« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 30 mars 2019

La cyberhaine devant le Parlement


Article publié le 20 mars 2019, dans The Conversation.

La députée Laetitia Avia a remis le 11 mars à son groupe parlementaire (LREM) sa proposition de loi « contre la cyberhaine » dont certaines dispositions ont déjà été communiquées à la presse. Dès lors que le texte n’a pas encore été officiellement déposé à l’Assemblée nationale, on ne connaît donc que ce qui a été diffusé dans les médias.

Ce terme de « proposition de loi » est en principe réservé aux textes législatifs trouvant leur origine dans une initiative parlementaire. Or, s’il est vrai que Laetitia Avia aura pour mission de défendre ses dispositions devant l’Assemblée nationale, l’origine du texte doit plutôt être recherchée dans la volonté du Président de la République. Son dépôt avait en effet été annoncé par Emmanuel Macron, lors du diner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) le 23 février. Sur ce plan, la future loi s’inscrit dans une démarche déjà observée d’instrumentalisation de l’initiative parlementaire, par exemple dans la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires ou dans la loi « Fake News » du 22 décembre 2018. Cette procédure n’est pas neutre, car elle permet à l’Exécutif de se dispenser de l’étude d’impact, obligatoire pour les projets de loi d’initiative gouvernementale et d’accélérer ainsi le débat parlementaire. 


La notion de « haine » ou l’influence américaine



Cette étude d’impact serait pourtant fort utile, car les notions de « haine » ou de « cyberhaine » employées par la proposition semblent particulièrement floues. On peut comprendre que la « cyberhaine » désigne les messages de haine diffusés par internet, et plus particulièrement par les réseaux sociaux. Mais cela ne permet pas de donner un sens juridique à la notion de haine. En effet, le droit a vocation à encadrer, voire à sanctionner, des comportements, mais pas des sentiments.

En termes juridiques, la notion de haine est une importation américaine. Elle est régulièrement utilisée aux Etats-Unis, dans un système juridique qui parle volontiers de « discours de haine » ou de « crimes de haine ». Le 7 mars dernier, la Chambre des Représentants a ainsi adopté une résolution condamnant la « haine » sous toutes ses formes, visant en réalité une élue du Minnesota, Ilhan Omar, qui avait avait dénoncé des « personnes favorables à l’allégeance à un pays étranger ». Beaucoup de représentants ont pensé qu’elle visait Israël et ils ont vu dans ces propos un « discours de haine ». Le problème est que les haines des uns ne sont pas les haines des autres.

C’est sans doute la raison pour laquelle le droit européen préfère se référer au concept de discrimination que la Cour européenne des droits de l’homme définit comme une atteinte au principe d’égalité, disproportionnée par rapport au but poursuivi et ayant des conséquences particulièrement graves sur les droits des tiers. Cette définition a été rappelée tout récemment, dans l’arrêt Salluti c. Italie du 7 mars 2019. Le rapport consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur internet, remis au Premier ministre en septembre 2018 par Laetitia Avia, Karim Amelal et Gil Taïeb avait, quant à lui, choisi de se référer à « la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet », formulation qui renvoyait directement au principe de non-discrimination. Certes était-il utile d’élargir la sanction à d’autres types de discriminations, par exemples liées aux convictions religieuses ou politiques, ou encore à l’identité sexuelle, mais il n’était sans doute pas nécessaire de se référer à une notion de « cyberhaine » que les juges auront sans doute bien des difficultés à interpréter.

Le contenu de la proposition Avia n’est pas encore officiellement connu mais l’intéressée elle-même a laissé filtrer quelques éléments précisant l’objet du texte.

La Haine. Mathieu Kassovitz. 1995



Empêcher la diffusion virale des « discours de haine »



Les éléments qui ont filtré dans les médias à l’initiative de Laetitia Avia elle-même montrent que le texte se propose de discipliner les « accélérateurs de contenu », c’est-à-dire les réseaux sociaux ou les moteurs de recherche, dès lors qu’ils dépassent un seuil d’utilisateurs que Laetitia Avia souhaiterait voir fixer à deux millions de personnes. Le but n’est donc pas tant de supprimer les discours de haine sur internet que d’empêcher leur diffusion virale. Cette finalité donnera certainement lieu à débat au parlement, et certains feront valoir qu’un contenu haineux ou discriminatoire devrait disparaître d’internet, quel que soit le nombre d’utilisateurs du réseau. Sur un plan plus concret, on verra apparaître une dualité de régimes juridiques, les plateformes de moindre importance restant soumises au droit commun. Celui-ci permet d’obtenir la suppression des contenus litigieux, à condition toutefois que le site ne soit pas abrité dans un paradis de données, c’est-à-dire dans un Etat inaccessible à l’action des juges. Les sites inférieurs à deux millions d’utilisateurs donneront donc toujours lieu à des contentieux aussi longs qu’incertains.

La procédure envisagée est d’une grande simplicité, du moins en apparence. Les utilisateurs devront signaler, au moyen d’un « bouton unique », les « propos haineux » repérés sur un réseau ou un moteur de recherches. Ces derniers devront alors les supprimer dans un délai de vingt-quatre heures.

La procédure est simple, mais elle n’apporte rien de très nouveau. Le « bouton unique » existe déjà sous le nom de « Pharos », plateforme gérée par les policiers et les gendarmes, permettant de signaler les contenus illicites. Ce type d’outil peut d’ailleurs être créé par la voie réglementaire et n’a pas vraiment à figurer dans la loi. Quant au retrait des contenus illicites, il est déjà prévu par la  loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 qui impose aux fournisseurs d’accès de les retirer dès qu’une notification leur a été remise. Il est vrai que ce texte ne fixe pas de délai précis et se borne à exiger qu’ils agissent "promptement pour retirer ces données". Mais il appartient alors au juge des référés, éventuellement saisi, d’imposer un délai plus précis et plus contraignant. 


Les difficultés de mise en oeuvre



Si les mécanismes de la nouvelle procédure ne sont pas entièrement inconnus, son application à la « cyberhaine » laisse entrevoir des difficultés d’application. La première d’entre elles réside dans la distinction entre le licite et l’illicite. Son appréciation risque de se révéler délicate, difficulté accrue par l’incertitude de la notion de haine. Que se passera-t-il en cas de divergence entre le demandeur et le réseau social sur le caractère haineux, ou pas, des propos dénoncés ? Le parlement devra sans doute se poser la question d’une éventuelle « mise en quarantaine » du contenu litigieux, en attendant la décision de l’autorité de régulation.

Précisément, le choix de l’autorité de régulation est la seconde difficulté à laquelle risque de se heurter la mise en œuvre du texte. Celui-ci confie cette compétence au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui pourra, le cas échéant, aller jusqu’à prononcer une amende égale à 4 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. Or la protection des droits des personnes sur internet est en principe confiée à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) qui a montré toute sa pugnacité dans les différents contentieux qui l’ont opposée à Google et qui a su user de son pouvoir de sanction de manière très volontariste. Pourquoi écarter cette compétence en quelque sorte naturelle de la CNIL ? Le débat parlementaire sera peut-être l’occasion d’élucider le mystère de ce choix.

Enfin, la dernière difficulté, mais ce n’est pas la moindre, touche à l’efficacité même du texte. Le délai de vingt-quatre heures pour retirer les discours de haine a quelque chose de séduisant dans sa brièveté même. Mais dans ce cas particulier, c’est un délai très long si l’on considère qu’un discours de haine peut se répandre de manière virale en quelques secondes sur un réseau social. Cette fois, c’est l’efficacité et donc l’utilité même du texte qui est en cause.

Nul ne conteste que les dernières semaines ont vu un inquiétant retour d’actes et de propos antisémites et racistes, et qu’il est nécessaire de combattre et de réprimer de tels comportements. Mais le vote d’une loi nouvelle n’est pas nécessairement la réponse la mieux adaptée à une telle situation, en particulier lorsque les dispositions envisagées révèlent une certaine forme d’improvisation. Il ne reste plus qu’à espérer que le débat parlementaire permettra de préciser le cadre juridique de la « cyberhaine ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire