« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 12 octobre 2025

Haro sur la belle-mère !


Le Conseil constitutionnel, dans sa QPC du 9 octobre 2025 Mme Catherine I., épouse C., refuse de déclarer inconstitutionnelles les dispositions législatives qui interdisent l'adoption d'un même enfant par ses deux beaux-parents. A l'heure où les familles recomposées sont considérées comme participant d'une vie familiale normale, le Conseil constitutionnel se prononce en faveur d'une vision traditionnelle, voire traditionaliste, de la famille. L'audience vidéo est particulièrement éclairante sur ce point, avec l'intervention d'une association invoquant les "valeurs familiales" pour justifier une règle qui opère une discrimination parfaitement visible entre les beaux-parents d'un enfant.

En l'espèce, M. et Mme C., mariés en juin 1991, ont chacun un enfant né d'une précédente union, l'un en 1977 et l'autre en 1979.  Tous deux ont été élevés ensemble par le couple, et en 2023 la famille décide de donner un ancrage juridique à ce lien familial, à la fois pour des motifs affectifs et aussi pour protéger leurs enfants lors de leur succession. L'adoption de l'enfant de Madame C. par Monsieur C. se déroule sans aucune difficulté, actée par un jugement d'octobre 2024. En revanche, Madame C. se voit brutalement refuser l'adoption de l'enfant de son époux, au motif qu'il a déjà fait l'objet d'une adoption simple par le nouveau mari de sa mère. Ce dernier affirme donner son accord à cette nouvelle adoption, mais rien n'y fait. 

 


Image de la belle-mère

La méchante sorcière de l'Ouest

Le Magicien d'Oz. Victor Fleming. 1939 

 

Une adoption, une seule

 

Madame C. se voit en effet opposer les dispositions de l'article 345-2 du code civil. D'une exemplaire concision, elles énoncent  que "nul ne peut être adopté par plusieurs personnes si ce n'est par deux époux, deux partenaires liés par un pacte civil de solidarité ou deux concubins". On l'a compris, les beaux-parents n'existent pas. Ces dispositions sont issues de l'ordonnance du 5 octobre 2022, prise en application de la loi du 21 février 2022 réformant l'adoption

Les motifs de cette prohibition ne sont guère explicités. Certes, le décret du 2 Germinal an XI c'est à dire la partie relative à l'adoption du nouveau code civil, énonçait déjà que "nul ne peut être adopté par plusieurs, si ce n'est par deux époux". L'origine de ces dispositions remonte donc à une époque où la famille recomposée était juridiquement inexistante. Reprises au fil des ans sans trop de discussion, elles auraient pu faire l'objet d'un vrai débat constitutionnel devant le Conseil. 

Figure ainsi dans la décision l'idée selon laquelle Madame C. n'est pas victime d'une règle automatique. En effet, l'article 345 alinéa 2 du code civil prévoit qu'une nouvelle adoption simple peut être demandée et prononcée après le décès de l'adoptant ou des adoptants. En d'autres termes, Madame C. doit espérer la mort du primo-adoptant... à moins qu'elle n'envisage de l'assassiner ? Quoi qu'il en soit, le Conseil en déduit que le droit n'interdit pas vraiment les adoptions multiples.  

 

Égalité devant la loi et prime au primo-adoptant

 

Il est évident que Mme C., alors qu'elle est dans la même situation que les autres adoptants, se trouve écartée par l'application d'une norme automatique. La chronologie est le seul motif qui lui est opposé. Elle ne peut adopter l'enfant de son mari, tout simplement parce que le mari de l'ex-femme de ce dernier l'a adopté avant elle.

Le Conseil constitutionnel ne nie pas la différence de traitement entre les conjoints respectifs des parents d’une personne, dès lors que seul l’un d’entre eux peut établir un lien de filiation adoptive avec elle. Il rappelle sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle "le principe de l'égalité devant la loi ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général (...)". Cette formulation figure dans de nombreuses décisions, notamment celle du 18 mars 2009.

Il est absolument impossible de considérer que le beau-père et la belle-mère sont dans une situation différente au regard de l'adoption de l'enfant de leur conjoint. Reste donc le motif d'intérêt général, et le Conseil constitutionnel s'efforce d'en trouver un. Il se réfère donc à la nécessité de stabilité dans les liens de parenté et aux "difficultés juridiques qui résulteraient de l’établissement de multiples liens de filiation adoptive". Dans le cas de Madame C., ces motifs sont peu convaincants. La stabilité des liens est déjà établie depuis de longues années et il ne s'agit pas d'établir un mille-feuilles de liens de filiation mais plus simplement de prendre acte de la situation familiale, par ailleurs parfaitement harmonieuse, d'une famille recomposée.

Mais précisément, le cas personnel de Madame C. est sans importance puisqu'une norme d'application automatique lui est appliquée. Par ricochet, cette rigueur lui interdit aussi d'invoquer l'absence d'examen approfondi et individualisé de la situation de l'enfant et de l'adoptant, règle qui pourtant constitue le fondement de l'office du juge en matière d'adoption.

 

Le droit de mener une vie familiale normale

 

Le dernier motif invoqué devant le Conseil et relève du droit de mener une vie familiale normale. Le Conseil constitutionnel l'écarte rapidement, au motif que rien n'interdit à Madame C. de mener une vie familiale normale, alors même qu'elle n'a pas pu adopter l'enfant de son conjoint. Son rôle est celui d'une belle-mère et uniquement d'une belle-mère. Le Conseil fait observer que le beau-parent peut être  "associé à l’éducation et à la vie de l’enfant" et que "le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas le droit pour le conjoint du parent d’une personne à l’établissement d’un lien de filiation adoptive avec celle-ci". On se réjouit tout de même que le Conseil ne soit pas allé jusqu'à préciser que la place de belle-mère est dans sa cuisine...

Enfin, mais heureusement, le Conseil ne l'a pas mentionné, il convient de citer le mémoire du secrétaire général du gouvernement invoquant l'origine de ce refus d'une adoption croisée. Il précise en effet que celle-ci multiplie les titulaires de l'autorité parentale... La famille C. a dû bien rire. Au moment de la demande d'adoption, les enfants C. sont âgés respectivement de 44 et 46 ans ! Autant dire que l'autorité parentale ne s'exerce plus guère.

La décision du 9 octobre 2025 apparaît ainsi comme une sorte de survivance d'une vision traditionnelle de la famille, vision dans laquelle les beaux-parents sont priés de rester à leur place. Le plus surprenant dans l'analyse réside sans doute dans l'absence de référence à l'inégalité désormais actées entre les enfants eux-mêmes. Au regard de la succession de leurs parents en effet, celui qui a bénéficié de l'adoption simple sera évidemment favorisé alors que l'autre ne sera qu'un tiers au regard de la belle-mère privée d'adoption. Mais cela n'a pas d'importance, car les "valeurs familiales" sont sauvegardées.


Le droit de mener une vie familiale normale : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 2

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire