Le 29 novembre 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt Godenau c. Allemagne qui pourrait surprendre les lecteurs français. Elle admet en effet que l'inscription d'un professeur sur une liste d'enseignants inaptes à un poste dans des écoles publiques ne porte pas une atteinte excessive à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
La requérante était professeur, exerçant des fonctions d'enseignement dans différents établissements scolaires secondaires du Land de Hesse. Sa manière d'exercer ses fonctions n'a jamais suscité de critiques. Son statut était contractuel, et elle a donc assuré ses fonctions sur le fondement d'une succession de contrats d'ailleurs relativement irréguliers, jusqu'en 2006. A cette date, les autorités de Hesse ont décidé de créer une liste des enseignants inaptes à exercer leurs fonctions dans les écoles publiques du Land, notamment en raison de leur "absence de loyauté envers la Constitution". En 2009, la requérante, Madame Ingeborg Godenau s'est vue notifier son inscription sur cette liste, ce qui a provoqué immédiatement le non-renouvellement de son contrat.
Le fichier des "inaptes à l'enseignement"
Cette inscription dans le fichier des "inaptes à l'enseignement" repose sur l'appartenance de l'intéressée au Parti des Républicains (Die Partei der Republikaner), généralement considéré comme proche de l'extrême droite. Il n'a toutefois jamais été déclaré inconstitutionnel, comme l'autorise pourtant la Constitution allemande. La requérante reconnaît volontiers cette activité militante et elle a d'ailleurs été élue sous cette étiquette à des élections locales et a même été candidate au parlement de Hesse. Elle exprime par ailleurs largement ses opinions politiques dans des réunions, des interviews, etc...
La requérante a demandé que son nom soit supprimé de la liste, et elle a contesté le refus qui lui a été opposé devant les juges. Mais ses recours ont été vains, et elle a saisi la CEDH, en invoquant une atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
L'applicabilité de l'article 10 n'est pas contestable en l'espèce. En effet, le nom de Madame Godenau a été inscrit sur la liste des "inaptes", en raison d'opinions exprimées lors de ses activités politiques. Celles-ci sont donc à l'origine de la mesure qui la frappe, et le seul moyen de reprendre son métier de professeur serait de renoncer à exprimer ses opinions politiques, notamment dans le cadre de la politique locale.
Chanson de Georges Brassens
Un dossier solide
La requérante s'appuie sur un arrêt récent Cimpersek c. Slovénie du 30 juin 2020. Il s'agissait alors du refus d'inscrire une personne sur la liste des experts judiciaires auprès des tribunaux, alors même qu'elle avait réussi un examen lui permettant d'accéder à ces fonctions. Le refus reposait sur le contenu du blog et des courriels envoyés par le requérant, dans lesquels il se plaignait avec une certaine virulence des pratiques du ministère de la Justice. Dans cette affaire Cimpersek, la CEDH a estimé que l'ingérence dans la liberté d'expression était excessive, dès lors qu'il n'y avait pas de lien entre les fonctions qu'était susceptible d'exercer le requérant comme expert judiciaire et les opinions exprimées dans sa correspondance privée et sur son blog.
Auparavant, l'arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, portant cette fois sur la législation allemande, avait considéré comme injustifiée l'ingérence dans la liberté d'expression d'une enseignante révoquée en raison de son appartenance au Parti communiste. Elle aussi était accusée d'un manque de loyauté envers la Constitution et la seule différence avec la présente affaire réside dans le fait que Madame Vogt était fonctionnaire, alors que Madame Godenau était agent contractuel. Mais la Cour, dans sa jurisprudence, ne distingue pas selon le statut des personnes, dès lors que tous les enseignants détiennent une autorité identique envers leurs élèves. Quoi qu'il en soit, dans l'arrêt Vogt, la CEDH avait estimé que l'ingérence dans sa liberté d'expression était d'autant plus excessive que l'enseignante n'avait jamais fait part de ses convictions communistes à ses élèves.
Le doute sur la loyauté envers la Constitution
Le dossier de Madame Godenau était donc solide, et l'on peut se demander pourquoi la CEDH fait preuve à son égard d'une particulière rigueur. La lecture de l'arrêt n'est guère éclairante, car la Cour se borne à reprendre les moyens développés par les autorités du Land de Hesse et les arguments des juges allemands. Dans les deux cas, l'inscription de la requérante sur la liste des "inaptes" repose sur un "doute" quant à sa loyauté envers la Constitution. Observons que nous sommes dans une procédure administrative et non pas pénale, et le doute ne profite donc pas à la personne mise en cause. Le fichage est une opération de police administrative qui ne s'accompagne pas des droits de la défense. La requérante invoque d'ailleurs une violation de l'article 10, et non pas des règles du procès équitable protégé par l'article 6.
Si le doute peut juridiquement fonder un fichage, on peut tout de même se demander sur quoi il repose. On ce ne sont pas les activités pédagogiques de la requérante qui sont en cause, mais son itinéraire politique. En effet, elle s'est rapprochée de formations situées encore plus à droite que le Parti des Républicains, en affirmant que "l'ordre démocratique constitutionnel avait, depuis longtemps, cessé d'exister", et en proposant d'instaurer un "ordre nouveau" qu'elle s'est bien gardée de qualifier de "démocratique". Et la Cour d'ajouter que le rôle d'un professeur est précisément d'enseigner à ses élèves les valeurs démocratiques. Cette mission est une réalité juridique en Allemagne, et elle est contenue dans l'obligation de loyauté envers la Constitution.
Une survivance historique
De cette analyse, la CEDH déduit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10, ou plus exactement, et c'est peut-être le plus intéressant dans l'affaire, que les autorités allemandes n'ont pas dépassé la marge d'appréciation dont elles disposent dans ce domaine. Certes, mais précisément il est impossible d'imaginer une situation identique dans d'autres États européens, et notamment en France. Dans le droit français, un enseignant peut en effet être sanctionné s'il manque à l'obligation de neutralité, c'est-à-dire s'il s'ingère dans les convictions politiques ou religieuses de ses élèves, mais cette sanction ne peut intervenir que pour des actes commis dans le service. En dehors de ses activités d'enseignement, il peut exprimer ses convictions politiques comme il l'entend, et appartenir à n'importe quel parti politique.
Alors pourquoi accorder une telle marge d'appréciation aux autorités allemandes ? Personne n'ignore, et surtout pas la CEDH, que l'Allemagne, depuis la Constitution de 1949, fait peser sur ses fonctionnaires et agents publics une obligation de loyauté envers la Constitution. Ce droit rigoureux est le fruit de l'expérience de l'Allemagne, notamment sous la République de Weimar, lors de la montée du nazisme. Et nul n'ignore que la Constitution allemande a été rédigée avec l'aide d'experts alliés, particulièrement attentifs à ce que ce type de dérive ne se renouvelle pas. Cette obligation de loyauté est donc unique en Europe et on peut comprendre ses origines historiques.
En revanche, elle pose aujourd'hui des problèmes juridiques qui ne pourront pas être indéfiniment gelés. D'une
part, cette rigueur place les fonctionnaires allemands dans une
situation de discrimination par rapport aux autres fonctionnaires
européens, et même, parfois, par rapport aux agents allemands, car
l'obligation de loyauté envers la Constitution n'est pas interprétée de
manière identique par tous les Länder. D'autre part, elle implique un fichage des agents au regard de leurs convictions politiques et une certaine forme de mise à l'index, puisqu'ils se voient interdire certaines fonctions. Avouons qu'il n'est pas très sain qu'un objectif de respect des valeurs démocratiques conduise à légaliser un fichage politique.
La liberté d'expression politique : Chapitre 9 Section 1 du manuel sur internet
Une fois encore, la CEDH "abdique" devant un Etat au mépris flagrant des principes énoncées dans la Convention dont elle est censée être la gardienne scrupuleuse. Par ailleurs, une interprétation extensive du concept de "marge d'appréciation" laisse à l'Etat la possibilité de faire tout et n'importe quoi avec, en prime, l'onction quasi-divine de la juridiction strasbourgeoise.
RépondreSupprimerTout ce ci n'est pas très sérieux et discrédite, une fois encore, une Cour dont la lâcheté est la marque de fabrique. A quand sa suppression ? Les Etats membres du Conseil de l'Europe feraient de sacrées économies en mettant sur la touche ces hordes de greffiers (plusieurs centaines au poids exorbitant) et de juges qui excellent plus dans le tordu que de dans le droit.
Rares sont vos confrères à mettre en exergue toutes ces dérives intolérables et insupportables pour les citoyens des Etats membres du Conseil de l'Europe dont dépend la CEDH. Cela devait être enseigné sur les bancs des universités.