« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 24 juillet 2020

Une querelle d'allemand

La Cour administrative d'appel de Nancy (CAA) a rendu le 9 juillet 2020 une décision affirmant clairement qu'une décision administrative ne saurait trouver son fondement juridique dans un texte rédigé en langue allemande et dépourvu de traduction officielle. Le litige trouve en effet son origine dans l'application du droit local applicable, pour certaines de ses dispositions, dans les trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle.


Le droit local



Le droit local comprend des lois allemandes adoptées par l'Empire allemand entre 1871 et 1918, des dispositions propres à l'Alsace-Moselle adoptée par les collectivités locales de l'époque (notamment le régime juridique de la chasse) et enfin des lois françaises postérieures à 1918 et seulement applicables dans ces trois départements. Après la première guerre mondiale, un tri a été effectué, et il a été décidé de maintenir un certain nombre de ces textes dans le droit positif local, deux lois du 1er juin 1924 ayant ainsi garanti la permanence du droit local. Il n'a pas disparu, en particulier en matière de liberté des cultes, toujours organisée selon le régime concordataire.

L'affaire soumise à la CAA de Nancy par l'Association d'éducation populaire de l'Ecole Notre-Dame de la Sainte Espérance à Mulhouse porte sur l'enseignement, même si la dimension religieuse est loin d'être absente. L'association requérante demande l'annulation d'un jugement du tribunal administratif de Strasbourg admettant la légalité du refus du préfet du Haut-Rhin d'accorder à Madame C., l'autorisation d'enseigner en école primaire. Les causes de cette décision ne sont pas mentionnées mais elles importent peu, dès lors que l'association fonde son recours sur un autre moyen.

Dès lors qu'il s'agit d'une école privée hors contrat, le droit applicable est le droit local, en l'occurrence la loi du 12 février 1873 sur l'enseignement et l'article 9 de l'ordonnance du Chancelier du 10 juillet 1873. La loi place l'enseignement sous le contrôle de l'Etat, et l'ordonnance organise une procédure d'autorisation de recrutement, le chef d'établissement devant apporter des pièces justificatives constatant " l'âge et les bonnes vie et moeurs de la personne présentée, ainsi que son aptitude à l'enseignement qui doit lui être confié".

Sag Warum. Camillo Felgen. 1959


Un défaut de traduction



Ces deux textes, cités dans les visas de la décision de la CAA, sont issus du droit allemand impérial. Mais il y a tout de même un problème : Contrairement à la loi, l'ordonnance du Chancelier n'a jamais donné lieu à une traduction officielle. L'association se fonde donc sur le défaut d'intelligibilité de la loi et demande à la CAA, soit l'annulation de la décision refusant l'autorisation d'enseigner à Mme C., soit la transmission au Conseil d'Etat d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur précisément sur la conformité à la Constitution de l'article 9 de l'ordonnance du Chancelier.

En l'occurrence, la CAA reconnaît directement l'inconstitutionnalité de ces disposition et annule donc sur ce fondement la décision individuelle qui lui est déférée. De fait, elle n'a pas besoin de renvoyer la QPC au Conseil d'Etat.


Le précédent de 2012



Le Conseil constitutionnel lui-même avait indiqué la voie à suivre dans sa décision QPC Christian S. rendue le 30 novembre 2012.  Il s'agissait déjà d'apprécier la conformité à la Constitution de certaines dispositions du droit d'Alsace-Moselle, en l'espèce l'affiliation obligatoire des artisans de ces départements, qu'ils soient chefs d'entreprise ou salariés, à des corporations. Le Conseil constitutionnel avait déclaré inconstitutionnelle cette règle qui portait atteinte à la liberté d'entreprendre, la corporation étant compétente pour imposer à ses membres des sujétions très lourdes pour l'exercice de leur profession. Mais, là encore, la règle était rédigée en allemand et, alors même que le texte était déjà abrogé sur un autre fondement, le Conseil a précisé que l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi pourrait, à titre exceptionnel, être invoqué lors d'une QPC s'il s'analysait comme une violation de l'article 2 de la Constitution, selon lequel "la langue officielle de la République est le français".

Cette formulation comportait une menace à peine voilée. Si les autorités françaises ne se donnaient pas le peine de traduire le droit local, le Conseil envisageait sérieusement son inconstitutionnalité. L'affaire jugée par la CAA Nancy le 9 juillet 2020 montre clairement qu'aucune traduction n'a pourtant été entreprise. Le juge fait observer qu'il existe certes une traduction réalisée en 1918 par le 2ème bureau de l'état-major général du ministère de la guerre et qu'elle est accessible sur Gallica, mais elle ne saurait être considérée comme une traduction authentique, dotée d'une valeur juridique et régulièrement publiée. La CAA s'appuie à l'évidence sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour conclure à l'inconstitutionnalité de l'article 9 de l'ordonnance de 1873.

On peut se demander pourquoi la CAA ne se borne pas à transmettre la QPC au Conseil d'Etat, dès lors qu'il existence un "doute sérieux" sur la constitutionnalité de la norme. Elle préfère vraisemblablement annuler une décision individuelle prise sur son fondement plutôt que remettre frontalement en cause le droit local. En effet, dans sa décision du 5 août 2011, le Conseil constitutionnel avait affirmé que son maintien dans les trois départements du Bas Rhin, du Haut Rhin et de la Moselle était un principe fondamental reconnu par les lois de la République, c'est à dire un principe à valeur constitutionnelle. Il s'agit donc finalement de ne pas toucher au droit local. On sait que la population d'Alsace Moselle y est attachée, et qu'il contribue notamment à une cohabitation harmonieuse entre les religions. Et obliger les autorités françaises à le traduire constitue finalement un bon moyen pour le conforter, l'ancrer encore plus solidement dans notre système juridique.


2 commentaires:

  1. Sauf qu'un acte administratif rédigé en Allemand n'est pas pour autant illégal... pour ce motif !

    https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000018002298

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  2. La cour administrative d’appel de Nancy n’aurait-elle pas failli par ignorance ?
    Qu’a-t-elle jugé ? Que deux lois allemandes, prises par l’Allemagne après l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871, applicables dans ce territoire jusqu’en 1918 et maintenues expressément en vigueur à son retour au sein de la République française en 1918, ne pouvaient servir de fondement juridique à l’action portée devant elle faute de traduction en langue française : la loi du 12 février 1873 sur l'enseignement et l'ordonnance du Chancelier du 10 juillet 1873 prise pour l’application de ladite loi.
    Qu’importe ici le fond du litige. Les quelques observations suivantes seront suffisantes.
    En premier lieu, deux lois du 1er juin 1924, réglant la succession d’États en Alsace-Moselle, y avaient introduit un large pas de la législation française tout en n’apportant aucun changement dans d’autres domaines du droit. C’est en vertu de ces textes que les deux dispositions invoquées devant la cour administratives d’appel de Nancy sont toujours applicables.
    Voir : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006069443
    https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000869866
    En deuxième lieu, une décision du Conseil constitutionnel du 30 novembre 2012 a soufflé aux oreilles publiques que le doit local d’Alsace-Lorraine pouvait ne pas répondre à l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi dès lors qu’il était rédigé en langue allemande, en violation de l’article 2 de la Constitution en vertu duquel la langue officielle de la République est le français.
    En troisième et dernier lieu, le pouvoir réglementaire s’est empressé de remédier à ce vice linguistique en prenant deux décrets les 14 mai 2013 et 27 août 2013 qui ont porté publication de la traduction de lois et règlements locaux maintenus en vigueur par les lois du 1er juin 1924 dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Selon l’article 1er de chacun de ces décrets, la version officielle en langue française des textes qu’ils énumèrent leur est annexée et a été publiée au recueil des actes administratifs des préfectures du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. La loi allemande du 12 février 1873 sur l’enseignement et l’ordonnance du Chancelier du 10 juillet 1873 prise pour l’application de cette loi figurent à l’énumération du décret du 14 mai 2013.
    Voir : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027408504&dateTexte=vig
    et
    https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027904809&dateTexte=vig
    CQFD.

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