Le 24 novembre 2022, l'Assemblée nationale a voté, par 337 voix contre 32, la proposition de loi constitutionnelle "visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse". Le résultat du vote témoigne de l'intégration de l'IVG dans la société française, le nombre d'opposants s'amenuisant au fil des ans. Cela ne signifie pas que l'IVG va tout de suite pénétrer dans la Constitution. La procédure exige encore le vote du Sénat en termes identiques, puis l'organisation d'un référendum.
L'importation des débats américains
L'origine de la proposition de loi est quelque peu surprenante. Ce texte peut s'analyser comme une sorte de phénomène d'acculturation des débats qui se déroulent aux États-Unis. Dans un arrêt historique Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, la Cour Suprême des États-Unis est revenue sur sa jurisprudence Roe v. Wade du 22 janvier 1973. Désormais dominée par des juges conservateurs, elle affirme que la Constitution américaine ne confère pas un droit à l'IVG, laissant aux États fédérés le choix de leur politique en ce domaine.
S'il est vrai qu'un certain nombre d'États fédérés américains
remettent en cause le droit à l'IVG, ce n'est pas du tout le cas de la
France. Au contraire, la réforme la plus récente intervenue dans ce
domaine avec la loi du 2 mars 2022
a étendu à quatorze semaines de grossesse la durée légale permettant
l'IVG. Quant à la valeur constitutionnelle de ce droit, elle est acquise
dans notre pays depuis la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 qui énonce que la loi du 4 juillet 2001 élargissant le délai d'IVG à dix semaines, « n’a pas (…) rompu l’équilibre que le respect de la Constitution
impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine
contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme (…) ».
Depuis cette décision, le droit à l'IVG est donc bien un droit de
valeur constitutionnelle dont la femme est titulaire. Mais ces détails
importent peu. Les débats d'outre-Atlantique se sont invités en France,
et il est apparu urgent de faire entrer l'IVG dans le texte constitutionnel
même.
L'article 66 de la Constitution
Concrètement, la proposition vise à introduire dans le titre VIII de la Constitution, un article 66-2 ainsi rédigé : "La loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit à l'interruption volontaire de grossesse". La place choisie ne peut manquer de surprendre. Que vient faire l'IVG dans un titre consacré à "L'autorité judiciaire" ?
Les auteurs de la proposition pensent-ils qu'une telle place entrainerait automatiquement une garantie par le juge judiciaire, au nom de la "liberté individuelle" consacrée par l'article 66 ? Ils risquent d'être déçus, car la jurisprudence du Conseil constitutionnel limite la notion de liberté individuelle à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire au droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. Cette jurisprudence s'applique donc à la détention provisoire ou au placement en isolement d'un patient psychiatrique, mais certainement pas au droit à l'IVG.
En tout état de cause, le débat demeure, sur ce point, purement académique. La constitutionnalité de ce choix est certes contestable sur le fond, mais elle ne peut être contestée au contentieux. On sait en effet que le Conseil constitutionnel se déclare incompétent pour apprécier la constitutionnalité d'une loi référendaire. Il sera évidemment intéressant de voir si le Sénat se saisit de ce problème.
Affiche du Mouvement pour la liberté de l'avortement. 1974
Une procédure spécifique pour les propositions de loi
Le texte est le fruit d'une proposition de loi issue du parlement et non pas d'un projet déposé par l'Exécutif. En l'espèce, elle est portée par Mathilde Panot (LFI) et un grand nombre de députés de la Nupes, ce qui ne l'empêche pas d'avoir été votée par une large majorité des députés, issus de tous les partis politiques.
Précisément, il semble que les commentateurs n'aient pas réellement perçu la spécificité de la procédure. La rédaction du Monde, dans un éditorial heureusement anonyme déclare ainsi : "Il faut à présent que le Sénat, à majorité de droite, vote le texte en
termes identiques, ce qui n’est pas acquis, puis que les Français soient
consultés par référendum ou que le Congrès soit réuni, si le président
de la République reprend le texte à son compte". L'auteur de ce propos aurait peut-être dû lire avec un peu plus d'attention l'article 89 de la Constitution, celui-là même qui définit la procédure de révision constitutionnelle
Il est exact qu'après le vote à l'Assemblée nationale qui vient de se dérouler, un autre vote doit intervenir au Sénat, obligatoirement "en termes identiques". Cela signifie concrètement qu'il lui est matériellement presque impossible d'amender le texte, car tout amendement devrait entrainer une seconde lecture à l'Assemblée, sans qu'aucune commission mixte paritaire puisse être réunie. Autrement dit, un amendement au Sénat risque de perdre la proposition dans une suite ininterrompue de navettes sans issue.
En revanche, au risque de décevoir l'auteur de l'éditorial du Monde, il convient de rappeler, que, dans le cas d'une proposition, le texte doit obligatoirement être soumis à référendum par le Président de la République. En effet, l'article 89 énonce que "le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès". Seul le "projet" peut être soumis au Congrès. A contrario, on doit en déduire que la proposition parlementaire est nécessairement soumise au peuple.
L'autonomie du Président de la République
Quant à l'hypothèse évoquée d'un président de la République qui reprendrait le texte "à son compte", on ne voit pas exactement à quelle procédure l'auteur fait allusion. Mais au moins, cela nous permet de nous interroger sur la marge d'autonomie dont dispose Emmanuel Macron dans le cas de la constitutionnalisation de l'IVG.
A l'issue des votes en termes identiques émis par les assemblées parlementaires, on sait que la proposition doit être soumise à référendum. Le texte de l'article 89 se montre relativement sibyllin sur cette question, se bornant à préciser que "la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum". On considère en général que l'indicatif dans les normes juridiques impose une contrainte. Cela signifierait en l'espèce que la révision doit être approuvée par référendum. Dans ce cas, on pourrait penser que le Président a compétence liée, ce qui signifie qu'il serait tenu d'organiser les opérations de référendum.
Certes, mais rien n'est jamais aussi simple. D'une part, les actes du Président ne font l'objet d'aucun contrôle dans ce domaine. On imagine mal une procédure de destitution du Président devant la Haute Cour, car le fait de ne pas soumettre un texte à référendum ne peut pas vraiment s'analyser comme un "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat". D'autre part, aucune disposition n'impose au Président un délai précis après le vote en termes identiques pour organiser le référendum. Théoriquement, rien ne lui interdit d'oublier purement et simplement la proposition. Il est vrai qu'une telle attitude serait politiquement très difficile à envisager, car refuser au corps électoral le droit de se prononcer après un double vote positif du parlement risque évidemment d'être perçu comme une remise en cause d'une procédure démocratique.
Le Président pourrait-il "reprendre à son compte" la procédure, afin de permettre le vote à la majorité des 3/5è par le Congrès. Ce serait très avantageux pour lui, car le référendum pour ou contre la constitutionnalisation de l'IVG pourrait évidemment se transformer en vote pour ou contre le Président de la République, situation toujours dangereuse lorsque l'on est quelque peu impopulaire.
Mais il faudrait alors transformer la proposition de loi en projet de loi. Cette transformation est toutefois impossible en cours de procédure car c'est le même texte, la proposition n° 293, qui doit être débattu, de la saisine de l'Assemblée au référendum final. La majorité présidentielle devrait donc recommencer la procédure ab initio, avec un nouveau projet de loi. On imagine mal les auteurs de l'actuelle proposition, et les partis qui l'ont soutenue, accepter ce qui serait perçu comme une récupération de la révision par le Président et une atteinte aux droits du parlement et du peuple.
Surtout, il ne faut pas oublier que l'introduction d'un projet de révision constitutionnelle suppose une proposition du Premier ministre. Le risque n'est pas négligeable que l'Assemblée nationale n'apprécie guère le procédé, peut-être au point de déposer une motion de censure. Et l'on peut imaginer une forme d'alliance des oppositions pour renverser le gouvernement, les uns lui reprochant de leur retirer le bénéfice politique de la révision, les autres manifestant leur hostilité habituelle à l'égard de l'IVG. Dans ce cas, pour avoir voulu récupérer la procédure de révision, le Président de la République se trouverait entraîné vers une dissolution.
Pourrait-il alors recourir au référendum de l'article 11 de la Constitution, celui que le Général de Gaulle utilisa pour faire adopter par les Français l'élection du Président de la République au suffrage universel en 1962 ? Peut-être n'est-il pas impossible de faire entrer l'IVG dans le champ de l'article 11, en considérant qu'il s'agit d'une "réforme relative à la politique (...) sociale" ? Un tel choix aurait pour avantage de court-circuiter l'éventuelle opposition du Sénat, à ce stade assez probable, en utilisant l'article 11 avant que la chambre haute se soit prononcée. Sur le plan juridique, une telle procédure ne semble pas impossible, car la Constitution n'interdit pas le recours à l'Article 11 lorsqu'une proposition est en cours de vote sur le fondement de l'article 89. En revanche, là encore, le risque politique est important. Les récentes utilisations de l'article 49 al 3 à l'Assemblée ont montré que le groupe Renaissance bénéficiait d'un soutien implicite du groupe LR qui, contrairement au Rassemblement National, refuse de voter la censure avec la Nupes. Or, le groupe LR est majoritaire au Sénat, et il y a peu de chances qu'il apprécie une mesure qui le prive de se prononcer sur la révision.
La proposition de révision constitutionnelle ne présente guère d'intérêt au fond, puisque le droit à l'IVG n'est pas menacé dans notre pays. En revanche, elle suscite davantage de curiosité sur la procédure mise en oeuvre. C'est la première fois, en effet, qu'une proposition parlementaire de révision constitutionnelle parvient à obtenir un vote positif à l'Assemblée. On attend donc la suite avec impatience. Le Sénat va-t-il, pour la première fois, se montrer favorable à l'IVG ? Ce serait sans doute la vraie surprise de la procédure.
Si nous n'en étions pas encore convaincus, Le Monde n'est plus le quotidien de référence qu'il fut au siècle dernier. L'information objective est souvent noyée dans un flot d'imprécations.
RépondreSupprimerEncore un immense merci pour nous rappeler ce que dit le droit positif en la matière ! Et dire, que l'on nous bassine avec l'état de droit dans lequel nous vivons. Tout ceci laisse rêveur.
Comme me le rappelait, avec beaucoup de clairvoyance, l'un de mes premiers supérieurs hiérarchiques - brillant énarque à l'humour corrosif (aujourd'hui malheureusement décédé), il y a presqu'un demi-siècle : " La connerie est un droit imprescriptible inscrit en lettres d'or dans la Constitution française". Rien n'a changé. Au contraire, les choses vont de mal en pis.
"le fait de ne pas soumettre un texte à référendum ne peut pas vraiment s'analyser comme un "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat"
RépondreSupprimerTrès contestable car ce serait une violation d'un principe fondamental de la République : la démocratie.