« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 7 juillet 2020

Le Garde des Sceaux v. Maître Dupond-Moretti

Eric Dupond-Moretti est Garde des Sceaux, ministre de la justice. Sa désignation est un véritable évènement en termes de communication, et si l'objet était de faire un "coup", la réussite est totale. S'il s'agit d'accentuer les clivages entre les professionnels du droit, là encore le succès est au rendez-vous. Certains avocats, surtout pénalistes, se réjouissent de voir l'un d'entre eux devenir ministre de la justice. Du côté des magistrats, le ton est plutôt celui de la consternation, le sentiment est celui de l'humiliation, car ils n'oublient pas l'agressivité de l'avocat Dupond-Moretti à leur égard. L'Union syndicale des magistrats (USM) évoque même une "déclaration de guerre" à la magistrature.

Personne ne reprochera à Eric Dupond-Moretti d'avoir été l'avocat de Jérôme Cahuzac, Alexandre Djouhri ou Patrick Balkany, parmi tant d'autres. Tous les justiciables ont le droit d'être défendus, y compris ceux qui sont poursuivis pour des faits de fraude fiscale ou de corruption.

Mais, au-delà de la défense individuelle de ses clients, Eric Dupond-Moretti, avocat, a pris des positions militantes soigneusement médiatisées, témoignant d'une franche hostilité à l'égard des institutions chargées de la lutte contre la corruption. En 2015, lors du procès de l'ancienne ministre Yamina Benguigui, accusée d'avoir dissimulé des éléments de son patrimoine dans sa déclaration, il avait qualifié la Haute autorité pour la transparence pour la vie publique (HATVP) de "truc populiste". Tout récemment, il avait porté plainte contre X pour «violation de l'intimité de la vie privée et du secret des correspondances» et «abus d'autorité», à la suite de la révélation des investigations menées par le Parquet national financier (PNF) pour identifier la personne susceptible d'avoir informé Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute dans une affaire de corruption. Bien entendu, Maître Dupond-Moretti avait accompagné sa plainte de déclarations tonitruantes, dénonçant notamment une "enquête barbouzarde".

La plainte a été retirée le matin de la nomination d'Eric Dupond-Moretti comme Garde des Sceaux, retrait annoncé, de manière un peu surprenante, par l'Elysée. Il n'en demeure pas moins que le nouveau ministre va devoir gérer l'ancien avocat.


Des écoutes sans écoute



La plainte d'Eric Dupond-Moretti s'inscrivait dans une longue suite de postures militantes revendiquant une conception absolutiste du secret professionnel. Pour les avocats, le secret professionnel devrait les mettre à l'abri de toute enquête, de toute ingérence d'un juge, et particulièrement par des écoutes téléphoniques. Cette revendication ne rencontre cependant aucun écho dans le droit positif, et l'article 100 alinéa 7 du code de procédure pénale énonce qu' "aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction". Cette disposition signifie que les interceptions sont possibles, sous la seule condition d'information du bâtonnier. Dans un arrêt du 16 juin 2016 Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, la Cour européenne des droits de l'homme refuse, quant à elle, de considérer comme confidentielle toute conversation entre un avocat et son client. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, le 22 mars 2016, avait, elle aussi, refusé de prononcer la nullité des écoutes touchant les conversations entre Nicolas Sarkozy et son avocat, Thierry Herzog.

Le problème, et Eric Dupond-Moretti ne peut davantage l'ignorer est que, dans le cas de l'enquête connexe dirigée par le PNF, une confusion est soigneusement entretenue, par les avocats mais aussi par le presse, entre les écoutes, parfaitement licites, qui ont existé et qui visaient Nicolas Sarkozy et son avocat, et l'enquête connexe qui, elle, n'a donné lieu qu'à une communication des "fadettes" (c'est à dire des coordonnées des correspondants) et à des géolocalisations. Autrement dit, ce "scandale des écoutes" se caractérise par le fait qu'aucune conversation n'a été écoutée. La plainte déposée par Maître Dupond-Moretti est donc dépourvue de fondement juridique sérieux, et ne pouvait prospérer bien longtemps. Il est vrai que son objet n'était pas d'obtenir une condamnation mais de disqualifier le travail du PNF, dans le but d'affaiblir l'institution.

Confronté à l'agitation de l'avocat, que va faire le ministre ?





Le rapport demandé au procureur général



Il va d'abord devoir gérer le cadeau empoisonné laissé par Nicole Belloubet. Confrontée au lobby des avocats et manifestement incapable de défendre efficacement les magistrats, elle avait demandé au procureur général de Paris "« un rapport circonstancié sur la nature précise » de l'enquête diligentée par le PNF. Ce rapport devrait porter « notamment sur les modalités des réquisitions effectuées, leur étendue et leur durée » et il devrait "« permettre de vérifier si le Parquet national financier a agi dans le cadre des dispositions du Code de procédure pénale ».

Passons sur le fond, puisque, à l'évidence, rien dans le code de procédure pénale ne permet de conclure à l'illégalité de l'enquête du PNF.  La procédure suivie devrait en revanche intéresser le nouveau ministre, qui vient de se déclarer fort attaché à la procédure contradictoire lors de son allocution d'entrée en fonctions. N'est-il pas surprenant, en effet, que l'enquête soit confiée au Procureur général de Paris, qui précisément, est le supérieur hiérarchique du  Procureur financier ? La situation est d'autant plus grave que, dans son audition devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, Eliant Houlette a clairement désigné le procureur général comme l'auteur des incessantes demandes d'informations qui lui ont été adressées durant l'affaire Fillon. De toute évidence, le procureur général est à la fois juge et partie dans cette enquête. Le Garde des Sceaux, s'il est réellement attaché au droit au juste procès, devrait rapidement mettre fin à une procédure qui viole les principes généraux de la procédure pénale.


Les remontées d'informations



Précisément, la question des remontées d'informations prend une acuité nouvelle avec la nomination d'Eric Dupond-Moretti comme ministre de la Justice.

La presse annonce qu'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été tout récemment posée lors de l'instruction en cours devant le juge Tournaire dans l'affaire Solère. La question porterait donc sur la conformité à la Constitution des dispositions relatives aux remontées d'informations. Certes, si ce n'est que le fondement législatif des remontées d'information n'est pas clairement établi. Il convient, sur ce point, de distinguer entre deux niveaux de remontées d'information.

La loi, plus exactement l'article 35 du code de procédure pénale, précise que le Procureur général, ayant pour mission d'animer et de coordonner l'action des procureurs de la République, établit des rapports généraux sur la politique pénale et des "rapports particuliers" transmis au ministre de la justice. Ces "rapports particuliers" peuvent-ils s'analyser comme des "remontées d'information" sur une affaire en cours ? Derrière cette question de procédure en apparaît une autre, celle de l'indépendance de la justice. La circulaire du 31 janvier 2014 énonce en effet que le Garde des Sceaux, afin de pouvoir répondre aux questions des autorités indépendantes ou des parlementaires, doit « être renseigné sur les procédures présentant une problématique d’ordre sociétal, un enjeu d’ordre public, ayant un retentissement médiatique national (…) ». Mais il s'agit d'une circulaire qu'Eric Dupond-Moretti pourrait abroger, s'il est attaché au principe d'indépendance de la Justice.

Le second type de remontées d'informations sont celles demandées au procureur de la République par le Procureur général, celles que Eliane Houlette a jugées quelque peu excessives dans l'affaire Fillon. Celles là ne trouvent leur fondement juridique que dans la circulaire de 2014, plus précisément dans son paragraphe 3 consacré à « la transmission hiérarchique de l’information ». Il y est précisé que cette remontée hiérarchique doit répondre à des « nécessités clairement identifiées ». En quoi la transmission du détail des auditions dans l’affaire Fillon répond-elle à une « nécessité clairement identifiée » au regard des compétences du PG liées à la politique pénale ? A moins que cette "nécessité" soit celle d'informer le Procureur général pour qu'il puisse, à son tour, informer le ministre ?

On imagine aisément le malaise provoqué par ces remontées d'informations, avec Eric Dupond-Moretti Garde des Sceaux. Les procureurs de la République ne pourront manquer de se demander l'objet des demandes d'informations adressées par les procureurs généraux. S'agit-il d'informer le ministre ou, peut-être, son cabinet, et plus précisément son cabinet d'avocat ? Même si ce n'est pas le cas, même si Eric Dupont-Moretti entend renoncer, au moins provisoirement, à sa vie d'avocat, il n'est pas en mesure de lutter contre le soupçon. Sauf en supprimant les remontées d'informations...

Le nouveau Garde des Sceaux doit donc faire oublier l'avocat. Sur ce point, son intervention lors de sa prise de fonctions n'est guère rassurante. Certes, il a voulu apaiser, et a clairement dit qu'il n'était pas en guerre contre les magistrats. Mais il a donné l'impression de ne s'intéresser qu'aux affaires pénales et pénitentiaires, oubliant que la justice est un ensemble beaucoup plus vaste et que la justice civile est la justice de proximité des citoyens, cruellement abandonnée par les budgets successifs. Quoi qu'il en soit, il ne sera pas jugé par ses propos, mais par ses actes. Obligé d'agir rapidement car la seconde partie du quinquennat va être très brève, il a quelques mois pour renoncer aux prises de positions clivantes qu'il affectionne tant, et pour montrer qu'il n'est pas le ministre des avocats pénalistes mais le ministre de la Justice.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire