Le caractère imprévisible de la condamnation
Observons d'emblée que l'irrecevabilité était évidente en ce qui concerne le moyen tiré de la violation de l'article 7 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. François Fillon estimait en effet sa condamnation "imprévisible". Sans doute s'appuyait-il sur la jurisprudence Delga du 9 juillet 2024 qui concernait, elle aussi, une personnalité politique ? Mais c'est le seul point de rapprochement entre les deux affaires, car madame Delga était poursuivie pour discrimination, cette présidente de région ayant refusé de signer un contrat de ville avec la commune de Beaucaire. Mais les poursuites avaient été diligentées après un revirement de jurisprudence donnant une interprétation inédite de l'infraction de discrimination par une personne publique, interprétation tout-à-fait imprévisible. Sa condamnation emportait donc une atteinte à l'article 7, dans la mesure où la présidente de région estimait disposer d'un pouvoir discrétionnaire pour refuser de signer un contrat de ville.
L'affaire Fillon est donc bien éloignée de l'affaire Fillon, d'autant que la première requérante n'était pas accusée d'avoir tiré un profit personnel de ses fonctions, ce qui n'était pas le cas de l'ancien Premier ministre. La CEDH déclare donc le moyen irrecevable, d'autant qu'elle observe qu'il n'a jamais été soulevé devant les juges internes. Les voies de recours ne sont donc pas épuisées dans ce cas précis.
Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2019
La purge des nullités
On se souvient de la grande agitation médiatique qui avait accompagné la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 28 septembre 2023 sur QPC de François Fillon déposée devant la cour de cassation. La presse de l'époque, surtout celle favorable à l'ancien Premier ministre, avait alors annoncé, sans vérifications excessives, qu'il allait obtenir l'annulation des procédures engagées contre lui.
En réalité, l'apport de la décision est beaucoup plus modeste. Le Conseil déclare en effet inconstitutionnel l'article 385 al. 1 du code de procédure pénale. Dans sa rédaction de l'époque, celui-ci énonçait que "le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu'il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d'instruction ou la chambre de l'instruction". Le Conseil constitutionnel censure cette rédaction, dans la mesure où le texte ne prévoit pas d'exception dans le cas où le prévenu n'aurait pu avoir connaissance de l'irrégularité éventuelle d'un élément de la procédure que postérieurement à la clôture de l'instruction.
Par un mémoire additionnel déposé devant la cour de cassation, François Fillon apporte donc un nouveau moyen. Il conteste la décision de la cour d'appel rendue le 9 mai 2022, dans la mesure où celle-ci a déclaré irrecevable l'exception de nullité de procédure. A ses yeux, cette irrecevabilité repose sur une disposition déclarée contraire à la constitution. Mais il n'a pas été entendu. Si la Cour de cassation a renvoyé la cause devant la cour d'appel de Paris en ses seules dispositions relatives aux peines et aux dommages et intérêts dus à l'Assemblée nationale, elle a écarté le moyen additionnel au motif que la cour d'appel de Paris avait bel et bien examiné les demandes de nullités avant de les déclarer irrecevables.
Le Parquet National Financier
L'arrêt de la CEDH témoigne de la persévérance des époux Fillon dans la contestation du Parquet National Financier (PNF). Se fondant sur l'article 6 § 1 et § 3 de la convention européenne, ils estiment n'avoir pas eu accès à un tribunal indépendant et impartial. Et ils invoquent, pêle-mêle, le mode de nomination des magistrats du parquet, les remontées d'information demandées par la procureure de Paris, ainsi que le caractère "expéditif et partial" de la procédure. C'est donc clairement le PNF qui est visé, les requérants ne contestant pas le procès proprement dit, devant des juges du siège.
Sans surprise, la CEDH commence par affirmer haut et clair qu'elle n'est pas "juge de quatrième instance" et qu'il ne lui appartient pas de remettre en cause l’appréciation du respect de l’article 6 § 1 de la Convention par les tribunaux internes. La seule exception à cette prohibition réside dans l'hypothèse énoncée dans l'arrêt Zubac c. Croatie du 5 avril 2018, selon laquelle les juges se prononceraient de manière "arbitraire ou manifestement déraisonnable". Mais ce n'est manifestement pas le cas dans l'affaire Fillon.
La CEDH écarte d'abord rapidement le moyen portant sur l'absence d'impartialité de la Procureure financière. Lors d'une audition devant une commission d'enquête parlementaire, celle-ci avait déploré le nombre de demandes d'informations formulées par la procureure de Paris, mais cette constatation ne témoignait pas de pressions lors de l'enquête.
Le statut du ministère public
Plus sérieusement, la cour rappelle que la Procureure est "partie poursuivante". De fait elle n'est pas appelée à « décider du bien‑fondé d’une accusation en matière pénale », au sens de l'article 6 § 1 de la convention. En droit français, le ministère public n'est pas astreint aux obligations d’indépendance et d’impartialité qui pèsent sur les juges du siège, les seuls appelés à trancher sur la culpabilité de la personne. La CEDH a considéré que ce partage de compétences, et de statuts, n'était pas contraire à la convention européenne, par exemple dans l'arrêt Thiam c. France du 18 octobre 2018.
D'une manière plus générale, cette décision d'irrecevabilité rendue dans l'affaire Fillon montre que la CEDH a désormais enterré la hache de guerre avec la France à propos du statut du parquet. Elle rappelle que, si elle a considéré dans sa célèbre jurisprudence Moulin c. France du 23 novembre 2010 que "le ministère public ne disposait pas des garanties nécessaires pour être qualifiés de juge", cette appréciation ne concernait que les mesures de privation de liberté. Ce principe a été rappelé dans l'arrêt Chebab c. France du 23 mai 2019. En tout état de cause, M. Fillon n'est pas concerné par cette jurisprudence, n'ayant jamais été privé de liberté par la Procureure financière. Quant à la CEDH, elle prend bien garde de préciser que la réforme du ministère public en droit français n'est pas un sujet pour elle, et qu'il "ne lui appartient pas de s’immiscer dans ce débat national", formule déjà employée dans la décision Thiam.
Enfin, la CEDH observe que, dans l'affaire Fillon, le principe du contradictoire a été respecté, qu'il a pu présenter ses observations et ses éléments de preuve, que ses demandes d'audition ont toujours été satisfaites. Le caractère équitable de la procédure n'est donc pas sérieusement contestable.
Précisément, c'est le manque de sérieux des moyens développés par François Fillon qui fonde la décision d'irrecevabilité. La dénonciation du manque d'indépendance et d'impartialité de la Procureure ne reposait sur rien. Quant au débat sur le statut du parquet en France, il n'est pas, sauf exception en cas de privation de liberté, susceptible d'être soulevé devant les juges européens. François Fillon aurait sans doute pu se passer de ce "combat de trop". Les commentateurs ne manqueront sans doute pas de rappeler que, durant la campagne présidentielle de 2017, le candidat Fillon avait annoncé que la France pourrait renoncer à la juridiction de la CEDH, "si elle ne se réformait pas".
Le statut du parquet : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 D

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