Un enfant dans la jungle
Une jurisprudence constante
A dire vrai, la condamnation de la France ne faisait guère de doute. Dans un arrêt Rahimi c. Grèce du 5 avril 2011, la CEDH avait déjà jugé que l'omission des autorités de prendre en charge un mineur isolé emportait une atteinte à l'article 3, quand bien même cette prise en charge aurait finalement été assurée par des ONG locales. De fait, les tiers intervenants, le Défenseur des droits, la Commission nationale consultative des droits de l'homme, le Gisti, et la Cabane Juridique plaident tous dans le même sens, contre le gouvernement français, en insistant sur le fait que l'ordonnance du juge des enfants n'a jamais été exécutée. Ils insistent aussi sur la jurisprudence qui considère que, pour être sanctionné sur le fondement de l'article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre une certaine gravité.
La vulnérabilité des enfants
En l'espèce, ce caractère de gravité est nécessairement présent dès lors que le requérant est un enfant de onze ans au moment de son arrivée en France et de douze ans au moment de son départ pour le Royaume-Uni. D'une manière constante, et notamment dans une décision récente N.T.P. et autres c. France du 24 mai 2018, la CEDH considère que cette gravité s'apprécie notamment au regard de l'"extrême vulnérabilité" de l'enfant. Dans l'arrêt Rahimi c. Grèce, elle affirme ainsi qu'un mineur étranger non accompagné en situation irrégulière relève de la "catégorie des personnes les plus vulnérables de la société". De cette jurisprudence, on peut déduire qu'un mauvais traitement infligé à un enfant est presque toujours considéré comme inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention.
Il est évident que le jeune Jamil Kahn a souffert des conditions de vie particulièrement précaires de la "jungle" de Calais. L'arrêt s'analyse ainsi comme un long rappel des mauvais traitements subis par l'enfant, appréciation de fait témoignant de leur gravité, et permettant donc de les rattacher à l'article 3 de la Convention.
La Cour observe ainsi que les autorités ont commencé à se pencher sur le cas du requérant à partir du moment où une ordonnance ordonnant sa protection a été prise par le juge des enfants, soit six mois après son arrivée à Calais. Durant toute cette période, la seule aide qui lui a été apportée était celle des ONG. Et même après cette ordonnance, aucune recherche pour retrouver l'enfant et la faire exécuter n'a été sérieusement entreprise. De son côté, le gouvernement invoque la fugue de l'enfant qui, désireux de se rendre au Royaume-Uni, souhaitait se soustraire à des mesures de protection qui l'auraient empêché de mettre son projet à exécution. Les autorités estiment d'ailleurs que les ONG et même l'avocat de l'enfant auraient dû le remettre aux autorités, pour garantir sa protection. Mais cette fois, la Cour revient à une analyse purement juridique et rappelle que la protection des mineurs isolés est une obligation des Etats, et non pas un devoir des ONG. C'est encore moins un devoir de l'enfant lui-même qui n'avait pas à effectuer seul les démarches de nature à assurer sa protection. Autrement dit, si l'enfant tente de se soustraire à la mesure de protection, il appartient aux autorités de le retrouver, recherche qui ne doit pas être si difficile, si l'on considère qu'il n'a jamais quitté Calais, jusqu'à son départ pour le Royaume-Uni.
Le concours des bonnes volontés
C'est donc l'inertie du gouvernement qui est sanctionnée par la CEDH. Observons tout de même que l'on évaluait à 2 000 le nombre de mineurs non accompagnés dans la "jungle" de Calais, le plus souvent désireux de passer en Angleterre et donc peu enclins à accepter les mesures de protection. Depuis cette date, la prise en charge de ces mineurs a tout de même été améliorée, tant au regard de l'évaluation de leur situation qu'au niveau de leur prise en charge impliquant une meilleure répartition de ces enfants sur le territoire.
D'autres questions devraient certainement être posées, en particulier celles des mesures préventives de nature à empêcher le départ de ces enfants isolés de leur pays d'origine, De même, le rôle des ONG n'est pas dépourvu d’ambiguïté. D'un côté, elles remplissent une mission d'aide et d'assistance qui devrait les conduire à travailler autant que possible avec les services de l'Etat car l'intérêt des mineurs non accompagnés n'est certainement pas de se soustraire aux mesures de protection. De l'autre côté, ces mêmes ONG viennent en tiers intervenants accabler un Etat submergé par un afflux de mineurs non accompagnés qu'il ne parvient pas à gérer efficacement. Certes, l'Etat ne remplit sans doute pas cette mission avec l'efficacité requise, mais ne doit-on pas considérer que l'extrême vulnérabilité de ces enfants justifie le concours de toutes les bonnes volontés.
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