En septembre 2018, l'assistante parlementaire d'un ancien député-maire du Val de Marne a porté plainte pour diffamation. Elle se référait aux propos diffusés sur le site du nouveau maire de la ville : "Entre temps, l'ancienne collaboratrice parlementaire de l'ex député-maire, lequel l'a vraisemblablement téléguidée, a insulté et provoqué des agents municipaux. Hurlements et grossièreté de sa part n'ont fait qu'empirer la situation dans le hall avant qu'elle ne soit évacuée de force". En octobre 2023, le tribunal correctionnel a déclaré l'auteur de ces propos, c'est-à-dire le nouveau maire, coupable de diffamation. Mais la cour d'appel a infirmé le jugement, estimant que la victime n'était pas identifiable, dès lors qu'il était seulement fait mention de son ancienne fonction d'assistante parlementaire, son identité n'étant pas clairement mentionnée. Or, l'ancien élu a eu plusieurs collaboratrices, et la cour considère que cette pluralité empêche que le délit soit constitué.
La Cour de cassation va, au contraire, admettre le pourvoi. Elle constate d'abord que l'altercation à laquelle il est fait allusion a eu des témoins et que l'évènement a été largement diffusé dans la commune. Elle considère ensuite que le fait que l'ancien élu ait eu plusieurs collaboratrices confère un intérêt à agir à chacune d'entre elle, dès lors que chacune peut s'estimer visée par les propos diffamatoires.
Une victime identifiable
Il est exact que la diffamation ne peut être constituée que si la personne est identifiable, mais cela n'impose pas qu'elle soit nommée. Dans une décision Chauvy c. France du 8 juin 2004, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) confirme la condamnation de l'auteur d'un ouvrage qui insinuait, sans vraiment l'affirmer, la culpabilité du résistant Raymond Aubrac dans l'arrestation de Jean Moulin. La thèse reposait sur le seul mémoire en défense de Klaus Barbie, fondement dépourvu de toute rigueur historique, et constituant une accusation diffamatoire.
La cour de cassation, quant à elle, admet également que la victime n'a pas besoin d'être nommée, pourvu qu'elle soit identifiable. Dans un arrêt du 30 mai 2007, la chambre criminelle reconnaît ainsi la diffamation, constituée par les propos d'un avocat se plaignant dans une interview du traitement soi-disant infligé à son client par la brigade financière. Il aurait été, selon lui, privé de nourriture et de traitement médical pendant un délai anormalement long. Les faits ne sont pas établis, mais les policiers visés étaient parfaitement identifiables, d'autant que les noms des responsables de la brigade financière étaient cités dans un autre article du même journal. Dans ce même arrêt, la cour précise toutefois que le caractère identifiable ou non de la victime résulte de l'appréciation souveraine des juges du fond.
La zizanie. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970
La taille du groupe
En cas de pluralité de victimes potentielles, comme dans l'affaire du 14 octobre 2025, la question du caractère identifiable se pose en termes un peu différents. Il suffit en effet que la personne soit identifiable par un cercle relativement restreint de personnes, la famille, l'entourage ou le milieu professionnel. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle soit connue du grand public par une forme de médiatisation. Tel est le cas évidemment des assistants parlementaires d'un élu.
En revanche, la cour de cassation statue différemment lorsque le groupe est plus large. L'arrêt du 29 janvier 2008 pose une jurisprudence de principe, à propos de propos reprochés à l'amiral Philippe de Gaulle qui, dans un livre consacré à son père, écrivait : " (...) Je trouve scandaleux qu'on l'accuse d'avoir abandonné les Français d'Algérie, d'avoir laissé massacré plus d'un million de personnes. C'est faux ! Le bilan, avec plus de 185 000 morts, était déjà suffisamment lourd. Et puis, tout le monde ne voulait pas partir, comme ces 100 000 harkis qui ont rejoint l'armée algérienne ». Des associations de harkis ont alors porté plainte pour diffamation, mais la cour de cassation a estimé que la personne visée ne peut être un "membre d'une collectivité dépourvue de personnalité juridique (et) qui n'est pas suffisamment restreinte pour que chacun de ses membres puisse se sentir atteint". Le groupe constitué comme l'ensemble des harkis installés en France n'est donc pas considéré comme un groupe suffisamment restreint pour que ses membres soient identifiables comme victimes de diffamation.
Bien entendu, entre le groupe restreint, et le groupe plus vaste subsiste une large marge d'appréciation pour le juge. Il ne s'agit tout de même pas d'une jurisprudence "au doigt mouillé", car les juges du fond n'hésitent pas à recourir aux témoignages, aux éléments contextuels, pour démontrer le caractère identifiable ou non de la victime. Il convient toutefois d'observer que ce caractère identifiable justifie l'intérêt pour agir mais qu'il est sans lien avec la publicité de la diffamation. Si les propos diffamatoires ne sont diffusés qu'à un groupe restreint de personnes, celle-ci demeure une diffamation privée, et la peine contraventionnelle.
En tout état de cause, cette jurisprudence est utile car elle permet de sanctionner les pires des diffamations. Elle vise en effet les auteurs d'insinuations, de rumeurs, de ragots en tous genres qui laissent planer le soupçon sur une personne sans la nommer. Comme dit Basile, dans le Barbier de Séville, : "D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?"
La diffamation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2 § 1 A 2
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire