La notion de contradictoire asymétrique est certainement inconnue de la plupart des lecteurs de ce blog. On doit reconnaître qu'elle semble être issue davantage de la pensée de Pierre Dac que du droit positif. Car il ne faut pas s'y tromper, le contradictoire asymétrique n'a pas grand chose à voir avec le principe du contradictoire. Il en est même la négation, puisqu'il s'agit de l'écarter dans certains contentieux devant le juge administratif, lorsqu'est en cause un secret protégé. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC M. Azizbek K. du 11 juillet 2025 déclare cette procédure inconstitutionnelle précisément parce qu'elle viole le principe du contradictoire. Sa décision risque d'entrainer quelques conséquences en chaîne.
Le contradictoire asymétrique, ou l'étrangeté en droit
La disposition contestée par M. Azizbek K. est le paragraphe II de l’article L. 773-11 du code de justice administrative, dans sa rédaction issue de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration. Il énonce que "lorsque des considérations relevant de la sûreté de l’État s’opposent à la communication d’informations (...), soit parce que cette communication serait de nature à compromettre une opération de renseignement, soit parce qu’elle conduirait à dévoiler des méthodes opérationnelles des services (...), l’administration peut, lorsque la protection de ces informations ou de ces éléments ne peut être assurée par d’autres moyens, les transmettre à la juridiction par un mémoire séparé en exposant les raisons impérieuses qui s’opposent à ce qu’elles soient versées au débat contradictoire". Autrement dit, lorsqu'une pièce couverte par le secret fonde une décision administrative contestée devant le juge, celui-ci peut se la faire communiquer, mais elle n'est pas transmise aux parties. La seule clause de sauvegarde réside dans le fait que le juge, s'il estime que ces pièces sont sans lien avec l'affaire, peut informer l'administration qu'il ne peut en tenir compte sans qu'ils aient été versés au dossier. Mais la décision demeure celle de l'administration, qui peut décider ou refuser le versement au dossier et donc la communication au requérant.
Cette procédure est donc qualifiée de contradictoire asymétrique, alors même que le requérant et son conseil n'ont finalement pas accès aux éléments essentiels du dossier. Or le principe du contradictoire exige qu'une pièce versée au dossier par une partie soit automatiquement transmise à l'autre. Le non-respect de cette règle a pour conséquence qu'un recours pour excès de pouvoir peut être écarté sur la base d'une pièce secrète. L'affaire Dreyfus n'est pas bien loin dans l'imaginaire juridique, mais si la pièce secrète était alors utilisée en matière pénale.
Une histoire ancienne
Certes, le droit a tout de même connu quelques évolutions. A l'origine, le secret protégé, secret défense ou secret de la sécurité publique, était opposable non seulement aux parties mais aussi au juge. De fait, il arrivait à ce dernier, dans le contentieux de l'accès aux documents, d'affirmer qu'une pièce n'était pas communicable, sans lui-même en avoir eu communication. En 1987, le Conseil d'État a procédé ainsi dans un arrêt Pokorny, pour refuser la communication d'un rapport portant sur le sujet ultra-sensible des primes des fonctionnaires.
Un contrôle, fort modeste, était tout de même possible sur l'usage de ces secrets par les autorités. Dès l'arrêt Coulon du 11 mars 1955 le Conseil d'État avait été confronté à une sanction disciplinaire prise sur le fondement de pièces classifiées. Il avait alors considéré que si l'administration refusait au juge la communication de ces éléments couverts par le secret, il pouvait lui demander de justifier sa décision de classement. Si ces justifications ne parvenaient pas à le convaincre, il pouvait alors déclarer l'acte illégal. Il est inutile de préciser que le Conseil d'État était généralement pleinement convaincu par les justifications qui lui étaient données, situation qui dissuadait les recours.
Depuis cette date, le droit n'a guère évolué. Certes, dans le cas d'un document classifié au titre du secret de la défense nationale, le juge administratif peut enjoindre au ministre de saisir la Commission du secret de la défense nationale (CCSDN) dans les conditions prévues à l'article L. 2312-4 du code de la défense. Il peut demander les motifs de l'exclusion des documents en cause, mais cette communication des motifs doit se faire dans des formes préservant le secret de la défense nationale. Ce principe, posé dans un arrêt Ministre de la Défense et des anciens combattants du 20 février 2012, interdit finalement au juge de contrôler le bien-fondé de la classification et toute motivation, même très sommaire, est donc considérée comme suffisante dès lors qu'elle ne peut être contrôlée.
L'article L 773-11 cja ne fait que codifier cette jurisprudence qui a également été intégrée dans d'autres dispositions législatives. Dans la QPC du 11 juillet 2025, la loi concernée est celle du 26 janvier 2024 dont le champ d'application est particulièrement large. Elle permet en effet de soustraire au débat contradictoire tout élément justifiant la dissolution d'une association ou d'un groupement de fait, la fermeture des lieux de culte, les mesures individuelles de surveillance, le gel des avoirs, toutes les mesures visant les étrangers, y compris l'acquisition de la nationalité. Les libertés concernées sont donc extrêmement nombreuses, de la liberté de circulation, à la liberté de culte, en passant par la liberté d'expression, la vie privée, le droit d'asile etc.
Surtout, le secret s'étend à sa propre existence, ce qui signifie que l'intéressé non seulement ignore les motifs de la décision qui le touche, mais ignore également que ces motifs existent. De fait il n'a aucune possibilité de les connaître et de les contester.
L'absence de "conciliation équilibrée"
De tous ces éléments, le Conseil constitutionnel déduit qu'en prévoyant une dérogation aussi massive au principe du contradictoire, le législateur n'a pas opéré "une conciliation équilibrée" entre les différentes exigences constitutionnelles.
La décision du 11 juillet 2025, portant sur des mesures de police administrative et leur contentieux devant le Conseil d'État, n'est pas sans lien avec celle du 12 juin 2025 sur la loi narcotrafic. Le Conseil constitutionnel intervenait alors à propos de procédure pénale, et sanctionnait le "dossier coffre". Sous son vrai nom de procès-verbal distinct, le dossier-coffre était une procédure par laquelle il devenait possible de ne pas faire figurer au dossier d'une procédure pénale certaines informations concernant la mise en oeuvre de "techniques spéciales d'enquête", c'est-à-dire la surveillance ou les écoutes téléphoniques, mais aussi les enquêtes sous fausse identité et celles faisant intervenir des témoins protégés. Le Conseil constitutionnel a sanctionné cette procédure, dans la mesure où elle permettait, à titre exceptionnel, qu'une sanction pénale soit prononcée sur la base d'éléments de preuve versés au "dossier-coffre" et que la personne mise en cause n'était pas en mesure de contester. Tolérer une telle pratique revenait à admettre la possibilité d'une condamnation prononcée sur la base d'éléments non soumis au contradictoire.
Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel applique le même raisonnement aux mesures de police administrative et rend ainsi toute sa puissance au principe du contradictoire. Il n'hésite pas à donner effet immédiat à sa déclaration d'inconstitutionnalité, " aucun motif ne justifiant de reporter les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité". Précisément, cette jurisprudence risque d'être dévastatrice pour le droit du secret de la défense nationale. Il ne fait aucun doute que la procédure devant la CNCTR est menacée, dès lors qu'elle institutionnalise le contradictoire asymétrique.
Certains vont évidemment considérer que les secrets protégés sont menacée par une jurisprudence qui sera sans doute jugée imprudente. L'attachement au secret parmi ceux qui sont habilités à en user est tel qu'il sera sans doute difficile de leur expliquer que la jurisprudence du Conseil constitutionnel aura d'abord pour effet de contraindre les titulaires du pouvoir de décision à motiver convenablement leurs actes. Et il est clair que le juge a tendance à confirmer la légalité des actes soigneusement motivés. Mais parler de transparence administrative dans le monde de sécurité et du renseignement, c'est un peu comme prononcer le mot corde sur un bateau.
Le contradictoire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 2 B
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