé ne peut être prononcée que si deux conditions cumulatives sont réunies, d'une parte que "l'urgence le justifie", d'autre part que les requérantes invoquent un moyen "propre à créer (...) un doute sérieux" sur la légalité du texte.  
  
La condition d'urgence est remplie lorsque l'exécution de l'acte porte atteinte, "de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre", formule employée dans un jurisprudence abondante. Dans les circonstances de l'affaire, le juge ne peut que constater l'absence d'urgence. En effet, les parents d'élèves ont été prévenus en mars 2015 d'une mesure qui prendra effet à la rentrée, le premier repas contenant du porc étant prévu le 15 octobre. L'accès des enfants au service de restauration scolaire n'est donc pas "immédiatement" compromis. 

Dès lors que la condition d'urgence n'est pas remplie, le juge des référés n'a pas à se prononcer sur l'existence éventuelle d'un "doute sérieux" sur la légalité. Cette appréciation est donc renvoyée au juge du fond. On peut cependant déjà s'interroger sur les chances de succès au fond du recours de la Ligue de défense judiciaire des musulmans. 



Les Trois petits cochons. Walt Disney. 1933


 La neutralité à la cantine


Les collectivités locales ont la charge du service de restauration scolaire, qu'elles peuvent assurer elles-mêmes ou déléguer à une entreprise privée. C'est ce second choix qui a été fait par la commune de Châlons-sur-Saône. Qu'il soit géré directement ou non, le service public de restauration scolaire est intrinsèquement lié au service public de l'enseignement, et est donc soumis au même principe de neutralité, principe rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986.

Du point de vue du service public, le principe de neutralité interdit qu'il soit assuré de manière différente en fonction des convictions politiques ou religieuses des personnes. Du point de vue des usagers, il signifie que les parents d'élèves ne peuvent invoquer leurs convictions religieuses pour demander un traitement particulier de leurs enfants. Dans un arrêt Mme Renault du 25 octobre 2002, le Conseil d'Etat rappelle ainsi qu'une commune n'est pas tenue de mettre en place des menus de substitution pour tenir compte des interdits alimentaires liés à certaines religions. Dans une circulaire du 16 août 2011, le ministre de l'intérieur affirme que les convictions religieuses des usagers ne peuvent remettre en cause le fonctionnement normal des services publics de restauration collective. 

Cette règle ne concerne pas seulement les interdits alimentaires liés à la religion. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 20 mars 2013 Association végétarienne de France c. ministre de l'agriculture, l'oppose à des parents d'élèves refusant la consommations par leurs enfants de protéines animales. Dans cette décision, le Conseil d'Etat ne manque pas de rappeler le caractère facultatif de la fréquentation des services de restauration scolaire. Autrement dit, en termes moins diplomatiques, les parents qui ne sont pas satisfaits des menus proposés à leurs enfants peuvent toujours mitonner à la maison des petits plats conformes à leurs convictions religieuses ou philosophiques, ou diététiques...

C'est exactement le raisonnement suivi par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 7 décembre 2010, Jacobski c. Pologne, elle sanctionne le refus des services pénitentiaires polonais de procurer à un détenu bouddhiste un menu végétarien conforme à ses convictions religieuses. Aux yeux de la Cour, il y a violation de l'article 9 de la Convention qui garantit la liberté religieuse. Mais la Cour mentionne expressément que cette violation n'est constituée que dans la mesure où le malheureux détenu n'a pas la possibilité de sortir pour aller manger ailleurs. Tel n'est pas le cas des enfants des écoles qui peuvent manger chez eux.

Les chances de succès  du recours au fond sont donc bien minces, d'autant qu'il n'est pas davantage possible d'invoquer le principe de non-discrimination. En effet l'accès à la cantine n'est pas refusé aux enfants.

Si la jurisprudence est parfaitement claire, il n'en demeure pas moins que les élus locaux sont confrontés à un droit "mou", issu de circulaires, et qu'ils ne peuvent s'appuyer sur un texte législatif spécifique. C'est sans doute la raison pour laquelle les pratiques sont aujourd'hui relativement divergentes. Certaines communes proposent des menus de substitution, d'autres pas. Le choix dépend certes des convictions du Conseil municipal, mais aussi de son aptitude à résister aux pressions, de ses moyens et du mode de gestion du service de restauration scolaire. Le principe d'égalité serait sans doute mieux respecté si la règle était clairement affirmée dans la loi. Car si la religion doit demeurer à la porte de l'école, elle ne doit pas davantage se manifester à la cantine, sauf le jour où l'on sert une religieuse au chocolat en dessert.



mercredi 28 février 2024

Le droit à l'image des enfants.


La loi du 19 février 2024 vise à garantir le droit à l'image des enfants. Ce texte est issu d'une proposition de loi déposée par les députés Bruno Studer, Aurore Bergé et Éric Poulliat, tous trois membres du groupe Renaissance. Cette initiative parlementaire est donc probablement le produit d'une volonté de l'Exécutif, même si l'idée était dans l'air. Ce texte est une préconisation du rapport sur le respect de la vie privée des enfants rédigé par la Défenseure des droits et la Défenseur des Enfants et publié en novembre 2022. 

La nécessité d'une protection du droit à l'image des enfants n'est pas contestable. Une enquête  britannique, citée par Vie Publique, montre qu'un enfant de treize ans a déjà, en moyenne, 1300 photos de lui publiées en ligne. Cette diffusion est généralement réalisée sur les réseaux sociaux par lui-même, ses parents ou ses proches.

La loi du 19 février 2024 cible toutefois une pratique qui dépasse la seule question du droit à l'image pour toucher à l'instrumentalisation de l'enfant à des fins purement mercantiles. Des parents "influenceurs" publient des vidéos mettant en scène leurs enfants, le plus souvent dans le but de faire la promotion de divers produits. Les anglo-saxons appellent cela le Sharenting (contraction de sharing et de parenting). Pour des Français moins enclins aux néologismes, il s'agit surtout de l'exploitation de l'image de leurs enfants par ceux-là même qui ont la responsabilité de protéger leur vie privée.

Si l'intention du législateur est louable, on peut tout de même poser quelques questions portant cette fois sur le contenu de ce texte. Celui-ci en effet ne modifie pas le droit positif et son unique intérêt, même s'il n'est pas nécessairement négligeable, est de rappeler aux parents leur devoir de protection.

 


 The Bandwagon. Vicente Minelli. 1953

Fred Astaire, Nanette Fabray, Jack Buchanan

 

La protection existante

 

Le droit à l'image de l'enfant est déjà protégé par le droit commun. Comme pour les adultes, l'action civile repose sur l'article 9 du code civil qui protège le droit au respect de la vie privée. Quant à la responsabilité pénale, elle trouve son fondement juridique dans l’article 226-1 du Code pénal qui sanctionne « le fait de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui (…) en fixant, enregistrant (…) sans le consentement de celle-ci l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ». Malgré ces fondements distincts, les principes gouvernant la protection du droit à l’image sont communs aux deux types de réparation. 

Dans tous les cas, les enfants font l'objet d'une attention particulière des juges. D'une manière générale, ils considèrent que leur image a vocation à demeurer dans le cercle familial. C'est le cas lorsque l'enfant acquiert une notoriété passagère, liée à un fait divers, par exemple lorsqu'il est victime d'un enlèvement lors d'un divorce particulièrement difficile. Dans ce cas, la CEDH juge que la publication de sa photo dans la presse porte atteinte à sa vie privée, principe issu de l'arrêt du 17 janvier 2012 Kurier Zeitungsverlag une Dreckerei GmbH (II) c. Autriche. Dans ce cas, l'atteinte à l'image est d'autant plus évidente que ni l'enfant ni ses parents ne sont des personnages publics. 

La jurisprudence s'est montrée plus compréhensive lorsque l'enfant a des parents célèbres.  Dans une décision du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipachi associés c. France, la CEDH a considère que la photo du Prince Albert de Monaco tenant dans ses bras son "enfant secret" dépassait le cadre de la vie privée de la famille régnant sur le Rocher. Il relevait du débat d'intérêt général, dans la mesure où Monaco est une monarchie héréditaire. Cette tolérance s'accompagne toutefois d'une exigence de floutage du visage de l'enfant. Quoi qu'il en soit, dans l'affaire monégasque, la photo avait été divulguée avec le consentement de la mère, et précisément la protection du droit à l'image de l'enfant se heurte souvent à l'autorité parentale. 

 

L'obstacle de l'autorité parentale 

 

Ceux qui violent allègrement le droit à l'image de l'enfant sont, le plus souvent, ses propres parents qui, par hypothèse, exercent l'autorité parentale. La question du consentement à la diffusion de l'image de l'enfant disparaît, puisque ce sont ses parents qui expriment le consentement au nom de leur enfant mineur. Le droit à l'image de l'enfant est ainsi bien souvent violé par ceux-là même qui ont pour mission de le protéger.

Le législateur a déjà été confronté à cet obstacle et la loi du 19 octobre 2020 vise à encadrer l'exploitation commerciale de l'image des mineurs de moins de seize ans sur les plateformes en ligne. Il s'agissait déjà de lutter contre la pratique de parents influenceurs qui exhibent leurs enfants sur les réseaux sociaux. Dans ce cas, la loi de 2020 ouvre aux enfants un droit à l'oubli numérique qu'ils peuvent exercer seuls. De même, la loi impose aux parents de demander un agrément auprès de l'administration, dans les conditions restrictives qui régissent le travail des enfants.

La loi du 19 février 2024 se révèle très en-deçà de celle de 2020 au regard de la protection des enfants. Son article 2 se borne à proposer une rédaction nouvelle de l'article 372-1 du code civil : "Les parents protègent en commun le droit à l'image de leur enfant mineur, dans le respect du droit à la vie privée mentionné à l'article 9 (...) Ils « associent l'enfant à l'exercice de son droit à l'image, selon son âge et son degré de maturité". L'autorité parentale est donc réaffirmée, et les parents restent les seuls juges de la maturité de l'enfant. Tout au plus, leur rappelle-t-on qu'ils doivent respecter sa vie privé.

C'est évidemment le droit commun et on rappellera notamment que, même en cas d'alerte enlèvement décidée par le procureur de la République, le consentement des parents à la diffusion de l'image de l'enfant est sollicitée, "dans la mesure du possible".

 

Le juge des affaires familiales

 

Quant aux divergences familiales sur la diffusion de l'image de l'enfant, par exemple dans un couple divorcé, elles sont réglées par le juge aux affaires familiales dans les conditions du droit commun. Il n'était même pas nécessaire de rappeler ce principe dans la loi, puisque le juge aux affaires familiales est précisément compétent pour arbitrer ce type de différend. Il peut ainsi interdire la diffusion des images de l'enfant, à la condition toutefois qu'il soit saisi. Or, évidemment, il n'est jamais saisi qu'en cas de divorce ou de dissension entre les parents. Mais dans la plupart des cas, les parents influenceurs sont parfaitement d'accord pour exploiter sans vergogne l'image de l'enfant.

La question qui se pose est alors celle du caractère normatif de la loi du 19 février 2024. On peut la considérer comme un simple rappel fait aux parents de leurs obligations et des procédures de droit commun en matière de conflit familial. On observe ainsi que rien n'est mentionné sur la diffusion des images d'un enfant par l'entourage familial ou amical. Les parents sont-ils réellement en mesure de s'opposer aux grands-parents-gâteaux qui diffusent des centaines de clichés de leurs charmants petits-enfants sur Facebook ? Il est évident qu'ils préféreront le plus souvent laisser faire, c'est à dire donner un consentement implicite à la captation et à la diffusion de l'image. Le risque est alors que l'enfant qui n'a jamais consenti à rien, devenu adulte, découvre des images de lui qu'il n'a pas envie de voir subsister sur les réseaux sociaux. Il devra, de sa propre initiative, en demander l'effacement.

Quant à l'exploitation commerciale des enfants par des parents influenceurs, la question n'est pas davantage réglée. Certes, la loi de 2020 prévoyait un statut identique aux enfants du spectacle, une partie de leurs gains étant versée à la Caisse des dépôts, jusqu'à ce qu'ils puissent en jouir à leur majorité. Cette procédure est certainement excellente mais on imagine mal son application effective, alors que le plupart des influenceurs, du moins ceux qui exploitent le plus l'image de leurs enfants pour vendre des biens de consommation, exercent leur activité à Dubaï et ignorent l'existence même de la Caisse des Dépôts.

 

Le droit à l'image : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4



lundi 4 mars 2019

Un enfant dans la jungle

Le 28 février 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu deux arrêts portant sur les obligations pesant sur les Etats lors de l'accueil et du séjour de mineurs isolées non-accompagnés (MNA). La première décision sanctionne les autorités grecques qui avaient détenu des mineurs dans différents postes de police, pour des périodes allant de 21 à 33 jours, avant qu'ils soient transférés dans un centre d'accueil, puis pris en charge par des structures de protection spécifiquement compétentes en matière de protection de l'enfance. La seconde décision concerne la France, les autorités n'ayant pas exercé de manière satisfaisante leur obligation de prise en charge et de protection d'un mineur de onze ans d'origine afghane, qui a vécu plusieurs moins dans la "jungle" de Calais. Dans les deux cas, le comportement des Etats est considéré comme une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains ou dégradants.


Un enfant dans la jungle



Le jeune Jamil Khan indique avoir quitté l'Afghanistan à la fin du mois d'août 2015 après le décès de son père, dans le but de rejoindre le Royaume-Uni. Arrivé en France dans le courant du mois de septembre, il s'est rendu à Calais, dans l'espoir d'y trouver un moyen de passage. En attendant cette opportunité, il s'est installé dans une cabane. Il a alors été en contact avec différentes ONG qui ont obtenu du juge des enfants de Boulogne sur Mer, en février 2016, une ordonnance de protection le confiant à l'aide sociale à l'enfance. Mais cette ordonnance ne fut jamais exécutée. Après le démantèlement de la "jungle", Jamil Khan est finalement parvenu à passer en Angleterre en mars 2016, et il vit actuellement dans un foyer de protection de l'enfance de Birmingham. En avril 2016, le juge des enfants de Boulogne a prononcé la mainlevée de la mesure de placement constatant que l'enfant "était en fugue et n'avait plus donné de nouvelles".

L'affaire illustre la situation humanitaire dramatique dans laquelle se trouvent les mineurs isolés sur le territoire français. Exposés à de multiples dangers, ils doivent faire l'objet de mesures de protection. L'article 20 de la Convention relative aux droits de l'enfant impose aux Etats de garantir à tout enfant « temporairement ou définitivement privé de son milieu familial » relevant de leur juridiction « une protection de remplacement conforme à sa législation nationale ». Cette obligation s'impose quelle que soit l'origine de l'enfant (article 2). La CEDH, quant à elle, estime que le non respect de cette obligation de protection constitue une atteinte à l'article 3 qui interdit les traitement inhumains ou dégradants.


Une jurisprudence constante





 
A dire vrai, la condamnation de la France ne faisait guère de doute. Dans un arrêt Rahimi c. Grèce du 5 avril 2011, la CEDH avait déjà jugé que l'omission des autorités de prendre en charge un mineur isolé emportait une atteinte à l'article 3, quand bien même cette prise en charge aurait finalement été assurée par des ONG locales. De fait, les tiers intervenants, le Défenseur des droits, la Commission nationale consultative des droits de l'homme, le Gisti, et la Cabane Juridique plaident tous dans le même sens, contre le gouvernement français, en insistant sur le fait que l'ordonnance du juge des enfants n'a jamais été exécutée. Ils insistent aussi sur la jurisprudence qui considère que, pour être sanctionné sur le fondement de l'article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre une certaine gravité. 

La chasse à l'enfant. Les Frères Jacques, mars 1957
Paroles de Jacques Prévet

La vulnérabilité des enfants


En l'espèce, ce caractère de gravité est nécessairement présent dès lors que le requérant est un enfant de onze ans au moment de son arrivée en France et de douze ans au moment de son départ pour le Royaume-Uni. D'une manière constante, et notamment dans une décision récente N.T.P. et autres c. France du 24 mai 2018, la CEDH considère que cette gravité s'apprécie notamment au regard de l'"extrême vulnérabilité" de l'enfant. Dans l'arrêt Rahimi c. Grèce, elle affirme ainsi qu'un mineur étranger non accompagné en situation irrégulière relève de la "catégorie des personnes les plus vulnérables de la société". De cette jurisprudence, on peut déduire qu'un mauvais traitement infligé à un enfant est presque toujours considéré comme inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention.

Il est évident que le jeune Jamil Kahn a souffert des conditions de vie particulièrement précaires de la "jungle" de Calais. L'arrêt s'analyse ainsi comme un long rappel des mauvais traitements subis par l'enfant, appréciation de fait témoignant de leur gravité, et permettant donc de les rattacher à l'article 3 de la Convention.

La Cour observe ainsi que les autorités ont commencé à se pencher sur le cas du requérant à partir du moment où une ordonnance ordonnant sa protection a été prise par le juge des enfants, soit six mois après son arrivée à Calais. Durant toute cette période, la seule aide qui lui a été apportée était celle des ONG. Et même après cette ordonnance, aucune recherche pour retrouver l'enfant et la faire exécuter n'a été sérieusement entreprise. De son côté, le gouvernement invoque la fugue de l'enfant qui, désireux de se rendre au Royaume-Uni, souhaitait se soustraire à des mesures de protection qui l'auraient empêché de mettre son projet à exécution. Les autorités estiment d'ailleurs que les ONG et même l'avocat de l'enfant auraient dû le remettre aux autorités, pour garantir sa protection. Mais cette fois, la Cour revient à une analyse purement juridique et rappelle que la protection des mineurs isolés est une obligation des Etats, et non pas un devoir des ONG. C'est encore moins un devoir de l'enfant lui-même qui n'avait pas à effectuer seul les démarches de nature à assurer sa protection. Autrement dit, si l'enfant tente de se soustraire à la mesure de protection, il appartient aux autorités de le retrouver, recherche qui ne doit pas être si difficile, si l'on considère qu'il n'a jamais quitté Calais, jusqu'à son départ pour le Royaume-Uni.


Le concours des bonnes volontés



C'est donc l'inertie du gouvernement qui est sanctionnée par la CEDH. Observons tout de même que l'on évaluait à 2 000 le nombre de mineurs non accompagnés dans la "jungle" de Calais, le plus souvent désireux de passer en Angleterre et donc peu enclins à accepter les mesures de protection. Depuis cette date, la prise en charge de ces mineurs a tout de même été améliorée, tant au regard de l'évaluation de leur situation qu'au niveau de leur prise en charge impliquant une meilleure répartition de ces enfants sur le territoire. 

D'autres questions devraient certainement être posées, en particulier celles des mesures préventives de nature à empêcher le départ de ces enfants isolés de leur pays d'origine, De même, le rôle des ONG n'est pas dépourvu d’ambiguïté. D'un côté, elles remplissent une mission d'aide et d'assistance qui devrait les conduire à travailler autant que possible avec les services de l'Etat car l'intérêt des mineurs non accompagnés n'est certainement pas de se soustraire aux mesures de protection. De l'autre côté, ces mêmes ONG viennent en tiers intervenants accabler un Etat submergé par un afflux de mineurs non accompagnés qu'il ne parvient pas à gérer efficacement. Certes, l'Etat ne remplit sans doute pas cette mission avec l'efficacité requise, mais ne doit-on pas considérer que l'extrême vulnérabilité de ces enfants justifie le concours de toutes les bonnes volontés.


Sur la circulation des étrangers : Chapitre 5 section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




mardi 14 mai 2024

Le couvre-feu des mineurs est de retour.


Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 10 mai 2024, refuse de suspendre l'exécution d'un arrêté préfectoral du 20 avril 2024 portant couvre-feu, pour une durée d'un mois, sur le territoire des communes des Abymes et de Pointe-à-Pitre. Ce couvre-feu, applicable à partir de 20 heures, concerne exclusivement les mineurs. Il est contesté par une association guadeloupéenne, Le Lakou LKP, qui voit dans cette mesure une atteinte excessive à la liberté de circulation des mineurs. Le juge des référés écarte cette demande, et ce rejet n'a vraiment rien de surprenant.

Alors que la question du couvre-feu des mineurs revient au coeur de l'actualité, le juge des référés du Conseil d'État donne ainsi aux élus locaux une sorte de mode d'emploi de cette procédure.

 

Une pratique ancienne



Les premiers couvre-feu concernant les mineurs sont apparus en 1997, à la seule initiative des élus locaux. Ils avaient alors pris au dépourvu tant les juges que le législateur. Leur encadrement juridique n'a été réalisé que de manière purement réactive, au fil d'une jurisprudence largement liée aux circonstances de fait. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel a jugé ces couvre-feu conformes à la Constitution, dans sa décision du 14 mars 2011. Il a toutefois annulé la disposition qui punissait d'une contravention les parents des mineurs contrevenant au couvre-feu, y voyant une atteinte au principe de responsabilité personnelle en matière pénale.
 
Dans sa décision du 10 mai 2024, le juge des référés rappelle qu'une mesure de police a sa propre justification, fondée sur les nécessités de l'ordre public. Ce pouvoir de police ne saurait être restreint par les normes juridiques relatives à la sécurité des enfants. L'article 371-1 du code civil affirme ainsi que la santé, la sécurité et la moralité de l'enfant sont confiées par la loi à ses parents, qui ont à son égard droit et devoir d'éducation, mais cette disposition n'a pas pour effet d'empêcher le préfet de prendre un arrêté de couvre-feu. De même les articles 375 à 375-9 du même code, relatifs au rôle de l'autorité judiciaire pour la protection des mineurs en danger, ne donnent pas au juge une compétence exclusive, l'autorité administrative demeurant libre d'intervenir pour assurer sa sécurité au moyen de mesures de police. Enfin, l'article L. 132-8 du code de la sécurité intérieure autorise le préfet à restreindre la liberté de circulation des mineurs de moins de treize ans la nuit en cas de risque manifeste pour leur santé, leur éducation et leur moralité et pour prévenir d'éventuels troubles à l'ordre public. Mais cette autorisation ne lui interdit pas d'user de son pouvoir de police générale pour limiter la circulation des mineurs de moins de dix-huit ans. 

Le mineur se trouve ainsi au centre d'un véritable réseau normatif qui comporte aussi bien l'autorité parentale que l'assistance judiciaire, en cas de besoin, et le pouvoir de police pour assurer l'ordre public. Cela ne signifie pas qu'un mineur se voit privé de toute liberté de circulation.




 Berceuse. Une chanson douce. Henri Salvador. 1950

La liberté de circulation des mineurs


Comme leurs aînés, les mineurs jouissent de la liberté d'aller et venir, principe affirmé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt Nielsen c. Danemark du 28 novembre 1988. Certes, les mineurs peuvent voir cette liberté restreinte par leurs parents qui exercent alors leur devoir de surveillance. 
 
Le maire, quant à lui, ne peut agir que dans l'exercice de son pouvoir de police, ce qui justifie l'exercice de son contrôle maximum par le juge administratif. Dans deux ordonnances des 9 et 27 juillet 2001, rendues à propos de couvre-feu mis en place à Orléans et à Étampes, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme ainsi que ces mesures sont "adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies".

Ces deux conditions mentionnées dans les décisions de 2001, sont reprises dans celle de 2024, avec une formulation à peine modifiée. 
 
 

Les risques particuliers de troubles à l'ordre public

 
 
Le juge des référés affirme d'abord que "la légalité de mesures restreignant la liberté de circulation des mineurs est subordonnée à la condition qu'elles soient justifiées par l'existence de risques particuliers de troubles à l'ordre public auxquels ces mineurs seraient exposés ou dont ils seraient les auteurs". On est très proche des "circonstances particulières" évoquées en 2001.


Il est donc indispensable que des circonstances locales particulières justifient le couvre-feu. Elles reposent le plus souvent sur le fait que le secteur est un quartier sensible, les élus invoquant alors l'existence d'un contrat local de sécurité (CLS) ou, plus simplement, d'un taux élevé de délinquance. Le juge administratif opère un contrôle approfondi sur ce point. Dans son ordonnance du 6 juin 2018, le Conseil d'Etat, intervenant cette fois dans le cas d'un recours en annulation, précise que ces risques pour l'ordre public sont appréciés à l'aune de la situation des mineurs eux-mêmes, soit qu'ils soient exposés à ces risques, soit qu'ils en soient les auteurs. A propos d'un couvre-feu ordonné par le maire de Béziers, il estime que les statistiques produites par l'élu ne mettent pas en lumière une augmentation particulière de la délinquance des mineurs dans la commune. La Cour administrative d'appel avait donc commis une erreur dans la qualification des faits en reconnaissant, dans ce cas, des circonstances locales particulières de nature à justifier un couvre-feu.

Il n'en est pas de même en Guadeloupe. Le juge des référés consacre un paragraphe entier à l'énumération de statistiques inquiétantes. Il fait état d'une augmentation de la délinquance de 18 % entre le premier trimestre 2023 et le premier trimestre 2024. Durant cette même période, les infractions à la législation sur les stupéfiants ont progressé de 59 %, les faits de port ou détention d'armes prohibées de 9 % et les atteintes aux biens de 30 %. Quant au nombre de mineurs mis en cause pour ces différentes infractions, il a grimpé de 35 % en un an. S'agissant plus particulièrement des communes de A... et des Abymes, la mise en cause des mineurs a connu une progression de 53 % à A... et de 50 % aux Abymes. Il résulte également des données chiffrées que plus de 40 % des faits de délinquance commis par des mineurs à A... et aux Abymes ont lieu entre 19h15 et 2h du matin. 
 
Le dossier du juge est donc parfaitement documenté, et les "risques particuliers de troubles à l'ordre public" sont évidemment présents.


Contrôle de proportionnalité



Il ne reste plus au juge qu'à exercer son contrôle de proportionnalité, exactement dans les conditions habituelles de son contrôle sur les mesures de police.

Dans une ordonnance du le 14 septembre 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy avait considéré comme disproportionnée une décision du maire de Colombes imposant un couvre-feu pour les mineurs dans sa ville à partir de 22 heures et jusqu'à 6 heures du matin. A l'époque, l'élu faisait état, d'une part d'une fusillade survenue en avril 2018, durant laquelle trois mineurs avaient été tués, et d'autre part d'un taux d'interpellations des mineurs particulièrement élevé. Mais le juge avait fait observer que la fusillade s'était déroulée à 20 h, et que les actes de délinquance des mineurs, à l'époque, avaient surtout lieu durant la journée. Compte tenu du fait que le couvre-feu concernait environ 30 % de la population vivant dans la commune, il avait estimé la mesure disproportionnée.

Là encore, la situation est bien différente dans l'affaire guadeloupéenne. Le juge observe que la hausse considérable de la délinquance justifie pleinement une mesure destinées à garantir l'ordre public et à lutter contre les dangers que cette hausse fait courir aux mineurs qui y sont impliqués. Il ajoute que cette mesure "ne saurait avoir pour objet ou pour effet de se substituer aux politiques publiques, notamment éducatives et sociales", mais qu'elle peut néanmoins permettre une "limitation à brève échéance" de cette hausse de la délinquance. Enfin, il observe que le couvre-feu est limité dans le temps, un mois, et dans l'espace, puisqu'il ne s'applique que dans certains quartiers. Pour toutes ces raisons, la mesure de police est proportionnée à la finalité d'ordre public qu'elle poursuit.

La comparaison des décisions laisse évidemment l'impression d'une appréciation au cas par cas. Certains juges sont plus sensibles aux arguments tirés de la protection des mineurs (nombre de victimes), d'autres à la répression de la délinquance (nombre d'auteurs d'infractions). Quant aux élus, ils n'hésitent pas à mettre en oeuvre une mesure populaire auprès de leur électorat et qui présente l'avantage d'être économe des deniers publics. D'autres s'y refusent absolument, en rappelant qu'il n'a jamais été démontré qu'un couvre-feu faisait réellement baisser la délinquance.

Précisément, le juge des référés du Conseil d'État affirme, dans son ordonnance du 10 mai 2024, que l'objet d'une telle mesure peut légitimement être de faire baisser la délinquance à court terme. Certes, il est possible qu'elle baisse pendant un mois. Et ensuite ?  Sans doute pourra-t-on faire état d'une petite amélioration des statistiques, le temps d'une conférence de presse.



 

vendredi 3 mai 2019

Le retour de Syrie, ou le réveil de l'acte de gouvernement

Dans deux ordonnances du 9 avril 2019, le juge des référés du tribunal administratif de Paris refuse d'enjoindre au ministre des affaires étrangères d'ordonner le rapatriement de ressortissants français actuellement retenus dans le camp de Roj, situé au nord est de la Syrie.  La première décision concerne Mme X, retenue avec ses trois enfants et sa mère, Mme Y., la seconde Mme Z. qui a également trois enfants mineurs. Les deux ordonnances sont évidemment identiques.


L'intérêt supérieur de l'enfant



Les requérantes se plaçaient sur le double fondement des articles 2 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, l'un qui consacre le droit à la vie, l'autre qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. Leur dossier était étayé par des témoignages d'ONG dont Human Right Watch qui invoquait une "tragédie humanitaire", les enfants, déjà traumatisés par la guerre, étant victimes de manque de soins et sans protection suffisante. Cette analyse s'appuyait essentiellement sur la décision rendue le 21 mars 2019 par le Conseil constitutionnel, affirmant que l'intérêt supérieur de l'enfant était une "exigence constitutionnelle".

Le juge des référés mentionne cette exigence constitutionnelle, comme il mentionne les "obligations qui s'imposent à l'Etat au titre de son devoir général de protection de ses ressortissants sur le territoire français, mais également hors de ses frontières", mais il ne va pas au-delà de cette simple référence, tout simplement parce qu'il n'a pas besoin d'envisager la requête au fond. En effet, celle-ci est déclarée irrecevable.

Vois sur ton chemin. Les choristes. Christophe Baratier, 2004

L'acte de gouvernement



Utilisant une formule bien connue, le juge des référés rappelle que "l'organisation ou l'absence d'organisation du rapatriement des personnes concernées ne sont pas détachables de la conduite des relations extérieures de la France. Elles échappent ainsi à la compétence de la juridiction administrative française". 

Les avocats des requérantes ne s'étaient pas beaucoup attardés sur cette question purement juridique, préférant se concentrer sur la dénonciation des mauvais traitements infligés aux enfants et à leur mère. De fait, ils s'étaient contentés d'affirmer que l'acte du gouvernement n'était qu'une "théorie", qui plus une théorie "obsolète". 

En réalité, l'acte du gouvernement est loin d'être une simple théorie. Jean-François Lachaume, dans le répertoire Dalloz de contentieux administratif, affirme au contraire que les actes de gouvernement sont "porteurs d'une charge importante d'effets juridiques". En revanche, ils ne se détachent pas de l'action politique interne ou internationale, et c'est cette non-détachabilité qui entraine l'incompétence du juge administratif. 

Quant à l'"obsolescence" de l'acte administratif, il est un peu difficile de comprendre ce qu'elle signifie, dans la mesure où cette notion est dépourvue de tout contenu juridique. En revanche, on peut constater que le champ de l'acte de gouvernement s'est réduit au fil du temps, le Conseil d'Etat s'efforçant de placer sous son contrôle des décisions qui auparavant lui échappaient.

Dès l'arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875, il s'est déclaré compétent pour requalifier en acte administratif une mesure dont l'administration estimait qu'elle touchait à une "question politique". Mais ce n'est pas parce que le "mobile politique" peut être écarté par le juge qu'il est toujours écarté. Dans le domaine des relations internationales, certaines décisions sont sorties du champ de l'acte du gouvernement, parce que les procédures se sont juridictionnalisées. Tel est le cas du décret d'extradition, depuis l'arrêt d'assemblée, Royaume-Uni et gouverneur de la colonie royale de Hong Kong du 15 octobre 1993, En revanche, tout le domaine de la protection diplomatique demeure solidement ancré dans le champ de l'acte de gouvernement, depuis l'arrêt Mme Crémencel du 2 mars 1966, d'autant que cette protection présente un caractère totalement discrétionnaire en droit international. Les ordonnances du 9 avril 2019 s'inscrivent donc dans cette jurisprudence constante.


Acte de gouvernement et négociations avec des groupes non étatiques



Le juge des référés apporte sur ce point une précision qui ne va pas dans la sens de la réduction du champ de l'acte de gouvernement. Il l'utilise en effet pour désigner les "relations extérieures de la France", sans attribuer à ces relations un caractère nécessairement interétatique. On sait en effet que les ressortissants français sont retenus dans des camps contrôlés par des combattants kurdes. De fait, le juges des référés évoque "les autorités qui contrôlent ce territoire", ou les "groupes armés étrangers", sans jamais mentionner les Kurdes. Pour le juge, le fait que les camps soient contrôlés, ou non, par un Etat ne change rien au fait que l'éventuel rapatriement de ressortissants français relève d'une négociation entre la France et les autorités qui contrôlent ces territoires, et donc d'une négociation internationale.

Le raisonnement du juge ne surprend pas, car on imagine mal qu'une négociation internationale menée par les autorités françaises, par exemple avec un groupe de terroristes preneurs d'otages, soit soumise au contrôle du juge administratif, sous prétexte que ces négociations ne sont pas interétatiques. Quant aux enfants de djihadistes, cinq d'entre eux ont déjà été rapatriés au mois de mars, ce qui montre que les autorités françaises ont effectivement engagé des négociations et n'ont pas adopté une position de refus systématique. Dans de telles conditions, on peut se demander si ce type de recours, destiné avant tout à "faire le buzz" dans l'opinion, sert réellement leur cause.



Sur les actes de gouvernement : Chapitre 3 section 3 § 2 B  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.