« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 13 décembre 2022

Géolocalisation et licenciement


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Florindo de Almeida Vasconcelos Gramaxo c. Portugal du 13 décembre 2022 considère comme conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme une procédure de licenciement reposant exclusivement sur le contrôle, par géolocalisation, des trajets professionnels effectués par un salarié, avec son véhicule de fonction. 

Le dispositif GPS avait été installé en 2011 sur les véhicules des salariés d'une entreprise, employés comme délégués médicaux. Les procédures imposées par le droit en vigueur avaient été respectées, notamment l'information des salariés et celle de la Commission nationale de protection des données (CNPD), équivalent portugais de la CNIL. 

Le requérant avait contesté dès 2011 l'installation de ce système, en saisissant la CNPD d'un recours qui fut classé sans suite. Alors qu'il faisait appel de cette décision, il signa néanmoins le document interne par lequel il déclarait être informé de cette surveillance et s'engageait à respecter les principes posés en ce domaine, notamment le remboursement des frais liés aux trajets purement personnels. 

Le conflit ne fit que s'envenimer par la suite, jusqu'au licenciement intervenu en 2014. Le requérant s'est alors vu reprocher d'avoir majoré le nombre de kilomètres parcourus à titre professionnel, d'avoir manipulé le GPS en recourant à des techniques de brouillage, et surtout de n'avoir pas effectué le nombre d'heures de travail requis par son contrat. Après avoir vainement contesté ce licenciement devant les tribunaux portugais, il saisit la CEDH, invoquant une atteinte à l'article 8 de la Convention européenne. A ses yeux, l'utilisation d'un GPS pour surveiller ses déplacements constituait une ingérence excessive dans sa vie privée.

 

Applicabilité de l'article 8

 

La première question qui se pose est celle de l'applicabilité de l'article 8 à un système qui fournit des données de géolocalisation. La CEDH a déjà statué sur les ingérences dans la vie privée lors des relations de travail. Il s'agissait parfois de la captation d'images par la vidéosurveillance comme dans l'arrêt Köpke c. Allemagne du 5 octobre 2010, à propos du licenciement d'une caissière d'un supermarché accusée de vol. On trouvait aussi des décisions relatives à la surveillance des courriels des salariés, notamment l'affaire Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017. Le premier type de jurisprudence concerne directement le droit à l'image, le second touche au secret des correspondance.

Dans l'arrêt Florindo de Almeida Vasconcelos Gramaxo, l'ingérence dans la vie privée est moins évidente, mais la Cour estime qu'elle est néanmoins présente. Elle se réfère à l'article 2 de la Convention de 1981 sur la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé desdonnées à caractère personnel. Il donne en effet une définition très large de la "donnée personnelle" comme "toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable". En l'espèce, les données recueillies permettent de suivre les déplacements du salarié, non seulement durant ses trajets professionnels mais aussi durant ses déplacements privés. Rappelons en effet qu'il est autorisé à faire usage de son véhicule de fonction durant ses loisirs et ses activités personnelles, à la condition de rembourser les frais à son entreprise. 

La géolocalisation ne peut donc constituer une ingérence dans la vie privée que dans la seule mesure où elle capte des données relatives aux déplacements personnels. On peut donc penser, a contrario, qu'un GPS se bornant en enregistrer des déplacements professionnels ne pourrait être contesté sur le fondement de l'article 8 de la Convention. 

En matière de protection de la vie privée, l'État conserve une certaine marge d'autonomie. Depuis l'arrêt Barbulescu c. Roumanie, la Cour considère que son rôle se limite à vérifier si le droit interne, et notamment la protection juridictionnelle, sont conformes aux dispositions de la Convention. Pour la surveillance des employés sur le lieu de travail, elle n'exige pas l'adoption d'une législation spécifique mais s'assure que les juges contrôlent que ces mesures de surveillance ne portent pas une atteinte disproportionnée à la vie privée et s'accompagnent d'un certain nombre de garanties. En l'espèce, le Portugal a adopté une législation spécifique, très proche de la loi française, qui prévoit que tout système de géolocalisation doit être déclaré auprès de l'autorité de contrôle. 


On the road again. Canned Heat, 1969

 

Les critères énoncés par la jurisprudence Lopez Ribalda


Dans l'arrêt Lopez Ribalda c Espagne du 17 octobre 2019, la CEDH dresse une liste des éléments pris en compte pour apprécier cette proportionnalité, et elle les applique avec rigueur dans l'affaire Florindo de Almeida Vasconcelos Gramaxo. Le premier d'entre eux est évidemment l'information du salarié sur l'existence même de cette surveillance. En l'espèce, le requérant avait signé un document attestant qu'il savait que son véhicule était équipé de ce dispositif. Le second critère pris en compte est l'importance de l'intrusion dans la vie privée, et les juges portugais n'ont retenu que le kilométrage parcouru pour justifier le licenciement. De même est-il exigé que la surveillance GPS soit le seul moyen de contrôle possible pour répondre au but légitime. En l'occurrence, elle permettait le contrôle des coûts supportés par l'entreprise. Enfin, le dernier critère réside dans la diffusion des données personnelles ainsi captées, et il a été démontré qu'elles demeuraient circonscrites au cadre professionnel. 

A ces trois éléments s'ajoute en l'espèce l'attitude du requérant que la CEDH ne manque pas de relever. Elle observe en effet qu'il a essayé d'installer un dispositif de brouillage pour empêcher le fonctionnement du GPS, élément qui laisse penser qu'il avait sans doute quelques manquements à se reprocher en matière de temps de travail. De tous ces éléments, la CEDH déduit donc que la surveillance par GPS des trajets du requérant ne saurait constituer une ingérence disproportionnée dans sa vie privée.

 

Le droit français

 

Le droit français se situe dans la ligne jurisprudentielle définie par la CEDH. Il se montre tout d'abord exigeant sur l'information préalable des salariés.

Dès sa décision du 3 novembre 2011, la chambre sociale de la Cour de cassation imposait à l'employeur de donner aux salariés une information complète sur le dispositif de géolocalisation et sur ses buts. Elle sanctionne alors une entreprise qui avait présenté la géolocalisation du véhicule comme destinée à l'amélioration du processus de production, et non pas au contrôle du temps de travail. A l'époque, le juge utilise le droit commun en sanctionnant un détournement de finalité, puisque le traitement automatisé est utilisé à d'autres fins que celles annoncées aux intéressés. Aujourd'hui, les juges du fond refusent que les données de localisation puissent être utilisées pour prouver la faute d'un salarié, si l'installation du dispositif n'a pas été officiellement portée à la connaissance du comité d'entreprise.

Le Conseil d'État a également été appelé à se prononcer, à propos de la légalité d'une délibération de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) mettant en demeure une entreprise de cesser d'utiliser un système GPS pour contrôler le temps de travail de ses salariés. Dans un arrêt du 15 décembre 2017, il écarte le recours, en affirmant que l'entreprise avait d'autres moyens à sa disposition pour surveiller l'activité des salariés. Un système déclaratif existait en effet déjà dans l'entreprise, et celle-ci n'était pas spécialement victime de fraudes dans ce domaines. On retrouve ainsi le critère dégagé par la CEDH, selon lequel le dispositif GPS doit être le seul moyen de répondre à la finalité poursuivie, en l'absence de toute autre alternative.

La surveillance des salariés par GPS et donc possible, et sa licéité repose essentiellement sur le respect des procédures. S'ils sont officiellement informés, si l'autorité de contrôle a été régulièrement saisie, et si l'entreprise affirme ne pas avoir d'alternative à ce choix, la géolocalisation devient un élément de gestion du personnel. Il reste à s'interroger sur le fondement de cette pratique, non plus en droit, mais en termes de management. On revient à un système de contrôle, de repérage permanent, finalement assez semblable à l'ancienne horloge pointeuse. Le salarié est quelqu'un dont l'honnêteté est sujette à caution, et qu'il faut surveiller autant que possible. On est bien loin du management reposant sur la confiance et le contrat d'objectifs, sur l'adhésion aux buts de l'entreprise.

Protection des données : Chapitre 8 Section 5 du manuel sur internet

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