La députée Laetitia Avia a remis
le 11 mars à son groupe parlementaire (LREM) sa proposition de loi «
contre la cyberhaine » dont
certaines
dispositions ont déjà été communiquées à la presse. Dès lors que le texte
n’a pas encore été officiellement déposé à l’Assemblée nationale, on ne connaît
donc que ce qui a été diffusé dans les médias.
Ce terme de « proposition de
loi » est en principe réservé aux textes législatifs trouvant leur origine
dans une initiative parlementaire. Or, s’il est vrai que Laetitia Avia aura
pour mission de défendre ses dispositions devant l’Assemblée nationale, l’origine
du texte doit plutôt être recherchée dans la volonté du Président de la
République. Son dépôt avait en effet été annoncé par Emmanuel Macron, lors du
diner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif)
le 23 février. Sur ce plan, la future loi s’inscrit dans une démarche déjà observée
d’instrumentalisation de l’initiative parlementaire, par exemple dans la
loi
du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires ou dans
la
loi
« Fake News » du 22 décembre 2018. Cette procédure n’est pas
neutre, car elle permet à l’Exécutif de se dispenser de l’étude d’impact,
obligatoire pour les projets de loi d’initiative gouvernementale et d’accélérer
ainsi le débat parlementaire.
La notion de « haine »
ou l’influence américaine
Cette étude d’impact serait
pourtant fort utile, car les notions de « haine » ou de
« cyberhaine » employées par la proposition semblent particulièrement
floues. On peut comprendre que la « cyberhaine » désigne les messages
de haine diffusés par internet, et plus particulièrement par les réseaux
sociaux. Mais cela ne permet pas de donner un sens juridique à la notion de
haine. En effet, le droit a vocation à encadrer, voire à sanctionner, des comportements,
mais pas des sentiments.
En termes juridiques, la notion
de haine est une importation américaine. Elle est régulièrement utilisée aux
Etats-Unis, dans un système juridique qui parle volontiers de « discours
de haine » ou de « crimes de haine ». Le 7 mars dernier,
la
Chambre des Représentants a ainsi adopté une résolution condamnant la
« haine » sous toutes ses formes, visant en réalité une élue du Minnesota,
Ilhan Omar, qui avait avait dénoncé des « personnes favorables à
l’allégeance à un pays étranger ». Beaucoup de représentants ont pensé
qu’elle visait Israël et ils ont vu dans ces propos un « discours de
haine ». Le problème est que les haines des uns ne sont pas les haines des
autres.
C’est sans doute la raison pour
laquelle le droit européen préfère se référer au concept de discrimination que
la Cour européenne des droits de l’homme définit comme une atteinte au principe
d’égalité, disproportionnée par rapport au but poursuivi et ayant des
conséquences particulièrement graves sur les droits des tiers. Cette définition
a été rappelée tout récemment, dans l’arrêt
Salluti c. Italie du 7 mars
2019. Le
rapport
consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur
internet, remis au Premier ministre en septembre 2018 par Laetitia Avia,
Karim Amelal et Gil Taïeb avait, quant à lui, choisi de se référer à « la
lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet », formulation
qui renvoyait directement au principe de non-discrimination. Certes était-il
utile d’élargir la sanction à d’autres types de discriminations, par exemples
liées aux convictions religieuses ou politiques, ou encore à l’identité
sexuelle, mais il n’était sans doute pas nécessaire de se référer à une notion
de « cyberhaine » que les juges auront sans doute bien des
difficultés à interpréter.
Le contenu de la proposition Avia
n’est pas encore officiellement connu mais l’intéressée elle-même a laissé
filtrer quelques éléments précisant l’objet du texte.
|
La Haine. Mathieu Kassovitz. 1995 |
Empêcher la diffusion virale des
« discours de haine »
Les éléments qui ont filtré dans
les médias à l’initiative de Laetitia Avia elle-même montrent que le texte se
propose de discipliner les « accélérateurs de contenu », c’est-à-dire
les réseaux sociaux ou les moteurs de recherche, dès lors qu’ils dépassent un
seuil d’utilisateurs que Laetitia Avia souhaiterait voir fixer à deux millions
de personnes. Le but n’est donc pas tant de supprimer les discours de haine sur
internet que d’empêcher leur diffusion virale. Cette finalité donnera
certainement lieu à débat au parlement, et certains feront valoir qu’un contenu
haineux ou discriminatoire devrait disparaître d’internet, quel que soit le
nombre d’utilisateurs du réseau. Sur un plan plus concret, on verra apparaître
une dualité de régimes juridiques, les plateformes de moindre importance restant
soumises au droit commun. Celui-ci permet d’obtenir la suppression des contenus
litigieux, à condition toutefois que le site ne soit pas abrité dans un paradis
de données, c’est-à-dire dans un Etat inaccessible à l’action des juges. Les
sites inférieurs à deux millions d’utilisateurs donneront donc toujours lieu à
des contentieux aussi longs qu’incertains.
La procédure envisagée est d’une
grande simplicité, du moins en apparence. Les utilisateurs devront signaler, au
moyen d’un « bouton unique »,
les « propos haineux »
repérés sur un réseau ou un moteur de recherches. Ces derniers devront alors
les supprimer dans un délai de vingt-quatre heures.
La procédure est simple, mais
elle n’apporte rien de très nouveau. Le «
bouton unique » existe déjà sous le nom de
« Pharos », plateforme gérée par
les policiers et les gendarmes, permettant de signaler les contenus illicites. Ce
type d’outil peut d’ailleurs être créé par la voie réglementaire et n’a pas
vraiment à figurer dans la loi. Quant au retrait des contenus illicites, il est
déjà prévu par la
loi pour
la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 qui
impose aux fournisseurs d’accès de les retirer dès qu’une notification leur a
été remise. Il est vrai que ce texte ne fixe pas de délai précis et se borne à
exiger qu’ils agissent "promptement pour retirer ces données".
Mais il appartient alors au juge des référés, éventuellement saisi, d’imposer
un délai plus précis et plus contraignant.
Les difficultés de mise en oeuvre
Si les mécanismes de la nouvelle
procédure ne sont pas entièrement inconnus, son application à la
« cyberhaine » laisse entrevoir des difficultés d’application. La
première d’entre elles réside dans la distinction entre le licite et
l’illicite. Son appréciation risque de se révéler délicate, difficulté accrue par l’incertitude de la notion de haine. Que se
passera-t-il en cas de divergence entre le demandeur et le réseau social sur le
caractère haineux, ou pas, des propos dénoncés ? Le parlement devra sans
doute se poser la question d’une éventuelle « mise en
quarantaine » du contenu litigieux, en attendant la décision de l’autorité
de régulation.
Précisément,
le choix de l’autorité de régulation est la seconde difficulté à laquelle
risque de se heurter la mise en œuvre du texte. Celui-ci confie cette
compétence au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui pourra, le cas
échéant, aller jusqu’à prononcer une amende égale à 4 % du chiffre d’affaires
de l’entreprise. Or la protection des droits des personnes sur internet est en
principe confiée à la Commission nationale de l’informatique et des libertés
(CNIL) qui a montré toute sa pugnacité dans les différents contentieux qui
l’ont opposée à Google et qui a su user de son pouvoir de sanction de manière
très volontariste. Pourquoi écarter cette compétence en quelque sorte naturelle
de la CNIL ? Le débat parlementaire sera peut-être l’occasion d’élucider
le mystère de ce choix.
Enfin, la
dernière difficulté, mais ce n’est pas la moindre, touche à l’efficacité même
du texte. Le délai de vingt-quatre heures pour retirer les discours de haine a
quelque chose de séduisant dans sa brièveté même. Mais dans ce cas particulier,
c’est un délai très long si l’on considère qu’un discours de haine peut se
répandre de manière virale en quelques secondes sur un réseau social. Cette
fois, c’est l’efficacité et donc l’utilité même du texte qui est en cause.
Nul ne
conteste que les dernières semaines ont vu un inquiétant retour d’actes et de
propos antisémites et racistes, et qu’il est nécessaire de combattre et de
réprimer de tels comportements. Mais le vote d’une loi nouvelle n’est pas
nécessairement la réponse la mieux adaptée à une telle situation, en
particulier lorsque les dispositions envisagées révèlent une certaine forme
d’improvisation. Il ne reste plus qu’à espérer que le débat parlementaire
permettra de préciser le cadre juridique de la « cyberhaine ».
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