Dans un
arrêt du 8 juillet 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation écarte un recours dirigé contre une ordonnance du juge des libertés et de la détention (JLD) refusant sa mise en liberté à une personne placée en détention provisoire. L'intéressé, mis en examen pour meurtre commis en bande organisée et divers autres chefs d'accusation, fondait sa demande sur le caractère indigne des conditions d'incarcération dans l'établissement pénitentiaire où il était détenu.
Le rejet de cette demande semble s'inscrire dans une jurisprudence constante, mais il n'en est rien car la Cour amorce en réalité un revirement de jurisprudence directement lié à un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme rendu le 20 janvier 2020.
Conditions de détention et mise en liberté
Jusqu'à une date récente, et cette jurisprudence a encore été affirmée dans un
arrêt du 18 septembre 2019, la Cour de cassation estimait que l'indignité des conditions de détention ne pouvait constituer un obstacle au placement en détention provisoire. En revanche, l'atteinte à la dignité de la personne était sanctionnée par une action en responsabilité fondée sur le mauvais fonctionnement du service public de la justice. Une exception à ce principe était toutefois admise dans l'hypothèse où l'état de santé de l'intéressé était jugé incompatible avec des conditions de détention particulièrement dégradées (
Crim., 29 février 2012). La loi du 15 août 2014 avait repris cette jurisprudence, en créant un nouvel
article 147-1 du code de procédure pénale, qui
dispose que
, " à tous les stades de la procédure, sauf
s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la mise
en liberté d’une personne placée en détention provisoire peut être
ordonnée, d’office ou à la demande de l’intéressé, lorsqu’une expertise
médicale établit que cette personne est atteinte d’une pathologie
engageant le pronostic vital ou que son état de santé physique ou
mentale est incompatible avec le maintien en détention".
Par sa décision du 8 juillet 2020, la Chambre criminelle décide que les conditions indignes de détention peuvent constituer le fondement direct d'une mise en liberté, à la condition toutefois que le demandeur fournisse une description suffisamment précise de ses propres conditions de détention. Cette description est alors considérée comme un commencement de preuve de ce caractère indigne, et il appartient alors au ministère public ou à la chambre de l'instruction de procéder à des vérifications complémentaires. En l'espèce, le demandeur s'était borné à des considérations très générales sur la situation de l'établissement pénitentiaire où il était détenu, sans évoquer ses propres conditions d'incarcération. Le pourvoi est donc rejeté, mais le revirement a bien eu lieu : la mise en liberté peut désormais être prononcée en raison de l'indignité des conditions de détention.
Si l'on considère l'état des prisons dans notre pays, on peut penser qu'une telle jurisprudence risque de contribuer à vider les prisons. Elle est pourtant la simple conséquence d'une jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
Choeur des prisonniers O Welche Lust, Fidelio, Beethoven
La CEDH
Le
30 janvier 2020, saisie par trente-deux détenus de différents établissements pénitentiaires, la CEDH a sévèrement condamné la France sur le fondement de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui sanctionne les traitement inhumains et dégradants. Aux yeux de la Cour, les conditions de détention dans ces prisons s'analysaient comme de tels traitements.
Dans la même décision, la CEDH sanctionne également l'absence de recours préventif existant en droit français. Puisque le juge judiciaire ne pouvait ordonner qu'exceptionnellement, et pour une raison de santé immédiate, la mise en liberté, la seule possibilité offerte au détenu était de saisir le juge administratif d'une demande de référé-liberté enjoignant à l'administration pénitentiaire de prendre des mesures pour mettre fin au caractère indigne des conditions de détention. C'est ainsi que, par une
ordonnance du 22 décembre 2012, le juge des référés du Conseil d'Etat avait ordonné la destruction des animaux nuisibles dans la prison des Baumettes.
La CEDH observe que le pouvoir d'injonction du juge administratif a
une portée limitée. Il ne peut exiger des mesures
de réorganisation structurelle du service public pénitentiaire, mais
seulement des mesures d'urgence destinées à résoudre rapidement un
problème conjoncturel. Surtout, dans le cas de la surpopulation
carcérale, le pouvoir du juge se heurte tout simplement à la loi qui
oblige un directeur de prison à incarcérer toute personne mise sous
écrou. Enfin, la CEDH observe que les injonctions du juge des référés
sont parfois exécutées avec une lenteur étudiée, d'autant que les
budgets consacrés au service public pénitentiaire sont notoirement
insuffisants. De tous ces éléments, la Cour déduit que le référé offert
aux personnes détenues n'est pas un recours suffisant, au sens de
l'article 13 de la Convention.
La Cour de cassation affirme, quant à elle, que ce recours préventif appartient au juge judiciaire, et qu'elle a bien l'intention de le rendre effectif. Elle s'engouffre ainsi dans une brèche ouverte par l'Exécutif. En effet, dans sa décision de janvier 2020, la CEDH avait émis diverses recommandations, dont celle d'établir un tel recours. Mais aucune déclaration n'a annoncé un projet de loi en ce sens, et les autorités ont semblé se désintéresser de la question. Le revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation peut ainsi être présenté comme un moyen de remédier aux carences des autorités. C'est d'ailleurs en ces termes qu'elle le présente : "Il appartient au juge national, chargé
d’appliquer la Convention, de tenir compte de la décision de la Cour européenne sans
attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou
réglementaires".
Le Conseil constitutionnel
Dans une
seconde décision du 8 juillet 2020, la Cour de cassation renvoie au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution des dispositions du code de procédure pénale relatives à la détention provisoire. Il ne leur est pas fait grief de leur contenu, mais plutôt de ce qu'elles ne contiennent pas. En effet, il n'est pas prévu que le JLD soit compétent pour redresser la situation dont sont victimes les détenus dont les conditions d'incarcération constituent un traitement inhumain et dégradant.
Là encore, la Cour de cassation n'hésite pas considérer comme négligeable le pouvoir d'injonction du juge des référés de l'ordre administratif. Elle estime en effet que la QPC présente un caractère sérieux car "il n’existe pas de recours ni de faculté d’injonction reconnue à une
juridiction, permettant de mettre un terme à toute atteinte à la dignité
de la personne incarcérée, résultant des conditions de sa détention". La formulation laisse clairement entendre que le juge des référés n'est pas une "juridiction".
Si la Cour de cassation revendique la place du juge judiciaire dans le contrôle des conditions de détention, elle n'entend pas davantage soumettre son appréciation au bon vouloir exclusif du Conseil constitutionnel. Elle précise en effet qu'elle n'a pas à surseoir à statuer en attendant le résultat de la QPC. Rien ne lui interdit d'exercer son contrôle de conventionnalité, et c'est exactement ce qu'elle fait.
La décision de la Cour de cassation suscite ainsi une double réflexion. En ce qui concerne les conditions d'incarcération dans les prisons françaises, elle entend exercer pleinement sa compétence, et exploite avec intelligence l'inaction du législateur. Les choses vont-elles évoluer avec l'arrivée d'Eric Dupont-Moretti au ministère de la justice ? On sait que sa première visite de ministre fut celle d'un établissement pénitentiaire mais sera-t-il en mesure d'engager une réforme d'ampleur dans ce domaine ? Pour le moment, rien n'est acquis, et la Cour de cassation en profite pour exercer sa compétence, sur le seul fondement de la jurisprudence de la CEDH. Mais au-delà de ce problème concret, les deux décisions du 8 juillet 2020 montrent que la Cour de cassation est entrée dans une phase de reconquête des compétences perdues au profit du Conseil d'Etat. On l'a observé dans sa jurisprudence sur l'état d'urgence "ordinaire", sur l'état d'urgence sanitaire, et aujourd'hui sur les conditions de détention. Gardien de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution, le juge judiciaire entend occuper le terrain dans ce domaine. Et c'est une bonne nouvelle pour l'Etat de droit.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire